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Foucault aurait-il pu révolutionner la géographie ?

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Foucault aurait-il pu révolutionner la géographie ?

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. Foucault aurait-il pu révolutionner la géographie ? In: Roger Rotmann. Au risque de Foucault . Paris : Centre Georges Pompidou, 1997. p. 141-149

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4462

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Foucault aurait-il pu révolutionner la géographie ?

La question — car c'en est une — s'inspire du titre, évidemment modifié, de l'ouvrage de Paul Veyne consacré à Foucault, non pour s'abriter derrière un nom prestigieux, mais pour montrer qu'un point d'interrogation peut manifester toute ta distance qu'il y a entre deux disciplines, quand bien même une certaine tradition les voudrait voisines.

Ce que Foucault a offert aux historiens, il l'a tout autant offert aux géographes, mais ceux-ci ont, d'une certaine manière, refusé le don qui leur était fait. Don qui, aujourd'hui, est devenu un héritage à propos duquel les demandes se font un peu plus pressantes, encore que timides.

Lorsque j'ai découvert l'œuvre de Foucault, il y a plus de vingt ans, j'ai été, bien sûr, ébloui — c'est une banalité de le dire — par la richesse de l'arsenal ou, si l'on préfère, de l'atelier foucaldien. La méthode, exposée dans La Volonté de savoir, m'a permis de repenser d'une manière fondamentale la question du pouvoir1. L'accueil réservé par les géographes à cette tentative a été, pour le moins, froid2. En revanche, cette tentative a attiré l'attention des autres sciences humaines. Faut-il en déduire que la distance intellectuelle entre la pensée de Foucault et la pensée géographique est beaucoup plus considérable qu'on ne s'y attendrait a priori ? Sans nul doute, en tout cas pour une certaine géographie, qui continue à penser davantage son objet en termes morphologiques qu'en termes relationnels. Cela me paraît, rétrospectivement, évident, puisque à l'époque j'avais été amené, en collaboration avec Luis Prieto, à reformuler l'objet de la géographie comme l'explicitation de la connaissance des pratiques et des connaissances que les hommes ont de cette réalité matérielle qu'est la Terre. Cette explicitation a naturellement pour conséquence d'ériger un nouvel objet géographique qui ne se définit pas par un système de formes, mais bien plutôt par un ensemble de relations à un système de formes. Les sciences humaines n'ont

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pas à étudier des objets matériels ou idéels, mais des relations à des objets matériels ou idéels, en tout cas en géographie.

Il n'y a pas de connaissances sans pratiques : « La pratique, ce n'est pas une mystérieuse instance, un sous-sol de l'histoire, un moteur caché : c'est ce que font les gens (le mot dit bien ce qu'il veut dire)3. » Plus loin, Paul Veyne ajoute : « La relation détermine l'objet et il n'existe que du déterminé4. » Foucault, en somme, substitue une philosophie de la relation à une philosophie de l'objet. Cette mise en place du problème, par touches successives, est elliptique, certes, mais elle est, dans l'immédiat, suffisante pour comprendre ce que Foucault a apporté d'essentiel. Armé de sa philosophie de la relation, Foucault s'est employé à dénouer les relations les plus complexes : il a ainsi joué, par rapport aux sciences humaines, le rôle de Dédale, auquel furent posés, sans cesse, des problèmes de dénouement générés par une relation originelle pathologique, d'où l'invention continuelle d'instruments et d'outils pour guérir.

Si sa méthode avait été clairement comprise et assimilée, Foucault aurait probablement révolutionné la géographie humaine, mais, pour qu'il en aille ainsi, il aurait fallu que les géographes eux-mêmes se posent la question essentielle de la naissance du regard géographique, comme lui-même s'était posé celle du regard clinique. N'est-il pas étrange, en effet, que l'on ne trouve rien d'équivalent, dans la géographie humaine, à la naissance de la clinique5 ? C'est moins étonnant qu'on pourrait le penser de prime abord, car le regard géographique n'est pas, à l'origine, un regard identifié à quelque domaine de l'expérience : il est une sorte de regard aveugle, c'est-à-dire qui se laisse envahir par tout l'inattendu éventuellement merveilleux du visible. La raison d'être du regard géographique, ou ce qu'on peut appeler tel, s'épuise dans une description qui n'a pas de destinataire, en d'autres termes il s'agit d'un regard non prolongé par une pratique, du moins en apparence. Je dis : du moins en apparence, car le géographe n'essaie pas, comme le médecin le fait avec le corps de l'homme, d'observer le corps de la terre pour voir où la terre

