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L’IDENTITÉ NUMÉRIQUE SOUS EMPRISE CULTURELLE

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Academic year: 2022

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SOUS EMPRISE CULTURELLE

De l’expression de soi à sa standardisation

FANNY GEORGES

Depuis les premiers outils de communication par internet, l’identité numérique s’est départie de ses rêves de liberté d’expression pour s’informer dans les cadres de présentation de soi délimités par le système informatique. Ce document présente trois modèles d’analyse complémentaires de l’identité numérique comme médiation sociocognitive, qui ouvrent d’une part, à l’analyse comparée de la structuration identitaire dans les médias sociaux, et, d’autre part, à une analyse quantifiée, dans le cadre des sciences du web.

La mise en lumière de ces travaux par la notion de mondialisation de l’information met en évidence des pistes d’analyse des stéréotypes identitaires véhiculés par les médias sociaux dans leur dimension culturellement située, mais également l’importance de la figure de l’autre dans la représentation de soi.

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Depuis l’aube des temps, l’être humain a coutume d’inscrire la trace de son passage sur des supports pérennes : peintures pariétales des grottes ornées, pétroglyphes dans les reliefs du Mont Bego ou de l’Himalaya, graphes des sociétés urbaines antiques ou contemporaines et, plus récemment, les identités numériques en tant que « collection de traces » 1 (Merzeau 2009 ; Etzscheid, 2009 ; Flon et al., 2009). Le support informatique est en effet devenu un lieu d’inscription de soi dès les premiers temps du web : les internautes manifestent leur présence via des signes textuels, sonores et visuels. Ces traces se particularisent :

– par leur visibilité partielle : toutes les traces mémorisées par le système ne sont pas visibles pour tout interacteur ;

– par leur caractère semi-intrusif : le système informatique capte des informations parfois à l’insu de l’internaute ;

– et enfin, par leur caractère actuel ou performatif : produites au cours d’une interaction sociale, elles dépendent du cadre d’interaction humain et technique.

Ces trois spécificités de l’identité numérique comme collection de traces en partie enfouies, non intentionnelles et performatives, sont déterminées par les propriétés fonctionnelles du support informatique et particulièrement d’internet, à la fois médiation technique, sociale et cognitive.

L’omniprésence de la télévision, du web, du téléphone et des jeux vidéo décuplent la présence de l’imaginaire : les médias transmettent les valeurs et les modèles de comportement culturels des cultures dominantes. Ces modèles sont étudiées sous l’angle des récits médiatisés (mise en récit de l’actualité, dessin animé, séries, jeu vidéo d’aventure) (Semprini, 2000 ; D’Amato, 2009) 2, mais au-delà de ces récits, qui relèvent du champ de la discursivité, qu’en est-il du champ de la réticularité propre à la structuration hypermédiatique ? Aujourd’hui, les sites sociaux, selon l’étude Digital Life (2010), sont les outils de communication informatisée les plus utilisés en moyenne dans le monde (60 % d’internautes et mobinautes). L’identité devient mixte : elle se compose d’informations acquises en face-à-face et dans les sites sociaux. Si les modèles de comportements des cultures dominantes sont véhiculés par les récits médiatisés, quelle est la mesure des structures comportementales véhiculées par ces outils-mêmes qui médient l’interaction humaine ?

1. L’identité numérique est « la collection de traces (écrits, contenus audio ou vidéo, messages sur des forums, identifiants de connexion, actes d’achat ou de consultation…) que nous laissons derrière nous, consciemment ou inconsciemment, au fil de nos navigations sur le réseau et de nos échanges marchands ou relationnels dans le cadre de sites dédiés. » (Etzscheid, 2009).

