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AUTOPSIE DU COUP D'ÉTAT ROUMAIN

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AUTOPSIE DU COUP D'ÉTAT

ROUMAIN

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RADU PORTOCALA

AUTOPSIE

DU COUP D'ÉTAT ROUMAIN

Au pays du mensonge triomphant

CALMANN-LÉVY

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Photos de couverture (de haut en bas).

N. Ceausescu, I. Iliescu, P. Roman. © Gamma.

I S B N 2-7021-1935-2

© CALMANN-LÉVY 1990

type="BWD"Imprimé en France

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A la mémoire de tous ceux dont la vie a été sacrifiée pour nous faire croire que le coup d'État était une révolution populaire et spontanée...

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Le malaise, en Roumanie, me ve- nait du fait d'avoir sans cesse l'im- pression que tout n'était qu'un décor dans lequel évoluaient des gens à qui l'on avait menti et qui, à leur tour, mentaient.

Une journaliste française.

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A V A N T - P R O P O S

Dans une Europe de l'Est souvent méconnue, toujours mystérieuse, la Roumanie a été et demeure l'un des laboratoires où se prépare l'alchimie du système soviétique. Depuis quarante-cinq ans, elle joue le rôle de la différence dans la fascinante mise

en scène moscovite de l'être et du paraître.

Royaume dirigé par un gouvernement commu- niste de 1945 à 1947, elle fut ensuite la première démocratie populaire à voir partir les troupes sovié- tiques, et la dernière à faire sa déstalinisation. Seul pays de l'Est qui ne participe pas à l'invasion de la Tchécoslovaquie, elle inaugure, par cela même, une longue et singulière période de fausse indépendance dans le cadre du bloc socialiste. On l'a compris tard, on s'évertue maintenant à l'oublier : Moscou avait joué là une des plus extraordinaires cartes de la désinformation.

De toutes ses voisines, la Roumanie est la pre- mière à reconnaître la RFA, et la seule qui maintient des relations diplomatiques normales avec Israël après la guerre des Six Jours. Ses liens avec la

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Chine de Mao sont exemplaires, et c'est de là qu'elle importera, en 1971, la seule révolution culturelle que devait connaître l'Europe orientale. Petit à petit, le régime de Ceausescu se transformera en une dictature personnelle particulièrement répressive, ce qui fait que, contrairement à ce qui se passe autour d'elle, la Roumanie restera jusqu'à la fin dépourvue de toute structure d'opposition digne de ce nom.

Enfin, autre originalité : au prix d'une clochardisa- tion absolue de sa population, elle sera la seule à rembourser intégralement sa dette extérieure.

Tout cela intrigue l'observateur, d'autant qu'à l'heure où des ébranlements plus ou moins profonds agitent l'Est, il ne se passe rien encore en Roumanie.

Mais cela laisse aussi à penser que ce changement, lorsqu'il surviendra, sera, lui aussi, différent... Jean- François Revel, citant des « interlocuteurs venus de l'Est », le souligne dès le 16 octobre 1989: «Ils voient mal [...] comment éviter une longue anarchie.

Ils vont jusqu'à envisager des affrontements san- glants. »

Cela allait en effet être le cas dès le 15 décembre 1989. Lorsque l'Europe de l'Est tout entière nous eut offert le spectacle curieusement bref et simple de ses révolutions joyeuses, la Roumanie se lança dans un processus insurrectionnel non seulement sanglant mais aussi extrêmement complexe, au terme duquel il fut donné à Nicolae Ceausescu l'étrange privilège d'être le premier - et jusqu'à présent le

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seul - chef d'État communiste sommairement exé- cuté.

Pour la première fois dans l'histoire on assistait donc à une révolution en direct, croyant tout savoir et tout comprendre; pour la première fois on avait l'impression de participer à la sortie douloureuse d'un pays du communisme.

Mais les habitudes ne se perdent pas aussi faci- lement : la révolution roumaine est pleine de zones d'ombre, de contradictions, de coïncidences décon- certantes. Ce sont bien sûr - par les questions souvent troublantes qu'elles posent - celles-là mêmes qui suscitent le plus d'intérêt.

Une fois de plus, la Roumanie a été différente.

Différence réelle et irréelle à la fois, par tout ce qu'elle a d'invraisemblable, de faux et de vrai confondus. Différence voulue mais aussi attendue, où le simulacre joue un rôle déterminant pour la plus grande satisfaction des spectateurs, qui l'acceptent sans réserve, l'amplifient même, et le transforment sans aucune analyse en vérité histo- rique.

