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Academic year: 2021

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Texte intégral

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UNE QUESTION DE MÉTHODE

Karel V

ANHAESEBROUCK

Jan Baetens est connu pour être un éminent « tinti-nologue ». Avec Hergé écrivain1, on lui doit l’un des plus

grands classiques du genre. Mais on peut s’étonner qu’il n’ait jamais prêté sa plume à Lucky Luke. Quiconque a déjà travaillé avec Jan sait de quoi je parle. Nul n’est plus rapide que Jan Baetens, même pas Lucky Luke. Et encore moins son ombre. Avant même que vous n’ayez préparé l’article que vous devez écrire avec Jan, il l’a déjà écrit. Tout va vite : lire, relire, rédiger, écrire, résoudre un problème adminis-tratif, donner un conseil, préparer et rédiger une demande de recherche, relire un rapport. Cela pourrait être très in-timidant, mais jamais Jan n’y accorde de l’importance : ja-mais il ne vous fera sentir que vous êtes trop lent. Alors que vous l’êtes, bien évidemment.

S’il vous prend l’envie, en tant que chercheur univer-sitaire en sciences humaines, de vous infliger une petite séance d’autoflagellation, je vous invite à consulter la liste des publications de Jan Baetens, disponible sur le site in-ternet de la KUL. Cette liste est interminable, des articles scientifiques parus dans des revues de pointe aux recueils de poèmes primés, en passant par des articles de vulgarisation

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et une foule de monographies. Attention : il y a de quoi tomber en dépression ! Ceux et celles qui ont lu l’œuvre de Jan (ne fût-ce qu’en partie) en connaissent la clarté et la qualité. Qui plus est, ses publications jonglent avec une large palette de sujets, entre culture savante et culture dite populaire. Et à chaque fois s’y emboîtent d’autres cadres théoriques, non pas à titre ornemental mais comme outil de travail. Si vous ne connaissez pas Jan personnellement ou si vous n’avez pas encore collaboré avec lui, vous pour-riez bien vite diagnostiquer la pathologie : celle de l’égoïste forcené qui, au rayon des tâches académiques, mégote sur tout, sauf sur lui-même. Mais c’est tout l’inverse. Il n’existe pas promoteur, directeur de thèse ou collègue plus géné-reux que Jan. Il partage matières, connaissances, références et contacts dans le plus pur esprit des commons : de per-sonne, pour tout le monde. Vous pourriez aussi penser que Jan est un robot, un détraqué coupé du monde, qui a fait de son travail sa thérapie. Là aussi, vous auriez tort : soyons clairs, Jan Baetens est hors normes dans toute sa normalité. Il ne boit jamais une goutte d’alcool, il adore le basket et les BD, et il transporte généralement tout son fourbi dans un insignifiant sac en plastique. Les phénomènes de mode lui sont totalement étrangers : il n’y voit qu’une perte de temps.

Cela fait déjà près de vingt ans que Jan m’accompagne dans mon parcours : d’abord comme guide lors de ses cours donnés dans le cadre de la formation complémentaire d’alors, Études culturelles, puis comme mentor, avec Chris-tian Biet, lors de ma recherche doctorale, comme conseiller professionnel lors de mes premières années postdoctorales

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Jan est toujours avant tout un collègue : quelqu’un qui vous gratifie de sa curiosité, quel que soit votre rang, votre position ou votre âge. Il a en horreur le faste académique et les apparences. Dans son recueil Pour une poésie du

di-manche, Jan rend hommage à ces poètes du dimanche que

beaucoup dénigrent, ces amateurs qui s’acharnent sur leur œuvre après leurs heures de travail, parfois en dépit du bon sens. Dans un autoportrait plein d’ironie, intitulé « Moi JE (pseudonyme), universitaire », c’est un Jan Baetens ima-ginaire qui nous décrit, de manière saisissante et non sans une certaine autorelativisation, sa stratégie de survie dans l’entreprise académique :

Laissez-moi, chère collègue, puisque je le vaux, M’approcher un peu et sans que mon

Indiscrétion ne vous froisse, n’ayez pas peur que je vous

Regarde longuement dans les yeux, puisque je plonge mon regard là

Où vous

L’attendez. Là où

Vous tremblez. Vos charmes

Ne m’en détourneront pas. Oui, votre poitrine est superbe mais…

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Je veux aller plus loin.