2. Cf. A. Semprini (2000).

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Dans cet article est mise en évidence l’emprise de l’identité numérique en tant que médiation technique, sociale et cognitive du Sujet. Médiation technique, sociale et cognitive (cf. Peraya, 1995, 2010 ; Brackelaire et Klein, 1999), l’identité numérique peut être définie, en ces trois dimensions comme :

1) la somme des traces conservées par le support multimédia (artefact technique),

2) l’interprétation des traces de l’Autre envisagées par le sujet comme supports de présentation de soi dans une « présence à distance » (Weissberg, 1999) (artefact social),

et 3) comme image de soi informée dans le dispositif et participant de la construction de soi (artefact cognitif).

L’analyse de l’identité numérique est conduite dans la perspective de tracer les contours des modèles et stéréotypes comportementaux implicites de présentation de soi dans les sites sociaux (section 1). Cette analyse, de niveau théorique, repose sur de précédents travaux que nous avons conduits sur une analyse de niveau spécifique (section 2). Leurs résultats sont resitués au niveau théorique dans la perspective des stéréotypes culturels véhiculés par les usages du web, sous l’emprise des cultures majoritaires (section 3).

Les sites sociaux, une technologie culturelle

À la différence des rochers dans lesquels les pèlerins du sanctuaire d’Alchi (Ladakh) gravaient et gravent des gompas et corniformes, le support informatique, dans lequel s’inscrivent les 2 milliards d’internautes, présente une matière certes plus tendre, mais également plus standardisée.

De l’homogénéisation sociotechnique à l’homogénéisation des formes de communication et de présentation de soi

Le support informatique du web social, perçu sous l’angle des usages, propose une structuration préétablie d’informations dont la facture est homogénéisée par la technique. Que le sujet souhaitant graver un corniforme soit habile ou non, il produit toujours le même corniforme.

Dans la sécheresse sémiotique du support informatique s’est niché et développé le web social, extraordinaire enveloppe colorée et miroitante. Tel Las Vegas, le web social ne se serait pas ainsi déployé sans le croisement des entreprises marchandes et d’une croyance en la consommation. Cet alliage forme le creuset doré dans lequel s’épanouissent les imaginaires. La présence numérique, loin d’être manifeste d’« un effondrement généralisé de l’ordre

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symbolique », s’enracine toutefois dans « une logique de personnalisation de l’information, qui (…) radicalise la contrainte des normes » (Merzeau, 2008) : la projection de l’humain en le dispositif fertilise le matériau, mais l’humanisation du support informatique ne doit pas faire oublier les procédés techniques et normatifs qui sous-tendent son expression.

La personnalisation de l’information est le produit de l’appropriation de standards par les logiques d’usage (Perriault, 2008). Comment opérer autrement que par des standards dans un milieu aussi entropique que la communication humaine à distance ? Pour communiquer, il est nécessaire d’établir des protocoles garantissant une interopérabilité ; pour mettre en relation, il est nécessaire d’établir des standards de présentation de soi. Les premiers sont rendus possibles par les standards techniques (Makarenko et al., 2008) et les seconds par les algorithmes d’appariement (Cardon, 2008). Sous l’aspect technique comme sous l’aspect humain, le modèle de la Représentation de soi (figure 2) s’est homogénéisé, vers un modèle de l’identité numérique commun.

En parallèle du processus d’homogénéisation sociotechnique, on observe un phénomène de multiplication des données personnelles. Dans les chats IRC et les MUD, l’utilisateur se présente sous un pseudonyme et par les textes de son échange : en l’absence de tout marqueur social, il éprouve une nouvelle liberté, dans une expérience quasi philosophique de l’identité (Turkle, 1983 ; Pastinelli, 2002). Toutefois, avec le déploiement des interfaces captatrices de données personnelles, les marqueurs réapparaissent (Lampe et al., 2007). Par exemple, la photographie, le métier ou le salaire, sont des informations que ceux qui le souhaitent peuvent délivrer dans les sites sociaux. Dès lors, des usages se construisent et interrogent les formes de sociabilité : qui est un « ami » ? Les

« amis » qui ne saisissent aucune information prennent-ils le parti de « se cacher » ? Les « amis » qui délivrent toutes les informations possibles sont ils dans un « tout montrer » (Cardon, 2009) voire un « trop montrer » ? La multiplication des données personnelles visibles interroge les formes de présence.

