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Article pp.125-158 du Vol.134 n°1 (2013)

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Revue de synthèse : tome 134, 6e série, n° 1, 2013, p. 125-158. DOI 10.1007/s11873-013-0214-y

PHILOSOPHIE ET SCIENCES

Valerio Tonini, Il Taccuino incompiuto. Vita segreta di Ettore Majorana, Roma, Armando Editore (Scaffale aperto. Divulgazione scientifica), 1984, 112 p.

Ce petit livre sur Majorana, écrit en 1984, garde encore aujourd’hui son originalité parce qu’il reste unique dans la littérature critique sur le scientifique italien et parce qu’il nous donne des indications sur ses choix et ses préoccupations profondes. Avant tout, il faut préciser que l’auteur, Valerio Tonini (1901-1992), a étudié les mathéma- tiques avec Enrico Fermi et Franco Rasetti à l’École normale supérieure de Pise pendant deux ans. Devenu ingénieur des mines, il a continué de cultiver des interrogations philosophiques et épistémologiques en étudiant la relativité, la mécanique quantique et l’épistémologie des systèmes. Auteur d’un des premiers ouvrages de philosophie de la physique en Italie, Epistemologia della fisica moderna (1953), Tonini a été une figure singulière et fort rare d’ingénieur-philosophe. Isolé du monde philosophique et académique, il fut toutefois l’un des fondateurs de la Société italienne de logique et de philosophie des sciences, ainsi que le fondateur d’une revue, La Nuova Critica, positionnée contre la pensée de Benedetto Croce ; il a soutenu en philosophie de la science un réalisme scientifique et a fortement contribué, avec Ferdinand Gonseth, aux activités de l’Académie internationale de philosophie des sciences.

Ce livre n’est pas stricto sensu une biographie de Majorana, mais un parcours dans sa vie secrète et, comme dit l’auteur, une façon de « revivre une pensée » d’un homme appartenant à la génération qui a vécu directement les grandes révolutions scientifiques et technologiques de la première moitié du xxe siècle. Tonini nous rappelle que Majo- rana avait fait des études d’ingénieur et que, pourtant, il connaissait très bien les possi- bles implications techniques de la physique des particules élémentaires ; il était très attentif à la situation politique, surtout depuis son voyage en Allemagne, et il restait dérouté par le fait que Werner Heisenberg et d’autres scientifiques, comme Fermi, se gardaient de tout questionnement à caractère éthique et social. Tonini utilise, pour reconstruire ce qui bouillait dans l’esprit de Majorana, l’ouvrage classique d’Edoardo Amaldi, La Vita e l’opera di Ettore Majorana (1906-1938) de 1966 et les souvenirs de Rasetti, son camarade de l’École normale supérieurs de Pise, qui, comme chacun sait,

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avait travaillé avec le physicien sicilien qui lui parlait de ses lectures philosophiques, comme les ouvrages de Schopenhauer et de nietzsche. Mais Rasetti rapporte surtout ce qu’il recevait sous forme de notes anonymes, écrites sur des paquets de cigarettes et des feuilles de papier que Majorana utilisait pour exprimer ses pensées et pour ébau- cher ses projets scientifiques.

Tonini recourt à un expédient narratif qui consiste à faire parler directement le scien- tifique sicilien en manifestant ses soucis philosophiques, épistémologiques et sociaux ; tous les chapitres représentent un moment significatif d’un parcours à la fois scienti- fique et épistémologique à partir de 1928, date de la rencontre avec Fermi et ses colla- borateurs. Pourtant, à travers Tonini, Majorana déclare tout de suite son insatisfaction face aux positions naïvement empiristes de Fermi dont l’intérêt porte uniquement sur les calculs et sur la puissance de ces calculs. Grâce à l’étude des savants du passé, il affirme catégoriquement que, pour « comprendre la physique il faut beaucoup d’autres [auteurs] », dans le sillage de Galilée, qui a élaboré une « filosofica milizia » capable de penser la connaissance scientifique dans ses diverses articulations et le rôle fonda- teur des mathématiques. Majorana cherche à parler de Riemann, d’Einstein, de Hilbert, de Dirac, du kantisme de Gauss et de Schopenhauer, bref « de tout », des suggestions induites par la lecture de l’Eupalinos de Paul Valéry et des considérations de Georges Sorel avancées dans l’ouvrage de 1908, Les Illusions du Progrès, de la situation poli- tique et économique depuis la grande crise de 1929.

Les grands débats sur les changements radicaux apportés par la nouvelle mécanique quantique au niveau de la théorie de la connaissance ne trouvent pas d’écho dans le laboratoire de physique de Rome, où personne ne s’interroge sur la nouvelle philo- sophie de la nature et sur la situation critique même de la philosophie de la science.

À l’aide de nietzsche et de ses considérations sur l’aspect « problématique » de la science, le Majorana de Tonini estime qu’il est temps de « commencer à écrire un traité de physique » qui procède par problèmes, pour éviter les réductionnismes et faire comprendre avant tout la dimension humaine de la science, son essence comme travail et vraie fatigue, comme disait déjà Léonard de Vinci, autre savant du passé objet de constantes lectures. Mais pour arriver à ce point, il faut « reconstruire ex novo une critique de la raison pratique », une nouvelle anthropologie qui puisse faire dialoguer les trois dimensions kantiennes de la connaissance, de la responsabilité et de l’espoir.

Tonini souligne la constante présence de la pensée de nietzsche dans ces moments significatifs de la vie de Majorana et sa propension à lire ses ouvrages non pas selon les interprétations irrationalistes, mais en saisissant ses orientations vers la possibilité d’une nouvelle raison qui va se constituer avec le nouvel esprit de la pensée scienti- fique contemporaine. À ce propos, Tonini reproduit un article de Majorana, apparu en 1942, sur les rapports entre la physique et les autres sciences, sur la signification clas- sique des lois statistiques et les statistiques sociales. Il y a dans cet article un langage nietzschéen : la conception classique de la nature avec ses lois déterministes est quali- fiée d’« apollinienne », tandis que « la nouvelle physique avec ses lois statistiques » de Boltzmann à Dirac et Heisenberg, qui s’intéresse aux turbulences, serait « diony- siaque ». Mais, au-delà du langage nietzschéen, Tonini souligne la profondeur épisté- mologique de ces réflexions de Majorana sur la valeur statistique des dernières lois de

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la physique, sa capacité de mettre en relation phénomènes physiques et phénomènes sociaux sans tomber dans le réductionnisme.

Par ses analyses et sa capacité à chercher à pénétrer les profondes raisons du

« tout », Majorana accepte avec grand plaisir que ses amis l’appellent « il Grande Inquisitore », tandis qu’ils appellent Fermi le « Pape » et Rasetti le « Cardinale Vicario » ; mais pour ses amis et le groupe de Fermi, « le Grand Inquisiteur » est aussi un « métaphysicien » parce qu’il explore les problèmes des sciences en discutant de leurs « vérités », de leurs rapports internes. Majorana analyse ainsi avec profon- deur les résultats du Congrès de Solvay, les disputes philosophiques entre Bohr et Einstein, le rôle fondateur du calcul tensoriel dans la relativité générale, la position d’Hermann Weyl et les contributions peu connues du physicien suisse Walter Ritz, les spécificités de la physique théorique et les contributions d’Émile Borel à la géométrie de l’espace.

Malgré cette diversité, Tonini trouve en tout cela une cohérence propre à la réflexion de Majorana, une position théorique et épistémologique qu’il appelle « réalisme critique » parce que le physicien sicilien, avant le dernier Einstein, a posé avec force la question des rapports entre la science et le réel, entre les théories mathématiques et la connaissance de la réalité. Majorana répète souvent que ces questions sont absentes des discussions entre physiciens et philosophes italiens, qui sont loin « d’éclaircir de façon critique les bouleversements au sein de la science moderne » ; il avoue : « si à l’université je parlais de ces choses, avec un peu de courage, je pourrais seulement faire le geste de Boltzmann : me suicider ». Mais Majorana manifeste dans quelques notes, selon Tonini, un engagement de nature fortement épistémologique, d’orientation réaliste, qui ne trouvait pas dans la philosophie de la science de son temps, le néoposi- tivisme logique, une réponse satisfaisante.