« pourrait avoir mal ». Le regard géographique n'est pas d'abord un regard clinique, c'est un regard de voyeur mobilisé par la curiosité, qui se voudrait à chaque fois originelle et première, donc fondatrice.

Le seul qui, d'une certaine manière, a relié le regard géographique et le regard clinique, qui a établi, en quelque sorte, une correspondance entre le corps de l'homme et le corps de la terre, est Hippocrate, qui fonde ainsi le parallélisme entre les deux regards : « Le médecin instruit sur la plupart de ces points, sur tous s'il est possible, arrivant dans une ville à lui inconnue, n'ignorera ni les maladies locales, ni la nature des maladies générales, de sorte qu'il n'hésitera pas dans le traitement, ni ne commettra les erreurs dans lesquelles tomberait celui qui n'aurait pas

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approfondi d'avance ces données essentielles6. » Cela dit, le regard d'Hippocrate est embryonnaire, voire empêché de s'exercer par le système de correspondances qu'il établit et les théories qu'il utilise.

Lorsque Foucault écrit que « le corps humain constitue par droit de nature l'espace d'origine et de répartition de la maladie7... », il prend l'image de la géographie à travers l'atlas anatomique, et il ajoute :

« L'ordre de la maladie n'est d'autre part qu'un décalque du monde de la vie8. » Pour Foucault, « la rationalité de la vie est identique à la rationalité de ce qui la menace9 ».

D'ailleurs, en citant Sydenham, qui définit en 1736 ce que pouvait être une conscience historique et géographique de la maladie, Foucault reparcourt te chemin d'Hippocrate ; « Le support de cette perception n'est pas un type spécifique, mais un noyau de circonstances, Le fond de l'épidémie, ce n'est pas la peste, ou le catarrhe, c'est Marseille en 1721, c'est Bicêtre en 1780, c'est Rouen en 1769, où se "produit, pendant l'été, une épidémie sur les enfants de la nature des fièvres bilieuses catarrhales, des fièvres bilieuses putrides, compliquées de la miliaire, des fièvres bilieuses ardentes pendant l'automne. Cette constitution dégénère en bilieuse putride sur la fin de cette saison et pendant l'hiver de 1769 à 1770"10. » Dès lors, la première tâche du médecin est politique et « doit commencer par une guerre contre les mauvais gouvernements : l'homme ne sera totalement et définitivement guéri que s'il est d'abord libéré" ».

Mais là encore le problème a déjà été posé par Hippocrate, qui évoque les institutions et en particulier les rois qui, en Asie, seraient responsables de la pusillanimité des habitants.

La pensée clinique est, dès lors, entraînée vers cette forme de corrélation entre le visible et l'énonçable qui conduit à une description doublement fidèle par rapport à l'objet et par rapport au langage : c'est donc dans le passage de la totalité du visible à la structure d'ensemble de \ l'énonçable12 que s'accomplit l'analyse significative du perçu. Ici, Foucault dégage l'énorme problème de la corrélation entre le regard et le langage ; « Le problème théorique et pratique qui s'est posé aux cliniciens a été de savoir s'il serait possible de faire entrer dans une représentation spatialement lisible et conceptuellement cohérente, ce qui, de la maladie, relève d'une symptomatologie visible, et ce qui relève d'une analyse visible13. » La difficulté s'est manifestée dans l'élaboration du tableau qui voulait mettre en corrélation à travers un système d'abscisse et d'ordonnée les différentes variables. En fait il ne s'agit pas de corrélation mais de distribution de ce qui est donné dans un espace conceptuel défini par avance. C'est cette description, « ou plutôt le labeur implicite du langage dans la description qui autorise la transformation du symptôme en signe, le passage du malade à la maladie, l'accès de l'individuel au

