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Il était une fois… une révolution très douce

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Academic year: 2022

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Il était une fois… une révolution très douce

BOURRIER, Mathilde, COLMELLERE, Cynthia

Abstract

Du neuf au rayon du « faire » ? Le livre Makers est issu de l'enquête collective de trois auteur·e·s, Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement. Il fait suite à un ensemble de publications incluant le précédent livre du sociologue du travail Michel Lallement sur le même thème, L'Âge du faire . Makers vise à ramasser l'argument sous un titre qui résonne comme un slogan annonçant une révolution en marche. De quoi s'agit-il ? Depuis le début des années 2000, des communautés de hackers et de makers se sont regroupées dans des espaces spécifiques. Les makerspaces sont ces lieux dans lesquels ces personnes inventent, fabriquent, bricolent des objets, du code informatique, des outils mais aussi élaborent de nouveaux modes de relations et de délibérations collectives, des rôles et des statuts. Ce serait de véritables « laboratoires du changement social », où se pratiquent de nouvelles formes de travail et où s'expérimentent des liens sociaux inédits.

BOURRIER, Mathilde, COLMELLERE, Cynthia. Il était une fois… une révolution très douce.

Zilsel , 2019, vol. 1, no. 5, p. 430-445

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:116549

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IL ÉTAIT UNE FOIS… UNE RÉVOLUTION TRÈS DOUCE

Mathilde Bourrier et Cynthia Colmellere Editions du Croquant | « Zilsel »

2019/1 N° 5 | pages 430 à 445 ISSN 2551-8313

ISBN 9782365121914

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-zilsel-2019-1-page-430.htm

---

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Il était une fois…

une révolution très douce

Mathilde Bourrier1 et Cynthia Colmellere2 À propos d’Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement, Makers. Enquête sur les laboratoires du changement social,

Paris, Seuil, 2018, 352 pages.

Du neuf au rayon du « faire » ?

L

e livre Makers est issu de l’enquête collective de trois au- teur·e·s, Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement. Il fait suite à un ensemble de publica- tions3 incluant le précédent livre du sociologue du travail Michel Lallement sur le même thème, L’Âge du faire4. Makers vise à ramasser l’argument sous un titre qui résonne comme un slogan annonçant une révolution en marche. De quoi s’agit-il ? Depuis le début des années 2000, des communautés de hackers et de ma- kers se sont regroupées dans des espaces spécifiques, les makers- paces, dans lesquels ils et elles inventent, fabriquent, bricolent des objets, du code informatique, des outils, mais aussi élaborent de nouveaux modes de relations et de délibérations collectives, des rôles et des statuts. Ce serait de véritables « laboratoires du chan- gement social », où se pratiquent de nouvelles formes de travail et où s’expérimentent des liens sociaux inédits.

Les auteur·e·s ont adopté une approche combinant sociolo- gie du travail et sociologie des organisations, pour « essayer de com-

1. Université de Genève, Mathilde.Bourrier@unige.ch.

2. IDHES, ENS Paris-Saclay et CentraleSupélec, cynthia.colmellere@gmail.com.

3. Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement (dir.), « De nouveaux modes de production ? Pratiques makers, cultures du libre et lieu du « com- mun », Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. 46, № 2, 2015. Isabelle Berre- bi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement, « Des Shakers aux Makers : éléments pour une critique sociale de la créativité », in Gilles Amado (dir.), La créativité au travail, Paris, Érès, 2017, p. 295-318.

4. Michel Lallement, L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Paris, Seuil, 2015.

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prendre ce que les makers construisent déjà de la société de demain et comment, dans un même mouvement, ils se forgent eux-mêmes une identité collective ». Car, nous serions « dans un moment char- nière où les questions sur les futurs du travail, de la production, des institutions, des systèmes politiques se posent avec plus d’urgence et d’acuité. » (p. 12-13) Comment dès lors rendre compte et faire sens de ces drôles d’endroits, ni marché ni institution, ni entreprise pri- vée, ni lieu public ? Qui sont les personnes qui décident de passer les portes d’un makerspace ? Qui sont celles et ceux qui les déve- loppent, les font vivre après les efforts des pionniers ? Mais aussi : que fait-on dans un makerspace ? Pour qui ? Avec qui ? Sommes- nous face à une nouvelle utopie ? Les auteur·e·s reprennent ici à leur compte la magnifique question de Georges Friedmann : « Où va le travail humain ? »5

Pour nos auteur·e·s, grâce aux makerspaces, le travail hu- main se trouve revigoré car à nouveau connecté au « faire », « pra- tique entendue comme une activité autonome, un travail qui trouve en lui-même sa propre finalité » (p. 12). Un peu comme si, dans nos sociétés, cette relation entre faire et travail s’était complètement délitée, au point qu’il faille en retrouver le chemin. Les auteur·e·s sont déjà bien informés en matière d’utopies productives, puisque Michel Lallement en est l’un des grands spécialistes6. Mais, en quoi ces lieux sont-ils radicalement différents ? Dans quelle trame so- ciohistorique doit-on les replacer ?