Présentée comme moyen de mieux communiquer, la prolifération d’informations personnelles sur les sites sociaux est notamment motivée par la vente de données personnelles (Arnaud, 2008), qui fait l’objet de nombreuses controverses dans les médias 3. Afin d’obtenir des données fiables sur les pratiques de consommation en l’absence de tout moyen de vérifier les données déclarées (exemple : âge, sexe, ville, centres d’intérêts, etc.), des fonctionnalités de captation d’activités sont déployées (durée de connexion, onglets consultés, applications téléchargées, activités de publication, etc.). L’effacement et

3. En 2009-2010, Facebook et Google soulèvent des controverses sur l’exploitation commerciale de la vie privée (cf. Ertzscheid, 2009).

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l’anonymisation des traces présentent aujourd’hui des enjeux marchands pour les entreprises proposant de « nettoyer » la réputation numérique des données indésirables. L’instrumentation de la communication interpersonnelle à des fins commerciales confronte les utilisateurs à la nécessité de se représenter de façon suffisamment distinctive pour être identifiés par leurs interlocuteurs potentiels tout en fournissant assez peu d’informations pour ne pas dévoiler publiquement leur vie privée.

Artefacts techniques et stéréotypes sociaux

Éléments structurants de la réputation en ligne, les traces et les cadres qui composent l’identité numérique sont également structurants de la personnalité et des modèles comportementaux. En tant que motifs d’expression et d’homogénéisation via un dispositif technique, l’identité numérique peut être lue sous l’angle du stéréotype.

La notion de stéréotype permet d’analyser le rapport de l’individu à l’autre et à soi, ou les relations entre les groupes et les membres individuels. Née de l’imprimerie et donc issue de la culture de la reproduction, la notion de stéréotype est utilisée dans le langage commun dans une acception péjorative (une idée « à l’emporte-pièce »), et en sciences sociales, dans une acception neutre (Amossy et Herschberg, 2010). Le stéréotype entre dans les mécanismes fondamentaux de construction des connaissances ; la catégorisation est un processus psychologique fondamental relié à la problématique des perceptions et relations intergroupes (Bourhis et Leyens, 1999). Produit d’une réduction d’information, le stéréotype est une médiation qui permet de comprendre quelque chose de nouveau par l’intermédiaire d’une représentation simplifiée : sa dimension sociale est arrimée à sa dimension technique.

L’identité numérique, comme stéréotype identitaire, présente une triple dimension d’artefact technique, social et cognitif : l’usage (technique) dans le cours de l’interaction structure la présentation de soi (social) et la représentation en pensée (cognitif). Les travaux de Peraya (1995, 2010) sur la médiation technologique et de Collard (2005) sur la métaphore hypermédiatique montrent, dans une approche sémiocognitive, comment l’usage d’un site internet influence les modèles conceptuels des usagers.

Des recherches identifient des composants du profil utilisateur qui sont utilisés comme indices de stéréotypes sociaux. Par exemple, dans la communauté des étudiants américains, le « nombre d’amis » est utilisé comme indice de la popularité du propriétaire de la page de profil (Zywica et al., 2008) et renforcerait l’estime de ses compétences sociales chez les personnes ayant

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une estime de soi déficiente (Ellison et al., 2007). L’attractivité physique des

« amis » ayant publié un commentaire sur la page de quelqu’un est jugée révélateur de son degré de sympathie (Walther et al., 2008).

Les précédentes recherches de niveau appliqué et spécifique que nous avons conduites fournissent des pistes d’analyse des stéréotypes identitaires sous- jacents. Après les avoir présentées dans la section suivante, nous en approfondissons l’analyse dans la troisième section.

Mesure de l’impact du système informatique sur les stéréotypes identitaires

L’analyse des stéréotypes identitaires adoptée porte sur la structuration technique des profils utilisateurs (interface, terminologie, espace hypertextuel) afin d’en analyser les impacts aux niveaux cognitif et social. Comme le montre la figure 1, l’analyse procède par comparaison des composantes de l’artefact technique au niveau appliqué ; des modèles sont construits au niveau spécifique, produits de cette comparaison ; la théorisation porte sur la mise en relation des modèles.

