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FORUM DU TIERS MORDE
C ONCLUSIOU GEHERALE
par SAMIR AMIR
OCTOBRE 1975
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CONCLUSION GENERALE
Le Forum du Tiers monde a voulu, dans ce
livre col¬
lectif, intervenir
dans le grand débat, désormais ouvert, sur les
perspectives économiques
et sociales
pourl'ensemble du monde à
moyen et long termes.
Pour beaucoup d'entre nous la faillite du
modèle de développement dépendant
était consommée depuis longtemps.
Il a fallu néanmoins que le système
mondial
ausein duquel s'insé¬
rait ce modèle entre en crise pour que la
reconnaissance de cette
faillite se généralise et que les
Etats du Tiers monde posent, au
plan officiel de ladiplomatie, la question d'un "nouvel ordre éco¬
nomique international".
Cependant, bien
quela grande majorité de
l'humanité n'ait jamais connu, au cours
du siècle et demi de dévelop¬
pement prodigieux du capitalisme, que
misère et dégradation, ce
n'est pas ce fait qui a ouvert le
débat
surles perspectives à moyen
et long termes. C'est
plutôt
lacombinaison des difficultés rencon¬
trées par l'Occident dans sa poursuite
effreinée du pillage des
ressources du globe, de la résistance
grandissante des peuples et
des Etats du Tiers monde à ce pillage, et de la
désillusion des
intellectuels et des masses de l'Occident en ce qui concerne
les
fins mêmes de leur "civilisation de consommation" qui a
été à l'ori¬
gine de l'ouverture du débat.
Le Club de Rome a exprimé ce point de vue
occidentalo
centrique d'une manière systématique.Comme
onle sait bien mainte¬
nant, les préoccupations
de
ceClub sont parties d'une thèse selon
laquelle les ressources naturelles du
globe seraient limitées et
qu'en conséquence il n'était pas
possible de prolonger indéfiniment
leur exploitation aux rythmes actuels. La valeur
scientifique de la
thèse et de ses présupposés malthusiens de départ est
probablement
d'une faiblesse extrême, malgré
l'appareil "mathématique" de
sapré¬
sentation. Les conclusions politiques qui en ont été
tirées sont
. . «
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tout autant illusoires : la "croissance
zéro" n'est ni souhaitable,
ni possible. Comment et
pourquoi arrêter le développement des forces
productives de la
société ? Les questions qui sont posées ici sont;
immenses et les contradictions de la
"philosophie stagnationiste"
multiples. En premier
lieu
-c'est
uneévidence
-peut—on souhaiter
"l'arrêt du progrès" alors que, pour la
majorité des hommes de cette
planète, la
satisfaction de leurs besoins élémentaires exige le
développement des forces productives
qu'ils mettent
enoeuvre ?
Ensuite peut-on "dépolitiser" la
question, c'est-à-dire ignorer
que le système
capitaliste
-commandé
parle profit
-entraîne
nécessairement, qu'on le
veuille
ou non, uneaccumulation continue
de moyens de production d'une
part, et
uneforme particulière de
cette accumulation d'autre part, qui est
à l'origine des "gaspil¬
lages" contre lesquels
s'élèvent les protestataires de l'idéologie
"environnementaliste" ? Enfin, ne doit-on pas
imaginer, plutôt
qu'un
"arrêt
de lacroissance",
unautre modèle de développement,
maîtrisé par une société libérée des lois
aveugles de l'accumulation
capitaliste, qui d'une part exige
la transformation des rapports
sociaux
(le contrôle
de lasociété
sur les moyensde production),
et d'autre part permettra un nouvel essor du
développement des for¬
ces productives ? Cet essor nouveau pourra
être alors évidemment
qualitativement différent de celui que nous
connaissons à l'heure
actuelle. Il pourra d'abord bénéficier
universellement à tous les
peuples du monde, puisqu'il supposera
la liquidation de l'impérialis¬
me. Il pourra aussi bénéficier
à
tous lestravailleurs, puisqu'il
supposera la réduction progressive de la
division du travail, de la
contradiction qualification croissante
d'une minorité/déqualifica¬
tion massive des producteurs qui caractérise le
mode d'accumulation
actuel.