La promesse de révolution tiendrait à l’ouverture des ma- kerspaces à de « nombreux acteurs aux histoires différentes et aux convictions peu compatibles entre elles » et à ses effets multiples.

Ainsi, soulignent les auteur·e·s, « pour caractériser sommairement ce que les makers font à la société, peut-on déjà en conclure que les enjeux et les promesses qu’ils portent sont riches de ruptures radi- cales, tout en offrant la possibilité d’innovations majeures dans des registres d’actions (l’économique, la technique, le culturel, l’éduca- tion) tout aussi variés que les référents axiologiques sur lesquels ils sont adossés. » (p. 16)

Le « faire » pour soi et ensemble, comme principe d’action et d’organisation, permettant de redonner du sens au travail, sus- cite un renouveau d’intérêt éditorial depuis une bonne dizaine d’années. Que ce soit dans la littérature consacrée aux fablabs et

5. Georges Friedmann, Où va le travail humain ? Paris, Gallimard, 1950.

6. Michel Lallement, Le travail de l’utopie. Godin et le Familistère de Guise, Paris, Les Belles Lettres, 2009.

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aux hackerspaces7 ou celle valorisant le travail manuel8. La cri- tique des impasses et des apories du travail dans l’industrie, les services, chez les employés ou les cadres est déjà fournie. Dans L’éloge du carburateur, il y a dix ans déjà, Matthew Crawford plai- dait non pas pour un retour aux métiers manuels – ce qui n’au- rait pas de sens dans l’économie actuelle –, mais pour la possi- bilité d’un travail qui engage tous les sens de l’homme. À partir de sa propre expérience, il dénonçait ce que l’anthropologue Da- vid Graeber appellera plus tard les « bullshits jobs »9, typiques du monde des cols blancs, parfois très bien payés mais peu motivants parce que sollicitant trop peu de ressources intellectuelles. Si la critique manque d’étayage empirique10, l’intérêt éditorial qu’elle a suscité, y compris chez des spécialistes du travail, montre que les transformations du travail et ce qu’elles produisent, ainsi que les réponses que les individus et les collectifs construisent en retour, restent des questions actuelles. La réception de Makers au-delà des cercles académiques confirme cet intérêt11. C’est à la trame sociologique de l’ouvrage que nous souhaitons nous intéresser ici.

Après avoir restitué le parcours que nous proposent Isabelle Ber- rebi-Hoffman, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement pour prendre la mesure de l’ampleur du mouvement maker, nous dé- velopperons une critique de la méthodologie et de la grille d’ana- lyse proposées pour prendre « au sérieux le monde maker comme un des vecteurs de recomposition radicale du travail » (p. 324).

Le livre est organisé en huit chapitres. Le premier permet d’inscrire le « monde maker » dans une histoire plus longue, de- puis la révolution industrielle, qui par vagues successives, a selon différentes modalités et pratiques, valorisé le bricolage et le Do It Yourself. Des racines étatsuniennes autour des filiations shakers et Arts and Crafts, aux adeptes du Monsieur Bricolage et autres Leroy Merlin, les auteur·e·s rappellent quelques-unes de ces expé- riences de critiques du modèle rationnel taylorien de standardisa- tion des produits. Il et elles mentionnent également qu’en France,

7. On peut citer, la synthèse descriptive de Camille, Bosqué, Ophélia Noor et Laurent Ri- card FabLabs, etc. Les nouveaux lieux de fabrication numérique, Paris, Eyrolles, 2014, cité par les auteur·e·s de Makers. Dans une perspective plus analytique, interrogeant no- tamment l’histoire et la cohérence du mouvement hacker, voir Sarah R. Davies, Hackers- paces: Making the maker movement, Cambridge, Polity Press, 2017.

8. Richard Sennett, The craftsman, New Haven, Yale University Press, 2008.

9. David Graeber, Bullshit Jobs, trad. d’Élise Roy, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.

10. Jean Frances et Stéphane Le Lay, « La pensée easy-rider », Zilsel, № 1, 2017, p. 335-349.

11. Le livre a fait l’objet de recension dans Le Monde (9 mai 2018), dans la revue Futuribles (11 juillet 2018), les auteur·e·s ont également été invité·e·s à plusieurs émissions sur France Culture.

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les magazines Modes et Travaux ou Système D, fondés dès le dé- but du précédent siècle, ont permis à des générations d’hommes et de femmes de se fabriquer des vêtements, des objets, de répa- rer et de construire des maisons.