Figure 1. Niveaux appliqué, spécifique et théorique de l’analyse

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Nous avons construit une analyse des stéréotypes identitaires en trois approches complémentaires (cf. tableau 1) :

– Une approche typologique et comparative des signes saisis par l’utilisateur pour se représenter (cf. Modèle de la représentation de soi). Cette approche met en évidence l’homogénéisation de la composition technique de l’identité (pages de profil) tout en permettant de cerner les dominantes spécifiques de chaque dispositif.

– Une approche métrique des signes qui manifestent l’utilisateur, qui montre leur multiplication sous l’emprise de la captation des activités (cf. Modèle de l’identité numérique).

– Une approche conceptuelle de l’intériorisation des signes perçus et utilisés par le sujet (cf. Métaphore du profil) et de leur intégration au processus de construction de soi.

Tableau 1. Trois dimensions d’analyse du stéréotype identitaire Modèle conceptuel Dimension

artefactuelle Approche Tendance

Modèle de la

représentation de soi Technique Typologique Homogénéisation Modèle de l’identité

numérique Sociale Métrique Socialisation

Modèle de la métaphore

du profil Cognitif Conceptuelle Intériorisation

Tableau 2. Les trois applications les plus utilisées dans les pays « matures » (Source : Cosenza, 2010)

Pays SNS #1 SNS #2 SNS #3

Australie Facebook Twitter Linkedin

Canada Facebook Twitter Linkedin

France Facebook Skyrock Twitter

Allemagne Facebook Xing Twitter

Italie Facebook Badoo Twitter

Russie VKontakte Odnoklassniki LiveJournal

Espace Facebook Tuenti Badoo

Angleterre Facebook Twitter Linkedin États-Unis Facebook Myspace Twitter

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Tout dispositif interactif peut être porteur de stéréotypes, mais on suppose que leur effet sur les usages est conditionné en partie par leur popularité. Le tableau 2 fait apparaître la prédominance de l’usage des outils américains (Facebook, Twitter, Linkedin, Xing, Livejournal, MySpace) en regard des applications conçues et développées par d’autres pays (France : Skyrock, Russie : VKontakte, Odnoklassniki). Quels sont les enjeux culturels de cette popularité ?

Modèle de la représentation de soi

La représentation de soi réfère à la présentation de soi (Goffman, 1974) en ligne : elle se constitue de l’ensemble des signes qui manifestent l’utilisateur dans les dispositifs interactifs. Issu d’une approche comparative de niveau spécifique dans approximativement 60 applications parmi les plus populaires (messagerie instantanée, blogs, pages personnelles, réseaux sociaux, forums, jeux vidéo), le modèle de la représentation de soi propose de les classer selon 4 catégories principales : pseudonyme, qualifiants (centres d’intérêts, métier, date de naissance), sociatifs (amis, groupes, équipe), locatifs (adresse internet, cartes dans les environnements 3D) (cf. figure 2). La structuration en catégories transversales met en évidence des facteurs communs montrant une homogénéisation de la structuration commune de l’identité. Toutefois, ce modèle, non pas figé mais constituant une grille interprétative de la norme attendue, est conçu pour s’adapter à chaque logiciel. Des interfaces différentes produisent une diversité de stéréotypes identitaires car elles structurent autant de cadres d’interaction (Goffman) dont ce modèle vise à identifier les tendances. Par exemple, un site de rencontre est à dominante déclarative (descripteurs physiques), tandis qu’un site de réseaux sociaux est à dominante sociative (constitution d’une liste de

« contacts » ou « amis »). L’identification d’une tendance dans l’une ou l’autre de ces catégories d’information permet une première approche des stéréotypes identitaires en les situant en regard de la norme née de l’homogénéisation technique. Le modèle de l’identité numérique (cf. tableau 1, figure 3) permet d’en analyser les modalités sociales et le modèle de la métaphore du profil les dimensions cognitives.

