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Max Weber, la comptabilité rationnelle et l’économie du monde gréco-romain

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Archives 34 | 2004

Sociologie économique et économie de l'Antiquité. A propos de Max Weber

Max Weber, la comptabilité rationnelle et l’économie du monde gréco-romain

Alain Bresson et François Bresson

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/ccrh/218 DOI : 10.4000/ccrh.218

ISSN : 1760-7906 Éditeur

Centre de recherches historiques - EHESS Édition imprimée

Date de publication : 1 octobre 2004 ISSN : 0990-9141

Référence électronique

Alain Bresson et François Bresson, « Max Weber, la comptabilité rationnelle et l’économie du monde gréco-romain », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], 34 | 2004, mis en ligne le 05 septembre 2008, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/ccrh/218 ; DOI : 10.4000/ccrh.218

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Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.

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Max Weber, la comptabilité rationnelle et l’économie du monde gréco-romain

Alain Bresson et François Bresson

NOTE DE L'AUTEUR

Les auteurs remercient Hinnerk Bruhns et Dominic Rathbone de leurs critiques et suggestions. La bibliographie citée dans cette étude a délibérément été réduite au strict minimum nécessaire à la démonstration.

1 Dès les deux premières versions de 1897 et 1898, mais surtout dans la version finale de 1909 de ses Agrarverhältnisse, Max Weber définissait ce qui lui paraissait être les traits essentiels de l'organisation économique et sociale du monde antique1. On sait aussi que, parallèlement à ses travaux sur les cultures les plus diverses, comme le judaïsme ou le monde chinois, sa réflexion sur le système capitaliste le mena à une réflexion de fond sur la notion de rationalité. Weber distinguait deux rationalités de l'action : une rationalité par rapport à un objectif (rationalité instrumentale qui rend cohérents le but et les moyens) et une rationalité par rapport aux valeurs (qui rend cohérents l'objectif et le sens)2.

2 On pourrait dire que si, dans la réflexion wébérienne sur la rationalité, l'Antiquité n'occupe pas une place centrale, c'est précisément parce que l'exercice d'une rationalité économique au sein des sociétés antiques lui paraissait avoir été des plus restreints.

L'Antiquité n'était en quelque sorte qu'un des anti-modèles de ce qu'était pour lui l'exercice de la véritable rationalité économique (même si naturellement, pour Weber, l'Antiquité connaissait comme toute société une rationalité fonction de ses propres valeurs, par opposition à une rationalité « formelle », celle de la maximisation de l'utilité et du profit). On sait l'influence que cette conception a pu avoir. Alors même qu'il est aujourd'hui nécessaire de réexaminer les principes d'analyse de l'économie antique, il

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vaut la peine de revenir aux travaux du grand maître allemand et de tenter d'en faire un bilan critique en ce domaine précis.

Comptabilité rationalité dans le monde antique

3 Il est admis par tous que, depuis ses origines les plus anciennes, la comptabilité antique était indéfectiblement liée à la volonté de contrôler le montant d'une richesse accumulée, qu'elle soit publique, sacrée ou privée et qu'elle était aussi un moyen de contrôler l'honnêteté des opérateurs, libres ou esclaves3. Mais, en outre, Max Weber faisait coïncider l'émergence d'une comptabilité rationnelle avec la mise en place de la comptabilité en partie double, dans les derniers siècles du Moyen Âge4. La thèse de Weber était que, nécessitant des sommes d'argent de plus en plus importantes, le développement du commerce avait amené les commerçants à abandonner le simple recensement des dépenses et des recettes pour rechercher des méthodes de gestion plus affinées. Surtout, pour lui, la mise en place de la comptabilité en partie double correspondait à la mise en œuvre d'une rationalité proprement économique, orientée vers les consommateurs et le marché. Grâce à cette méthode, on pouvait désormais faire des analyses de rentabilité, ce que la comptabilité en partie simple n'autorisait pas. C'est ce qu'il soulignait dans Wirtschaft und Gesellschaft (dans la publication post mortem de 1921), dont on citera un extrait particulièrement significatif :

Tout calcul monétaire rationnel, et à plus forte raison tout compte capital, s'oriente, en cas d'activité commerciale lucrative, en fonction des chances de prix qui se forment sur le marché par le jeu de la lutte des intérêts (lutte des prix et compétition) et des compromis entre intérêts divergents. Dans le calcul de la rentabilité, ce fait apparaît avec le plus d'évidence dans la forme de comptabilité techniquement la plus parfaite inventée à ce jour (dite comptabilité « en partie double ») : en effet, elle part de la fiction de procédures d'échanges entre les différents secteurs de l'entreprise ou de postes comptables séparés qui permet le plus parfaitement, sur le plan technique, le contrôle de la rentabilité des différentes mesures5.

4 Les pages très denses de Wirtschaft und Gesellschaft consacrées aux questions comptables prenaient place à l'intérieur de développements plus vastes sur les situations de marché, la spécificité de la gestion de l'entreprise par rapport à celle du patrimoine ou la différence entre compte en nature et économie naturelle6. Pour Weber, la comptabilité en partie double n'était qu'un élément d'un ensemble, mais tout de même décisif, puisqu'il permettait la mise en évidence du compte capital : la non-séparation entre patrimoine et

« capital d'entreprise » ou l'absence du calcul d'amortissement étaient au nombre des facettes de cet archaïsme de gestion dont l'absence de la partie double était seulement l'arête la plus saillante7.

5 Pour ce qui est des raisons de ces insuffisances, Weber avait précisé sa pensée sur les formes de la comptabilité dès les Agrarverhältnisse de 1909. Le tableau de la gestion des exploitations qui ouvre le chapitre des Agrarverhältnisse consacré à la Grèce donne une image très sombre de ses petites exploitations :

L'agriculture des Grecs, là où elle ne s'était pas développée sous la forme de cultures spécialisées, reposait sur une culture, d'intensité variable, d'épeautre, d'orge, de blé en alternance jachère/céréales (d'où les périodes de bail en nombre pair d'années). L'assolement triennal n'est présent qu'occasionnellement. La rotation des cultures est absente. Seul l'ensemencement des jachères en légumineuses apparaît parfois. L'amendement est connu chez Homère (l'utilisation

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de l'engrais vert n'appartient qu'à l'Antiquité tardive), mais, dans l'ensemble la technique de l'agriculture semble s'être stabilisée à un stade relativement primitif et ne plus s'être développée par la suite. Un araire (très longtemps en bois), le bœuf comme animal de trait, le dépôt des semences dans le sillon, le binage et le sarclage des champs, la faucille et tout au plus la planche à battre comme instruments de récolte entraînent une forte intensité en travail et, les possibilités de défrichement étant épuisées, permettent difficilement à la culture des céréales de déplacer son centre de gravité de l'économie naturelle vers le marché, ce même à l'époque de l'Antiquité tardive où les prix des céréales sont élevés8.

6 Le tableau n'était pas plus élogieux pour les grandes exploitations romaines : Sous la République, la direction de l'exploitation est déficiente, notamment à cause de l'absentéisme caractéristique des seigneurs fonciers, qui résident en ville et prennent part à la politique. Le propriétaire n'apparaît la plupart du temps que par intermittence à la campagne pour prendre connaissance du rapport du villicus. À quel point lui-même bien souvent connaît peu de chose à l'exploitation – et ce de plus en plus –, les conseils que les écrivains agraires s'appliquent à lui donner en témoignent. La comptabilité ne s'applique sous une forme relativement soignée qu'aux produits de grande valeur destinés au marché, notamment l'huile et le vin.

Avoir présentement des rentes en argent est l'unique but de la propriété. D'où la défiance à l'égard de toutes les améliorations impliquant une vision à plus long terme, et pour lesquels d'ailleurs manque une forme de crédit immobilier. Pour la même raison, on vend aussi fréquemment la récolte de raisins et d'olives sur pied.