En cherchant les racines du mouvement des hackerspaces, c’est vers les États-Unis que les auteur·e·s se tournent, en rappe- lant les luttes du monde du logiciel libre contre la valorisation mar- chande. Ils rappellent que la tradition de bricoler ses propres or- dinateurs existe depuis les débuts de l’industrie informatique. Ils mentionnent les garages, lieux mythiques du business américain, comme celui de HP à Palo Alto, où l’entreprise fit ses premiers pas dans les années 1930, ou celui de la famille de Steve Jobs, dans le- quel il a commencé à bidouiller des ordinateurs. Cette partie de la généalogie demeure fermement ancrée aux États-Unis. La baie de San Francisco et la Silicon Valley apparaissent ici comme le ter- reau fertile de toutes les inventions à la fois technologiques et or- ganisationnelles12. Mais la côte Est n’est pas en reste, avec la nais- sance au début des années 2000 du terme Fablab, qui allie fabri- cation (factory) et laboratoire (laboratory), et qui apparaît au Cen- ter for Bits and Atoms du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Les auteur·e·s retiennent qu’il est d’emblée conçu comme un « instrument de démocratisation de la fabrication, la production étant basée sur la technique et l’apprentissage collaboratif » (p. 53).

Le deuxième chapitre vise à rendre compte du paysage des makerspaces français : des makerspaces citadins comme l’Elec- trolab de Nanterre en passant par les fablabs ruraux comme Net- Iki « implanté dans un village comtois de trois cent cinquante habi- tants » (p. 81) et les hackerspaces nomades, comme Le Loop à Paris.

Ces exemples donnent à voir la diversité des lieux et des activi- tés marqués par la pratique de la « bricole ». Considérant que ces espaces « partagent un air de famille », Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement établissent l’usage du terme commun de makerspaces et délimitent ainsi ce qu’il ap- pelle le « monde maker » (ou, cela semble synonyme, le « monde makers ». Dans le troisième chapitre, les auteur·e·s entrent dans ces lieux pour donner à voir « les ressorts culturels et organisation- nels du faire ensemble ». Ce faisant, ils dévoilent les tensions qui structurent ces lieux, car les makers seraient très soucieux de « leur mode de gouvernance ainsi qu’une volonté permanente de réfléchir

12. On le voit encore aujourd’hui avec les nouvelles plateformes que sont Uber ou Airbnb qui sont nées à San Francisco.

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et de débattre sur les façons de faire, de fonctionner, de s’organiser et de décider qui sont compatibles avec leurs valeurs et leur culture. » (p. 86) Dans le quatrième chapitre, ce sont les enjeux identitaires qui sont traités, notamment en lien avec la question de la dyna- mique même de ce monde, qui invente tous les jours son registre de présentation et de participation aux activités sociales, cultu- relles et économiques de son environnement. Les makerspaces sont situés entre les fablabs, plus proches du secteur marchand et de l’entreprise, et les hackerspaces dont les acteurs, très militants, défendent les valeurs du logiciel libre, du partage, et luttent pour préserver leur autonomie. Cette question de l’identité est également abordée dans le cinquième chapitre, qui traite des trajectoires des makers, en observant que ce monde, au demeurant très homogène socialement, est né de la jonction entre deux populations princi- pales : d’une part, de jeunes hommes trentenaires, diplômés de l’enseignement supérieur scientifique et, d’autre part, des jeunes garçons et filles, diplômé·e·s des filières artistiques et en design.

Dans le sixième chapitre, les auteur·e·s abordent la manière dont le monde makers tient, en initiant le lecteur à ses valeurs, réfé- rences et rituels. Dans le chapitre sept, Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement examinent comment le monde makers a su « se doter de réseaux » pour structurer du- rablement la portée des actions de chacun. Enfin, l’ambition so- ciale, la dynamique et le devenir du monde maker font l’objet du huitième chapitre. Les auteur·e·s y analysent deux types de stra- tégies capables de donner de la force aux changements insufflés par le monde maker : premièrement, le rapprochement avec des mondes sociaux voisins comme l’éducation populaire et l’artisa- nat et, deuxièmement, l’alliance avec de nouveaux acteurs, ca- pables de faire rayonner la culture maker, mais aussi de contri- buer à leur équilibre financier. En conclusion, les auteur·e·s font le constat du caractère inévitable des tensions à l’œuvre dans les makerspaces, et inscrivent les dynamiques de ces lieux dans les transformations actuelles de nos sociétés.

Une généalogie choisie

Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie-Christine Bureau et Michel Lal- lement construisent une généalogie en partie issue des publica- tions émanant du monde makers, ainsi que des différentes tradi- tions sociologiques « critiques » à visée émancipatrice ayant pour objet le travail salarié (et du modèle fordiste, notamment). Le fil