Modèle de l’identité numérique

Le modèle de la représentation de soi (2007) concerne les signes saisis par le sujet lui-même pour se représenter. Or, l’arrivée du web 2.0 change les modalités de présentation de soi : la représentation de l’utilisateur dans le web 2.0 ne se compose pas seulement de signes qu’il déclare lui-même, mais aussi de signes qui

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sont saisis par les autres utilisateurs et par le système (exemple : commentaires, historique des activités de l’utilisateur). Le modèle de l’identité numérique met en évidence ce second point en proposant une lecture de l’emprise du système sur la présentation de l’utilisateur.

Figure 2. Modèle de la représentation de soi ou identité déclarative

Figure 3. Représentation de soi et identité numérique

Dans ce modèle, l’identité numérique (technique) est divisée en trois composantes complémentaires, par degré croissant de perte d’emprise de l’utilisateur sur la représentation, et par emprise croissante du système informatique sur le profil utilisateur (cf. figure 3) :

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(1) l’identité déclarative 4, correspond à la Représentation de soi (2) l’identité agissante 5

(3) l’identité calculée 6

L’« identité déclarative » (qui correspond au modèle de la représentation de soi) se compose de données saisies directement par l’utilisateur, notamment au cours de la procédure d’inscription au service (exemple : opérateur autonyme, qualifiants tels que les centres d’intérêt, sociatifs tels que la représentation des amis). L’ « identité agissante 7 » est constituée des messages répertoriés par le système, concernant les activités de l’utilisateur (ex. : indications de l’activité telle que « x et y sont désormais amis »). L’ « identité calculée » se compose de chiffres, produits du calcul du système, qui sont dispersés sur le profil de l’utilisateur (comme : le nombre d’amis, de groupes). Cette catégorisation met en évidence l’emprise croissante du système sur la représentation identitaire, par un traitement informatique des données utilisateur plus apparent.

Ces trois catégories ne sont pas exclusives l’une de l’autre : une même information peut être traitée dans chacune d’entre elles. Par exemple, concernant la composante « amis » : l’utilisateur déclare qu’il est ami avec quelqu’un (identité déclarative), le système le notifie sur sa page de profil (identité agissante) et le comptabilise sur le profil (identité calculée).

Le système informatique ne présente pas un point de vue neutre sur l’identité des utilisateurs, mais, conçu par des éditeurs selon des logiques marchandes, il encourage la production de traces. D’une identité produite par son référent (Représentation de soi), caractéristique du web « 1.0 », on assiste à une mutation vers une identité de plus en plus produite par le système informatique (Identité numérique). Le système informatique peut donc décupler la présence d’une même information par la multiplicité de son traitement et par là-même détermine les stéréotypes comportementaux.

4. L’identité déclarative rassemble les données délivrées délibérément par l’utilisateur.

5. L’identité agissante se constitue des mentions explicites des activités de l’utilisateur par le système informatique.

6. L’identité calculée se compose des chiffres apparaissant sur le profil utilisateur.

7. D. Cardon utilise l’expression « identité agissante » dans un sens différent, en complément d’ « identité civile », « narrative » et « projetée », pour montrer

« l’éclatement des dynamiques identitaires et identifier les trajectoires communicationnelles des utilisateurs en fonction de leur profil. (Cardon, 2008, 125).

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Approche métrique du modèle de l’identité numérique

Les stéréotypes sont des représentations répandues qui manifestent l’emprise du lien social sur la représentation en pensée. Si des représentations en pensée ne peuvent être mesurées, en revanche, les stéréotypes identitaires issus du numérique peuvent être observés et mesurés à leur source : la page de profil. Dans cette perspective, nous avons associé à chaque critère de la page de profil une valeur quantifiée en fonction de la quantité des informations délivrées sur la page de profil. Cette méthode a été appliquée à Facebook (Georges, 2009) et Myspace (Georges et al., 2009).