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conceptuel. Et c'est là que se noue, par les vertus spontanées de la description, le l i e n entre le champ aléatoire des événements pathologiques et le domaine pédagogique où ils formulent l'ordre de leur vérité14 », Finalement, tout cela se résume par le fait qu'apprendre à voir c'est donner la clé d'un langage qui maîtrise le visible : « On ne voit désormais le visible que parce qu'on connaît le Langage ; les choses sont offertes à celui qui a pénétré dans le monde clos des mots ; et si ces mots communiquent avec les choses, c'est qu'ils obéissent à une règle intrinsèque à leur grammaire15. »

Sur tout cela « plane le grand mythe d'un pur Regard qui serait pur Langage : œil qui parlerait16 ». On retrouve, là, la conception de Condillac selon laquelle l'idéal de la connaissance scientifique est la langue bien faite : « Un regard qui écoute et un regard qui parle : l'expérience clinique représente un moment d'équilibre entre la parole et le spectacle17. »

En quoi Foucault, indirectement, aurait-il pu révolutionner la géographie en général et la géographie humaine en particulier ? De multiples façons, si les géographes l'avaient véritablement médité comme le méritait sa pensée. Le travail qu'il a fait sur la naissance de la clinique aurait pu être entrepris sur la naissance du regard géographique. Nul géographe, à ma connaissance du moins, ne s'est préoccupé de la naissance de ce regard,

C'est tout de même une question fondamentale, dont on peut, légitimement, s'étonner qu'elle n'ait pas été abordée, à un moment ou à un autre, d'une manière similaire à celle de Foucault. L'étonnement est d'autant plus grand que la géographie a été, à partir d'Alexander von Humboldt, entièrement fondée sur ce que j'appelle volontiers le totalitarisme de l'oeil. Malgré cela, le regard n'a jamais été l'objet d'une quelconque analyse, pour la bonne et simple raison que l'objet de la géographie n'a, pendant très longtemps et encore maintenant à bien des égards, jamais été recherché dans la relation, mais dans des objets matériels extérieurs posés, là, devant l'observateur et offerts à une description aussi infinie qu'indéfinie. L'exemple le plus évident, qui intéresse d'ailleurs la même époque que celle choisie par Foucault pour la naissance de la clinique, est fourni par le paysage, qui retient l'attention entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, sans doute parce que cette notion résume le nouveau rapport de l'homme à la nature et concrétise la saisie immédiate des impressions que l'on recueille devant le spectacle du monde, et qui sont aussi fugitives que les sentiments qui les inspirent et les mobilisent.

Pourtant, que l'on prenne les paysages décrits par des écrivains tels que Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand ou par des naturalistes tels que Georg Forster ou Humboldt, ce qui est en cause est le

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tableau qu'on peut faire ou qu'on fait de l'extériorité, et non pas la relation, c'est-à-dire la pratique et la connaissance qu'on mobilise pour regarder et décrire des objets. Il y a, en somme, une sorte de court- circuitage entre l'observateur et l'objet, qui laisse dans l'ombre et dans l'opacité du non-connu, du non-conçu et peut-être du non-voulu la pratique du regard et du langage qui fonde l'observation. Les choses se passent comme si le regard allait de soi et qu'il ne nécessitait pas qu'on s'y arrête. Dès l'apparition de la notion de paysage, on se place devant l'objet et on le décrit ou on cherche à le décrire sans véritablement savoir ce qui se passe en amont, dans la relation que construit le regard qui s'enracine dans une langue dont on ne se préoccupe pas davantage : le regard et la langue sont là, à disposition, et ne sont pas questionnés.