Ce qu'on appelle une révolution n'a été qu'un coup d'État préparé de longue date; ce qu'on a perçu comme une surabondance salutaire d'infor- mations n'a été qu'une formidable désinformation.

Et l'on est stupéfait de voir le nombre impression- nant de sources les plus diverses qui ont dû être mises en œuvre pour lui assurer une crédibilité interne et internationale. Le malaise - car il y en

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a un - vient du fait que, par moments, le montage paraît grossier, méprisant presque. Ce n'est qu'une preuve de plus de l'habileté des monteurs...

Mais le montage peut-il être vraiment grossier?

S'il apparaît comme tel, n'est-ce pas parce que, au bout du compte, il faut qu'il soit visible? Ne faut- il pas que l'on comprenne que les monteurs ne sont pas à Bucarest, et que Iliescu, Brucan et C ne sont que les exécutants et les bénéficiaires d'un scénario écrit à Moscou et mis en scène à Bucarest ? Le pourquoi de cette volonté de transparence - car l'énigme est livrée avec quelques-uns des éléments de décodage - reste à établir. S'agit-il d'une démons- tration de force d'un type nouveau, passée par les mécanismes de la restructuration, et qui, à un cer- tain moment, aura grand besoin de se légitimer à travers des exploits démocratisateurs ?

Certes, les pouvoirs de Moscou ne sont pas infinis.

L'entente entre Gorbatchev et ses hommes de l'ombre n'est pas sans faille. Enfin, une opération de ce genre ne peut jamais être parfaite. Pourtant, le scénario roumain a très bien réussi parce que, peut- être en prévision des difficultés inhérentes à ce type d'entreprise, il était d'une grande simplicité.

On entrevoit, à travers les mailles du montage, beaucoup de questions et quelques débuts de réponse.

La « révolution » roumaine est une sorte de somme de toutes celles qui ont modifié l'Est européen. Le processus interne de décomposition a été similaire partout. Et le premier enseignement - le plus trou-

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blant, d'ailleurs - est que Gorbatchev n'a pas seu- lement « laissé faire » passivement, comme on aime l'imaginer en Occident, mais semble avoir joué un rôle actif. Si toutes ces « révolutions » n'ont pas été le résultat inéluctable de sa faiblesse mais le fruit mûri de sa volonté, alors bon nombre d'analyses s'effondrent.

Cette « révolution » roumaine s'est accomplie par la manipulation et a été perçue à travers la désin- formation. Gorbatchev a atteint son but. Il n'a pas

« laissé tomber » Ceausescu, il l'a renversé. Dans le déroulement des événements, le hasard n'a joué qu'un rôle insignifiant; mais tout a été fait pour donner aux spectateurs le sentiment de l'improvi- sation.

A voir les évolutions est-européennes de la deuxième moitié de 1989, on a, en effet, l'impression d'un spectacle offert aux Occidentaux, et, en premier lieu, à la France qui croit deviner là une prolon- gation des fêtes ayant marqué le bicentenaire de sa propre Révolution. Dans ce contexte, la Roumanie lui procure une double satisfaction : celle de décou- vrir un peuple dont elle ignorait la francophonie et la francophilie, et celle de revivre les événements de 1789 à travers cette « révolution roumaine » qui n'est, on mettra du temps à le comprendre, qu'un corollaire de la perestroïka. Décembre 1989 fut néanmoins pour la France un mois d'exaltation : l'épisode le plus marquant de son histoire était en train de se répéter ailleurs. D'autres peuples, et en

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premier lieu les Roumains avec leurs bains de sang et leurs exécutions sommaires, suivaient l'exemple français. L'enthousiasme allait, en revanche, entraî- ner la crédulité. Plus tard, le retour à la réalité fut pénible et se manifesta sous forme de punition : puisqu'on nous a menti au sujet de la Roumanie, on ne parlera plus d'elle.

Le débat a ainsi été faussé : mettre en évidence les mensonges de la « révolution » et du pouvoir qui en est sorti signifie nécessairement être un nostal- gique du règne de Ceausescu. Ce n'est pas dans cet esprit que ce livre a été pensé et écrit. Loin s'en faut!

Une question demeure : peut-on, avec un recul de moins d'un an, faire la dissection journalistique et historique d'un événement dont les origines et la portée sont internationales, et qui, par sa nature même, est mystérieux?