Dans l'exploitation cultivant la vigne et l'olivier, le travail est extensif et en général manifestement très peu soigneux. La culture de céréales, qui en restait à une technique intensive en travail, servait pour l'essentiel sans doute à couvrir en nature les besoins de l'oikos du domaine seigneurial9.

7 Non seulement même le grand domaine antique était opposé à l'entreprise capitaliste, mais une explication de cette situation de manque de rationalité était proposée : c'était la forme de la propriété qui maintenait la gestion des fermes antiques dans un état de grande médiocrité, et donc plus spécialement la comptabilité dans un état de faible rationalité. Au passage, l'élogieuse référence à Bücher sur le sujet dans Wirtschaft und Gesellschaft ne laisse pas de doute sur ce que le Weber des ultimes années n'aurait nullement renié de ses propos de la décennie précédente10. On est bien là au cœur de la pensée et de la méthode wébériennes, à propos de deux thèmes qui lui tenaient particulièrement à cœur, l'origine du capitalisme et la spécificité de l'économie antique.

8 Depuis les analyses synthétiques de Weber, de nouvelles études ont été consacrées aux pratiques comptables en Grèce et à Rome, les unes bénéficiant directement ou de manière plus diffuse de l'héritage wébérien, les autres s'en tenant à l'écart et proposant des explications plus techniques.

• Pour ce qui est des premières, il faut citer en particulier celles de Gunnar Mickwitz, qui ont confirmé que la comptabilité en partie double, au sens habituel du terme, était inconnue dans le monde antique11. Mickwitz insistait en outre sur le fait qu'on ne tenait pas compte de l'amortissement, et que, dans les fermes grecques et romaines, on ne faisait pas une évaluation unifiée en termes monétaires des opérations internes de production12.

• Quant aux secondes, elles ont pris une orientation plus généraliste ou plus technique. Ainsi, pour expliquer les raisons du développement de la comptabilité en partie double à l'époque médiévale, l'historien de la comptabilité, Ananias C. Littleton, retenait sept éléments13 : l'existence de la propriété privée, du capital comme richesse employée de manière productive, d'un commerce à grande échelle, du crédit, de l'écriture, de l'argent comme commun dénominateur des échanges, enfin du calcul arithmétique permettant de traiter les

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opérations moné-taires. Pour lui, même s'ils avaient éventuellement pu exister aupara-vant, singulièrement dans l'Antiquité, ces éléments n'y auraient pas eu une vigueur suffisante.

Ainsi, l'usage de systèmes de numération malcommodes aurait empêché le développement de pratiques comptables élaborées.

9 C'est cette piste technique qui pour l'essentiel fut explorée de nouveau par de Ste. Croix14. Pour ce dernier, le fait que le calcul arithmétique des Grecs (avec leurs deux systèmes de numération, acrophonique et milésien) et celui des Romains n'aient pas nécessité de recours à un ordonnancement en colonnes comme dans le système de numération indo- arabe (une position ayant une valeur propre : unités, dizaines, etc.) aurait été un facteur décisif dans le « retard » pris par la comptabilité antique. On n'aurait donc pas songé à mettre les chiffres en colonnes, a fortiori à les présenter « en partie double », mettant en vis-à-vis débit et crédit. L'introduction du système de numération indo-arabe à partir de la fin du Xe siècle aurait au contraire représenté une étape décisive dans le développement des pratiques comptables, procurant un peu plus tard le stimulus indispensable à l'invention de la partie double. De Ste. Croix reconnaissait que, jusqu'au

XVIe siècle, tous les comptes en partie double que l'on connaît sont en chiffres romains, mais il accordait néanmoins un rôle essentiel à l'introduction d'un système comptable en colonnes dans le développement de la partie double. Dans le détail, bien des choses pourraient être reprises dans l'argumentation de de Ste. Croix, ne serait-ce que sur le désordre allégué dans les comptabilités, qui est loin d'être aussi grand qu'il le voulait (il suffit, parmi de nombreux autres exemples, de se référer aux listes du tribut attique, où les entrées sont soigneusement distinguées des valeurs chiffrées, les unes et les autres étant regroupées en colonnes). Mais surtout, même si le système des chiffres indo-arabes a représenté un progrès réel dans les opérations arithmétiques, on voit mal comment, par elle-même, son introduction aurait pu être responsable de l'invention de la partie double, avec la gestion parallèle en crédit-débit, qui est une invention qui relève d'un ordre différent.

10 Si les analyses purement techniques n'emportent pas la conviction, dans la période la plus récente ce sont les travaux qui ont opéré un retour critique sur les analyses de Weber et de la tradition wébérienne qui se sont révélés les plus originaux.

11 Richard MacVe a souligné deux points15 :

12 1) les « déficiences » de la comptabilité ne peuvent avoir limité la recherche du profit de la part des élites, ne serait-ce que parce que la nécessité les poussait à maximiser leurs gains ;

13 2) il existait effectivement des alternatives d'investissement dans le monde antique, comme cela est prouvé par la comparaison de Columelle (De Agr., 3.3.1-2) entre le rendement de la vigne et celui d'autres productions agricoles ; pour lui, il faudrait néanmoins admettre que le manque global d'alternatives d'investissement aurait été un facteur déterminant limitant le développement des pratiques comptables.

14 Concernant la comptabilité non monétaire des opérations internes des domaines antiques telle qu'on peut la percevoir à travers les écrits des agronomes romains, c'est à une étude d'Andrea Carandini qu'on doit la meilleure mise au point16. Il a montré comment l'économie antique était fondamentalement bisectorielle, la production s'effectuant hors marché, le marché prenant ensuite en charge les produits pour les distribuer. La comptabilité monétaire ne s'opérait qu'au niveau des entrées-sorties, achat (d'esclaves, d'outillages, etc.) et vente (des produits du domaine). De là découlait le principe posé par

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Caton (De agr., 2.7) : « Acheter le moins possible, vendre le plus possible », puisque le gain se mesurait à la différence entre les deux postes. À l'intérieur de l'unité de production, les coûts internes (coût de la nourriture destinée aux esclaves, coût des investissements destinés à l'amélioration du domaine) n'étaient pas estimés en termes monétaires. Cela ne signifie nullement qu'on s'en désintéressait, bien au contraire. Mais le souci de les minimiser relevait d'un contrôle de type technique, qui s'opérait non pas en termes monétaires mais en nature, par comparaison avec la production d'une année sur l'autre ou par ce que l'on savait par expérience pouvoir tirer d'une unité comparable. Il revenait au régisseur d'opérer les économies indispensables (comme, par exemple, se débarrasser des vieux esclaves pour en acheter des jeunes, ce qui est le premier conseil de Caton à l'acheteur d'une nouvelle ferme)17. En fait, l'estimation des coûts en argent du grain destiné à alimenter les esclaves n'aurait pas eu de sens, car le grain produit sur la propriété et les autres services procurés par les esclaves à l'intérieur du domaine (entretien des bâtiments, etc.) n'avaient pas vocation à être vendus et souvent ne pouvaient pas l'être. Occuper les esclaves à produire leur propre nourriture ou à rendre d'autres services pendant l'intervalle des travaux viticoles permettait de maximiser l'utilité de leur achat initial. C'est toute l'irréductible différence entre esclavage et travail salarié qui apparaît ici. Ainsi, les exploitations qui pourraient paraître avoir été peu ou pas rentables si l'on procédait au calcul des coûts en équivalent-argent de la nourriture, de la construction ou de l'entretien des bâtiments, étaient au contraire hautement profitables aux yeux de leurs propriétaires, qui raisonnaient en termes de rentrée en argent par rapport à leur investissement initial18.