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conducteur de cette histoire est une « tradition qui a toujours fait du Do it Yourself et de la bricole un potentiel levier d’émanci- pation individuelle et collective. » (p. 57) La perspective est affir- mée : c’est « en faisant le pari que du neuf se construit sur les dé- bris du vieux monde fordien que l’on pourra finalement prendre au sérieux le monde maker comme un des vecteurs de recomposition radicale du travail. » (p. 324) Les auteur·e·s auraient d’ailleurs pu avoir recours à d’autres filiations, notamment dans la perspective de compréhension de la manière dont « le monde maker participe à un (ce) processus de recomposition du travail… » (p. 323). Si en ar- rière-plan, la nécessité a favorisé, en période de guerre et de pri- vations, le développement de cette économie du « fait soi-même », il est tout aussi important de noter qu’il s’est aussi agi pour des générations d’employés de se préserver des espaces de créativi- té et de respiration, à mesure que l’emprise du monde fordien se faisait plus implacable. Les « loisirs actifs » que vantait Georges Friedmann, en prenant l’exemple du modélisme, la créativité et les pratiques caractéristiques d’une « culture populaire13 », dans laquelle, comme le montre Michel de Certeau14, les individus dé- ploient « ruses » et « tactiques » dans l’usage d’objets quotidiens, ont toute leur place dans cette généalogie. En outre, la tentative avortée mais bien réelle de l’uddevalisme, un modèle productif en vogue chez Volvo pour les modèles V 740 et 760, où une petite équipe de moins de 10 personnes se trouvait responsable de la fa- brication d’une voiture de A à Z, aurait aussi pu figurer dans ce panorama des efforts pour échapper à la rationalisation totale des modèles productifs. Même si l’expérimentation a tourné court, la productivité permise par le « juste à temps » toyotien ayant eu rai- son de la conception néo-artisanale du constructeur suédois. Lors- qu’Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement soulignent que dans les makerspaces « l’opposition entre travail et formation perd de son sens puisque chacun, tour à tour, peut être maître et apprenant, éducateur et producteur » (p. 323), on croit aussi reconnaître l’influence du Bauhaus. Hannes Meyer, qui reprendra la direction du mouvement en 1928 après le départ de son fondateur Walter Gropius, était marqué par le travail col- lectif et le co-design. Il était un ardent défenseur de la porosité entre artisanat et industrie. « L’école est au service de l’atelier ; un

13. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et po- pulisme en littérature et en sociologie, Paris, Gallimard/Seuil, 1989.

14. Michel de Certeau, L’invention du quotidien t. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990 [1980].

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jour, elle se fondera en lui. C’est pourquoi il n’y a plus de professeurs et d’élèves, mais seulement des maîtres, des compagnons et des ap- prentis », écrivait Gropius en mars 1919. La quête de l’économie maximale en termes de forme, de matériaux et de construction ainsi que le principe de création en commun qui y étaient prati- quées sont actuellement redécouverts par les sharing communities, l’open design ou le co-working cités dans l’ouvrage. Ainsi, bien que soucieux des liens des makerspaces avec les autres segments éco- nomiques, commerciaux et culturels alentour et intéressés à re- tracer leur généalogie, les auteur·e·s ont fait passer au second plan d’autres expérimentations sociales, productives elles aussi, déjà anciennes, comme les éco-villages par exemple, ou toutes sortes de coopératives productives, artisanales, rurales et autogérées.

La méthode : balade en pays makers

Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie-Christine Bureau et Michel Lalle- ment cherchent à caractériser « le monde makers », en référence à la notion de « monde social » proposée par Anselm Strauss, c’est-à- dire « l’ensemble de celles et ceux qui se retrouvent dans des lieux, les makerspaces au premier chef, où se déroulent des activités outillées à l’aide d’instruments semblables et orientées par un même esprit de récupération et de détournement créatif » (p. 27). Pour cela, ils se fondent sur un matériau empirique riche. Leur enquête, menée pen- dant plus de trois ans, s’appuie sur un échantillon de lieux variés : une vingtaine de makerspaces en France, une dizaine à l’étranger (Allemagne, États-Unis, Sénégal) et une quinzaine d’événements makers. Les auteur·e·s ont également mené plus de cinquante entre- tiens semi-directifs, exploré des forums de discussion spécialisés et de nombreux documents, et établi un partenariat de recherche avec un makerspace parisien. Les citations d’entretiens et les ex- traits de documents et des forums de discussion sont nombreux.

Toutefois, nous restons sur notre faim lorsqu’il s’agit, comme nous y convient les auteur·e·s, de suivre les préceptes d’Anselm Strauss afin de « rendre raison des activités concrètes dans les Makerspaces et autres Hackerspaces » (p. 26). Cette déception est-elle imputable à une décision éditoriale, les ayant privé·e·s de l’espace nécessaire à l’inclusion de photos ou de schémas à l’appui d’une description ethnographique fouillée ? Il est vrai que décrire un large éventail de pratiques tout en rendant compte de leur épaisseur matérielle est un exercice coûteux en signes. Mais au même titre que les au-

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teur·e·s se documentent et effectuent des « coups de sonde » sur Internet pour « mieux objectiver encore le monde makers » (p. 30), quelques descriptions fines des pratiques communes aux diffé- rents espaces observés auraient permis de mieux comprendre ce qui se trame dans ces lieux.