A tout le moins peut-on plus modestement tenter d'examiner les éléments dont on dispose, de poser les bonnes questions, de chercher les réponses logiques et de replacer le tout dans un contexte de vérité ? C'est une démarche nécessaire : avant l'ou- verture - hypothétique - des archives, elle ouvre la voie à l'analyse, peut-être même à la compréhension.

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I

L A L O N G U E C H U T E D E C E A U S E S C U 1987-1989

Il y a, dans ce qu'il est désormais convenu d'ap- peler la « révolution roumaine », une image qui est le symbole de la chute d'un homme et de sa dic- tature : c'est l'image figée, si souvent retransmise par les télévisions du monde entier, où l'on voit le désarroi de Nicolae Ceausescu lorsque, le 21 décembre 1989, pour la première fois en vingt- quatre ans de règne, une partie de la foule à laquelle il s'adressait pour ne rien dire, échappe à tout contrôle. On se rend compte, en regardant cette image, que c'est à ce moment précis que Ceausescu a compris sa fin. Une fin dont il ne doutait plus depuis des mois, et contre laquelle il ne pouvait plus rien. Car on assiste là non pas au début de l'effon- drement mais bien à son stade ultime. Le point final d'un long processus de corrosion, auquel est venue s'ajouter une subtile et complexe conspiration dont il avait saisi, impuissant, l'évolution inéluctable.

Depuis octobre, un mois avant le XIVe congrès du PC roumain, il multipliait les mises en garde contre une tentative de renversement du pouvoir

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d'équilibre. Et Moscou a probablement la certitude de la victoire du Front du salut national aux élec- tions, puisque, depuis le début de l'année, elle livre à la Roumanie un armement plus moderne, plus sophistiqué que celui auquel avait droit Ceausescu.

Ce n'est pas un hasard. Si, à ses yeux, les partis d'opposition avaient la moindre chance de l'empor- ter, les fournitures de ce genre auraient plutôt été bloquées.

Enfin, la dernière et la plus longue manifestation d'opposition au Front du salut national commence le 22 avril, à Bucarest, sur la place de l'Université.

De nombreuses organisations - la Ligue des étu- diants, le Groupe indépendant pour la démocratie, l'Alliance du peuple (formée d'ouvriers, d'étudiants et d'écoliers), l'Association 16-21 décembre - y par- ticipent dans le but d'obtenir un dialogue avec le pouvoir. Elles demandent que toute la vérité soit dite sur la « révolution » et sur l'équipe dirigeante;

elles veulent être sûrs que le communisme a été aboli; ils exigent que le Front ne participe pas aux élections. La riposte est simple : imitant - peut-être maladroitement — l'attitude habituelle de Ceausescu en de telles circonstances, Ion Iliescu traite les participants de voyous (golan, mot qui, depuis, a fait le tour du monde) et fait une première tentative, brutale, pour les déloger. Sans succès. On essaie alors de doubler toutes les organisations représentées sur la place par d'autres, émanant du Front. Ainsi, l'Association 16-21 décembre aura comme pendant

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« frontiste » un groupe intitulé « Les Participants à la révolution de décembre », financé avec les fonds de l'ancienne Union des jeunesses communistes! On tentera aussi la technique du discrédit, par des rumeurs selon lesquelles les manifestants seraient payés à la journée par des associations subversives.

La présence des manifestants sur la place de l'Université - espace qu'ils ont appelé « libre de néo- communisme » - marque toute la période pré et postélectorale, acte d'opposition à la fois le plus actif et terriblement pathétique.

La campagne électorale se déroule dans une atmosphère de tension et de confusion sans pareille.

Dès son arrivée au pouvoir, le Front a consenti beaucoup de libertés, mais n'a aucunement garanti leur application.

Le problème le plus grave est celui des médias.

L'opposition a, théoriquement, le droit de s'expri- mer. Mais... on lui distribue chichement le papier pour imprimer ses journaux, on pousse les typo- graphes à refuser leur impression (ils l'ont fait après la manifestation du 18 février, en détruisant le tra- vail qu'ils avaient eux-mêmes accompli), on empêche la distribution des journaux dans les provinces. Le quotidien Romania Libera estime pouvoir vendre 4 millions d'exemplaires; par manque de papier et de moyens techniques, il n'arrive à en imprimer que 900 000. Au mois d'avril, le ministre de la Culture, Andrei Plesu, a réduit l'approvisionnement en papier

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de plusieurs publications indépendantes afin que le Front puisse imprimer un quotidien de plus.