Population totale Légende

Identité déclarative

Présence ou non de données renseignant les champs suivants : A: sexe,

B : orientation sexuelle ; C: relation amoureuse ; D: date de naissance ;

E: opinion politique ou religieuse ; F: informations professionnelles.

Identité agissante

Nombre d’actions dans le mini-historique relatives aux actions suivantes : A: « x a mis à jour son profil »;

B: « x et y sont maintenant amis »;

C: « x participe à l’événement y »;

D: « x a créé l’événement y »;

E: « a commenté/tagué y »;

F: « x a posté dans le groupe y »;

G: « a reçu un message de y»;

H: « a été tagué/commenté par y » ; I: «a utilisé l’application y».

Identité calculée

Valeurs indiquées explicitement : A: nombre d’amis ;

B: nombre d’événements ; C: nombre de groupes ; D: nombre d’albums ; E: nombre d’amis communs.

Figure 4. Graphes “araignée” collectifs des identités déclarative, agissante et calculée : fréquence moyenne des utilisateurs hyper-visibles (trait continu épais) et des utilisateurs cachés (trait pointillé épais) [extrait de Georges, 2009]

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La figure 4 montre un exemple de graphe-radar de l’identité numérique.

Soixante et un profils utilisateur ont été répartis en deux groupes 8: les « hyper- visibles » et les utilisateurs « cachés » en fonction de leur comportement déclaratif. Les utilisateurs « cachés » n’ont rempli aucun champ déclaratif ou un seul. Les utilisateurs « hyper-visibles » ont rempli tous les champs déclaratifs.

Les hexagones centraux figurent le pseudonyme : cette information

« minimale » conditionne la présence de l’utilisateur. Renseigné par l’ensemble de la population, ce critère constitue le centre-pivot de l’ensemble du dispositif identitaire, autour duquel s’organisent les autres informations délivrées, certaines étant fixes (identité déclarative), d’autres étant éphémères (identité agissante) ou continues (identité calculée).

Visualisation

Dans le cadre d’une démarche interdisciplinaire SIC-informatique, pour accroître l’échantillon de profils analysés et les possibilités d’analyse, une visualisation des profils individuels par graphes nœud-lien (figure 5) a été conçue (Georges et al., 2009). Cette visualisation porte sur la structuration du lien social entre utilisateurs par l’identité calculée : la notification, par le système informatique, du nombre de médias partagés, du nombre d’amis communs et du nombre de tags photo, manifeste une valorisation des activités de partage.

Figure 5. Vues de profils d’utilisateurs individuels (a à d) et vue collective de 8 utilisateurs dans Facebook (e)

8. Dans son étude sur le design de la visibilité, D. Cardon définit des modèles de visibilité pratiqués par les utilisateurs (Cardon, 2008, p. 120-123). Il distingue notamment le profil « tout montrer tout voir » et le profil « montrer caché » (op. cit.

p. 124, carte 3).

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L’identité déclarative est représentée par la taille du nœud central (utilisateur) et le nombre de nœuds périphériques (ses « amis »). Ces graphes-ci, individuels, proposent un typage des liens qui permet de plus finement analyser la nature des relations. Elle montre que les utilisateurs n’interagissent pas selon les mêmes modalités avec tous leurs « amis » (cf. figure 5, c et e). Les relations d’amitié déclarées par les utilisateurs ne correspondent pas nécessairement à des interactions interpersonnelles valorisées par le système informatique.

Résultats : stéréotype culturel de l’identité-altérité et modèle comportemental associé

Nos travaux précédents ont mis en évidence le rôle croissant des interfaces dans la génération de représentations identitaires distinctives : que l’utilisateur souhaite ou non manifester en ligne son identité, le système produit une représentation identitaire distinctive.