On peut également regretter que le rapport au terrain reste peu explicité dans le livre. Michel Lallement explique dans L’Âge du faire que la participation à des cours de cuisine et la pratique du bricolage lui ont été indispensables pour enquêter dans les hac- kerspaces californiens. Dans Makers, en revanche, les auteur·e·s en disent très peu sur ce point. Elles et ils mentionnent en revanche de nombreux échanges informels et des « interactions avec les ac- teurs du faire [qui] ont pris une tournure plus collaborative grâce à des dispositifs qui ont impliqué certains makers au titre de produc- teurs de connaissances à part entière » (p. 29-30). Sur le papier, ces interactions s’annonçaient riches en enseignements, dans la me- sure où les makers sont décrits comme particulièrement réflexifs sur leurs pratiques individuelles et collectives. Ils consacrent en effet une part importante de leurs activités à des négociations in- ternes autour des règles du « faire » et à une réflexion visant l’éla- boration de modes de délibération les plus démocratiques possible.

Certains sont des lecteurs avertis d’ouvrages de philosophie, de sociologie et de science politique, voire engagés dans des travaux de recherche dans ces domaines. Mais on ne sait pas comment les échanges avec ces acteurs ont nourri le travail de recherche et orienté les observations d’Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie-Chris- tine Bureau et Michel Lallement. On en apprend également peu sur les effets de leur présence dans ces makerspaces et lors des événe- ments organisés, sur les pratiques et les représentations des ma- kers, pas plus que sur le déroulement des phases de recherche en commun. On imagine pourtant que le dispositif d’enquête et les résultats de recherche, même provisoires, ont pu susciter un cer- tain intérêt pour des acteurs confrontés aux problématiques de l’identité, de la définition de territoires et de l’institutionnalisation.

Des laboratoires du bricolage entre soi

Avec une grande prudence, Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie-Chris- tine Bureau et Michel Lallement s’attachent à dégager les traits communs aux lieux et aux communautés qu’ils ont étudiés. La généalogie élaborée en particulier dans le chapitre 1 permet de

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mettre au jour une grande diversité de pratiques et d’espaces. Afin d’y voir plus clair, les auteur·e·s proposent une typologie des formes organisationnelles et une catégorisation des parcours de makers.

Pour brosser le portrait du monde maker, ils s’appuient sur la no- tion d’« air de famille ». Comme l’écrit Mattei Ghiorghiu15, la no- tion de « monde social », telle qu’Howard Becker la mobilise dans Les mondes de l’art, reste néanmoins difficilement transposable au cas des makers et des makerspaces. Les « mondes de l’art » font cohabiter des institutions établies et des acteurs dont les posi- tions sont (relativement) stabilisées. Ce n’est pas le cas des ma- kerspaces et des makers. Compte tenu des divers degrés d’institu- tionnalisation et d’inscription dans la sphère marchande, et des multiples engagements des acteurs, on pouvait s’attendre à une discussion théorique de cette notion. Les tensions entre formel et informel, institutions et communautés imaginaires, sont autant de caractéristiques de la « famille » décrite par les auteur·e·s. Ces derniers, privilégient les valeurs de la culture makers, au détri- ment d’une prise en compte des implicites, du spectre des asso- ciations et des entreprises, et, au fait que les « hybridations » qu’ils décrivent, conduisent parfois à l’abandon de certaines valeurs, ce qui confère alors à la communauté maker concernée une dimen- sion plus idéale que concrète.

Ensuite, si Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie-Christine Bu- reau et Michel Lallement rappellent à juste titre l’importance des machines et technologies numériques proposées en libre accès et les enjeux de production et de transmission de connaissances dans les makerspaces, dans une perspective « d’appropriation ci- toyenne des sciences et des techniques… dont la pratique maker est aussi un révélateur pertinent » (p. 324), ils analysent très peu la di- mension technologique et l’inscription matérielle des pratiques.

Les études de laboratoires offrent pourtant des ressources inté- ressantes pour élucider de potentiels rapprochements à faire ou au contraire pour dégager ce qui singularise les makerspaces. Do- minique Vinck, par exemple, propose d’interroger les laboratoires comme des « dispositifs d’action, d’ouverture des objets, des instru- ments et des compétences […] et d’examiner la manière dont ces la- boratoires reconfigurent les “ressources” qu’ils mobilisent (argent,

15. Mattei Ghiorghiu, Note de lecture de Makers, Réseau français des fablabs, 9 juillet 2018, fablab.fr/makers-enquete-sur-les-laboratoires-du-changement-social-isabelle- berrebi-hoffmann-marie-christine-bureau-michel-lallemant-paris-paris-seuil-2018- 352-p-compte-rendu-de-lecture.

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groupes de chercheurs, instruments, relations partenariales notam- ment) pour les intégrer dans de nouveaux registres et dans des pro- jets de connaissances. »16 En outre, certaines tensions décrites par les auteurs ne sont pas propres aux makerspaces. Elles sont aus- si présentes au sein des laboratoires scientifiques17. La manière dont s’articulent pratiques du faire seul et ensemble, construction identitaire et collaboration avec des partenaires de statuts divers en est un exemple. Sur les enjeux de collaboration, compte tenu de la perspective interactionniste proposée en introduction, on aurait pu s’attendre à lire quelques pages sur le « travail d’articu- lation 18 » dont on peut supposer qu’il constitue une partie des ac- tivités des makers pour « faire » ensemble. En outre, si la question des relations partenariales est traitée à l’échelle des makerspaces, ce que celles-ci impliquent en termes de travail pour les makers, les ressources précises sur lesquelles ils s’appuient ne sont pas citées.