Quelques stations de radio, émettant en modu- lation de fréquence, ont été offertes à l'opposition par des organismes étrangers. Suivant une logique bien définie, toute émission à caractère politique leur a été interdite par le Premier ministre Petre Roman, qui signe personnellement les cahiers des charges. Elles ne diffusent que de la musique et des programmes culturels.

L'accès à la radio et à la télévision d'État, dirigées par des hommes acquis au pouvoir, est limité aux partis d'opposition, qui disposent chacun, en pleine campagne électorale, de trois minutes par jour, alors que les membres du Front sont vus et entendus du matin jusqu'au soir sous prétexte que ce sont eux qui font l'actualité.

On assiste aussi à un phénomène plus qu'inquié- tant : tout un culte de la personnalité se développe autour de Ion Iliescu, à l'instar de celui qui entourait Ceausescu. C'est Silviu Brucan qui donne le ton, en disant de lui qu'il « incarne tout ce que le peuple roumain a de mieux ». La presse officielle prend la relève, et le tout finit dans la rue par des slogans du type : « Seigneur, si tu nous aimes, veille sur Iliescu ! » Plus modestement, l'intéressé se définit lui-même comme étant un « despote éclairé ».

En revanche, les opposants les plus célèbres et les plus actifs - tels Doina Cornea, Dan Petrescu, Gabriel Andreescu, pour ne citer qu'eux -, les chefs

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des partis d'opposition, les leaders les plus populaires font l'objet d'une campagne de calomnie aussi sou- tenue que méprisable. Le Front ira jusqu'à faire circuler dans le pays une fausse Doina Cornea, munie de faux papiers d'identité et chargée de tenir des propos mettant la vraie opposante dans une situation politique embarrassante. Ce pseudo-sosie, par exemple, tentait d'acheter avec des dollars l'adhésion des gens au Parti national paysan. La presse proche du Front se livre, elle aussi, à une campagne dans le même sens, par laquelle elle essaie de discréditer tout représentant de l'opposition qui pourrait avoir une influence sur l'opinion publique.

Dans cette atmosphère, le jeu politique est à la fois embrouillé et faussé. Après le bref consensus national qui a suivi la chute de Ceausescu, la rupture soudaine semble de plus en plus grave. Ion Iliescu, qui s'est fait le promoteur d'un cryptocommunisme mou d'inspiration soviétique, s'attire les foudres de la population des grandes villes et est adoré du reste du pays. Mais la rupture est encore plus profonde sur le plan social, avec une véritable renaissance de la lutte des classes. Les intellectuels - catégorie vague allant des bacheliers aux académiciens - sont en principe opposés au Front et suscitent ainsi la haine des classes laborieuses, qui voient en celui-ci et en Iliescu la force les ayant délivrées du dictateur.

Ameutant les ouvriers, puis les mineurs, contre les intellectuels, Iliescu aggrave cette lutte des classes, rend impossible tout consensus et jette les

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bases d'un conflit qui peut, à tout moment, dégé- nérer en guerre civile. C'est un risque que Ceausescu lui-même n'avait jamais pris, mais il nous faut croire que c'est un risque calculé. Lorsque, au mois de février, les partisans d'Iliescu ont crié, dans les rues de Bucarest, « A mort les intellectuels ! » tout a été dit, et pour longtemps...

Face à ces phénomènes, qui souvent dépassent l'entendement, l'opposition a du mal à se structurer, à trouver une juste voie. Certains de ses leaders se laissent aller à des compromis graves avec le pouvoir.

Cela ne leur évite pas de voir, surtout en province, les sièges de leurs partis mis à sac, les listes d'ad- hérents volées, les journaux brûlés. Les propos de l'opposition sont en général mal compris. Ainsi, lorsqu'on parle de « privatisation », les gens comprennent « privations ». Le mot « capital » évoque pour une grande majorité d'électeurs le gros individu coiffé d'un haut-de-forme, avec un énorme cigare, qui exploite sans pitié des ouvriers exsangues. Si, en plus, ce capital doit venir d'ailleurs, les gens se disent alors : « Le pays sera vendu aux étrangers, nous allons tous nous retrouver au chômage », etc.

En somme, le message ne passe pas. Et pour cause!

Les partis ont proposé des programmes abrégés n'expliquant aucunement les modalités du passage vers une démocratie à économie de marché. Il est difficilement acceptable que, après quarante-trois ans de régime dictatorial et étatiste, on se limite à des propositions tenant en une page.