De la naissance d’internet aux dernières applications du web social, le système de signes qui manifeste l’utilisateur a changé. L’individu connecté (Flichy, 2004) négocie continuellement avec le système informatique. Dans le web social, la représentation identitaire tend à prendre une dominante agissante et calculée. L’identité déclarative (âge, sexe, ville, bio, intérêts...), par laquelle le sujet décide lui-même comment il se représente, s’amenuise, tandis que les signes de l’activité de l’utilisateur et leur chiffrage se multiplient. Même si un utilisateur ne renseigne aucun champ déclaratif, le système informatique produit une représentation distinctive par ces deux dimensions agissante et calculée.

Identité numérique et domination culturelle

Les stéréotypes identitaires et comportementaux véhiculés par les sites sociaux ont été analysés, dans la section précédente, dans leur dimension sémio- technique (modèle de la représentation de soi) et sociale (modèle de l’identité numérique). L’intégration du point de vue cognitif permet d’envisager le processus de symbolisation associé à ces modèles culturels.

Emprise cognitive : la métaphore du profil

Le processus de symbolisation, reposant sur le processus de socialisation, peut être analysé en recourant à la notion de métaphore conceptuelle (Lakoff et Johnson, 1980) ou hypermédiatique (Collard, 2005). En interagissant avec le dispositif, l’utilisateur fait expérience de l’environnement virtuel, et cette

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expérience structure en retour sa représentation du monde. Ce cadre théorique permet d’associer une tendance observée dans les deux premiers modèles à une zone de l’espace conceptuel, et ainsi de cerner la tendance symbolique opérée dans les logiques d’usage. Trois sous-domaines de la métaphore du profil (cf. tableau 1) ont été distingués : la métaphore du soi, la métaphore du chez-soi et la métaphore du flux. Ces trois métaphores permettent d’appréhender trois dimensions du processus d’information identitaire : l’identité prend forme à l’écran en ces trois aspects interdépendants fondés sur les propriétés interactives du dispositif.

Consommation, fragmentation, capitalisation

Nos travaux précédents (section 2) ont montré des tendances, principalement dans Facebook, dont on peut cerner les contours en trois traits : consommation, fragmentation et capitalisation.

Le développement de l’identité agissante dans Facebook consiste en une notification des activités de l’utilisateur, dans un mode de consommation active (publication sur les autres profils, installation d’applications internes, passive (qui suppose une activité de consommation active de la part des autres utilisateurs « amis » ou « contacts » : réception de commentaires, de messages sur son wall) et réciproques (ajout d’amis, tag photo). La métaphore du flux est donc dominée par des activités de consommation d’informations:

téléchargement d’applications, envoi de messages, de vidéos. Ce stéréotype véhicule une perception consumériste du soi : les objets produits et acquis étendent et renforcent le champ de l’identité et de la présentation de soi.

Selon le modèle de la métaphore du profil, on observe un processus de d’inscription de l’autre dans la représentation de soi avec une tendance à la fragmentation : les amis font partie de l’espace de présentation de soi dans les réseaux sociaux, et leur représentation est fragmentée en ouvertures opaques ; un même ami peut figurer simultanément dans plusieurs champs : l’espace

« contact » (il fait partie des amis), le flux d’informations (il a posté une humeur ou un statut), l’espace de dialogue (il a posté un commentaire). Cette fragmentation formelle implique un schème interprétatif, qui a tendance à présenter l’utilisateur dans une posture englobante (la page de profil contient les amis) et les autres amis dans une posture fragmentée : le Sujet, dans cette communication égocentrée, est mis dans une posture d’observation de l’Autre en surplomb.

L’une des caractéristiques des « amis » dans les sites sociaux est qu’ils sont comptabilisés (identité calculée) et que leur chiffre s’accroît irrémédiablement

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comme des points de compétences dans les MMORPG. De même, les groupes, les albums photographiques, sont comptabilités et des fonctionnalités de captation d’activité permettent de mémoriser les parcours « IRL ». Les informations quantifiées cristallisent en continu une représentation toujours croissante des activités actuelles. Cette métaphore du chiffre, en tant que donnée variable mais présente en continu, implique une quantification de notions abstraites (amitié, réputation, activité) et une capitalisation des valeurs associées (sociabilité, rayonnement, présence). Ces chiffres permettent de jauger ses propres capacités et celles des autres ; toujours ascendants, ils réconfortent le sujet en donnant l’illusion d’accroître ses propres capacités et d’augmenter son regard sur son entourage.