15 Pour l'Égypte romaine, les travaux de Dominic Rathbone ont montré avec quel soin était tenue la comptabilité du régisseur (phrontistès) Heronimos, qui était en charge d'une des unités de production (phrontis) du grand domaine situé dans le Fayoum appartenant au grand propriétaire de rang équestre Appianus19. Cette minutie est l'une des caractéristiques les plus frappantes qui se dégagent de cette comptabilité. Loin de manifester une gestion désordonnée et approximative, le dossier montre qu'on tenait une comptabilité stricte des journées de travail, de l'emploi des productions du domaine, de même que des opérations monétaires intervenant dans la gestion du domaine (pour le paiement des journées de travail de la main d'œuvre salariée). Surtout, on aperçoit une volonté de comptabilité globale s'articulant d'une phrontis à l'autre, qui correspond incontestablement à une volonté de maximiser le profit financier à l'échelle de l'ensemble du domaine.

16 MacVe, Carandini et Rathbone montrent bien, chacun à leur manière, qu'une forme de rationalité économique des acteurs peut s'exprimer en dehors du cadre de la comptabilité à double entrée. Comment expliquer alors cette différence entre les comptabilités antique et médiévale ? Il nous faut ici revenir à ce qui avait été le point de départ de Weber, soit la comparaison des pratiques antiques avec celles des entreprises « capitalistes » modernes.

Cette approche permet en effet d'évoquer à propos des pratiques comptables deux différences décisives. Mais, loin de constituer des preuves de primitivisme, ces différences trouvent sans doute plutôt leur source dans les modes de financement des activités de production et d'échange, qui doivent être analysés en fonction de contextes organisationnel et institutionnel spécifiques à l'Antiquité20. La question fondamentale du recours à différents modes de coordination des facteurs de production, compte tenu de l'environnement technologique et institutionnel du monde antique, se trouve ainsi posée au préalable21.

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17 1. Pour ce qui relève de la production agricole, l'économie domaniale esclavagiste pouvait se révéler performante, comme l'a montré Carandini dans le cas du domaine de Columelle. Or, en ce qui concerne le recours au crédit dans le cycle de production, une différence essentielle apparaît dès les premières grandes entreprises artisanales médiévales et a fortioridans les entreprises industrielles modernes : dans la mesure où la matière première est achetée à crédit et où le produit de la vente ne peut être réalisé qu'après paiement par le client, il existe un long délai pendant lequel, pour une seule opération, l'entreprise est totalement dépendante du circuit bancaire. En ce cas, et avec la multiplication des opérations menées en parallèle, une gestion précise de la trésorerie devient un impératif absolu, sous peine de faillite immédiate, même si l'entreprise a un carnet de commandes bien rempli : une croissance trop rapide mais mal gérée, par accumulation de créances sans rentrées intervenant au bon moment, peut provoquer la mort de l'entreprise tout aussi sûrement que le manque de commandes. C'est dans ce contexte, entre autres, que la comptabilité en partie double est indispensable, alors que la gestion des comptes « achat » et « vente » (et non pas « débit » et « crédit ») suffisait au domaine de Columelle, puisque le crédit ne jouait aucun rôle direct dans l'activité de production. Dans l'ordre logique, c'est le recours au crédit dans le cycle productif qui oblige à séparer patrimoine et bien d'entreprise.

18 2. Pour ce qui concerne les échanges interrégionaux d'autre part, le recours à la firme comme mode de coordination des individus et des activités économiques n'aurait pas procuré de gain de productivité suffisant par rapport aux autres organisations disponibles dans le cadre institutionnel de la Grèce ancienne, et en particulier par rapport au marché. En matière financière, on relèvera là aussi que le crédit accordé par les prêteurs ou banquiers antiques prenait une forme différente de ce qui devait être le crédit des banquiers médiévaux. Pour effectuer un voyage au long cours, le bailleur de fonds de la Grèce ancienne transférait au commerçant une somme d'argent en numéraire d'or ou d'argent. Deux facteurs incitaient à ne pas développer un système du type de la lettre de change médiévale : le caractère internationalement reconnu de la monnaie d'argent (ou, secondairement, d'or), à laquelle il était si facile d'avoir recours sur l'ensemble des marchés méditerranéens, et non moins l'existence de circuits maritimes permettant des échanges en nature et limitant le transfert des espèces. La lettre de change, qui dépendait du réseau des banquiers, était en effet une forme de « monnaie privée », radicalement différente de ce qu'était la monnaie frappée de la Grèce ancienne puis de Rome, à la fois monnaie marchandise et à caractère public22. Le banquier médiéval pouvait confier à son agent une lettre de change payable en numéraire sur la place dans laquelle il se rendait. Quand le financier ou le banquier antique pouvait se contenter d'une gestion de ses entrées-sorties, pour le banquier comme pour le commerçant médiéval la gestion des opérations de la monnaie-crédit ainsi créée devenait une question centrale. Dans ce cas aussi, seule la comptabilité en partie double pouvait permettre de maîtriser les opérations de crédit complexes qui étaient effectuées. Ainsi, tant en ce qui concerne la production agricole que pour ce qui relève des échanges interrégionaux, l'absence de la comptabilité en partie double, en Grèce ou à Rome ne traduit aucun

« désintérêt », symptôme d'un « caractère primitif » ou « irrationnel » de l'économie antique. Le développement de cette technique pose plutôt le problème général de l'innovation. Toute invention est à la fois impensable en dehors des conditions spécifiques qui président à sa naissance (en particulier par l'incitation à la création) et en même temps possède un caractère irréductible à ces seules conditions. Il faut en retour

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des conditions spécifiques pour qu'une invention soit adoptée et diffusée. La facilité du recours au marché dans le cadre des échanges interrégionaux faisait que, dans l'Antiquité, il était préférable et d'un moindre coût d'avoir recours à une multitude d'agents autonomes gérant leurs entrées et sorties en partie simple, plutôt qu'à une firme permettant de coordonner activités des agents et allocation des ressources. C'est ce qui oppose le fonctionnement par « projets » à l'organisation en firmes. Au contraire, au Moyen Âge, la difficulté du recours au marché jointe à l'invention de la technique de la comptabilité en partie double conduisit à un large développement du système de la firme, promis à l'avenir que l'on sait dans le cadre du développement capitaliste, puisque la firme permet si nécessaire d'énormes concentrations de capital. Par ailleurs, le recours au domaine esclavagiste comme mode d'organisation hiérarchique spécifique au système antique de production impliquait de même l'emploi de techniques comptables adaptées, où le système de la partie double n'était pas nécessaire.

19 Enfin, et d'une manière partiellement différente de la sienne, on peut lever le paradoxe relevé par Weber, à savoir que les « germes » du capitalisme sont nés à l'époque médiévale23. Weber accordait un rôle décisif à l'hostilité de l'Église dans l'essor du capitalisme (cette idée doit être maintenant réévaluée). Il faudrait en tout cas insister sur le fait que le marché n'était pas la forme dominante de l'échange dans le monde médiéval : ce sont ainsi des formes spécifiques d'organisation sociale qui y ont poussé à la constitution de firmes capitalistes. Au contraire, les institutions antiques ont contribué à générer des structures organisationnelles (marché, domaine esclavagiste) spécifiques à l'économie antique dans leurs frontières et modes de fonctionnement, de sorte qu'on peut expliquer l'absence de firme capitaliste sans recourir à l'argumentation de l'irrationalité.