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Largement contrôlée par le Front du salut natio- nal, l'opinion semble, dès le mois de mars, avoir arrêté son choix. Malgré les millions de signatures qui vont s'accumuler en bas de la proclamation de Timisoara, malgré la manifestation qui s'éternisera sur la place de l'Université, à Bucarest, on peut déjà comprendre que les électeurs ont opté pour la for- mule proposée par Iliescu.

Ce qui est un énorme paradoxe. Car, en fait, qu'est-ce qui a changé en Roumanie? Un parti néo- communiste proche de l'Union soviétique tient fer- mement le pouvoir; la Securitate est aussi présente que toujours (peut-être même plus redoutable, car modifiée); le contrôle sur les masses s'exerce effi- cacement. On a obtenu la création de partis d'op- position, et voilà qu'il y en a plus de quatre-vingts à embrouiller les choix. On a obtenu la semi-liberté de la presse, et d'un vide médiatique absolu sont sorties 1 025 publications qui se disputent une audience restreinte. On a l'impression nette que ces bribes de liberté ne comptent que très peu et pour un tout petit nombre de Roumains. Idéologique- ment, et c'est cela qui importe, on se retrouve dans une situation pareille à celle des années 50. En fait, la révolution continue; elle a tout simplement changé de sens. Tout comme le communisme.

L'opposition, incapable de se faire entendre et comprendre, s'automarginalise. Le peuple assure lui-même la répression. Iliescu n'a pas besoin de se

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salir; il lui suffit d'entretenir le fanatisme « révolu- tionnaire » des foules.

La confusion est, très certainement, le maître mot en Roumanie. Ce qui s'explique, en premier lieu, par la complète déstructuration de la société, par l'anéantissement des repères et des valeurs. Dans ce pays qui, depuis 1948, s'applique à détruire systé- matiquement ses élites, le sens de l'évolution sociale s'est perdu lui aussi. Ainsi, pour ne prendre qu'un seul exemple, malgré le fait que dans les statistiques démographiques on trouve plus de 40 % de paysans dans la population roumaine, la paysannerie n'existe pratiquement plus. Dans ce contexte, tout change- ment proposé par l'opposition provoque un réflexe de peur. Le Front, lui, l'a compris, qui pratique un conservatisme teinté vaguement de quelques amé- liorations. La crise sociale ne peut que lui être profitable : il ne prendra donc pas le risque d'y remédier.

C'est sans doute cela, l'élément le plus important de la période « postrévolutionnaire ». Car il modifie en profondeur - lorsqu'il ne les annule pas purement et simplement - les acquis de décembre.

Bien sûr, les observateurs étrangers venus sur-

veiller le déroulement correct du scrutin - quelques

centaines pour plus de 12 000 circonscriptions ! -

arrivent trop tard pour pouvoir constater le détour-

nement de la campagne, les pratiques peu ortho-

doxes du Front. Qui n'a, d'ailleurs, même pas besoin

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de tricher : il est désormais clair que le choix d'une écrasante majorité se porte sur lui. Les Roumains ont voulu se débarrasser de Ceausescu, sans exiger, avec cela, un changement en profondeur. Ils le redoutent même. Largement favorisée par l'équipe dirigeante, la déroute est telle qu'ils se croient sortis du communisme dès l'instant où Ceausescu a perdu le pouvoir. Les symboles comptent pour eux bien plus que les principes. Et, une fois de plus, la lutte politique se réduit à une aberrante lutte des classes.

La base rejette le sommet, ayant la certitude que celui-ci empêche le contact avec le pouvoir. Tout comme Ceausescu croyait que les putschistes s'in- terposaient entre lui et le peuple.

L'Union soviétique, elle, observe de manière bien plus efficace le déroulement de la campagne. Dès le mois d'avril, des fonctionnaires de son ambassade à Bucarest rendent systématiquement visite aux partis d'opposition, s'informent de leurs actions. En outre, à peu près à la même période, des « touristes » soviétiques arrivent en grand nombre en Roumanie.

On les voit partout, sans que leur présence donne l'impression d'avoir un but précis. Chacune en son temps, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Pologne ont déjà pris connaissance de cette technique.