Issue de la peinture, la notion de paysage a joué un méchant tour aux géographes, qui n'ont pas retenu la leçon du peintre pour la transposer dans leur tentative de description. Le travail du peintre s'inscrit dans une démarche triangulaire entre son regard sur l'objet, sa palette et son pinceau, et la toile. Le dialogue entre le regard d'une part et la palette et le pinceau d'autre part n'a pas lieu dans la démarche du géographe. Alors que le peintre explicite la pratique et la connaissance de la relation qu'il a avec la réalité matérielle, autrement dit il cerne et projette ce qu'il voit en lui, le géographe est aveuglé par les formes visibles et ne restitue que des morphologies naturelles ou humaines, sans être tout à fait conscient des pratiques et des connaissances qui conditionnent sa vision. Les géographes n'ont pas compris que le paysage ressortissait tout autant à la physique qu'à la métaphysique, au matériel qu'à l'idéel ; ils ont curieusement sacrifié à la physique et au matériel, d'où une analyse du paysage qui a conduit à l'élaboration d'une discipline plus idiographique que nomothétique. S'ils s'étaient davantage préoccupés du dialogue entre regard et langage, ils auraient été davantage conscients de leur intentionnalité et auraient probablement compris qu'une même pratique pouvait sous-tendre des formes diverses.

L'échec du paysage est illustré par le géographe allemand Passarge, qui, au lendemain de la première guerre mondiale, a publié un énorme ouvrage sur la Landschaftskunde, dans lequel il s'efforce de faire le catalogue de tous les éléments qu'il convient de passer en revue pour une description qui, à n'en pas douter, se veut exhaustive, car ce que la géographie a longtemps cherché à restituer n'est rien d'autre qu'une image de l'extériorité détachée des relations qui l'ont rendue possible. Tel qu'il a souvent été décrit, le paysage n'est qu'une abstraction visuelle qui évacue, à ses débuts, tous les apports des autres sens.

Fin en soi visuelle, le paysage géographique est le produit d'une relation qui fait, paradoxalement, l'impasse sur la relation elle-même, pour

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se concentrer presque exclusivement sur le résultat, c'est-à-dire le paysage- objet sur lequel s'exerce l'observation contemplative. La géographie du paysage, qui s'est voulue une opération de dévoilement, ne dévoile, en fait, qu'une image, caricature de la réalité, dont le processus d'élaboration demeure caché dans une très large mesure. L'œil du géographe est le seul à n'être pas mobilisé par une intention externe, contrairement à l'œil de l'ingénieur, à celui de l'architecte ou encore à celui du militaire, pour ne prendre que ces exemples. Le regard géographique est autoconditionné par une tradition canonique qui trouve en elle-même sa légitimation, sans se rendre compte que ce sont les pratiques qui sont en cause. C'est assez dire que, dans ces conditions, le regard géographique aurait nécessité une analyse, car, finalement, dans le paysage, l'homme est à la fois sujet et objet, puisqu'il décrit une portion de réalité par rapport à une intention intérieure non explicitée nettement qui, par ailleurs, se substitue, en partie du moins, aux intentions dont résulte le paysage lui-même.

Dans sa conclusion, Foucault touche un point essentiel qui va permettre de situer la position de la géographie du paysage : « Cette expérience médicale est par là même apparentée à une expérience lyrique qui a cherché son langage de Hölderlin à Rilke18. » Le regard géographique qui s'apparente à un regard clinique sur la terre, à un regard qui se penche sur la terre, est dans une situation intermédiaire qui se situe entre l'expérience médicale et l'expérience lyrique, dans une sorte d'intersection vide d'intentionnalité, d'où le va-et-vient qui conduit à une description qui se voudrait scientifique mais qui, pour de multiples raisons, ne renonce pas au lyrisme, comme peuvent en témoigner divers fragments d'auteurs que je ne peux pas résister au plaisir nécessaire de citer.