20 On ne saurait ainsi taxer de « non rationnel » le système comptable de la Grèce ancienne ou de Rome, puisque, de manière générale, il était tout simplement adapté à l'ensemble des contraintes de gestion des activités de production, de prêt ou de commerce qui prévalaient alors et qui faisaient système. En outre, s'agissant de rationalité économique au sein des unités de production et d'échange du monde antique, on ne saurait prendre en compte les pratiques comptables stricto sensu, mais aussi, à travers elles, les modalités de choix de gestion financière. Or, un examen de ces modalités, en l'occurrence avec une analyse du système des prêts au grand commerce, à Athènes, au IVe siècle av. J.-C., oblige aussi à réévaluer la notion de rationalité économique pour le monde antique.

Effet de levier, rationalité formalisée et « rationalité d’expérience »

21 On se propose ici d'analyser en termes de comptabilité financière contemporaine le cas du plaidoyer Contre Lacritos du corpus démosthénien (fin des années 320 av. J.-C.). Il permet en effet de mettre en évidence une incontestable sophistication de la gestion financière, ce qui à son tour pose le problème de la forme prise par cette rationalité et plus largement celle de la rationalité économique dans le monde antique.

22 Le transport et le commerce internationaux dans le monde classique et hellénistique étaient aux mains de deux grandes catégories d'agents économiques : d'une part, les emporoi, marchands spécialisés dans le commerce au long cours, qui achetaient et vendaient des marchandises de port en port dans tout le monde grec, qui collaboraient

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avec les nauklèroi (« armateurs », si l'on tient à traduire ce terme) ; d'autre part, les daneizontes, des prêteurs investissant leur argent dans des voyages commerciaux24. Pourquoi les emporoi empruntaient-ils aux daneizontes ?

23 La pauvreté des acteurs économiques, c'est-à-dire le manque chronique et généralisé de capital, constitue une explication typiquement primitiviste qui a encore cours. Le commerce et les flux d'échange, de marchandise comme de monnaie, auraient généralement conservé le caractère déplorablement primitif d'une société précapitaliste.

Les tenants de la position traditionnelle, au premier rang desquels Johannes Hasebroek et Paul Millett, ont érigé la pauvreté des acteurs en facteur principal25. Cette vision des choses contredit notoirement les faits. La réalité est tout autre : même si les emporoi n'étaient pas d'ordinaire au sommet de l'échelle de la fortune (il y a des exceptions, comme le fameux Sôstratos d'Égine d'Hérodote, 4.152), ils appartenaient cependant à la minorité des gens aisés de la Grèce des cités et cela seul suffit à détruire l'argument de l'emprunt pour cause de pauvreté26.

24 D'autres travaux ont avancé des explications plus en accord avec les faits. Geoffrey E. M.

de Ste. Croix a considéré qu'il s'agissait d'une sorte de système d'assurance pour les familles des marchands restées au port27. Signe Isager et Mögens H. Hansen ont proposé une solution double, l'emprunt étant un moyen de s'assurer tout en se procurant du capital28. Edward E. Cohen a pour sa part suggéré que l'effet de levier était l'une des pistes pouvant, bien mieux que la « pauvreté », expliquer le recours à l'emprunt de la part des emporoi29.

25 C'est cette dernière piste, celle du levier, qui vaut d'être exploitée systématiquement, en analysant à l'aide de méthodes comptables et financières contemporaines les crédits qui étaient proposés aux marchands par les prêteurs (l'emploi de ces méthodes devra naturellement être justifié). L'emprunt est en effet réputé créer un effet de levier. En d'autres termes, le recours à l'emprunt permet d'augmenter ou au contraire de diminuer la rentabilité des capitaux propres (la rentabilité financière) par rapport à la rentabilité économique d'un projet, suivant que le coût de la dette est inférieur (levier positif) ou supérieur (levier négatif) à la rentabilité économique. Ainsi, en Grèce ancienne, les marchands avaient-ils le choix, pour lancer leurs expéditions, entre financer leur actif uniquement au moyen de capitaux propres et recourir partiellement ou totalement à l'emprunt pour compléter leur apport personnel. En cas de succès de l'expédition, l'effet de levier jouait positivement. Le retour sur investissement du marchand (en anglais Return on Investment ou ROI), c'est-à-dire la rentabilité des capitaux qu'il avait investis en propre, augmentait alors dans des proportions considérables30. Cette stratégie n'était cependant pas sans risque en cas d'échec opérationnel de l'expédition. On en verra les conséquences plus avant dans le raisonnement.

26 Le C. Lacritos présente le cas d'un commerçant qui emprunte 3 000 drachmes sur la place d'Athènes pour un voyage aller-retour vers le Bosphore – au nord de la mer Noire, dans l'est de la Crimée actuelle. Le contrat prévoyait un achat de vin sur le trajet aller. Avec le produit de leurs ventes au Bosphore, les marchands achetaient d'ordinaire du grain, qu'ils revenaient vendre à Athènes. On voit donc un marchand décider d'emprunter 3 000 drachmes pour financer son expédition, en supposant qu'il en aurait besoin de 6 000 pour acheter du grain au Bosphore. Le taux du prêt était de 22 % pour un départ en début de saison, de 30 % pour un départ en fin de saison (plus risqué). Dans la simulation qui suit, ici volontairement très simplifiée, on admet que c'est le taux de 30 % qui a été adopté (celui qui, du moins de manière immédiate, est le plus défavorable à l'emprunteur). On

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suppose de même, pour prendre un cas défavorable, que la vente des amphores au Bosphore ne lui rapporte aucun bénéfice. Dans une autre étude, on a estimé les coûts de transport à 3 000 drachmes, par hypothèse payables à la fin du voyage31. La structure du capital pour cette expédition se présenterait donc comme suit :

27 Ce marchand pouvait donc acheter pour un talent de grain, et le vendre sur la place d'Athènes pour 15 000 drachmes (au prix courant de 5 drachmes le médimne). En tenant compte des coûts de transport, du coût de la dette et de la pentèkostè, une taxe prélevée à l'emporion d'Athènes, on peut évaluer le ROI de ce marchand à 160 %, comme on le voit ci- dessous, sur la table 1.1. Si le marchand avait choisi de ne pas utiliser l'effet de levier, ce taux de retour aurait été de 95 % (alors que, bien sûr, le revenu net aurait été plus élevé, atteignant 5 700 drachmes contre seulement 4 800 drachmes avec levier).

28 On doit ici détailler plus avant le rôle des taxes dans le commerce maritime en Grèce ancienne : la pentèkostè était une taxe de 2 % payable en argent, qui était prélevée par les pentèkostologoi lors de l'arrivée au port32. Si besoin était, cela prouve que l'économie grecque était déjà largement monétarisée. Pourtant, il faut aussi différencier cette taxe du système de taxation mis en place dans les économies contemporaines. La pentèkostè était une taxe ad valorem, collectée sur la base de la valeur estimée du grain en fonction du prix de vente déclaré par les emporoi lors de leur arrivée au port. Ainsi, il ne s'agissait pas d'une taxe sur la valeur ajoutée de l'activité marchande. C'est pourquoi on l'appliquera dans le calcul comme un pourcentage des ventes nettes, et non comme un pourcentage des revenus bruts avant impôts (Earning Before Taxes, EBT). Cela explique pourquoi dans la table 1.1., la pentèkostè reste au même niveau de 300 drachmes alors même que l'EBT décroît fortement dans le cas avec levier, du fait du coût de la dette. Les taxes

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contemporaines sont appliquées à l'EBT : si l'EBT décroît, le montant collecté décroît proportionnellement. Les dépenses dues à la dette financière ayant pour effet de réduire le profit nominal et donc les taxes, cette dette procure à notre époque une économie d'impôt. On peut affirmer que la dette ne procurait aucune économie sur la pentèkostè athénienne.