Le 20 mai, les élections se déroulent dans ce contexte pour le moins ambigu. Il s'agit de choisir un président de la République, une Assemblée constituante et un Sénat. Iliescu avait dit vouloir, par ce vote, renouer avec la tradition démocratique

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roumaine. Sans toutefois préciser laquelle. Car, par exemple, la république a été instituée en Roumanie - après un acte d'abdication arraché sous la menace le 30 décembre 1947 - par la Constitution commu- niste de mars 1948. Élire un président de la Répu- blique sans, auparavant, décider par référendum de la forme de l'État, c'est tout simplement reconnaître cette Constitution comme base de départ. Quid, alors, de la tradition démocratique?

La loi électorale, qui avait grandement anticipé les dispositions constitutionnelles, laisse prévoir un régime présidentiel fort. Le Front semble avoir déjà élaboré un projet de Constitution qui, de toute évidence, n'aura aucun mal à être adopté.

Après plus de quatre décennies où le vote a toujours été un simulacre avec des candidats uniques issus d'un parti unique, les Roumains se retrouvent devant des « bulletins » de cinquante-deux pages, portant les noms de cinquante-cinq partis et d'au moins autant d'indépendants. Les observateurs n'en- registrent - on pouvait s'y attendre - qu'un petit nombre d'irrégularités insignifiantes. Le vote est donc valable. L'Union soviétique s'en félicite; le président George Bush déclare que cela constitue un grand pas vers la démocratie.

Ion Iliescu a obtenu 86 % des voix, et le Front du salut national 66 %. Sans compter le score des partis issus tout droit du même Front et asservis à lui. La deuxième force politique du pays est le Parti des Magyars, ce qui est loin de simplifier les choses.

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É P I L O G U E

En décembre 1989, à la fin d'un processus entamé deux ans auparavant, Moscou fait donc chuter Ceausescu et installe à sa place une nouvelle équipe qui engage immédiatement une politique de type gorbatchévien. Constitués en « organisme poli- tique », ses membres se présentent aux élections et les emportent avec un score frisant l'unanimité. Pour la première fois dans l'histoire, l'emprise soviétique sur un autre pays est ainsi plébiscitée par tout un peuple qui s'imagine voter pour la liberté. Remar- quable et inquiétante nouveauté!

La Roumanie n'est plus seulement le laboratoire de la politique moscovite : elle acquiert aussi le privilège douteux de devenir la première pièce de la fameuse

« maison commune ». Dès le 6 janvier, le journal Libertatea, proche du pouvoir, le disait dans une sorte d'éditorial de politique extérieure : « La chute du dictateur, " clé " de la maison européenne. » Citons : Dans le cadre du pacte de Varsovie, la politique de Ceausescu de rejet de la détente Est-Ouest, de

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suspicion et de négation des résultats concrets des tentatives soviéto-américaines, les relations bilaté- rales extrêmement tendues avec la Hongrie, puis avec la Pologne et la Bulgarie, et ces derniers temps avec la RDA et la Tchécoslovaquie, constituaient de plus en plus un facteur de désagrégation de l'unité de cette alliance. [...] Lors de la révolte populaire de Timisoara - quand Ceausescu a donné l'ordre qu'elle soit noyée dans le sang -, et voyant la gravité de cette décision irresponsable dont les suites n'étaient pas seulement propres à la Rou- manie mais pouvaient influencer la stabilité poli- tique de toute l'Europe, les agences gouvernemen- tales de presse des pays du pacte de Varsovie ont donné rapidement des informations concernant les événements tragiques, se désolidarisant de manière explicite de la politique de Ceausescu, qui, selon l'expression de l'agence BTA [bulgare] « vivait ses derniers jours ». [...] La liberté d'expression poli- tique illimitée, le pluralisme politique, la sépara- tion des pouvoirs d'État et politique, la création de syndicats libres sont autant d'acquis politiques majeurs obtenus en Roumanie à la suite de la Révolution et qui, dans le contexte du large échange européen d'idées, peuvent pousser à des revendi- cations similaires dans d'autres pays limitrophes.

[...] La chute de la dictature et le processus révo- lutionnaire qui se déroule en Roumanie seront la

« clé » du consensus pour la construction de la maison européenne. L'avenir — nous l'espérons

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proche - nous montrera les dimensions et le confort de ce nouveau et prometteur édifice.

En voilà un programme! On n'attendait donc plus que la chute de Ceausescu pour entamer cette construction dont on ne sait toujours rien de précis.

Dumitru Mazilu, lorsqu'il était encore au pouvoir, évoquait, lui aussi, en termes lyriques la « maison commune telle que nous la propose Gorbatchev ».