Explorer les moindres détails de ce que vous Valez. Je brûle de connaître l’endroit précis qui

m’apprendra Ce que, princesse ou laitière,

Vous pourriez signifier pour ma carrière :

Votre badge m’intéresse, non votre nom, mais votre grade.2

Sans pitié, Jan démasque ici l’obsession académique pour la hiérarchie et le protocole étriqué. L’humour et l’au-torelativisation sont des armes puissantes dans une entre-prise académique dopée à l’ambition crispée et aux convoi-tises à peine voilées. C’est Jan qui m’a appris la puissance de ces armes.

Jan et moi avons beaucoup en commun, même si je ne lui arrive pas à la cheville niveau rapidité, efficacité, érudi-tion et souplesse intellectuelle. Nous souffrons tous deux d’AAD ou Academic Attention Disorder : à peu près tout nous intéresse, tout ce qui a germé de l’imagination hu-maine, de la culture de masse à l’expérimentation artis-tique high-end, en passant par toutes les formes populaires de la culture. La distinction entre high et low, entre supé-rieur et infésupé-rieur, n’est ici absolument pas pertinente, ce qui ne veut pas dire non plus que tout est interchangeable. Les pratiques culturelles sont aussi des pratiques sociales, et

donc aussi le produit de rapports de force et de mécanismes de distinction sociologiques. Nous sommes également tous

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deux frappés de dissociation culturelle : néerlandophones, nous évoluons en grande partie dans l’espace culturel fran-cophone. Tous deux pétris de Flandre profonde, nous en avons pris le large. Mais pour finalement toujours y reve-nir. Car les véritables pèlerinages culturels sont ceux que l’on fait dans son propre antre de travail. Sur ce rapport d’amour-haine avec la Flandre, nous avons écrit ensemble

Petites Mythologies flamandes3.

C’est aussi Jan qui m’a appris que les universitaires, et certainement les chercheurs en sciences humaines, ne peuvent jamais se réfugier derrière le jargon, la suffisance ou toute autre forme d’academic chic. Et encore moins der-rière un tour de passe-passe théorique (cette effrayante pa-thologie qui frappe un certain segment des cultural studies) : la théorie est un moyen, jamais une fin en soi. Elle est une lentille qui nous permet d’éclairer sous tous les angles la complexité contradictoire de la réalité, et même de préfé-rence sous des perspectives moins évidentes ou dominantes. Mais les pratiques culturelles concrètes sont toujours le point de départ de cet exercice. La théorie est un outil, avec lequel il nous faut littéralement travailler. Ce n’est pas un paravent intellectuel qui nous sert à dissimuler notre in-certitude ou notre manque d’arguments. Et si la théorie ne permet pas de mieux cerner la complexité contextuelle de notre objet, autant la balayer ! Chaque objet exige le bon marteau et le bon tournevis. De plus, et nous tou-chons ici au cœur du projet intellectuel de Jan, cet exercice de réflexion théorique ne peut se départir d’une recherche

3. Jan Baetens, Karel Vanhaesebrouck, Kleine Vlaamse Mythologieën. Aalst: Het Balanseer, 2014, version française publiée en 2019 par La

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pratique. Il faut oser examiner l’objet de l’intérieur. Pour mieux comprendre ce que l’on pense. Ou pour en tout cas comprendre ce que l’on doit faire pour pouvoir penser. Peut-être est-ce pour cela que Jan a dû devenir poète. Pour pouvoir penser.

Jan exècre le romantisme qui colle à l’écrivain et tout son fatras de génie. Écrire, cela s’apprend, au même titre que penser. D’où, par exemple, son immense fascination pour François Bon et ses ateliers d’écriture.4 Jan chérit aussi les rewriters souvent anonymes de novellisations, ro-mans-photos et autres cinéromans. Écrire n’est pas une question d’inspiration, mais d’exercice. Et pour s’exercer, il faut pouvoir s’appuyer sur une méthode. C’est précisément cette méthode qui forme le cœur de l’œuvre intellectuelle et artistique de Jan. Le travail se fait avec rigueur et effica-cité, étape par étape. Et c’est ce qui permet de ratisser large, parce que l’on sait ce que l’on cherche. Écrire, c’est travail-ler, en toute humilité, au quotidien. Dans un récent article intitulé « Chercher pour écrire »5, il décrit clairement cette poétique pleine d’humilité. Il y explique que la littérature est toujours une forme de recherche, qui diffère donc peu de la recherche scientifique. Face à la récente hyperinfla-tion de la recherche dans les arts, désormais aussi ancrée institutionnellement dans l’enseignement supérieur artis-tique depuis la réforme de Bologne, nous semblons oublier cette évidence. Chaque forme de recherche suit une série d’étapes consacrées : un enjeu délimité par du matériel concret sur la table de travail, une méthodologie adéquate