Selon les auteur·e·s, le règlement des tensions locales tient essentiellement au fait que « les makers savent bricoler de façon permanente et réflexive des normes » (p. 107). Mais, en quoi consiste ce bricolage des normes ? Faut-il le rapprocher du « bricolage or- ganisationnel » évoqué par d’autres19 ? Là encore, on aimerait en savoir plus. Qu’il s’agisse des critères d’intégration des nouveaux venus, des règles de délibération, des modalités de collaboration avec des instances externes, des procédures de sécurité et/ou d’uti- lisation des machines, etc., l’élaboration et la discussion de ces normes communes s’inscrivent dans l’économie des relations lo- cales. Et on imagine qu’elles ne sont pas exemptes de tensions. Celles identifiées par les auteur·e·s, sur fond de méritocratie technique,

16. Vinck Dominique, « Retour sur le laboratoire comme espace de production de connais- sances », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 1, № 2, 2007, p. 162.

17. Voir par exemple, Karin Knorr Cetina, Epistemic Cultures: The cultures of knowledge socie- ties, Cambridge, Harvard University Press, 1999. Dans cet ouvrage l’auteure compare un laboratoire de physique des hautes énergies et un laboratoire de biologie molécu- laire pour montrer comment se construisent les connaissances scientifiques. Elle montre comment les laboratoires sont organisés, leurs liens avec l’environnement scientifique et les pratiques concrètes des chercheurs, en relation avec les objets (échantillons, ma- tériels) et de coopération. Voir également Mathieu Hubert, « Collaborations, hybri- dation socio-technique et construction identitaire : le cas d’un laboratoire de micro et nanotechnologies », in Dominique Vinck (coord.), Sciences, innovation technologique et so- ciété, Grenoble, AISLF, Presses universitaires de Grenoble, 2006, p. 107-120 ; Morgan Jouvenet, « La culture du “bricolage” instrumental et l’organisation du travail scienti- fique. Enquête dans un centre de recherches en nanosciences », Revue d’Anthropologie des Connaissances, vol 1, № 2, 2007, p. 189-219.

18. Anselm Strauss, « The articulation of project work: an organizational process », The Sociological Quarterly, vol. 29, № 2, 1988, p. 163-178.

19. Olivier Coutard (dir.), Le bricolage organisationnel. Crise des cadres hiérarchiques et innova- tion dans la gestion des entreprises et des territoires, Paris, Elsevier, 2001.

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entre « novices » et « experts » et dans l’exercice de « l’art de l’ac- cès », sont particulièrement éloquentes sur ce point.

Enfin, la grande famille des makerspaces est composée de lignées de makers, au sein desquelles la reproduction sociale semble très marquée. À partir des entretiens et des données re- cueillies sur LinkedIn et Viadeo, les auteur·e·s établissent une ty- pologie de sept parcours. Ils soulignent les engagements et appar- tenances multiples des acteurs, et les « bifurcations » dans leurs trajectoires (semblable à celle des ingénieurs qui renoncent à des carrières toutes tracées pour explorer des activités et des modes d’existence et de travail qui font davantage sens pour eux). On se demande toutefois comment les acteurs, notamment les plus im- pliqués – ceux du « noyau dur » du makerspace – parviennent à composer avec leurs différents engagements ? Comment ces ac- teurs articulent-ils temps personnel et familial, temps profession- nel et investissement dans un makerspace ? Comment leurs dif- férentes activités se nourrissent-elles l’une l’autre ? C’est-à-dire comment les compétences, les aptitudes développées dans un do- maine professionnel ou de loisir sont-elles réinvesties dans le ma- kerspace ? Assurément, dans une perspective marxienne, attachée à la dimension créatrice du travail20, les makerspaces offrent des possibilités de réalisation de soi et avec les autres, de sociabilité.

Les makers « pratiquent la coordination par l’intention, en y ajou- tant cependant une obligation d’attention. Et si l’on parle peu, on se sourit beaucoup ne serait-ce qu’avec les yeux » (p. 109). Pourtant, comme le soulignent les auteur·e·s eux-mêmes, contrairement à ce que laissent entendre les acteurs rencontrés, la collaboration n’y est pas plus « naturelle » qu’ailleurs. Dès lors, comment les ma- kers mettent-ils en place et font-ils vivre les dispositifs de délibé- ration et d’autogestion qu’ils promeuvent ? Comment nouent-ils des collaborations durables et fructueuses avec des entreprises ou des institutions publiques ? Les auteur·e·s soulignent le rôle fonda- mental des acteurs évoluant aux interfaces avec l’environnement institutionnel et entrepreneurial, pour établir des partenariats et installer de véritables relations de collaboration. Les ressources dont disposent ces acteurs particuliers restent peu explicitées. Ce sont peut-être les capitaux culturels et sociaux de ces makers – et des makers en général –, pour la grande majorité hommes, jeunes et diplômés, qui facilitent ce travail ?