C'est dire à quel point le Front était sûr de sa pérennité pour aborder des sujets à long terme comme la « maison commune » ou la création d'une

« nouvelle démocratie ».

La phrase quelque peu obscure qui propose la Roumanie comme modèle pour les pays limitrophes inquiète. De quel modèle s'agit-il? Quel est le mes- sage qu'on veut faire passer à travers cette affir- mation ?

Peu après les élections, Silviu Brucan disait dans une interview télévisée que la vie politique est mal structurée en Roumanie. Il aimerait qu'il n'y ait qu'une seule grande formation, incluant toutes les tendances, tous les courants. A ce propos, il donnait comme exemple le PC soviétique du temps de Lénine, où des personnalités aussi différentes que Trotski et Boukharine s'affrontaient dans un dia- logue constructif. C'est donc cela, le rêve? La ren- contre avec le léniniste Gorbatchev est renouvelée...

Confrontée à une idéologie aussi stupéfiante, l'op- position se perd en détails, s'adonne aux compromis.

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Seul mouvement de lucidité, seul centre de résis- tance, la manifestation de la place de l'Université survit tant bien que mal aux élections. Ce qui finit par irriter le pouvoir. Alors Iliescu invente une

« tentative de coup d'État fasciste » et demande l'évacuation de la place, après deux mois d'occu- pation permanente. La police charge, arrête les grévistes de la faim dont l'état de santé est critique, et disperse la majorité des contestataires. Puis arrivent des ouvriers - qui, selon les témoins, n'en étaient pas vraiment - qui battent tous ceux qui restent et investissent la faculté d'architecture où ils saccagent les ateliers. Des agents manipulés par la nouvelle Securitate s'infiltrent dans le mouvement et mettent le feu aux cars de police, puis au siège de la police et au ministère de l'Intérieur. Étran- gement, les forces de l'ordre ne réagissent pas et les pompiers arrivent avec deux heures de retard.

D'autres provocateurs occupent le siège de la télé- vision (Iliescu dira que des commandos ont été parachutés par les mouvements fascistes), mais ne s'en servent pas. Au contraire, les émissions seront interrompues pendant plusieurs heures. Geste inex- plicable s'il avait été le fait de vrais manifestants, qui auraient cherché à établir un contact avec le pays, mais parfaitement logique dans le contexte d'une action de provocation bien tenue en main.

Iliescu lance alors un nouvel appel aux mineurs de la vallée du Jiu. Ils débarquent massivement le lendemain, 14 juin, et commencent le massacre. Les

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locaux de l'Université sont dévastés, les étudiants battus, leurs leaders lynchés. On ne connaît pas le nombre exact des morts. Il serait, selon plusieurs associations ayant participé aux manifestations, supérieur à dix. Une fois de plus, les sièges des partis, des organisations d'opposition et de la presse indépendante sont mis à sac. Les mineurs, conduits par des agents en civil, connaissent tous les endroits où ils doivent se rendre afin de détruire archives, matériel, locaux.

A nouveau, la crainte de la guerre civile traverse les esprits. Mais Iliescu maîtrise bien la situation.

Une fois le « calme » rétabli, il remercie les mineurs, qui rentrent chez eux après avoir promis de revenir

« chaque fois que la démocratie sera en danger ».

Fier d'avoir contribué à ce que le paysage social roumain se déchire un peu plus, Iliescu organise la cérémonie de sa propre intronisation. Pour se débar- rasser de ce foyer gênant de contestation, il n'a même pas eu besoin de salir l'armée ou la police.

Le système des milices populaires est une nouveauté en Roumanie, une nouveauté terrible et efficace dont il détient la clé. Son pouvoir n'est probablement pas parfait, mais il est presque absolu. En six mois seulement, et avec l'adhésion du peuple.

En état de choc, désorientés, des Roumains murmurent parfois : c'était mieux quand c'était pire.

Terrible constat à l'issue de ce qu'ils ont pris pour une victoire définitive sur la dictature...