Une acculturation informatisée sous l’emprise des majorités culturelles Le web social de Facebook propose un modèle culturel fondé sur des valeurs consuméristes : communication y rime avec consommation, fragmentation et capitalisation. Ce stéréotype identitaire est-il manifeste d’une idéologie partagée ou spécifique à la culture américaine qui l’a produit ? S’il est spécifique de la culture de ses concepteurs, sa popularité en Europe, en Asie et au Canada est-elle un indice d’homogénéisation culturelle sous l’emprise de la société américaine ?

Figure 6. Carte mondiale des réseaux sociaux (Source : Cosenza, 2010)

Avec ses 200 millions d’utilisateurs actifs, Facebook recouvre la plus vaste étendue géographique mais n’est pas l’outil le plus utilisé dans le monde : l’outil

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chinois QQ rassemble 300 millions de comptes actifs, c’est-à-dire un tiers de plus que Facebook (interdit en chine) (figure 6). La diversité linguistique n’explique pas à elle seule ces particularismes. Par exemple, l’outil Orkut est disponible dans toutes les langues, comme Facebook, mais est l’outil le plus populaire seulement au Brésil. L’interdiction par le gouvernement pour des motifs politiques ou religieux (Chine, Arabie Saoudite, Émirats Arabes Unis, Pakistan), tout comme le choix délibéré d’utiliser un outil spécifique, au-delà des identités linguistiques, sont les indices d’une résistance face à une tendance majoritaire.

La mise en perspective multiculturelle questionne également les contextes culturels de la recherche en sciences sociales sur ce phénomène. Par exemple, les recherches sur les stéréotypes sociaux de notre connaissance sont conduites aux États-Unis sur une population d’étudiants américains. En quoi reflètent- elles les usages de la population mondiale ?

À l’échelle de l’échange interpersonnel, sociétal et interculturel (Wolton, 2009), les enjeux de la numérisation de la communication s’accroissent, par perte du lien avec le présenciel. Les recherches sur l’usage des TIC par les minorités migrantes (Diminescu, 2010), montrent que l’identité culturelle des minorités et diasporas qui s’en emparent, se renforce, se solidifie et, parfois se transforme 9 dans un mouvement d’extraversion culturelle. Cette mise en perspective multiéchelle pourrait montrer l’ampleur culturelle croissante de la numérisation des identités à l’échelle internationale.

Conclusion

La liberté de faire expérience de soi dans une quête quasi ontologique, observée par Sherry Turkle dans les années 1980-90, a laissé place à un exercice d’inscription de soi dans les cadres définis par les médias sociaux. Pour exister sur la toile, l’utilisateur doit consommer et produire continuellement de l’information. De nouvelles formes de tyrannies de la présence apparaissent de par le rôle de plus en plus intrusif et familier du système informatique dans la présentation de soi informatisée

L’identité numérique n’est pas le miracle d’une identité globale et unifiée, mais « un espace de mise en visibilité des rapports de force qui émergent de la communication » (Dacheux, 2004). Les sites sociaux sont porteurs de stéréotypes identitaires et comportementaux. Dès lors, la mise en perspective des recherches sur l’identité numérique par la notion de mondialisation de

9. Cf. le « migrant connecté » (Diminescu 2007), le « nomade connecté » (Proulx, 2008).

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l’information, permet de mettre en évidence les rapports de force culturels qui émergent des dispositifs de présentation de soi.

Bibliographie

Amossy R., Herschberg-Pierrot A. (2010). Stéréotypes et clichés, langue, discours, société. Paris, Armand Colin.

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Bourhis R., Leyens J.-P. (1999). Stéréotypes, discrimination et relations intergroupes, Éditions Mardaga.

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