29 Cet exemple montre clairement le rôle de la dette et de l'effet de levier qu'elle implique dans l'espérance de ROI. La hausse du ROI espéré était donc une raison supplémentaire pour les marchands grecs de recourir à l'emprunt. Ainsi, en utilisant un levier de 50 %, un marchand disposant de 6 000 drachmes en fonds propres pouvait lancer deux expéditions et espérer un revenu total net de deux fois 4 800 drachmes, soit 9 600 drachmes au lieu de 5 700 en finançant le voyage tout entier, ou 2 850 en finançant une petite expédition de 3 000 drachmes. Pour celle-ci (qui figure en troisième colonne de notre modèle), le coût du transport diminue de moitié (le coût du transport devait être fonction de la quantité transportée, car on sait que plusieurs emporoi pouvaient emprunter le même navire). Il pouvait au reste choisir de diversifier son risque, en investissant 3 000 drachmes dans une expédition maritime (avec levier) et 3 000 dans l'agriculture (sans levier), ce dernier investissement lui rapportant un taux de 12 % (taux moyen pour un engeios tokos, un intérêt terrestre), soit 360 drachmes, à ajouter aux 4 800 drachmes de rapport de ses activités maritimes. Dans ce cas, ce marchand pouvait espérer gagner près de 5 160 drachmes, avec une baisse significative du risque financier de son activité.

30 Le modèle mis en place implique jusqu'ici que le choix du mode de financement du marchand soit déconnecté du projet. Rien n'aurait-il donc empêché le marchand d'emprunter 100 % de l'investissement total, faisant ainsi un profit sans investir une drachme ? Ce n'était pas le cas, et cela pour deux raisons. La première tient à la volatilité induite par l'effet de levier, c'est-à-dire à la propension de plus en plus forte de la rentabilité à varier significativement à la hausse ou à la baisse avec l'importance du recours au levier, et la seconde aux taux d'intérêts élevés proposés par le prêteur.

31 L'effet de levier a en effet un impact très important en cas de perte. Toutes choses égales par ailleurs, si le marchand rencontrait des difficultés pour acheter à un prix raisonnable et devait par exemple acquérir du grain au prix élevé de 4 drachmes le médimne dans une cité éloignée et si, par la suite, pour comble de malchance, il devait vendre sa cargaison à seulement 5 drachmes le médimne, la table 1.2 montre l'effet dévastateur de cette mauvaise affaire sur ses finances33 : le ROI de ses fonds propres tombait à – 85 %, contre seulement – 28 % s'il n'avait pas emprunté. Par conséquent, le recours à l'emprunt, à l'effet de levier, augmentait considérablement le risque de déconfiture et ne pouvait qu'être réservé à des marchands ayant une surface financière suffisante pour pouvoir faire face à un éventuel revers de fortune.

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32 L'utilisation de l'emprunt et des taux d'intérêt atteste ainsi l'existence de pratiques financières développées (ce qui montre la rationalité des emporoi) leur permettant de faire des profits élevés par le recours à l'effet de levier, même lorsque les taux d'intérêts s'élevaient à 30 %. Mais comment expliquer que les taux d'intérêt aient pu atteindre de tels sommets ? Cela pourrait-il être le signe de ce que ces derniers correspondaient plutôt à de l'usure qu'à des pratiques financières rationnelles ? Pour répondre à cette question, il faut décrire les composantes habituelles d'un taux d'intérêt : le taux d'intérêt réclamé par un prêteur contemporain est le prix qu'il demande pour couvrir à la fois le risque financier de l'investissement et son coût d'opportunité, ainsi que pour faire un profit. Le coût d'opportunité du prêt pour le daneizôn, pour le prêteur, était le profit qu'il aurait pu faire en investissant son argent ailleurs et compte tenu du différentiel de risque. En Grèce ancienne, les prêteurs pouvaient investir dans divers placements, par ordre de rendement croissant : propriété foncière, prêt ordinaire (hors voyage maritime), possession d'esclaves et prêt maritime (l'exploitation minière n'entrant pas aisément dans cette classification)34.

33 Comme on l'a dit précédemment, le taux d'intérêt moyen à intérêt terrestre (engeios tokos) s'élevait à environ 12 % – même si le taux réel pouvait varier en fonction de la nature du prêt. Quoiqu'un investissement dans l'agriculture n'ait pas été dénué de tout risque, on peut présumer qu'il s'agissait d'un investissement bien moins risqué qu'une expédition maritime : on définira ce taux d'intérêt comme le taux le moins risqué. On peut donc poser que le coût du risque systématique, encore appelé risque non diversifiable, s'élevait à 12 % de l'investissement. Le coût d'opportunité d'investir dans une expédition commerciale plutôt que dans une exploitation agricole (avec un risque minimal) s'élevait donc à 12 %.

34 Quels étaient les risques additionnels auxquels était confronté le prêteur lorsqu'il investissait dans une expédition maritime plutôt que dans l'agriculture ? Le prêteur

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devait veiller au risque de débâcle lié à la combinaison des risques opérationnels et financiers, facteurs inévitables dans tout environnement économique, et qui étaient tout particulièrement ressentis en Grèce ancienne, du fait de réglementations spécifiques. Les difficultés financières se produisaient quand l'emprunteur avait du mal à honorer ses engagements, voire les rompait. Elles étaient en général très fortement liées au risque des conditions opérationnelles d'une expédition particulière : les revers de fortune du marchand, du fait de prix d'achat élevés ou de trop faibles prix de vente, ou encore du fait de la destruction ou de la rétention de navires, par exemple durant une guerre35. Au reste, on l'a vu, le recours au levier accroît considérablement le risque financier. Pour un marchand, il était facile d'évaluer le remboursement de l'emprunt et de le comparer à l'étendue de sa fortune, qu'il devait bien connaître. S'il prenait un risque, il était limité à sa fortune propre. Mais, pour le prêteur, qui ne pouvait pas évaluer de manière aussi précise la richesse du marchand, le risque devenait très réel dès lors qu'il prêtait une somme importante36. Cette asymétrie informationnelle devait d'ailleurs détourner les daneizontes d'accorder des prêts trop importants37. Avec la hausse du levier, l'augmentation du risque de débâcle financière du marchand conduisait le prêteur à augmenter son taux d'intérêt, décourageant ainsi le marchand d'emprunter plus. Le prêteur pouvait quant à lui refuser de prêter plus que de raison, afin d'éviter un investissement risqué38.

35 Quoi qu'il en soit, ce risque opérationnel et financier, appelé risque unique, pouvait théoriquement être éliminé pour le prêteur au moyen de la diversification (en prêtant à plusieurs emporoi au même moment)39. Mais il y avait pire du point de vue du prêteur : le droit de défaut était en quelque sorte étendu par des réglementations spécifiques. En cas de naufrage, l'obligation de remboursement du montant emprunté tombait. Cela peut paraître très semblable, d'un point de vue financier, à notre déclaration de faillite, en limitant la responsabilité du marchand. Il y a en fait une différence cruciale : le prêteur perdait en effet la totalité de la somme prêtée, sans aucun droit à compensation. Il s'agit là d'un fait central pour comprendre ce qui se cachait derrière les taux d'intérêts demandés par les daneizontes. Dans la réalité, les prêteurs qui supportaient ainsi la totalité du risque de naufrage devaient être amenés à demander un taux d'intérêt plus élevé pour se couvrir contre ce risque.

36 Du fait du nombre élevé d'expéditions, les daneizontes pouvaient sans doute se faire une bonne idée du risque qu'il y avait à prêter, et en particulier du risque associé au naufrage.