Les derniers chapitres parlent du voyage en Allemagne, de la mention de « l’orga- nisation allemande parfaite », peut-être « due à la peur », du retour en Italie et de ses autres lectures de Schopenhauer, des contributions des mathématiques de Federigo Enriques et de Giuseppe Peano. Se plaignant toujours du fait qu’en Italie, Croce ne dialogue pas avec ces scientifiques, Majorana accepte presque à contrecœur de parti- ciper au concours pour une place de professeur en physique théorique. Si beaucoup de littérature historique cherche à analyser les causes de la disparition du physicien sicilien, le livre de Tonini s’arrête ici sans entrer dans ces considérations et renvoie à l’étude d’Amaldi. Ce sont encore les idées de Schopenhauer qui attirent l’attention des derniers jours de Majorana : « Sur les hauts sommets doit régner la solitude » et l’ins- cription sur sa pierre tombale du cimetière de Francfort-sur-le-Main : « Peu importe le lieu : les descendants sauront me trouver ». Mais Majorana ne désire pas être trouvé, au contraire, il fera tout son possible pour éviter que cela se produise.

L’ouvrage de Valerio Tonini a tenté de remplir un carnet de propos laissé inachevé par Majorana, de donner un sens à ses fragments philosophiques, et se révèle encore aujourd’hui une bonne voie d’introduction à sa pensée problématique et à sa personnalité de « Grand Inquisiteur », au travers de son parcours scientifique et de ses soucis épistémologiques et philosophiques peu communs. Il nous aide encore, comme disaient Federigo Enriques et Hélène Metzger à propos des savants du passé,

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à nous faire les contemporains de Majorana pour en reconstruire de manière critique les questionnements et, dans le même temps, à nous restituer son expérience vécue, humaine et conceptuelle. Tonini nous offre un profil épistémologique de Majorana en guise d’exemple pour la réflexion actuelle, encore peu portée à enquêter sur les plus profondes raisons des sciences et sur leur être, véritable « pensée », dans le sens bache- lardien, bien qu’elles nous fassent, comme disait Léonard de Vinci, expliciter toujours mieux les « raisons infinies du réel silencieux ».

Mario CasTellana

Jeroen van Dongen, Einstein’s Unification, Cambridge, Cambridge university Press, 2010, 213 p., index.

De quoi Albert Einstein est-il le nom ? Chacun croit savoir la réponse, or Jeroen van Dongen en offre une qui est relativement peu fréquente : Einstein serait un grand physicien qui, pendant une longue partie de sa vie, s’égara dans la forêt obscure de son imagination et combattit des moulins à vent, qui produisaient de la mauvaise graine au mauvais vent, sans espoir d’émerger vainqueur de ce combat. Plein d’un tendre respect pour son héros, l’auteur ne manque pas de souligner néanmoins que, même obligé de concéder son échec cuisant, Einstein ne céda point sur ses principes scientifiques.

Le fil de l’ouvrage de van Dongen est donc un recueil de toutes les mauvaises idées d’Einstein : sa première Entwurf-théorie de 1913, précurseur de la forme complète de la relativité générale, qu’il publie avec Grossmann ; la théorie des semi-vecteurs, concurrents malheureux des spineurs de Paul Dirac, qui tente Einstein au début des années 1930 ; l’unification en cinq dimensions à la Kaluza-Klein, ainsi que d’autres moyens classiques qu’Einstein espérait utiles pour construire la théorie unifiée des champs, puisqu’il pensait que ces méthodes essentiellement géométriques étaient à même de fournir un cadre formel commun à la gravitation et à l’électromagnétisme.

Van Dongen raconte en détail ces diverses tentatives infructueuses, qu’il parsème avec habileté de remarques d’ordre épistémologique, philosophique ou encore historique.

Parmi ces moments historiques, le plus curieux est sans doute le rappel des situations où Einstein se confrontait directement à la physique expérimentale : ainsi les « petites machines » qu’il fabriquait dans les années 1910, une idée qui le mènera peu après à collaborer avec W. J. de Haas pour mesurer les prétendus « courants moléculaires » qui circuleraient dans les aimants. Van Dongen montre la nature limitée de cette collabora- tion : la participation d’Einstein à l’activité proprement expérimentale fut très réduite.

Cela nous permet de mieux comprendre la base historico-empirique des réticences einsteiniennes quant au lien entre l’expérience et l’élaboration théorique en physique.

Déjà vers la fin 1910, il formule quelques principes épistémologiques qui, plusieurs décennies plus tard, feront partie de son fameux schéma du travail scientifique, exposé dans une lettre à Maurice Solovine. Entre les impressions immédiates et les axiomes

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de la théorie, écrit Einstein, le lien n’est ni logique ni fondé sur la déduction, mais purement intuitif. Il nous est possible à tout moment de « révoquer » les associations précédemment établies entre les données empiriques et les principes abstraits, de même qu’il n’est possible que de tester seulement « intuitivement » le lien entre les théorèmes et la donne observationnelle, quoique cette association soit « pragmatiquement » moins incertaine que la première. Van Dongen démontre qu’il existe une proximité surpre- nante entre cet aspect de l’épistémologie einsteinienne et la falsification poppérienne, mais cela résulte aussi plus sûrement de la lecture d’Henri Poincaré.

Admettons, avec Einstein, que la déduction logique ne soit possible qu’à l’intérieur d’une théorie. Admettons également qu’en aucun cas elle ne fasse intervenir les obser- vations expérimentales. Alors, quel critère épistémologique peut-on proposer pour juger de la validité de certaines directions de pensée et pour en exclure d’autres ? Van Dongen nous guide avec beaucoup d’habileté vers la réponse à cette question difficile.

Progressivement, il retire des couches de vernis, c’est-à-dire ce qui relève des contextes divers et occasions particulières où Einstein se prononça sur les questions d’épistémo- logie (sont étudiés les discours, les articles destinés au grand public et de nombreuses lettres d’Einstein), pour dégager deux points fondamentaux : premièrement, la réussite d’Einstein dans la construction mathématique de la théorie de la relativité générale marque un tournant majeur dans sa pensée épistémologique ; deuxièmement, ce tour- nant pousse Einstein à croire que la simplicité mathématique est l’ultime critère de vérité d’une théorie physique.

La simplicité mathématique est une chose notoirement difficile à définir. Dans le débat sur la mécanique quantique auquel participe Einstein, ce critère prend chez lui une forme qui n’est pas équivalente à l’idée de simplicité dans toute sa généralité, celle d’une « capacité de visualisation » (Anschaulichkeit), stipulant que la théorie physique doit fournir des images « claires », même « musculaires », de la réalité. Avec van Dongen, on voit quasiment Einstein rêver que les particules quantiques se comportent comme les esclaves sculptés de Michel-Ange !

Opposé à la mécanique matricielle de Heisenberg à cause de son manque de clarté visuelle, Einstein lui préfère la mécanique ondulatoire de Schrödinger. Or, même à propos de cette dernière, il souhaite, dans le cadre de la future théorie des champs, déplacer la fonction d’onde de l’espace de configurations à n dimensions vers l’espace physique tri- ou quadri-dimensionnel. Ce desideratum einsteinien, qu’il est, bien entendu, impossible de réaliser dans le contexte actuel des connaissances en physique théorique, témoigne de l’opportunisme philosophique habituel des physi- ciens. En relativité générale, Einstein élabore une construction mathématique non- intuitive, que, malgré son caractère purement géométrique, les physiciens de l’époque n’étaient sans doute pas tous capables de visualiser. Pour persuader ces physiciens, il fallut du temps, mais, dès le début, Einstein devait fonder sa propre croyance en sa nouvelle théorie, non sur un consensus sociologique (absent), mais sur le sentiment de simplicité émanant de la construction mathématique. En mécanique quantique, dont les livres de John von neumann et de Dirac, tous deux connus d’Einstein, ont offert une formulation mathématique concise et simple, la visualisation n’est pas géométrique au sens d’une géométrie de l’espace-temps, mais elle reste possible dans un espace

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abstrait, celui de David Hilbert. Einstein se range néanmoins du côté des conservateurs.

Le saut conceptuel vers une simplicité mathématique n’impliquant pas une Anschauli- chkeit naïve spatio-temporelle, lui reste inaccessible.

Dans une lettre rédigée en 1935, Einstein écrit : « Je considère le renoncement à chercher une description spatio-temporelle des événements réels comme idéaliste et spiritualiste. » Cette position s’inscrit, selon van Dongen, en contradiction avec les conséquences qu’Einstein aurait pu tirer de sa propre critique de Kant, quelques quinze ans auparavant. Car, dès l’époque de la création de la relativité générale, il commence à exprimer à ses correspondants le rejet de la notion de synthétique a priori et de l’immuabilité des catégories kantiennes. Les justifications transcendantales de l’espace et du temps newtoniens sont ainsi justement identifiées comme des erreurs commises par Kant ; il est tout à fait naturel qu’Einstein les rejette. Or, même à la fin de sa carrière, quand les succès de la théorie quantique devinrent évidents à tous, Einstein ne réalisera pas qu’il omettait toujours, selon le même schéma, de mettre en question sa propre conviction inébranlable dans la nécessité d’une intuition spatio-temporelle, à laquelle il croyait avec la même fermeté que Kant au caractère transcendantal de ses catégories de la pensée. Cette conviction einsteinienne qu’il est seulement possible de créer une théorie physique dans l’espace-temps continu induisit Einstein en erreur toute sa vie au sujet de la mécanique quantique, lui qui crut, jusqu’à sa mort, que le programme de la théorie des champs classique était la seule approche pouvant mener à l’unification des quelques formes d’interactions fondamentales qu’il connaissait.