20. Voir notamment, Pierre-Michel Menger, Le travail créateur, s’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard/Seuil, 2009.

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En effet, une telle homogénéité sociale pose la question, iden- tifiée par Aurore Flipo, de « la démocratisation des tiers-lieux, dont certains makerspaces se sont saisis […] pour permettre au mouve- ment maker de porter un réel projet de changement social21 ». Pour- tant, constatent les auteur·e·s, les makers se définissent en oppo- sition aux catégories d’organisations existantes et à des positions sociales figées. Mais que signifient ces résistances d’un point de vue sociologique ? Comme les auteur·e·s l’expliquent, ces discours traduisent des stratégies pour faire reconnaître leur position dans le monde makers et leurs lieux comme originaux. Ces définitions par exclusions successives ne relèvent-elles pas au contraire d’une dépendance des individus à l’égard de ces lieux afin de pouvoir se définir par la multitude de leurs appartenances et leur volon- té de « faire ensemble » ? Peut-être s’agit-il de stratégies de dis- tinctions plus globales, à l’égard de filiations et de dépendances institutionnelles et entrepreneuriales perçues par une partie des makers comme des concessions à la « culture makers » ? L’impor- tance des réseaux et des relations avec l’environnement institu- tionnel et économique, soulignée par les auteurs, explique que ces stratégies semblent artificielles, tant la dépendance écono- mique, institutionnelle et/ou matérielle à l’égard des soutiens ex- térieurs est réelle.

Faire c’est travailler (l’hybridation de) ses réseaux

Les auteur·e·s rappellent tout au long du livre que nous assistons à une révolution industrielle technique et économique. Grâce aux imprimantes 3D et plus généralement aux machines pilotées par ordinateurs, le travail connaîtrait des mutations profondes dans toutes ses dimensions : « Les plus optimistes ajoutent la possibilité offerte par les personal fabricators de transformer chaque consom- mateur en maker […] et de voir s’estomper la disjonction entre acte de production et acte de consommation. » (p. 19, 25) Pourtant, il ne s’agit pas, dans les makerspaces, de mettre les individus au tra- vail, dans une perspective de marchandisation des relations avec des institutions, à l’instar des usagers du secteur des services22. Il s’agit, bien plutôt, de proposer un écosystème de ressources et de

21. Aurore Flipo, compte rendu de Makers, dans La nouvelle revue du travail, № 13, 2018, journals.openedition.org/nrt/4278.

22. Marie-Anne Dujarier, Le travail du consommateur, Paris, La Découverte, 2008.

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relations alternatif, dans lequel le « faire » et l’horizontalité dans les relations sociales restent les modi operandi et vivendi. Dans ce contexte, écrivent les auteur·e·s, l’une des forces des makers reste leur aptitude à former des réseaux (p. 238). Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement donnent à voir à tra- vers de multiples exemples, et c’est l’un des points forts de l’ouvrage, les « hybridations » et les « recombinaisons » de makerspaces pour se maintenir et s’institutionnaliser, en ville comme à la campagne.

Cette réinvention se fait d’ailleurs parfois au prix d’une prise de distance avec les valeurs et les ambitions initiales. Les « chaînages et ancrages locaux », permettant de relier des « noyaux durs, des halos et des réseaux associatifs ». La façon dont les makerspaces se relient et s’hybrident n’est pas sans rappeler l’« anarchie organisa- tionnelle » définie par le juriste Jacques Chevallier : une « rupture avec l’organisation hiérarchisée et [un] passage à un mode d’orga- nisation pluraliste, souple et adaptable […] des organisations dans lesquelles un lien plus lâche unit les participants et dans lesquelles existent des pôles de pouvoir multiples et diversifiés, relevant d’un modèle de type “polycentrique” », conséquences « du développement dans les sociétés contemporaines de modes plus souples, plus fluides d’exercice du pouvoir, de type “participatif”. »23

Cette réorganisation permanente du monde makers s’ex- plique également par le besoin de subventions publiques et pri- vées (même si les montants des budgets nécessaires ne sont pas renseignés dans le livre). Certes, la question est sensible : argent et utopie ne font peut-être pas bon ménage, et les makers ont sans doute préféré rester évasifs à ce sujet. Mais comme certains ma- kerspaces ont recours au salariat et que se créent des diplômes et donc des métiers spécifiques (par exemple, initiation à la fabri- cation numérique personnelle, fab-manager, création et implan- tation d’un fablab, p. 67), on se demande quels sont les statuts, les contrats, les conditions de travail de ces employé·e·s ? Comment leur travail est-il valorisé et reconnu, notamment dans le cadre associatif qui régit une grande partie des makerspaces ? Comment

« bricole »t-on ces statuts ? Plus généralement, pour les salariés ou les makers fortement engagés dans ces lieux, quelles sont les formes de rémunération matérielle et symbolique ?

23. Jacques Chevallier, Désordre(s), Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 270.

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Une révolution douce

Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie Christine Bureau et Michel Lalle- ment nous font découvrir, au moyen d’une enquête d’ampleur, un ensemble de lieux et d’acteurs réunis sous la bannière du « faire ».