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L'objet de notre
livre n'était pas de faire une criti¬
que
systématique de la méthode et de la perspective du "Club de lïome"
sous tous ses aspects,
notamment
cerixévoqués ici, qui sont fonda¬
mentaux. Il n'était donc pas
d'en dégager systématiquement les carac¬
tères et le contenu
idéologiques. Son objectif est plus limité, bien
que d'une
portée essentielle, à notre avis commun, dans la lutte pour
la transformation de
l'orare interne des sociétés et de l'ordre inter¬
national. La double
constatation
quel'ordre actuel traite par le
mépris des
intérêts vitaux des peuples du Tiers monde et que les
solutions avancées dans une
optique idéologique occidentalo centrique
sont également
naïves et contradictoires avec ces intérêts, nous a
conduit à formuler les
principes de base d'une révision de l'ordre
interne dans les pays de la
périphérie victimes premières du système
et dans l'ordre
international qui conditionne le premier.
Nous sommes donc partis de la
"révolte de la périphé¬
rie",
révolte justifiée, attendue et élément positif essentiel de la
"reconstruction du monde". Mais
il n'y
apas qu'une seule issue à
cette grande
bataille de l'histoire. Tout dépendra d'une triple série
d'affrontements % les
affrontements internes dans les pays du Tiers
monde en premier lieu,
les affrontements dans l'ordre international
entre le Nord et le Sud qui
seront largement conditionnés dans leurs
formes et leurs objectifs par
les premiers, enfin les affrontements
entre les Puissances du monde
développé et les stratégies que oelles-
ci adopteront tant face
à la "révolte du Sud" que face aux problèmes
que pose la remise en cause
de 1'"équilibre" (ou du déséquilibre)
dans leurs rapports,
particulièrement dans le cadre de la crise
actuelle du système dans son
ensemble.
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En conclusion de cet ouvrage nous
voudrions donc pro¬
poser à la réflexion
trois grands scénarios concernant globalement
l'issue de ces batailles, qui nous
paraissent des "possibles". Un
premier scénario
qui
neferait
queressusciter l'ordre ancien,avec
des aménagements mineurs, un
second fondé sur une nouvelle divi¬
sion internationale du travail
inégale,
untroisième caractérisé
par le renforcement
systématique des tendances au désengagement de
la périphérie.
Le premier schéma est
défini
parla prolongation des
tendances qui ont
caractérisé les vingt cinq dernières années. Le
Tiers monde resterait divisé en économies
nationales dépendantes
non intégrées entre elles ; son
développement resterait fondé sur
l'exportation de matières
premières et l'industrie de substitution
d'importations pour le
marché local, celle-ci étant dépendante tant
au plan de la technologie
qu'à celui du modèle de consommation qu'el¬
le véhicule. Cependant une révision en hausse
du prix de nombreuses
matières premières serait
obtenue,
commeelle l'a été pour le pétro¬
le. Mais les pays du Tiers monde
resteraient contraints d'exploiter
leurs ressources naturelles au rythme de la
demande des centres dé¬
veloppés. Autrement dit ils
n'obtiendraient
pasgain de cause en ~e
qui concerne le
contrôle de
ces ressources,c'est-à-dire avant tout
le droit de ne les exploiter qu'au rythme
qui leur convient tant
pour pourvoir à leurs besoins
immédiats d'importation que pour tenir
compte de leur souci de disposer
de
ces ressourceslorsqu'ils pour¬
ront en avoir besoin plus tard.