La conclusion de l’ouvrage est particulièrement éclairante. L’auteur y évoque la prédisposition des physiciens, établie sur la base d’études historiques et sociologiques, à reconnaître comme valides uniquement les problèmes et les arguments formulés dans un langage qui leur est déjà familier. La référence d’Einstein à la simplicité mathématique ne sert qu’à voiler un cas de cette prédisposition. Élevé dans le placard de la physique du xixe siècle, Einstein, toujours fidèle à la muse des variétés spatio-temporelles, ne fera jamais son coming-out quantique. Le lien qu’il prône, purement intuitif, entre les impres- sions empiriques et les axiomes de la théorie physique, lui servira d’alibi pour éviter de se confronter aux faits. Car l’intuition de la plausibilité évolue avec le développement de nouveaux modèles de physique mathématique ; en conséquence, comme nous enseigne l’exemple d’Einstein, il appartient au physicien-théoricien de ne pas s’embourber dans des postures familières qu’il avait apprises à l’époque de sa jeunesse.

Van Dongen mène une étude documentaire et une exploration des archives soigneuses et expose une réflexion épistémologique intéressante. Il termine sur une comparaison, éclairante, entre les difficultés théoriques d’Einstein et la théorie des cordes. Cette dernière représente un ensemble de modèles très élaborés, dont le fondement expéri- mental et axiomatique reste aussi obscur que celui des tentatives d’unifier les interac- tions sur la base d’une théorie classique des champs. Au moment de la découverte des interactions faible et forte, le paysage véritable qui se dévoilait aux physiciens était celui de quatre forces fondamentales dont il fallait désormais donner une description théorique. Le cas de la théorie des cordes, selon van Dongen, contient peut-être un piège semblable à celui qui a gâché la seconde moitié de la vie d’Einstein.

Alexei grinbaum

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Jean leroux, Une histoire comparée de la philosophie des sciences, volume 1 : Aux sources du Cercle de Vienne, Laval, Presses de l’université de Laval, 2010, 192 p., et volume 2 : L’empirisme logique en débat, Québec, Presses de l’université de Laval, 2010, 192 p.

Jean Leroux interroge le passage opéré en philosophie des sciences, au xxe siècle, entre une tradition épistémologique et une institutionnalisation en tant qu’« activité métathéorique qui emprunte ses méthodes et ces concepts à la logique » (vol. 1, p. 6).

Dans son premier volume, il retrace les origines de la philosophie viennoise au sein des traditions allemande et françaises de savants philosophes. Il analyse en premier lieu ce que le positivisme logique doit à la « théorie de l’image » de Hermann von Helmholtz et Heinrich Hertz. Cette théorie de la représentation, qui exclut toute connaissance de l’adéquation de l’image à son objet (héritière en cela de la philosophie kantienne), est la source de la thèse wittgensteinienne selon laquelle « la représentation picturale de l’image au monde ne peut être elle-même dépeinte ou représentée » (p. 22). Comme écrit Ernst Cassirer, dans La Philosophie des formes symboliques, « le monde des phénomènes n’est pour lui [Helmholtz] rien de plus qu’un ensemble de signes qui n’ont aucune ressemblance avec leurs causes, les choses réelles, tout en étant légalement coor- donnés de façon à pouvoir exprimer par eux-mêmes les différences et tous les rapports des choses » (cité p. 21). Hertz raffine cette théorie en posant l’isomorphisme entre cette correspondance syntaxique et la fonction sémantique de représentation : « bien que les mots renvoient aux choses de façon arbitraire, il n’en demeure pas moins que notre agencement des mots renvoie à l’agencement des choses » (p. 31). Cela permet de dégager trois critères de scientificité, à savoir l’admissibilité (la non-contradiction logique), la conformité (la correspondance syntaxique) et l’adéquation (la complétude et la clarté de la correspondance). Cette épistémologie contient donc déjà en germe bon nombre des options théoriques adoptées plus tard par certains membres du Cercle de Vienne, telles que la sous-détermination empirique des théories scientifiques, la nature relationnelle de la science, la distinction entre la structure mathématique et son interpré- tation physique, ou la distinction entre langage interne aux sciences et langage externe.

Leroux revient ensuite sur le tournant « descriptiviste » qu’opère la physique à la fin du xixe siècle. Si l’importance des réflexions de Heinz Mach a souvent été soulignée, il rappelle en outre l’impact des analyses d’Abel Rey qui, dans La Théorie physique chez les physiciens contemporains (1907), propose la notion de « physique des prin- cipes » en battant en brèche le modèle mécaniste et en poussant à ses limites le posi- tivisme comtien. L’auteur signale aussi les travaux d’Emil Du Bois-Reymond et de Gustav Kirchhof. Mach reprend et accentue la critique des notions substantialistes (les « forces » par exemple) et change le sens du critère d’adéquation qu’il identifie à son propre principe d’économie de la pensée. À l’opposé de cette évolution, Ludwig Boltzmann maintient que la physique a vocation à comprendre les phénomènes, et non simplement à les décrire, ce qui implique l’adoption d’un modèle mécanique (atomis- tique en l’occurrence).

Le troisième courant alimentant le creuset viennois est le conventionnalisme français. La réflexion de Henri Poincaré est largement induite par l’avènement des

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géométries non-euclidiennes et se focalise sur la recherche d’invariants. Le Cercle de Vienne reprendra à son compte sa réflexion sur le rôle des conventions dans la physique mathématique. Toutefois, en faisant passer au premier plan la notion de « groupe de transformation », Poincaré s’engageait aussi dans un constructivisme mathématique rétif à toute forme de logicisation. Pierre Duhem sera surtout remarqué par la tradition analytique ultérieure pour sa conception holiste des théories (qui invalide la possibilité d’expériences cruciales) mais il relaye aussi une bonne part des analyses de Hertz.

Dans un second temps, Leroux revient sur l’émergence du Cercle de Vienne, sur ses principaux travaux et sur les principales influences qui s’exercèrent sur ses membres.

Rappelant l’existence d’un premier Cercle de Vienne (avant la Grande Guerre), il retrace les trajectoires qui convergent autour de Moritz Schlick (et du « colloque de mathéma- tiques » organisé en parallèle par Karl Menger), les principales étapes du travail collectif et sa transplantation finale aux États-unis, qui « lui fit perdre de sa vitalité » (p. 109), notamment sa dimension sociale et politique. Ce n’est qu’à ce stade qu’est réintroduite la référence à la logique moderne de Gottlob Frege et de Bertrand Russell ainsi que la parenté avec le programme fondationniste de David Hilbert. Leroux met en perspective l’adoption de ce canon axiomatique à partir de la critique du psychologisme : « En ce qui touche autant l’individuation que la caractérisation de l’objet d’étude de la philo- sophie des sciences, la méthode axiomatique formelle rodée par Hilbert représentait une solution élégante en ce qu’elle caractérisait les théories scientifiques individuelles (indépendamment de leur statut empirique) en tant qu’ensemble d’axiomes “clos sous la déduction”, c’est-à-dire incluant toutes les conséquences logiques de ces axiomes.

Le principe machien d’économie de pensée s’en trouvait donc pris en compte et, de surcroît, il se voyait purgé de sa teneur psychologique originale. Ce parti pris anti- psychologiste explique comment les membres du Cercle de Vienne ont pu délaisser la tradition épistémologique des physiciens (celle de Helmholtz, de Hertz, de Mach, de Boltzmann, et d’un certain Schlick lui-même) au profit d’une tradition logiciste initiée par Frege et Russell. Il dénoue également l’énigme de cet engouement des membres du Cercle de Schlick pour le Tractatus de Wittgenstein, dont le point de départ est juste- ment que “la pensée est une image logique des faits” » (p. 116).