On connaît aujourd'hui près de 1 200 épaves sur la période hellénistique, un chiffre qui croîtra nécessairement dans le futur, et qui devrait être comparé aux (peut-être) 60 000 expéditions menées pendant la même période : on peut ainsi avancer qu'un taux de naufrage de 2 % constitue un minimum absolu. David Gibbins penche quant à lui pour un taux de 3 à 5 %40. Quoi qu'il en soit, le taux de perte approximatif devait être connu des prêteurs, qui pouvaient par là évaluer l'impact financier des naufrages. La meilleure preuve en est la différentiation des taux proposés entre début et fin de saison (respectivement 22 % et 30 % en moyenne). Leurs estimations étaient donc suffisamment précises pour évaluer non seulement le taux de perte global, mais aussi pour différencier les taux de naufrages suivant le moment de l'année.

Une autre question, plus difficile que celle du levier, doit maintenant être abordée : celle de l'établissement du taux exigé par les prêteurs. Le concept d'assurance a, comme on l'a vu, été avancé pour les emprunteurs, sans être toutefois analysé plus avant. Mais il doit aussi être pris en compte pour les prêteurs. Une question préalable est celle de savoir si

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l'on pouvait concevoir un système d'assurance en Grèce ancienne. Il se trouve que, précisément à la même époque que celle du C. Lacritos, le Rhodien Antiménès proposa le premier système d'assurance qui nous soit connu, en l'occurrence contre les fuites d'esclaves41. Cependant, il est vrai que rien n'indique que le système ait été conceptualisé pour les prêts (ou en tout cas nous n'en savons rien). En revanche, comme on l'a vu, les prêteurs ne pouvaient ignorer la proportion « ordinaire » de pertes maritimes (même si en fonction de l'insécurité liée à la piraterie ou à la guerre ce taux pouvait par moment augmenter considérablement). De ce fait, il est inévitable que les prêteurs opérant régulièrement (et donc établissant une norme) aient tenu compte de ce risque dans le taux qu'ils demandaient au marchand. Si l'on admet avec Gibbins un taux de naufrage de 5 %, en mettant les choses au pire afin de minimiser le risque de surévaluation des profits du prêteur, on peut calculer le coût moyen de ce qu'en termes modernes on appellerait l'assurance du prêt : 5/95, soit 5,2 % (arrondi à 5 %). Il est certain en tout cas que l'on tenait compte de ce risque puisque, comme on l'a vu, le taux de prêt variait en fonction du risque de naufrage lié à la saison.

Ainsi, dans une comptabilité moderne, le taux de 22 % (prêt en début de saison) serait réparti en trois postes : 12 % de taux de base, 5 % pour l'assurance, les autres 5 % couvrant le risque unique. En supposant que le daneizôn prêtait à une série d'emporoi (plusieurs prêts par an, sur plusieurs années successives) minimisant de la sorte le risque unique, ces 5 % peuvent être considérés comme l'espérance de profit additionnel maximum d'un prêteur préférant le nautikos tokos à l'engeios tokos.

37 L'introduction du raisonnement en coût d'opportunité (dont on n'a aucune raison de douter qu'il ait été pratiqué puisque Columelle savait comparer le rendement financier de diverses cultures) permet par ailleurs de compléter les observations de Stephen C. Todd sur les décisions d'investissement. Todd observait que même à un taux d'intérêt aussi

« bas » que 20 % (mais néanmoins proche de celui qu'on a employé dans ce modèle), le prêteur pouvait se permettre de perdre pas moins de 20 % de ses bateaux avant de connaître une perte nette42. Cette observation est correcte, mais on peut remarquer que pour un taux d'intérêt de 20 %, un taux de perte supérieur à 8 % aurait poussé le prêteur à préférer un autre investissement. En effet, au-delà d'un taux de perte de 8 %, il devenait plus rentable pour lui d'investir dans la terre et d'avoir un taux de retour de 12 % (en fait, en cas de forte insécurité sur mer, le coût du crédit devait sans doute grimper en flèche).

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38 Sur la base du raisonnement qui vient d'être présenté, on peut présumer que tant les emporoi que les daneizontes étaient des agents rationnels. Un profit additionnel de 5 % pour le prêteur maritime était loin d'être usuraire : nos marchés contemporains ont connu des taux d'intérêts bien supérieurs par moments. Certes, le montant total était bien plus élevé, mais il ne faisait que refléter la réponse d'agents économiques responsables dans un environnement plus risqué et imprévisible que le nôtre, compte tenu du niveau technologique et des réglementations spécifiques. Les prêteurs étaient capables d'évaluer le montant du risque diversifiable et le coût de l'assurance lié aux naufrages (même si sans doute ils ne conceptualisaient pas le phénomène), tout en réalisant des profits en jouant sur la diversification des risques. Cette assurance n'était pas seulement un moyen pour les marchands de protéger leur famille en cas de naufrage, mais aussi pour les prêteurs le moyen de prendre en compte d'un point de vue financier les spécificités de la loi maritime. Enfin, le fait que la production agricole devait être sujette à toutes sortes d'aléas, en particulier météorologiques, le risque non diversifiable s'élevant à environ 12 %, explique le niveau général élevé des taux d'intérêt. Cela n'empêchait pas les prêteurs de prêter et les marchands d'emprunter : des mécanismes élaborés étaient mis en œuvre (bien qu'ils aient été assez différents dans la forme de ce que l'on connaît dans les économies contemporaines), permettant aux agents économiques de commercer dans tous les emporia de la Grèce antique.

39 Si, comme on le fait d'ordinaire, on prend comme prémisse l'absence de rationalité dans la gestion, on est amené à supposer que les marchands grecs ne pouvaient utiliser la logique du ROI. C'est la raison pour laquelle la plupart des analyses consacrées aux prêts commerciaux n'ont pas envisagé la question sous l'angle de la recherche du profit : l'hypothèse était incompatible avec les prémisses du raisonnement. Or, à l'examen des tableaux précédents, les chiffres parlent d'eux-mêmes. De ce fait, c'est l'hypothèse initiale de pratiques de gestion irrationnelles et d'absence de toute comptabilité permettant de mesurer les profits qu'il faut remettre en cause. Au delà même des pratiques comptables, on voit fonctionner des institutions commerciales garanties par l'ordre politique (réglementation relative aux contrats, recours judiciaires en cas de litige) et des pratiques financières procurant aux agents les cadres qui leur permettaient de prendre les décisions propres à maximiser leur profit.

40 Mais, au terme de cette analyse, se pose naturellement encore un problème décisif. Si une analyse menée en termes de comptabilité financière moderne met en évidence les postes qui permettaient de comprendre comment les taux de prêt étaient établis, cela signifie-t- il que ces catégories étaient connues, analysées, et qu'elles donnaient lieu, chacune, aux opérations comptables dont la simulation précédente donnerait un exemple ? Il faut d'emblée et sans ambiguïté répondre non. Cela ne signifie pas que prêteurs et marchands n'aient pas fait des comptes, des estimations en fonction par exemple du nombre de navires qui chaque année avaient quitté le port et qui n'y étaient pas rentrés. Mais qu'ils aient aussi précisément différencié le risque unique, l'assurance et le profit additionnel est naturellement plus qu'improbable. En revanche, tout comme les constructeurs de cathédrales, ils avaient par l'expérience une connaissance calculée des résultats de tel ou tel type de choix. Ils agissaient en fait non selon des critères de rationalité formalisée (comptable dans la démonstration du processus), mais selon des critères de « rationalité d'expérience » (comptable au niveau des résultats, éventuellement aussi partiellement comptable pour les processus). Ils savaient donc que, pour se couvrir des pertes inévitables liées aux naufrages et autres causes de perte des navires, un prêteur devait

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augmenter son taux d'une certaine proportion. La détermination des taux relevait nécessairement d'estimations empiriques fonction de la conjoncture, non d'un calcul mathématique élaboré, qui de toute façon n'a été possible qu'avec l'utilisation du calcul intégral dans le calcul économique, soit en fait depuis moins d'un siècle. Mais il fallait bien que ce que nous nommons assurance du prêt soit implicitement pris en compte, sans quoi le prêteur n'aurait eu aucun intérêt à investir dans le commerce maritime.