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schrijfa-et un résultat final tangible. Faire de la recherche ce n’est donc pas attendre l’inspiration. Et cela vaut aussi pour l’écriture. Cela ne coule pas de source. On s’impose des cadres et des restrictions, non pas pour juguler la créativité, mais au contraire pour la libérer.

Cette approche se retrouve très clairement dans le pre-mier (et à ce jour le seul) roman de Jan, Faire sécession.6 Pour Entre-Temps, il nous éclaire la méthode appliquée

à l’écriture de ce roman.7 Faire sécession prend le parfait contrepied du prototypique « roman de poète ». Ici, point de songeries tortueuses, mais une structure narrative com-plexe qui tisse pêle-mêle différentes couches : les souvenirs d’enfance de l’auteur, la guerre de Sécession et en parti-culier la bataille de Gettysburg (1863), les images qui ont forgé le souvenir de cet événement historique, et un récit fictif mettant en scène un reporter. Les dessins de Frédéric Coché ne sont pas que des illustrations dans cette architec-ture complexe, ils sondent aussi les diverses façons dont les souvenirs de guerre ont été visualisés.

Faire sécession est au fond une forme appliquée

d’archéo-logie des médias : plus qu’un roman historique, c’est un roman sur l’expérience historique. Ce n’est pas le souve-nir, mais la médiatisation du souvenir (par exemple sous la forme de reconstitutions, d’adaptations cinématogra-phiques et de mémoires en tous genres) qui forme l’échine de cet ouvrage. Deux objets concrets reposaient sur le

bu-6. Jan Baetens. Faire sécession. Paris. L’herbe qui tremble. 2017. 7. Jan Baetens. « Faire sécession, un roman historique entre procédé et bricolage ». Entre-temps. Revue numérique d’histoire actuelle, publié le 11 juin 2019.

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https://entre-temps.net/faire-secession-un-roman-histo-reau de Jan : ses Topps bubble gum cards qu’il collectionnait, enfant, dans les années soixante et le célèbre Photographic

Sketchbook of the Civil War (2 volumes, 1866)

d’Alexan-der Gardner. Dans le premier cas, les images extrêmement sanglantes de série B s’accompagnent, au verso, d’un court texte informatif censé leur conférer une aura de documen-taire historique. Le livre de Gardner, lui, produit l’effet inverse : ici, pas d’action, mais une vue d’ensemble, et sur-tout un silence glacial. Avec des images panoramiques du champ de bataille après les faits, accompagnées d’un texte moralisateur sur les dangers de la guerre.

Dans Faire sécession, Jan Baetens raconte l’histoire d’un livre, ses mutations matérielles au fil des siècles, depuis la genèse du livre immédiatement après la bataille de Gettys-burg jusqu’à aujourd’hui. À travers cette structure métahis-torique complexe, l’auteur tisse une sorte d’intrigue poli-cière sur un livre disparu, quelque part entre la série noire et les polars intellectuels d’Umberto Eco. Grâce à un système ingénieux de montages et de changements de perspectives,

Faire sécession plonge le lecteur dans les strates du souvenir

historique qui, comme un roman, forment une sorte de kaléidoscope ou de palimpseste. Le roman double donc lit-téralement son propre projet. Dans son article pour

Entre-Temps, Jan explique le procédé : on délimite un thème, on

compose son corpus, on définit une stratégie de compo-sition narrative, on opère un choix stylistique clair et on intègre les images de Coché. Cela semble étonnamment simple, mais ce n’est évidemment pas la question. Le pro-cessus créatif prend, ici aussi, le contrepied de l’inspiration lyrique ou du « anything goes » postmoderne. L’épine

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dor-et clairement préétablie, combinée à un point de départ matériel et concret. Et cette méthode ne contrecarre en rien la créativité artistique. Au contraire : c’est précisément de cette méthode que jaillit la créativité.

Telle est l’essence du travail de Jan en tant que penseur et auteur : la méthode est procédé, appui, tremplin, cata-lyseur, épine dorsale et carburant. It’s all about the method,

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