Si nous avons cité in extenso ce passage, c’est qu’il illustre à merveille la façon dont les analyses de Leroux permettent d’entrer dans la « boîte noire » du Cercle de Vienne et qu’il montre, pour ainsi dire, la contingence de sa fermeture autour d’une procé- dure logiciste. Celle-ci conduit finalement à délaisser la science effective comme objet d’étude pour lui substituer la reconstruction de sa structure : « Le point de vue logiciste dans les débats d’alors sur les fondements n’était pas ce dont l’épistémologie recher- chée avait besoin : réduisant la mathématique à la logique, il la dérobait de sa fonction constitutive dans l’élaboration des théories scientifiques » (p. 124). Cette analyse évite de surévaluer l’influence du Tractatus : « l’ouvrage servait principalement de coor- données pour fixer les idées et situer la position de chacun » (p. 118). Leroux rappelle à ce sujet que les thèses « révolutionnaires » de Wittgenstein reprenaient en fait des analyses dues à Hertz (théorie de l’image), à Frege (non représentativité des connec- teurs logiques) ou à Duhem (sous-détermination empirique). En fait, « Wittgenstein opère la logicisation de la théorie de l’image de Hertz en rendant le troisième critère d’adéquation pragmatique identique au critère d’adéquation logique » (p. 122).

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En conclusion, l’analyse se recentre sur le nouvel empirisme qu’inaugure La Construc- tion logique du monde de Rudolf Carnap. Leroux en conteste la lecture simpliste par Goodman et Quine. Il souligne la relativité de la distinction chez Carnap entre synthé- tique et analytique, qui varie en fonction de critères pragmatiques. Il insiste en revanche sur le « structuralisme » de Carnap : « Il sera démontré qu’il est en principe possible de caractériser tous les objets par leurs propriétés structurelles et de transformer ainsi tous les énoncés scientifiques en purs énoncés structuraux » (cité p. 159). C’est au destin de ce nouvel empirisme, établi sur des bases structuralistes, qu’est consacré le second volume.

Dans l’introduction, Leroux assume le choix de négliger les discussions usuelles sur les « énoncés protocolaires », sur l’utilisation polémique d’un critère de contenu de sens, ou sur la recherche d’une notion opératoire de probabilité logique. Il sort ainsi des sentiers battus sans renoncer à un exposé technique qui recourt au formalisme logique.

L’auteur regrette en revanche (et nous plus encore !) de devoir « négliger les vues des figures majeures du Cercle de Vienne, dont Moritz Schlick et Otto neurath, de même que celle de Hans Reichenbach » (p. 4). De fait, il ne procède pas à l’examen des diverses variantes du Cercle de Vienne, mais seulement à une étude comparative entre son noyau théorique, identifié à Carnap, et ses épigones, ses critiques, ou ses vis-à- vis. L’hypothèse forte (de Hertz) qu’il est possible d’élaborer à partir de la logique un langage « idéal », c’est-à-dire dont la structure syntaxique serait identique à la structure sémantique, et la prise en compte des paradoxes de la théorie des ensembles conduisent à une stratégie conceptuelle de règlementation du langage qui aboutit au « modèle stan- dard » : les théories scientifiques seraient des systèmes axiomatiques formels dotés d’une interprétation empirique. Reichenbach observe que la philosophie se propose donc, non pas de restituer les processus effectifs de la pensée scientifique (ce qui relèverait du psychologisme), mais de reconstruire rationnellement « un substitut logique de la pensée » (p. 23). Au sein de celui-ci, des règles sémantiques permettent de retrouver des systèmes empiriques par la conjonction d’un énoncé de Ramsay, qui affirme l’existence d’une réalisation empirique de la théorie en vertu de la consistance de la théorie, et d’un énoncé de Carnap, qui est neutre quant à l’existence d’une réali- sation empirique, mais qui affirme que si la théorie possède un modèle empirique, alors les entités décrites par le formalisme logico-mathématique doivent être considérées comme des entités empiriques. De sorte que le contenu empirique est synthétique et analytique, l’empirisme sémantique se mouvant constamment entre les « deux pôles de l’instrumentalisme et du réalisme » (p. 44).

Après ce passage quelque peu technique, l’auteur expose « l’explication scienti- fique » selon Carl Hempel, qui se déroule dans un cadre déductif-nomologique où l’explanandum est une conséquence logique de l’explanans, et où l’explanans contient des énoncés nomologiques, un contenu empirique, et des prémisses toutes vraies. Il en rappelle les critiques usuelles, dont la plus connue porte sur la réversibilité de la rela- tion de causalité : la taille de l’ombre peut aussi bien être cause de la taille de l’objet que l’inverse. Pour surmonter cette difficulté, Leroux esquisse le prolongement d’une théorie de l’explication au sein d’un modèle strictement mathématique, qui échapperait à cette circularité en raison de l’asymétrie des réductions entre théories scientifiques (notamment à partir des travaux d’Erhard Scheibe).

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Le rationalisme critique de Karl Popper est ensuite sévèrement « corrigé ». Leroux tient le critère de réfutabilité pour « mort-né en raison des considérations que Pierre Duhem avaient déjà élaborées concernant la mise à l’épreuve empirique des hypo- thèses en science » (p. 67). Ainsi, la notion de réfutation est sous sa version formelle

« relativement inopérante » (p. 64), et sous sa version méthodologique invalidée par la prégnance théorique des résultats d’observation. En définitive, le renversement de la valeur de vérité se retourne contre Popper : la réfutation d’une hypothèse ne serait jamais acquise puisqu’elle serait toujours en attente d’être elle-même réfutée, etc. La notion de vérisimilitude ne parvient pas vraiment à sortir de l’ornière et Leroux achève ce chapitre en rappelant que les travaux d’histoire des sciences ont mis en évidence que le réfutabilisme n’avait guère été mis en œuvre, et que son application se serait même révélée néfaste, si l’on en croit Paul Feyerabend. La réforme de ce rationalisme critique par Imre Lakatos, brièvement évoqué dans un autre chapitre, tombera sous le feu des mêmes critiques.

Le rationalisme appliqué de Gaston Bachelard a le droit à une évaluation nette- ment plus positive. En premier lieu, son épistémologie évite de chercher un critère de scientificité extérieur à la science, car « la science est à la fois produit et produc- teur de rationalité » (p. 76). Se détachant des positions de Léon Brunschvicg et de Rey, il « dialectise » le progrès des sciences sur l’exemple des géométries non-eucli- diennes. Leroux souligne que l’épistémologie bachelardienne « subordonne en fin de compte la pensée scientifique à la pensée mathématique » (p. 81) et que cela explique pourquoi il se range du côté de Ferdinand Gonseth et Jean Cavaillès dans leur refus d’accorder à la logique une quelconque antériorité par rapport à la conceptualisation des sciences. Bachelard est en accord avec Poincaré et Carnap sur la nature relation- nelle de la science : « le point de vue structuraliste permet ainsi de s’épargner beau- coup de naïvetés, épistémologiques comme ontologiques » (p. 86). Cette restitution de l’épistémologie bachelardienne s’appuie, de façon originale, sur une lecture atten- tive de l’Étude sur l’évolution d’un problème de physique : la propagation thermique dans les solides (1928) : « c’est donc à l’étude du développement de la théorie de la chaleur que Bachelard élabore ses conceptions du nouvel esprit scientifique et plus particulièrement, de la nouveauté essentielle de la physique mathématique » (p. 91).

Leroux signale ainsi que Bachelard avait élaboré les principaux concepts de son épis- témologie avant même de se confronter à la physique relativiste ou quantique et qu’il avait pourtant tout de même déjà compris qu’il ne s’agissait plus de rationaliser le réel mais de réaliser le rationnel. Il met en évidence à ce sujet le contraste frappant avec le critère poppérien de réfutation. Il souligne enfin que si Bachelard s’est tenu informé des travaux de Popper, Reichenbach et Hans Hahn, ceux-ci ne lui ont pas rendu la pareille et, aveuglés par leur mépris du psychologisme, ont manqué sa perspective d’un constructivisme mathématique récurrent.

L’historicisme de Thomas Kuhn est aussi présenté de manière charitable. Leroux dénonce la vulgate qui l’oppose à des néo-positivistes continuistes, Carnap ayant même salué la Structure des révolutions scientifiques avec enthousiasme dans l’Inter- national Encyclopedia of Unified Science. L’enjeu était ailleurs et portait davantage sur la méthodologie, qui mettait en porte-à-faux la qualification de « scientifique » avec la neutralité à cet égard de l’objectivation strictement sociologique : « Kuhn ne parviendra

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jamais à apaiser la tension, constamment présente en lui, entre le réalisme scientifique dont il n’a jamais su se départir, et l’antiréalisme inhérent à son approche instrumen- tale » (p. 104). La notion de paradigme, même rigoureusement définie en tant que

« cas exemplaires d’application réussie de la théorie, que les auteurs de manuels choi- sissent à des fins pédagogiques et qui sont “internalisés” dans “l’esprit scientifique” » (p. 107), ne pouvait à elle seule restituer le cadre de pensée de la recherche scientifique.