Dans sa préface au Cosmos, Humboldt ne manque pas de noter que « la description exacte et précise des phénomènes n'est pas absolument inconciliable avec la peinture animée et vivante des scènes imposantes de la création19 ». C'est l'aveu explicite qu'il joue sur deux registres qui ne sont nullement indépendants l'un de l'autre dans la description, sans que pour autant on sache précisément quelle est l'étendue de l'un et de l'autre. Le lyrisme est parfaitement repérable un peu plus loin ; « Une autre jouissance est celle que produit le caractère individuel du paysage, la configuration de la surface du globe dans une région déterminée. Des impressions de ce genre sont plus vives, mieux définies, plus conformes à certaines situations de l'âme. Tantôt c'est la grandeur des masses, la lutte des éléments déchaînés ou la triste nudité des steppes, comme dans le nord de l'Asie, qui excitent nos émotions ; tantôt, sous l'inspiration de sentiments plus doux, c'est l'aspect des champs qui portent de riches moissons, c'est l'habitation de l'homme au bord du torrent, la sauvage fécondité du sol vaincu par la charrue20. »

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Rilke, dans ses quatrains valaisans fait écho à Humboldt :

Pays, arrêté à mi-chemin entre la terre et les deux, aux voix d'eau et d'airain doux et dur, jeune et vieux

comme une offrande levée vers d'accueillantes mains : beau pays achevé chaud comme le pain

Chemin qui tourne et joue le long de la vigne penchée tel un ruban que l'on noue autour d'un chapeau d'été.

Vigne : chapeau sur la tête qui invente le vin. Vin ; ardente comète promise pour l'an prochain.

On découvre, alors, que le paysage de l'écrivain compose un tout à partir d'éléments mobilisés par un regard et un langage qui renvoient à la situation du peintre, tandis que le paysage du géographe ne fait que juxtaposer des éléments en l'absence d'un regard et d'un langage clairement définis.

On retrouve une situation analogue chez Dardel : « Amour du sol natal ou recherche du dépaysement, une relation concrète se noue entre l'homme et la terre, une géographicité de l'homme comme mode de son existence et de son destin », et plus loin : « C'est à ce premier étonnement de l'homme en face de la terre et à l'intention initiale de la réflexion géographique sur cette "découverte" qu'il s'agit de revenir ici, en interrogeant la géographie dans la perspective propre du géographe ou plus simplement de l'homme intéressé par le monde environnant21. * Cette citation montre à quel point le regard géographique est un compromis entre science et lyrisme d'une part, et à quel point il fait l'impasse sur sa propre élucidation d'autre part.

Il en va de même chez Vidal de La Blache lorsqu'il se prend à parler des Vosges, dont la forêt lui semble fournir la clé identificatrice : « Partout, elle hante l'imagination ou la vue. Elle est le vêtement naturel de la contrée. Sous le manteau sombre, diapré par le clair feuillage des

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hêtres, les ondulations des montagnes sont enveloppées et comme amorties. L'impression de hauteur se subordonne à celle de forêt22. » Là encore, la non-explicitation du regard fait dire à l'auteur que la forêt hante l'imagination ou la vue, ce qui est immédiatement banal car chacun, et pas seulement le géographe, peut faire cette expérience, mais c'est aussi extrêmement révélateur d'une description qui, dans ce cas, se situe plus du côté du lyrisme que de la science.

Un des rares auteurs du XIXe siècle qui a développé un regard géographique n'était pas géographe. Il s'agit de George Perkins Marsh, auteur fort peu connu, qui a cherché à porter une sorte de « regard médical » sur la terre, après avoir constaté toutes les transformations provoquées par l'action anthropique. Il s'agit d'un regard écologique avant la lettre, fondé sur la relation entretenue par les hommes avec les morphologies spatiales23. L'intentionnalité de son regard est véritablement explicitée, ce qui signifie que le paysage n'est pas l'objet dont il s'agit de donner une image, mais la résultante d'un processus — un ensemble de pratiques — au cceur duquel la relation est présente.

Effectivement, Marsh s'est efforcé, à travers l'histoire, de retrouver les pratiques sociales responsables de la transformation du paysage.

Tenter de comprendre le regard géographique — qui peut être défini comme un regard appréhendant l'extériorité terrestre — nécessite de construire un corpus composé de géogrammes élaborés à propos d'une géostructure ou portion de réalité. Le regard, en tant que processus, ne se saisit pas en train de se déployer, mais après qu'il s'est déployé et concrétisé dans des discours relatifs à une « réalité géographique », que le locuteur soit géographe ou non.