41 On pourrait dire que la « rationalité d'expérience » simule la rationalité formalisée lorsque cette dernière fait défaut. Dans l'action, néanmoins, à défaut d'être validée au plan d'une logique démonstrative, la « rationalité d'expérience » peut permettre d'atteindre des résultats spectaculaires et c'est bien à cela qu'on a affaire avec la gestion des prêts maritimes en Grèce ancienne et l'exploitation de la technique du levier.

De la « comptabilité rationnelle » à la « rationalité sous contrainte » ?

42 Le recours au concept de rationalité impose de revenir sur son utilisation historique. Les travaux de Simon sur la rationalité limitée (bounded rationality43), fondés sur les notions de rareté et de coût de l'information, peuvent à cet égard apporter non une solution toute faite, mais un complément à la réflexion. Simon montre ainsi qu'on peut très bien utiliser rationnellement tous les outils et toutes les informations dont on dispose sans que cela garantisse la mise en œuvre d'une stratégie totalement rationnelle. Tout au plus peut-on alors garantir une stratégie optimale étant donné le contexte (optimum sous contrainte).

Il peut par exemple manquer des informations importantes ou des instruments d'aide à la rationalité, comme la comptabilité : dès lors, même à partir d'une argumentation rationnelle, d'une analyse rationnelle de la réalité, on peut mettre en place des stratégies qui paraîtront « irrationnelles » à qui dispose de plus d'éléments d'information. Pourtant, si l'on distingue « l'intention de rationalité » de la « rationalité de la décision »44 (mettant ainsi fin à l'ambiguïté de la notion de « comportement rationnel », comportement désignant tout autant la phase analytique que la décision elle-même), on comprend dès lors comment il est possible de déployer toute la rationalité disponible dans la résolution d'un problème, en un mot, d'être rationnel, sans pour autant paraître avoir une conduite rationnelle aux yeux du monde extérieur. Cela est encore plus vrai lorsque les observateurs extérieurs ne sont pas des contemporains, mais de lointains descendants, juchés sur deux mille cinq cents ans d'acquis dans tous les domaines de l'instrumentation rationnelle.

43 Pour revenir à Weber, on voit en effet l'intérêt de sa réflexion, car, pour ce qui est de la comptabilité des agents économiques, il avait su dégager avec force la différence entre le monde antique et le monde capitaliste contemporain (absence de comptabilité en partie double, absence du compte capital, du calcul d'amortissement…). En revanche, on en voit aussi les limites. Une chose est d'opposer deux systèmes, « antique » et « capitaliste », comme le montre si bien Weber. Autre chose est d'en construire un autour de l'absence d'un ou plusieurs traits présents chez l'autre, tant il est difficile de ne pas céder à cette tentation45. La lecture rétrospective montre alors tous ses dangers. C'est ainsi que Weber a été amené à gauchir dans un sens primitiviste le modèle de la société antique. En l'occurrence, la « déficience » affirmée de la gestion et même de la tenue du domaine agricole romain (du moins celui des grands propriétaires, celui des petits propriétaires lui

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paraissant définitivement voué à la stagnation) n'est qu'un corollaire de l'affirmation de rationalité de l'entreprise capitaliste : si la seconde est rationnelle, c'est donc que la première ne l'est pas. Il est encore plus dangereux de considérer l'absence d'un trait chez l'un comme le négatif de sa présence chez l'autre, sans tenir compte de la logique de chacun des systèmes. C'est ainsi que la justification de l'absence de la « comptabilité rationnelle » par l'absentéisme des maîtres est un raccourci qui ne tient pas compte de ce qu'était la logique de l'unité de production antique : l'absence du recours au crédit dans le processus interne de production paraît en donner une justification meilleure, car de nature systémique (cette absence est elle-même liée à la nature de l'appareil productif, à l'absence de firmes, à la forme du crédit notamment) et exempte de jugement de valeur.

La rationalité particulière au système capitaliste moderne est liée avant tout à l'existence de la firme et d'une forme de création monétaire privée sous la forme du crédit. Une structuration spécifique du marché en est progressivement découlée. Mais si l'Antiquité avait des pratiques comptables différentes, dans l'absolu beaucoup moins élaborées, c'est que la structuration des unités de production et d'échange était différente de celle qui prévaudra progressivement à partir de l'époque médiévale. Cette constatation n'entre pas en contradiction avec celle que l'on peut faire de l'utilisation de procédures financières sophistiquées, comme l'utilisation du levier dans le financement des voyages commerciaux à Athènes au IVe siècle av. J.-C.

44 C'est donc à tort que l'on identifierait rationalité (dans l'absolu), marché (dans l'absolu) et capitalisme. Ce n'est pas un hasard si l'invention de la technique de la comptabilité en partie double et du compte capital est intervenue, au Moyen Âge, dans le monde des banquiers, des commerçants et des artisans qui commençaient à s'organiser en firmes, et en tout cas pas dans le monde des domaines ruraux campagnards : dans ce secteur, ce n'est que beaucoup plus tard, au XVIIe et surtout au XVIIIe siècle, qu'intervint cette mutation dont témoigne le manuel d'Arthur Young, A Course of Experimental Agriculture (Londres, 1770) qui impressionnait tant Mickwitz. À un type de structure sociale et économique particulier correspond une forme de rationalité spécifique, elle-même plus ou moins élaborée, mais qui ne prend sens qu'en fonction d'un certain niveau de production, de technologie, et d'organisation des procédures de production et d'échange.

Les propriétés foncières de l'Antiquité grecque ou romaine n'étaient donc pas gérées de manière « primitive » ou « irrationnelle », mais plus ou moins bien gérées par rapport au maximum de rationalité qui avait alors socialement un sens.

45 À la question de la rationalité des pratiques de gestion, et selon le point de vue duquel il se plaçait, Max Weber lui-même a répondu soit en acceptant l'idée d'une rationalité relative (lorsqu'il analysait de manière technique les pratiques comptables), soit en considérant que seule l'économie capitaliste était formellement rationnelle (puisqu'elle seule connaissait le compte capital, ce qui, dans les Agrarverhältnisse, l'a amené à affirmer le caractère primitif et négligé des pratiques comptables antiques). De même que pour la notion de « capitalisme », il y a donc une réelle ambiguïté dans l'œuvre de Weber (qu'au demeurant il assumait pleinement)46. Il serait donc vain, du moins à notre sens, de vouloir considérer que Weber a donné une réponse unifiée à la question de la rationalité comptable47. On doit en tout cas en tirer les leçons pour l'analyse des sociétés anciennes et ne pas retenir le seul volet « primitiviste » de ses travaux.

46 Le défi consiste donc maintenant, en s'appuyant sur l'exceptionnel apport de Weber, mais aussi en tenant compte de ses ambiguïtés ou de ses limites, à poursuivre le travail sur le

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degré de rationalité des pratiques de gestion dans les sociétés non capitalistes. On voit que la réflexion du maître allemand reste toujours éminemment d'actualité.

NOTES

1. Max Weber, « Agrarverhältnisse im Altertum », in Handwörterbuch der Staatswissenschaften, 3e éd., I, Iéna, 1909, étude citée ici dans la trad. française Économie et société dans l'Antiquité, Paris, La Découverte, 1998, 408 p. ; voir l'introduction de Hinnerk Bruhns à cet ouvrage et sa contribution au présent volume ; Richard Swedberg, Max Weber and the Idea of Economic Sociology, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1998, 315 p., p. 30-53, p. 183-184 et p. 195-196 ; Luigi Capogrossi Colognesi, Max Weber e le economie del mondo antico, Rome, Laterza, 2000, 455 p.