La tentative par Joseph Sneed et Wolfgang Stegmüller d’intégrer cette notion et de la formaliser pour la science normale permet de cerner ses implications, qui entrent en contradiction flagrante avec les thèses de Popper : « un tel mécanisme ne laisse aucune place à quelque processus de réfutation que ce soit » (p. 113). L’autre objet de polé- mique fut la thèse de l’incommensurabilité des paradigmes que Leroux édulcore en

« difficultés de passer d’une vision à l’autre » (p. 119) quand Kuhn affirme clairement l’impossibilité (même dans des cas où la réduction mathématique est avérée). Il manque ici une réflexion poussée sur les processus de commensuration et d’incommensuration qui permettent de rendre compte des transformations scientifiques de manière plus fine que la simple opposition entre des phases de science normale et de science révolution- naire. La présentation de « l’anarchisme méthodologique » de Paul Feyerabend montre d’ailleurs comment ce dernier eut beau jeu d’opposer Kuhn à Lakatos en dénonçant la rationalité de la science et Lakatos à Kuhn en mettent en évidence la juxtaposition des sciences normale et révolutionnaire.

En conclusion de ce roboratif exposé, Leroux n’hésite pas à esquisser les orienta- tions d’une synthèse qui recueillerait la meilleure part des philosophies des sciences passées au crible. Ses préférences, aisément détectables en cours de lecture, trouvent ici une cohérence : une conception structuraliste, c’est-à-dire relationnelle, de la science, construite à partir des mathématiques, permettant d’intégrer la transformation scienti- fique dans un processus d’« auto-construction de la rationalité » (p. 155), en n’ignorant point les ruptures taxinomiques mais en surmontant l’obstacle de l’incommensurabilité par la récurrence « qui n’implique que la formule mathématique » (p. 157), tout en se gardant des écueils du réalisme et de l’instrumentalisme. Le centre de gravité de cet édifice est plutôt du côté de Bachelard, mais il pourrait aussi bénéficier de l’apport d’autres néo-rationalistes tels que Cassirer ou Hermann Weyl. L’ouvrage se fait ainsi l’écho de l’important mouvement de révision de l’histoire du Cercle de Vienne, auquel les analytiques francophones n’ont guère participé, et qui s’était surtout limité à rééva- luer le néo-positivisme en fonction du néokantisme allemand en tant que relativisation de l’a priori. En éclairant, cette fois, la philosophie viennoise à partir de l’épistémo- logie française (Poincaré, Duhem, Rey, Brunschvicg et Bachelard), Leroux procède à un nouveau désenclavement. Il en faudra plus pour sortir nos collègues anglo-saxons de leur isolationnisme, mais l’on se prend à rêver d’une présentation enfin décomplexée et complexifiée du paysage européen de la philosophie des sciences du xxe siècle, qui intégrerait aussi les travaux italiens par exemple. Le travail considérable de Leroux, tant du point de vue de l’érudition que de la didactique, constitue un premier jalon sur cette voie en même temps qu’une contribution non négligeable pour aborder les enjeux actuels de la recherche en tirant le meilleur parti de l’expérience accumulée.

Vincent BonTems

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Vincent bonTems, Bachelard, Paris, Les Belles Lettres, 2010, 248 p.

Le travail de Vincent Bontems se présente comme une exploration utile et origi- nale des principales contributions de Bachelard à la réalisation et au développement de l’épistémologie historique. Ce livre vise, en premier lieu, à dépasser la tendance, tout à fait traditionnelle, d’entrevoir une inguérissable césure entre la production épistémologique de Bachelard et celle que ce penseur dédie à la rêverie. C’est ainsi, qu’en ouverture de son volume, l’auteur observe : « on entend parfois parler de “deux”

Bachelard, celui des philosophes des sciences et celui des poètes […]. nous essaierons ici de tenir les deux bouts ensemble » (p. 21-22). Pour réaliser ce programme, Bontems retrouve dans la notion d’induction un efficace paradigme conceptuel permettant une réticulation synergique et cohérente des contenus exprimés par Bachelard, tant dans ses écrits philosophico-scientifiques que dans ses textes poético-littéraires. L’auteur établit ce parallèle à partir de la définition de l’induction que Bachelard nous donne dans La Valeur inductive de la relativité, texte très peu connu car jamais republié depuis 1929. Le choix des textes de référence par Bontems pour son examen de l’œuvre bachelardienne possède d’ailleurs une indubitable originalité dans le cadre du riche panorama bibliographique déjà dédié à l’œuvre bachelardienne.

Comme l’explique Bontems, dans le lexique mûr de Bachelard, « induction » désigne le processus (formalisé par l’électromagnétisme de Maxwell) qui, à partir d’un amorcement local (comme par exemple, celui engendré par un aimant à l’inté- rieur d’une bobine), est capable de déclencher la production d’un courant électrique qui, à son tour, engendre, autour de soi, un champ magnétique. Selon Bontems, cet

« opérateur » intervient dans toute la production de Bachelard, que ce soit dans ses écrits épistémologiques ou dans ses textes sur la rêverie. Dans le premier cas, la valeur inductive des structures mathématiques réside dans le fait qu’elles fonctionnent comme des amorcements – comme l’aimant que l’on vient de citer – en vue de l’inférence de réalités physiques, et dans le cas littéraire, ce même processus s’effectue au niveau de la production d’images dans l’esprit du lecteur, à partir d’amorcements constitués par les mots.

Même s’il reste d’indubitables différences entre ces deux processus, une même analogie dynamique les relie. Comme on le sait, dans sa production philosophique à géométrie variable, Bachelard élabore une définition significative de « l’homme des vingt-quatre heures », dont les heures diurnes sont caractérisées par l’activité (et l’engagement) rationaliste, tandis que les heures nocturnes sont peuplées d’images, suspendues à la limite du rêve, de l’oubli et de la mémoire du passé, des souvenirs qui, en même temps, ne peuvent pas se concevoir comme de simples reflets des instants vécus, mais comme de véritables constructions d’un univers d’images en mouvement, c’est-à-dire la rêverie, dont les dynamiques démontrent la complexité de l’esprit humain.

L’effort heuristique de Bontems dans son beau volume réside donc dans le réta- blissement de la cohérence sous-jacente à l’enquête bachelardienne, qui, dans sa complexité, vise à conjuguer « les dynamiques de l’esprit » (p. 24), en s’opposant, ainsi, à la tendance qui entrevoit dans les écrits poético-littéraires de Bachelard une sorte de délire lucide impossible à accorder à la profondeur analytique de ses textes épistémologiques.

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Dans les deux premiers chapitres du livre, « une épistémologie transhistorique » (p. 29-70) et « La relativité philosophique » (p. 71-118), Bontems donne au lecteur un tableau, assez riche en détails, des contributions les plus significatives de « l’école bachelardienne » à l’épistémologie. Comme le précise l’auteur dans l’introduction (p. 21-28) à son texte, l’emploi de l’adjectif scolaire pour caractériser la pensée bache- lardienne ne doit jamais être confondu avec l’adjectif scolastique. La scolarité est une approche mobile et ouverte par rapport à l’histoire des savoirs scientifiques, une perspective qui mûrit de proche en proche, à contact direct avec les sciences (mais aussi avec la littérature) dans leur se faire, en dépassant les préjugés et les images vides, jusqu’au point de concrétiser « l’effort de l’esprit pour se détacher d’anciennes conceptions au profit d’autres plus justes » (p. 26), c’est-à-dire en se dirigeant, d’une manière programmatique, vers les nouveautés qui indiquent le chemin de la connais- sance approchée, la seule modalité efficace pour constituer la mobilité de l’esprit scien- tifique. L’esprit scientifique, à son tour, comme le note l’auteur, révèle sa dynamique dans la constante correction de ses résultats, en procédant « par va-et-vient entre ses pôles expérimental et mathématique et les obstacles épistémologiques se présentent par paires comme des écueils symétriques qui arrêtent la pensée » (p. 41). Son parcours n’est pas linéaire et le progrès ne peut pas être pensé abstraitement, ni d’une manière rectiligne, ni à partir d’une perspective cumulative, car ses processus se heurtent à des obstacles épistémologiques surmontés au moyen des ruptures qui entament la facile linéarité dynamique.