Sont-ils arrivés au bout de leurs peines ? La réalité

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suggère une réponse plutôt négative. La vie de tous les jours n'est guère plus facile que par le passé, et une certaine anarchie semble s'installer durable- ment. La crise économique, aggravée par le fait que plus personne n'a envie de travailler, est de plus en plus profonde. Aussi, il faudra bientôt trouver une solution pour sortir de cette impasse. Mais le Front ne peut avoir recours aux mesures d'austérité impo- pulaires qui s'imposent de toute urgence. Il ne reste alors qu'une seule solution : simuler cette fois un coup d'État de l'intérieur afin de passer le relais du pouvoir à l'armée. L'actuel ministre de la Défense, le général Victor Stanculescu, est bien placé pour assumer cette lourde tâche. D'ailleurs, depuis la

« révolution », il a été l'objet d'une campagne pro- motionnelle soutenue : excellent économiste, fin diplomate, entièrement acquis au libéralisme, il aurait toutes les qualités du parfait chef d'État.

Lui-même est en train de mener, dans le pays et à l'étranger, une vaste opération de charme qui dépasse largement les impératifs de ses fonctions présentes.

Tout porte à croire que l'étape actuelle n'a que peu de chances de durer. En Roumanie, on parle désormais d'inévitables bains de sang à venir. L'ar- mée se verra-t-elle confier un rôle à la fois modé- rateur et purificateur? L'hypothèse, avec tout ce qu'elle comporte de risqué, n'est pas à exclure...

Toujours en quête de légitimités passées et à venir, le général Militaru et Silviu Brucan - tous deux retirés, théoriquement, de la vie publique - se

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livraient de manière inattendue, le 23 août dernier, à des explications publiques concernant leur

« conspiration ». On pouvait espérer des révélations, mais le scénario - qui reprend ad literam celui proposé dès le mois de mai par Nicolae Radu (surtout dans sa volonté manifeste de nier toute immixtion soviétique) - est boiteux, incohérent. Il n'explique en rien la chute de Ceausescu, n'éclaircit aucune zone d'ombre. En revanche, il souligne avec force le rôle entièrement positif joué par l'armée et diminue la participation d'Iliescu. Ce n'est pas un hasard. Surtout que, une semaine plus tard, en désignant implicitement le chef de l'État, Brucan déclarait que le moment était venu pour que des têtes tombent...

Il se peut que ce livre ne soit pas fini. Mais la tâche de l'observateur, de l'analyste, du journaliste peut difficilement aller plus loin. Il faut savoir qu'en Roumanie on rencontre sans cesse un phénomène qui rend le travail ardu et aléatoire : vous avez quatre personnes qui, au même moment, dans le même espace, assistent au même événement; vous aurez ensuite quatre versions différentes de ce qui s'est passé. Tellement l'opinion est atomisée, indi- vidualisée.

Si ce livre arrive si tard, c'est parce qu'il lui a fallu mûrir, laisser s'accumuler et se décanter les informations dans le sens de la cohérence et de la logique.

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Des années passeront avant que les langues ne se délient, et, surtout, que les archives ne s'ouvrent.

Ce sera alors le travail des historiens que d'apporter les pièces manquantes au puzzle que nous avons reconstitué ici.

De nombreux détails ont été volontairement omis afin de ne pas embrouiller le récit en rendant la lecture fastidieuse. Il convient néanmoins de clore ce travail en citant un détail qui concerne la per- sistance de la désinformation. Lors du montage macabre de Timisoara, on nous a montré l'image d'une femme (morte d'une crise d'alcoolisme six semaines auparavant) portant sur son ventre un bébé (qui n'était pas le sien). Aujourd'hui encore, les gens de Timisoara font de cette image le symbole de leur « révolution »...

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R E M E R C I E M E N T S

Merci à M. Gino Nebiolo, correspondant en France de la RAI, qui m'a incité à écrire ce livre.

Merci à Kosta Christitch de l'hebdomadaire Le Point. Dès le 31 décembre 1989, il publiait une information qui imposait une nouvelle approche des événements de Roumanie. Nos discussions m'ont beaucoup aidé à avancer dans mon raisonnement.

Au mois de mai, envoyé par Le Point, je faisais un très enrichissant voyage en Roumanie, en compa- gnie d'Olivier Weber, grand reporter à ce journal.

Nos disputes m'ont certainement aidé à comprendre.

Qu'il soit donc remercié.

Merci à Antonia Constantinescu, rédactrice de la revue Lupta, et à l'écrivain Daniel Boc. Ils ont supporté avec stoïcisme (et, je l'espère, amitié) mes doutes, mes interrogations, mes raisonnements.

Antenne 2, dans le cadre d'une collaboration qui fut agréable, m'a permis de voir et de revoir des images indispensables à la construction de ce texte.

Merci.

Merci, enfin, à Delphine, ma première lectrice.

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