Mais peut-être convient-il de revenir à la première phrase de la préface de Foucault : « II est question dans ce livre de l'espace, du langage et de la mort ; il est question du regard24. » Comme toujours chez lui, il faut prendre garde aux mots. L'espace n'est pas celui auquel on se réfère habituellement, le langage est pris dans un sens très spécifique et la mort est celle qu'énonce l'autopsie. Le tout se résumant par le regard clinique.

Celui qui voudrait écrire sur le regard géographique pourrait commencer de la même manière que Foucault, et pourtant il ne s'agirait pas de la même chose. Cela s'inscrirait, pourtant, dans une démarche relationnelle qui accepte autant la généralisation que la singularisation dans l'art d'observer, qui « serait une logique pour les sens qui enseignerait plus particulièrement leurs opérations et leurs usages. En un mot, ce serait l'art d'être en rapport avec les circonstances qui intéressent, de recevoir les impressions des objets comme elles s'offrent à nous, et d'en tirer les inductions qui en sont les justes conséquences25 ».

Si Senebier faisait allusion au langage, il serait, comme Foucault, dans le

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processus que celui-là appelle la syntaxe du langage que parlent les choses elles-mêmes dans un originaire silence.

Que seraient nos pratiques si l'œil n'y avait aucune part ? Il n'y aurait pas de regard mais des pratiques de l'ouïe, de l'odorat, du toucher et du goût — tous ces sens auxquels le médecin recourt mais auxquels le géographe n'a pas accordé une grande attention —, sans doute parce qu'elles concernent des circonstances dont la fugacité interdit d'en faire un objet de science, alors qu'en fait elles peuvent être des sources irremplaçables peu ou pas prises en compte.

Foucault révolutionnera, à terme, la géographie, si nous autres géographes savons nous engager dans sa philosophie de la relation, que nous brandissons maladroitement à travers la vieille relation homme- milieu, qui, trop souvent encore, fait l'économie des pratiques que nous ne savons pas véritablement analyser à travers les actes qui condensent pratiques et connaissances des choses. Ne serait-ce pas parce que la méthode de Foucault est aveuglante qu'elle est si mal perçue ? Ou bien, ne serait-ce pas parce que les géographes, privilégiant, avant tout, les formes spatiales indépendamment des significations que leur donnent les actes au cours de l'histoire, sont étrangement fascinés par une permanence que leur dénie la plasticité des pratiques qu'ils ont eu tant de peine à entendre Foucault ?

Claude Raffestin

Notes

1.Michel Foucault, Histoire de la 15. Id., ibid., p. 116.

sexualité, 1. La Volonté de savoir, 16. Id., ibid., p. 115.

Gallimard, 1976, pp. 121-135. 17. Id., ibid., p. 116.

2. Claude Raffestin, Pour une géogra- 18. Id., ibid., p. 202.

phie du pouvoir, Litec, 1980. 19. Alexandre de Humboldt, Cosmos.

3. Paul Veyne, Comment on écrit l'his- essai d'une description physique du taire, suivi de Foucault révolutionne monde, Gide et Cie, libraires-éditeurs, l'histoire. Seuil, 1978, p. 211. 1846, p. V.

4. Id., ibid., p. 212. 20. Id., ibid., p. 5.

5. Cf. Michel Foucault, Naissance de la 21. Éric Dardel, L'Homme et la Terre, clinique. Quadrige / PUF, 1988. Nature de la réalité géographique,

(1re éd. 1963). PUF, 1952.

6. Hippocrate, De l'art médical, des 22. Paul Vidal de la Blache. Tableau de airs, des eaux et des lieux, Paris, 1994, la géographie de la France, Tallandier,

p. 99. 1979, p. 189.

7. Michel Foucault, op. cit. 23. George Perkins Marsh, Man and 8. Id., ibid., p. 6. Nature or Physical Geography as

9. Id., ibid. modified by Human Action,

10. Id., ibid., p. 22. New York, 1864.

11. Id., ibid., pp. 33-34. 24. Michel Foucault, op. cit., p. V.

12. Id., ibid., p. 114. 25. Senebier, cité par Foucault,

13. Id., ibid.. p. 113. op. cit., p. 109.

14. Id.. ibid., p. 115.

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