C’est ainsi que la seule épistémologie possible pour cette complexité évolutive est, selon Bontems, une épistémologie transhistorique, dont le caractère transitoire, syno- nyme de mobilité, ne réside point dans un jugement sur l’« histoire des sciences à partir d’un point de vue épistémologique historiquement fixe et privilégié » (comme dans le cas des interprétations qui, par exemple, trouvent dans la modernité occidentale une clé de lecture paradigmatique pour tout le passé, le présent et le futur des sciences – c’est- à-dire la lecture traditionnellement progressiste), mais au contraire dans l’articulation d’une perspective « à partir de n’importe quel point de vue » de l’histoire des sciences (p. 34).

Parmi les obstacles épistémologiques qui jalonnent ce parcours, se trouvent, comme le note Bontems en paraphrasant Bachelard, des métaphores, des images, des opinions, des préjugés et des fausses vérités qui nécessitent d’être rectifiés, voire, le cas échéant, d’être abandonnés : il faut libérer la voie de la science des intuitions nocives. Cette entreprise n’est jamais linéaire ou achevée, car le pouvoir des obstacles implique souvent qu’ils réapparaissent à d’autres niveaux et avec des formes assez différentes qu’auparavant, c’est-à-dire qu’ils deviennent des obstacles de second ordre (p. 45).

L’engagement rationaliste consiste donc à réviser continuellement le savoir, en vue de tendre – toujours approximativement – à la connaissance du vrai. C’est ainsi que « [l]a composante analogique du modèle de l’atome de Bohr qui avait été indispensable lors de sa formulation, est devenue entre-temps une métaphore superflue, un obstacle » (p. 46).

C’est à la lumière de ce complexe processus qu’il faut se demander quelles sont les modalités de la construction de l’objet de la connaissance scientifique. Pour répondre à cette question, Bontems explique la signification spécifique que la phénoménotechnique

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prend dans le cadre de la réflexion épistémologique bachelardienne. L’objet de la connaissance scientifique se détermine en tant que tel à partir de la mesure adoptée pour sa construction. C’est ainsi que l’expérience scientifique se configure comme possible seulement grâce à l’emploi d’instruments de mesure qui construisent les phénomènes. Cette perspective n’exclut pas un certain réalisme scientifique qui, toute- fois, pour le dire encore avec le Bachelard de L’Essai sur la connaissance approchée, est un « réalisme des ordres de grandeur » (p. 51), tel que chaque objet spécifique de la connaissance scientifique se définit en tant que tel à partir d’une échelle de mesure précise à laquelle il se construit (à travers un processus authentiquement phénoméno- technique). Chaque échelle, à son tour, peut se définir à partir des relations qui l’inter- connectent aux autres (par exemple, entre microphysique et physique macroscopique) au point que le réalisme des ordres de grandeur peut être assimilé à une relativité des échelles. Ces échelles ne possèdent pas un ordre linéaire et progressif : elles présentent une sorte d’irréductibilité telle que leur dégré de complexité les rend réciproque- ment disparates. Cela doit décourager la stratégie épistémologique réductionniste qui simplifie le problème en postulant l’existence d’une seule échelle fondamentale. Malgré cette discontinuité des échelles, la réalisations de dispositifs de mesure de plus en plus précis assure, par des processus d’amplification, l’instauration d’une « médiation entre l’échelle des processus quantiques et la nôtre, qui seraient sinon incommensurables » (p. 56). L’expérience scientifique, en tant qu’expérience expérimentale de production (phénoménotechnique) du phénomène, justifie la médiation possible entre échelles de mesure des phénomènes décrits. Ainsi, une récurrence s’instaure, après coup, entre la physique newtonienne et la théorie de la relativité, la lecture bachelardienne confir- mant ici ce qui avait déjà été souligné par Einstein.

un des aspects les plus originaux du livre de Bontems réside dans son examen critique des contenus du texte bachelardien La Valeur inductive de la relativité, qui reste, encore aujourd’hui, difficilement accessible. Si la connaissance scientifique est une constante approximation, dont les objets sont construits par une phénoménotech- nique des échelles de grandeur et de mesure, il reste quand même une question : qu’est- ce qu’il y a au fond de ces phénomènes ? C’est une question qui dépasse les limites du transcendantalisme d’origine kantien, en posant à nouveau au centre du débat épis- témologique la question du noumène, historiquement conçu comme la limite extrême de la connaissance. Bachelard – dans l’ouvrage qu’on vient de citer et dans l’article

« noumène et microphysique » de 1932 – pose que le noumène consiste en la nature mathématique sous-jacente aux phénomènes, ce qui est flagrant avec la physique quan- tique qui définit comme « objet par excellence » (p. 220) des entités bien définies mathématiquement mais susceptibles de plusieurs actualisations physiques divergentes.

C’est ainsi que la mathématique cesse de se présenter comme un simple langage, pour devenir constitutive. Le physicien peut inférer « de la forme des équations les potentia- lités qui seront actualisées par la phénoménotechnique » (p. 61), c’est-à-dire les effets qui constituent l’objet de la connaissance scientifique de la physique.

C’est seulement à partir de ces observations qu’on peut comprendre, comme le note Bontems dans le deuxième chapitre du texte dédié à « La relativité philosophique », la raison pour laquelle les mathématiques conduisent à un réalisme anti-substantialiste fondé sur la relation, en tant que réalité non-substantielle, qui n’est pas exprimable

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dans un langage traditionnel et confère à l’objet de connaissance scientifique une spécification tout à fait différente de celle du sens commun. Le monde, selon cette perspective, est donc effectivement écrit en termes mathématiques, en liant le comment de la physique avec le qu’est-ce que c’est des mathématiques.

Les enseignements les plus décisifs de l’enseignement bachelardien sont repris dans la section intitulée « L’analyse spectrale » (p. 111-118), où Bontems résume les carac- tères les plus remarquables de l’épistémologie de Bachelard : d’une part, la pensée philosophique rationaliste est obligée de s’éduquer à la science de son temps, en aban- donnant le caractère d’un stérile commentaire des résultats obtenus dans le passé :

« une philosophie à prétention rationaliste se doit d’être contemporaine » (p. 111) des sciences de son époque. C’est donc une philosophie dont le statut ne peut qu’être celui du rationalisme appliqué, qui, au niveau de la réflexion philosophique, traduit les suggestions des sciences de son temps, en se posant au centre d’un spectre, analysé par Bachelard en 1949, entre les philosophies extrêmes de l’idéalisme et du réalisme ingénu. En dernière analyse, cette philosophie bipolaire se forme aux contributions des mathématiques, telles qu’on vient de les décrire (rationalisme) et aux pratiques phéno- ménotechniques qui étudient les effets, en construisant leurs objets (appliqué).

Dans la troisième partie, Bontems examine la production bachelardienne sur la rêverie, dans le but d’en démontrer l’extrême cohérence avec la production épistémolo- gique. En même temps, il souligne les changements de perspective les plus significatifs opérés par Bachelard au cours de sa trajectoire dans le domaine de la littérature, en démontrant son effort philosophique (et scientifique) de rectifier les intuitions origi- naires. L’image dans la Psychanalyse du feu témoigne encore, chez Bachelard, d’un intérêt pour les dynamiques de la connaissance qui induisent une attitude assez critique par rapport aux métaphores, qui peuvent représenter un obstacle, à partir des années 1940 : « L’image y devient un objet autonome exigeant une révision constante de la méthode psychanalytique» (p. 123). Cependant, le chemin qui l’avait porté à retrouver la nécessité d’un examen psychanalytique des connexions entre image et élément (le feu, la terre, l’air) démontre, avec L’Eau et les rêves, un changement de perspective tout à fait décisif, qui vise à dénoncer, selon Bontems, « le cadre réducteur de la psychana- lyse » (p. 124).

Au-delà des détails historiques et conceptuels donnés par Bontems sur les nœuds critiques qui existent dans la production bachelardienne sur la rêverie, c’est-à-dire des ruptures épistémologiques qui se retrouvent dans son parcours spéculatif en matière de littérature et, surtout, de poésie, il reste la beauté des réflexions sur la puis- sance d’images telles que celles qui sont associées à l’élément du feu, à la maison, à l’habiter. Dans une comparaison éclairante entre l’image de la maison chez Bachelard et la notion d’habiter de Heidegger, on retrouve, grâce à la clarté du style de l’auteur, la vividité bachelardienne, tout à fait absente de la rhétorique « mystico-réactionnaire de l’évocation heideggérienne » (p. 154), imprégnée par le mythe sombre et mortifère du Blut und Boden.