Le tour d’horizon est étendu, mais il permet de se repérer dans cette nébuleuse parfois assimilée à un phénomène de mode ou résumée à un ensemble de « dispositifs innovants ». En abordant les makerspaces comme des organisations, les auteurs nous rap- pellent, et c’est important, que les choix de design des organisations humaines sont aussi des artefacts culturels, qui reposent sur les technologies sociales et politiques d’une époque. Collaborer, dé- libérer, créer, apprendre, transmettre ne sont pas que des slogans.

Essayer de les faire tenir ensemble en pratique est source de ten- sions que les trois auteur·e·s identifient à juste titre comme struc- turantes de ces lieux. La perspective dynamique adoptée permet de montrer les glissements d’utopies initiales vers des formes com- binées qui tiennent davantage de l’association ou de l’entreprise.

Le caractère impressionniste du tableau d’ensemble tient d’abord à la grande prudence des analyses proposées. On finit par se perdre entre les parcours d’acteurs, les formes d’organisation et d’hybridation et les catégories de tensions. Il nous manque peut- être une ethnographie de l’échelle intermédiaire des pratiques et des phénomènes in situ, articulée aux parcours de vie des ac- teurs. Nous avons aussi besoin que la révolution makers soir in- clue dans un cadre sociohistorique plus large, qui rende davan- tage justice aux expérimentations contemporaines de faire en- semble communautaire. Ces dernières, si elles ne sont pas label- lisées makerspaces, tentent néanmoins, depuis des décennies, de maintenir vivante l’espérance de l’autogestion. Ensuite, même si elle intéresse de plus en plus d’organisations – le monde humani- taire par exemple se montre très intéressé par le concept de ma- kerspace et l’utilise partiellement déjà24 –, la révolution makers annoncée dans le champ des organisations plus classiques reste encore à l’état de projet.

Ainsi, malgré l’enthousiasme des auteur·e·s, la transposi-

24. C’est le cas du Centre International de la Croix Rouge (avec le Global Humanitarian Lab, dont un consortium d’ONG et de partenaires privés sont parties prenantes) ou de Terre des Hommes. Ces organisations tentent d’importer et de s’approprier le modèle « fa- blab » avec l’objectif d’insuffler de nouvelles dynamiques aux structures des camps de réfugiés par exemple, qui rassemblent une population souvent très jeune. Pour animer des groupes de migrant·e·s bloqué·e·s, ou des camps de réfugié·e·s, les vertus des ma- kerspaces pourraient permettre de ré-enchanter ces mondes bloqués.

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tion des modes de fonctionnement de ces « laboratoires du change- ment social » dans les organisations que nous connaissons mieux reste difficile à imaginer. Usines chimiques et nucléaires, hôpi- taux, commissariats de police, organisations internationales du système onusien, centres de navigation aérienne, universités et grandes écoles, ou ONG médicale nous paraissent encore bien en- goncées dans des (dys-)fonctionnements techno-bureaucratiques déjà bien documentés.

Les auteur·e·s nous le rappellent en conclusion, les makers ne seraient « ni l’expression d’une ère du vide, ni la main armée d’un capitalisme intrigant » (p. 327). Bien au contraire, le monde maker proposerait une nouvelle « boîte à outils » pour dépasser les im- passes productives et sociales du capitalisme actuel. Sans som- brer dans les travers d’une position faisant de toute alternative une nouvelle étape du développement capitaliste, on peut tout de même porter un regard critique sur l’intérêt et la participation des entreprises aux makerspaces et donc à l’importance de la question marchande. Dans cette perspective, les évolutions du monde de la recherche scientifique depuis les années 1970 sont instructives.

Mise en réseau des laboratoires25, incitations fortes à l’entrepre- neuriat scientifique26, financement par projets, développement de plates-formes scientifiques pour mutualiser des instruments de plus en plus coûteux27 ont considérablement influé sur les orien- tations de recherche, les modes d’organisation des laboratoires et les pratiques de travail. Au-delà des effets sur les connaissances scientifiques engendrées, ces évolutions ont également d’impor- tantes répercussions politiques28. Dès lors, les « hybridations » et la constitution de réseaux de makerspaces présentées comme les manifestations d’une « recomposition radicale du travail » (p. 324), ne sont peut-être que les symptômes d’un glissement, au moins pour une partie d’entre eux, vers une démocratisation toute rela- tive des technologies et des savoirs associés.

25. Dominique Vinck, Du laboratoire aux réseaux. Le travail scientifique en mutation, Luxem- bourg, Office des Publications Officielles des Communautés Européennes, 1992.

26. Michel Grossetti, Science, Industrie et territoire, Toulouse, Presses universitaires du Mi- rail, 1995.

27. Olof Hallonsten, Big Science Transformed: Science, Politics and Organization in Europe and the United States, Palgrave Macmillan, 2016.

28. Philip Mirowski, Science Mart: Privatizing American Science, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2011.

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