L'intérêt de Max Weber pour le monde antique ne se limite naturellement pas aux Agrarverhältnisse.

2. S'agissant de cette dernière, il affirme qu'« agit d'une manière purement rationnelle en valeur celui qui agit sans tenir compte des conséquences prévisibles de ses actes, au service qu'il est de sa conviction portant sur ce qui lui apparaît comme commandé par le devoir, la dignité, la beauté, les directives religieuses, la piété ou la grandeur d'une « cause » quelle qu'en soit la nature. L'activité rationnelle en valeur consiste toujours (au sens de notre terminologie) en une activité conforme à des « impératifs » ou à des « exigences » dont l'agent croit qu'ils lui sont imposés », Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft : Grundriss der verstehenden Soziologie / Max Weber, 5, rev. Aufl., Studienausg., besorgt von Johannes Winckelmann, Tübingen, Mohr, 1980 ; trad. fr. Économie et société, Paris, Plon, coll. « Agora Les Classiques », 1971 ; coll. « Pocket », 1995, 1, 412 p., p. 56. On relèvera surtout peut-être l'insistance de Weber sur le caractère provisoire de cette distinction, tant elle lui paraissait difficile à établir (sur la rationalité économique chez Weber, Swedberg, op. cit., p. 38-39. La réflexion sur la rationalité économique s'inscrivait elle- même dans le cadre d'une réflexion plus vaste sur la rationalité de l'activité sociale.

3. Jean-Jacques Aubert, « De l'usage de l'écriture dans la gestion d'entreprise à l'époque romaine », in Jean Andreau, Jérôme France et Sylvie Pittia, éd., Les Choix économiques des Romains, Bordeaux, Ausonius, 2004, 257 p., p. 127-147, mais qui souligne, p. 143-144, que ce contrôle ne peut avoir été l'objectif essentiel des comptabilités.

4. On rappellera brièvement ce qu'est l'enregistrement en partie double. Chaque opération est inscrite à la fois au débit d'un compte et au crédit d'un autre compte. Tout emploi s'enregistre à gauche, au débit ; toute ressource s'enregistre à droite, au crédit. Par exemple, un achat de marchandise en chèque accroît le volume de marchandise détenu par une entreprise : on l'inscrira donc au débit d'un compte de marchandise ; mais le même achat diminue le solde du compte bancaire de l'entreprise, qui l'enregistrera au crédit du compte banque. Il faut bien se garder d'assimiler le débit/crédit comptable au débit/crédit que l'on peut voir sur les relevés de comptes bancaires. Le débit/crédit comptable fonctionne en quelque sorte à l'inverse : la transaction est inscrite au crédit du compte banque dans le sens où la banque me crédite de la somme, afin que je puisse payer le fournisseur, qui, lui, me débite de la somme équivalente.

L'écriture en partie double permet donc de retracer les deux conséquences d'une seule opération.

L'un des intérêts de l'enregistrement en partie double est de permettre un contrôle des écritures puisque le total du débit doit être égal au total du crédit. On verra plus loin que ce n'est pas le seul. Cette méthode d'enregistrement trouve ses origines au début du XIVe siècle, à Florence et à

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Gênes, voir Raymond de Roover, « The Development of Accounting Prior to Luca Pacioli According to the Account-Books of Medieval Merchants », in Ananias C. Littleton et Basil S.

Yamey, Studies in the History of Accounting, Londres, Sweet & Maxwell, 1956, 392 p., p. 114-184, part. p. 118-123.

5. Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, 1980 : p. 49 : « Je de rationale Geldrechnung und insbesondere daher jede Kapitalrechnung ist bei Markterwerb orientiert an Preischancen, die sich durch Interessenkampf (Preis- und Konkurrenzkampf) und Interessenkompromiss auf dem Markt bilden. Dies tritt in der Rentabilitätsrechnung besonders plastisch bei der technisch (bisher) höchst entwickelten Form der Buchführung (der sog. « doppelten » Buchführung) darin hervor : dass durch ein Kontensystem die Fiktion von Tauschvorgängen zwischen den einzelnen Betriebsabteilungen oder gesonderten Rechnungsposten zugrunde gelegt wird, welches technisch am vollkommensten die Kontrolle der Rentabilität jeder einzelnen MaBregel gestattet. », Économie et société, I, p. 139 pour la traduction française).

6. Économie et société, op. cit., I, p. 127-160.

7. Dans les Agrarverhältnisse, Économie et société dans l'Antiquité, p. 117, Max Weber avait mentionné parmi ce qui lui paraissait être « les principaux obstacles au développement du capitalisme dans l'Antiquité », « les limites de la « précision comptable » qui tiennent avant tout à l'impossibilité d'un calcul rigoureux lorsqu'on utilise du travail servile. (Techniquement, la comptabilité privée de l'Antiquité était certes assez développée ; elle consistait en partie en comptabilité bancaire, en partie en inventaire agricole et en budgets domestiques élargis. Seule la première a un caractère commercial. Tout le reste de la comptabilité privée, pour ce que nous en savons, reste encore très peu différencié par rapport à ce qui existe pendant le bas Moyen Âge, si l'on en juge à l'étalon du contrôle de la rentabilité capitaliste). » Le texte de 1909 (les Agrarverhältnisse) était donc plus descriptif, celui de Wirtschaft und Gesellschaft, rédigé dix ans plus tard, mettait davantage l'accent sur l'opposition fondamentale entre comptabilité antique et comptabilité capitaliste.

8. Économie et société dans l'Antiquité, op. cit., p. 193.

9. Ibid., p. 358.

10. Ibid., p. 148.

11. Cependant, la mise en rapport du « crédit » et du « débit » n'était pas inconnue en Grèce ancienne. On reviendra sur cette question ailleurs.

12. Gunnar Mickwitz, « Economic Rationalism in Graeco-Roman Agriculture », English Historical Review, 52, 1937, p. 577-589, et « Zum Problem der Betriebsführung in der antiken Wirtschaft », Vierteljahrschrift für Sozial-und Wirtschaftsgeschichte, 32, 1939, p. 1-25.

13. Ananias C. Littleton, Accounting Evolution to 1900, New York, American Institute Publishing Co., 1933.

14. Geoffrey E. M. de Ste. Croix : « Greek and Roman Accounting », Ananias C. Littleton et Basil S.

Yamey, eds., Studies in the History of Accounting, London, Sweet & Maxwell, 1956, 392 p., p. 41-59 (bien qu'il cite l'étude de Mickwitz de 1937, de Ste. Croix est resté à l'écart de la problématique wébérienne). On doit cependant souligner que Max Weber aussi tenait l'absence du « système des chiffres en fonction de la position » pour l'un des éléments clés permettant de comprendre l'inexistence de la comptabilité rationnelle dans l'Antiquité, Wirtschaftsgeschichte : Abriss der universalen Sozial-und Wirtschaftsgeschichte / Max Weber. Aus den nachgelassenen Vorlesungen hrsg. von S. Hellmann, Munich, Duncker & Humblot, 1924, p. 198-203, Histoire économique, Esquisse d'une histoire universelle de l'économie et de la société, Paris, Gallimard, 1991, p. 246-252.

15. Richard MacVe, « Some Glosses on « Greek and Roman Accounting » », History of Political Thought, 6, 2, 1985, p. 233-264 (réimprimé in Robert H. Parker et Basil S. Yamey, Accounting History : Some British Contributions, Oxford, Clarendon Press, 1994, 661 p., p. 57-87) ; « Insights to be Gained from the Study of Ancient Accounting History : Some Reflections on the New Edition of Finley's The Ancient Economy », The European Accounting Review, 11, 2, 2002, p. 453-471.

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