L’image du feu (comme celle de la maison) déclenche des effets, stimule une (psycho-) analyse et produit des effets qui ne nous permettent pas de la faire coïncider avec un stérile essentialisme des éléments. C’est ainsi que marche une certaine littérature : un

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mot induit une dynamique dans l’esprit qui imagine. Le feu devient le foyer, l’entrée dans la communauté des hommes, mais aussi l’ivresse du vin, fruit de la fatigue de la vigne, soignée et cultivée par la famille de Bachelard.

Cette monographie se conclut par un chapitre dans lequel l’auteur donne, de façon schématique mais aussi critique, une liste commentée de ceux qui, à partir de la fin des années 1930, peuvent être considérés comme les élèves éclectiques formés à

« l’école bachelardienne ». Ce tableau polychrome du bachelardisme retrace « une véritable tradition de recherche en philosophie » (p. 177). On y retrouve, parmi les figures les plus connues, Gonseth, Piaget, Canguilhem, Foucault, Ducassé, Simondon, Bourdieu, Serres, Althusser, Koyré, Barthes, Lecourt, Dagognet, et jusqu’au bachelar- disme anglophone de Gaukroger et Tiles, avant d’aboutir à deux phases de crise, l’une à partir de 1972 jusqu’en 1996 avec l’affirmation du socioconstructivisme, l’autre avec la diffusion de la philosophie analytique jusqu’au début du xxie siècle.

Le volume présente aussi une excellente note finale, les « repères biographiques » (p. 9-20), dans lesquels la biographie de Bachelard est mise en parallèle avec des étapes fondamentales de l’histoire des sciences de la fin du xixe siècle jusqu’à la mort du philosophe en 1962. Cette perspective restitue historiquement la vie et l’œuvre bache- lardiennes, en en soulignant les contacts avec les personnalités de l’époque et l’in- fluence qu’ils eurent sur sa pensée.

Bontems, à la fin de son livre, offre le traditionnel index des noms propres (p. 215-216) et un index utile des notions (p. 217-218), puis compile un glossaire utile des dix termes les plus importants du lexique bachelardien, en donnant au lecteur un sommaire, mais clair tableau du langage bachelardien pour spécifier son enquête philosophico-scientifico-littéraire. On trouve enfin de brèves notices (p. 225-230) bio- bibliographiques des plus importants philosophes et savants contemporains de Bache- lard qui ont été cités dans le volume.

La clarté du style et la cohérence organique du projet de recherche critique de l’œuvre bachelardienne font de la monographie proposée par Vincent Bontems un indispen- sable instrument, pas seulement introductif, à la pensée de Bachelard, qui pourrait aussi profiter au public italien ou anglais des spécialistes et des néophytes, si l’éditeur avait l’heureuse inspiration d’en proposer une traduction.

Giovanni Carrozzini

Anastasios brenner, Raison scientifique et valeurs humaines. Essai sur les critères du choix objectif, Paris, Presses universitaires de France, 2011, 134 p.

Ce bref ouvrage vise à élucider la nature et l’historicité des valeurs justifiant la recherche scientifique ou motivant le choix entre des théories rivales, dont l’introduc- tion établit une liste par provision : « précision, cohérence, complétude, simplicité et fécondité » (p. 4). La question est de savoir quelle est la traduction possible de ces valeurs en normes susceptibles de guider l’activité scientifique. En exposant les apories

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de la décision méta-théorique, Anastasios Brenner se confronte d’emblée à la thèse de l’incommensurabilité. Thomas Kuhn faisait lui-même état de plusieurs valeurs suscep- tibles d’orienter les savants, telles que « précision, cohérence, envergure, simplicité et fécondité » (p. 12) mais aussi « beauté, puissance prédictive, normativité et généra- lité » (p. 14). Toutefois, il insistait sur l’absence de procédure universelle d’évaluation permettant d’arbitrer entre les paradigmes. Kuhn soulignait ainsi que « les critères de choix ne sont pas des règles mais des valeurs » (p. 16). L’auteur observe que « Kuhn aurait pu faire appel à Bachelard. Car celui-ci avait déjà accordé une attention parti- culière aux valeurs rationnelles, dans le cadre d’une philosophie des sciences nourrie d’histoire » (p. 20). L’Essai sur la connaissance approchée proposait déjà, en effet, une hiérarchisation des théories successives en fonction des progrès de la précision.

C’est dans cette tension entre le polythéisme des valeurs et la perspective progressiste que l’auteur déploie son enquête : « Bachelard et Kuhn offrent deux perspectives sur la nature du choix scientifique : le premier décrit une rationalité tributaire du mouvement progressif et dialectique de la science ; le second énonce un ensemble de valeurs ration- nelles sous-tendant des paradigmes scientifiques » (p. 26).

Celle-ci débute en retraçant une généalogie du problème de l’évaluation. Après avoir rappelé les critères de confirmation et d’acceptabilité reconnus par Carl Hempel (« quantité, variété, précision, prédiction, simplicité et cohérence », p. 30), Brenner rappelle comment le conventionnalisme imposa une problématique épisté- mologique dominée par le libre choix des hypothèses. Henri Poincaré explicitait les critères qui guident le choix du scientifique ainsi : « la simplicité, la beauté, l’harmonie et la rigueur » (p. 34) ; Pierre Duhem se prononçait plutôt en faveur de la simplicité, de la complétude, de l’exactitude, de la cohérence et de la fécondité. Duhem proposait une conception très proche de celle adoptée plus tard par le Cercle de Vienne : « une théorie est un système axiomatique ; son interprétation empirique est fournie par des règles de correspondance comprenant notamment des procédés de mesure » (p. 35).

Les néo-positivistes étaient aussi les héritiers de la tradition des savants philosophes allemands qui opérèrent le tournant descriptiviste en physique, et d’Ernst Mach en particulier, mais l’auteur rappelle que ce tournant avait été d’une certaine manière anticipé par Auguste Comte. Il montre ainsi que la notion de « positivité » renvoie à une série d’oppositions qui permettent le choix entre plusieurs descriptions : « le réel par opposition au chimérique, l’utile par opposition à l’oiseux, le certain par oppo- sition à l’indécis, le précis par opposition au vague et le positif par opposition au négatif » (p. 41). Ces diverses traductions de la valeur de positivité étaient mises sur le même plan, ce que Bachelard critiqua pour faire valoir que la précision seule permet de départager et de hiérarchiser les théories scientifiques. En définitive, cette séquence historique aboutit à « une nouvelle présentation des théories – l’axiomatique – et un nouveau discours sur les sciences – la philosophie des sciences » (p. 46). Or, l’auteur considère que nous assistons à la fin de cette période, car la « présentation axiomatique semble céder de plus en plus la place à des techniques de modélisation et de simulation » (p. 47).

Poursuivant son analyse régressive, Brenner remonte à l’émergence des valeurs scientifiques dans l’histoire et en particulier à la reformulation galiléenne de la notion de « rigueur » contre l’ancienne physique aristotélicienne : « la rigueur scientifique

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passe désormais par l’association de l’exactitude des mathématiques et de la précision des instruments » (p. 51). L’avènement de l’exactitude comme marque distinctive de la physique progresse de l’accurratezza de Galilée à l’accurateness de Robert Boyle pour aboutir à l’accuratus d’Isaac newton, non sans faire face à la critique de Georges- Louis Leclerc de Buffon : « Le précis, l’absolu, l’abstrait, qui se présentent si souvent à notre esprit, ne peuvent se trouver dans le réel, parce que tout s’y fait par nuances, tout s’y combine par approximation » (cité p. 57). Cette critique sonne à la fois comme une défense d’arrière-garde de la prudence aristotélicienne qui se garde de trop de prétention à être exacte, mais aussi comme une critique du malentendu que ne peut manquer de faire naître l’expression « sciences exactes ». Car « il s’agit d’une exac- titude de l’approximation » (p. 55). Et c’est encore Bachelard qui éclaircira ce point, notant que « l’accroissement de la précision présente les mêmes bouleversements et les mêmes discontinuités que les autres aspects de l’activité scientifique. On repère ici une transformation fondamentale qui consiste dans le passage d’une conception méta- physique de l’exactitude à sa rigoureuse compréhension épistémologique » (p. 55-56).

Autre exemple de conflictualité conceptuelle charriée par le vocabulaire à travers l’his- toire, « l’Harmonie » a pu signifier quelque chose de très proche de ce que l’on entend par « cohérence » de nos jours. Elle était ainsi valorisée chez les néo-platoniciens et fut récupérée par Johannes Kepler pour légitimer ses hypothèses. Mais cette origine antique mêlée de considérations parfois mystiques explique aussi pourquoi Galilée ou Spinoza évitent soigneusement le terme, ou pourquoi il rejaillit sous la plume de Comte, voire de certains physiciens contemporains. D’autres termes renvoient peu ou proue à la même valeur à certains moments et se dissocient à d’autres, comme la fécon- dité théorique et la puissance prédictive, que confondent délibérément Moritz Schlick, Otto neurath ou Karl Popper, alors que l’analyse logique qu’ils appliquent à la fécon- dité d’une axiomatique ne permet guère en fin de compte de mesurer la prédictivité expérimentale : « Cette analyse logique ne permet pas de saisir la nature propre de la prédiction scientifique » (p. 66).

L’ouvrage aborde ensuite les conceptions de la vérité qui éclairent la visée de la science. Il distingue classiquement entre la vérité correspondance (référée à Saint Thomas), la vérité cohérence (référée à Kant) et la vérité effective (référée à William James). Mais l’analyse se rabat assez rapidement sur les valeurs qui traduisent la manifestation de la vérité, telle que la simplicité. L’auteur relève les doutes de Gustav Kirchhoff ou de Bachelard à l’égard de cette notion, auxquels il oppose la certitude quasi-théologique d’un Wittgenstein qui affirme : « Simplex sigillum verum » (cité p. 73). Il montre surtout que la valeur de simplicité fut précocement relativisée, par exemple par Ptolémée : « Il faut, du mieux qu’on le peut, adapter les hypothèses les plus simples aux mouvements célestes. Mais si cela ne réussit pas, il faut en prendre qui soient acceptables » (cité p. 75). Il n’en demeure pas moins que la simplicité est invoquée par toute une lignée de savants, depuis Kepler jusqu’à Einstein en passant par Descartes et Poincaré. La complétude suscite aussi des controverses : Galilée s’en prend au point de vue du « parfait » des péripatéticiens, tout comme newton aux prétentions explicatives illimitées de Descartes. C’est lors du tournant descripti- viste, que la complétude, comprise comme extension, redevient une valeur positive.

Ce retournement est contemporain d’une crise de la vérité, que nietzsche exprime par

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excellence, et qui conduit à valoriser plutôt la vérification. Mais, là encore, observe Brenner à propos de Hempel, ce n’est pas la pratique scientifique qui est élucidée, mais sa reconstruction rationnelle.

Parvenu à ce constat de relatif échec pour cerner des valeurs transhistoriques incontestables qui motiverait un choix objectif, l’auteur dévoile enfin ses batteries en convoquant Alistair Crombie : « La notion de style de raisonnement offre un cadre d’analyse ample et souple, qui nous incite à prendre en compte non seulement les théories, mais également les instruments, les laboratoires et les réseaux de collabora- tion » (p. 97). On peut légitimement se demander si la découverte que la science ne se réduit pas qu’à la théorie mais comporte aussi une praxis devait attendre Crombie.

Quoi qu’il en soit, cette approche suggère à l’auteur une reformulation de sa problé- matique, qui échappe enfin au cadre étroit de la discussion sur les systèmes axioma- tiques dotés de procédures d’interprétation. Le moyen de cette reformulation est la réintégration des valeurs dans l’évolution historique de la science elle-même : « Les valeurs ne sont pas séparées des autres composants de la théorie ; elles sont suscepti- bles de subir la même évolution » (p. 98). Le prix à payer, inévitable selon Brenner, n’est toutefois pas négligeable, puisqu’il s’agit de l’abandon de la notion de progrès, qui serait un mythe ne pouvant que déformer la compréhension du passé à la lumière du présent (p. 99) ou susciter des projections illusoires sur l’avenir (p. 99). Dans ces conditions, on se demande si l’auteur n’aurait pas liquidé son problème en même temps qu’il prétend le résoudre. Mais c’est en élargissant la question des valeurs de la science aux valeurs éthiques que Brenner entend poursuivre son enquête sous l’égide de Philip Kitcher : « L’étude des valeurs rationnelles nous entraîne inévitable- ment à aborder les valeurs éthiques » (cité p. 104). La philosophie des sciences peut donc se prolonger à condition d’assouplir l’idée de science (p. 105) en se dégageant du paradigme de la physique mathématique, et l’auteur veut croire que l’évolution de

« la science moderne est allée de pair avec un déplacement en faveur de la pratique » (p. 107) qui invite à cette transformation.

S’inspirant de Lorraine Daston et Peter Galison, dont il accepte un peu trop vite les conclusions sur l’historicité de l’objectivité (alors qu’on leur accordera sans peine celle des procédés d’objectivation), Brenner entend promouvoir un « rationalisme stratifié » qui semble retomber dans un positivisme de valeurs accumulées : « Les vertus épistémiques, bien qu’elles puissent parfois entrer en conflit, ne se détruisent pas mutuellement comme des armées rivales. Elles s’accumulent plutôt » (cités p.

108). Si on admet volontiers qu’il « n’existe pas de système de référence absolu à partir duquel on pourrait mesurer le progrès » (p. 110), c’est qu’on pensait cette ques- tion dépassée par la recherche d’une relativité transhistorique des valeurs rationnelles produites par la science et productrices de science. Est-ce en ce sens qu’il écrit qu’à

« séparer la vérité du processus qui a conduit à son établissement, nous la défigurons » (p. 111) ? On peut en douter quand il en déduit qu’on « pourrait discuter les distinc- tions établies entre démonstration et persuasion, logique et rhétorique, justification et découverte » (p. 111). Le positivisme sert ici de repoussoir pour récuser toute valeur régulatrice et unificatrice à la science, telle que la revendication de la « raison » et de ses « progrès ». On ne saurait nier que l’heure est venue pour « une multipli- cité de perspectives éclairant les diverses facettes de l’activité scientifique, [et pour]

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une émulation entre les conceptions élaborées et un véritable travail en commun » (p. 112), mais l’on peut douter qu’une telle collaboration puisse se nouer dans une anomie ou un anarchisme des valeurs.

Vincent bonTems

Jean-Charles Darmon et Françoise WaqueT, dir., L’Amitié et les sciences. De Descartes à Lévi-Strauss, Paris, Hermann, 2010, 276 p.

Dans un article consacré à l’historicité de la vie affective, Lucien Febvre souli- gnait que « plus les opérations intellectuelles ont pris de développement dans les milieux sociaux où toutes les relations entre hommes se trouvent de mieux en mieux réglées par des institutions ou des techniques, plus la tendance est devenue forte à considérer les émotions comme une perturbation de l’activité, quelque chose de dange- reux, d’importun et de laid : disons tout au moins impudique » (Mélanges d’histoire économique et sociale, 1941). Les sciences, couramment représentées comme gouver- nées par la raison et mues par de strictes logiques cognitives, paraissaient entre toutes devoir échapper aux émotions. De même, les savants seraient peu sujets aux affects susceptibles de les détourner du droit chemin de la rationalité. Dans cette perspective, l’histoire des sciences a souvent cantonné l’amitié au registre psychologique des anec- dotes biographiques ou au genre moral des exempla qui humanisent les vies de savants.

Le propos qui cimente cet ouvrage collectif analysant la multiplicité des liens tissés entre l’amitié et les sciences part du présupposé inverse. Ainsi que le suggère Françoise Waquet, l’un des deux maîtres d’œuvre de ce volume, l’amitié, omniprésente dans la sphère intellectuelle, est une donnée essentielle à la compréhension du fonctionnement des sciences modernes et elle est de ce fait repérable dans les modèles, les discours, les conduites et les pratiques qui en relèvent. Elle est à envisager comme une « passion académique », en tenant à égale distance, ainsi que le propose le second coordonnateur du livre, Jean-Charles Darmon, l’idéalisation humaniste du modèle du « parfait ami », et la démystification utilitariste qui réduit l’amitié à n’être qu’un adjuvant dans le champ polémologique des sciences pensées comme des arènes de compétition réglée.

L’objectif de Lucien Febvre est atteint par cet ouvrage qui réussit avec pertinence à restituer de l’historicité à la sensibilité amicale dans la sphère scientifique. Ainsi que l’analyse Stéphane Van Damme, il ne s’agit pas ici d’une philia invariante telle que les littéraires aiment souvent en dresser le tableau depuis l’Antiquité, et qui consti- tuerait « une caractéristique anthropologique de l’échange intellectuel ». L’amitié est plutôt saisie comme « une structure d’expérience fondamentale pour le dévelop- pement du savoir, en ses moments successifs » (Jean-Charles Darmon). Aussi cette expérience s’éprouve-t-elle selon des modalités historiques précisément situées qui mettent en valeur des types de configurations ordonnées par l’amitié, et leur assignent des implications cognitives, politiques, sociales et psychologiques. Ainsi par exemple, les liens épistolaires, intellectuels et affectifs, qui unissent au xviie siècle les savants

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