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Le relèvement des prix dans ces conditions entraînerait
une différenciation croissante dans le monde dépendant. L'élargisse¬
ment des marchés nationaux internes qui découlerait de cette amélio¬
ration des termes de l'échange stimulerait une nouvelle vague d'indus
trialisation de substitution d'importation. Mais cet élargissement
du marché local serait très inégal d'un pays à l'autre : les expor¬
tateurs les mieux placés en bénéficieraient davantage, les plus
gros importateurs de produits alimentaires
(dont
les prix risque¬raient d'être relevés comme celui des autres produits primaires, au bénéfice des Etats
Unis)
et d'énergie risqueraient de voir leurstermes de l'échange globalement se détériorer. D'autre part les
seuils nécessaires pour l'implantation d'industries de substitution dépendent de la taille économique des nations. Certains pays du Tiers
monde seraient donc incapables d'utiliser leurs ressources financiè¬
res pour leur propre développement,
fût-il
dépendant. Ils seraientamenés à placer ces ressources dans le monde développé lui-même et
à prendre la relève de "l'aide" aux pays du Tiers monda les plus démunis, par le canal "d'institutions internationales" largement
dominées par les centres. Les discussions actuelles sur le "recycla¬
ge" des fonds pétroliers vont dans ce sens. En gros donc nous aurions
trois types de pays dépendants qui émergeraient de ces aménagements
mineurs du système mondial : les pays pauvres, condamnés à la stagna¬
tion et la dégradation de leurs conditions - sans doute la majorité,
les pays "rentiers" riches mais vulnérables et sans puissance politi¬
que, enfin quelques pays "élus" bénéficiant d'une industrialisation plus grande qui pourrait aller jusqu'aux industries de base nécessai¬
res au soutien de leur industrie de consommation de substitution
d'importations. Mais, même ces derniers resteraient dépendants, par
le contrôle de la technologie monopolisée dans les centres.
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L'image de cet avenir peu réjouissant pour
le Tiers
monde ne doit pas être éliminée des
"possibles". Au contraire, à
court terme, c'ost là l'évolution
la plus probable du "nouvel ordre
international". Les pesanteurs du système interdisent
d'exclure
l'hypothèse du "statu quo". Le systèmetend de lui-même à perpétuer
sa reproduction et à n'admettre que des
ajustements mineurs, qu'il
peut absorber sans crise trop grave.
Le second schéma suppose au contraire que l'on
s'orien¬
te carrément vers une nouvelle division internationale du travail ; le Tiers monde s'industrialiserait pour l'exportation vers le monde développé. Des industries "classiques" tant de
consommation
quede
base
(sidérurgie,
chimie,etc..,) seraient reléguées à la périphé¬
rie qui dispose d'une main d'oeuvre meilleur
marché. Le centre
seréserverait les industries nouvelles de pointe
(atome,
espace,etc...)
et la cemmande de la technologie, et - très largement -
comblerait
par ses exportations le déficit alimentaire du Tiers monde.
Ce type d'industrialisation serait également
très
inégalement réparti entre les divers pays du Tiers
monde. Les meil¬
leurs "candidats" à ce rôle de "relais impérialistes" sont ces pays où sont réunies toute une série de conditions favorables g un niveau de prolétarisation
(donc
aussi d'urbanisation, éducationetc...)
déjà avancé, des moyens financiers importants pour financer
les
infrastructures que cette industrialisation requiert, une solidité
"politique" qui permet de garantir les investissements. Le maintien
des structures sociales inégalitaires est évidemment inhérent
à
ce schéma : ces structures sont en effet garantes des taux de salairesinférieurs à la périphérie qui permettent à leur tour de relèvement global du taux de profit du capital, objet ultime de cette révision
de la division internationale du travail. Dans ces conditions la crise de l'agriculture dans le Tiers monde se poursuivrait et sans doute même serait de nature à s'aggraver.
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Le second schema, comme le premier,
suggèro dono
unadifférenciation croissante, au sein
du
Tiersmonde, entre "relais
impérialistes" où seraient concentrées las industries de sous-
traitance et "réserves"
condamnées à la stagnation.
S'agirait-il
néanmoins,
pourles "privilégiés" d'une
étape sur un
chemin qui ferait de ces pays do nouveaux "Japon", o'ost—
à-dire des espaces capitalistes
développés, indépendants et puissants?
Peut-on parler ici
d'une modernisation rapide par la voie capitaliste?
ITous ne croyons pas
qu'il
ensoit ainsi et nous pensons que le Japon
a été le dernier pays
à être
parvenuà se développer pleinement par
la voie capitaliste, parce
qu'il est le dernier pays à avoir amorcé
son développement avant
la formation de l'impérialisme. Celui—ci,
par l'extension
de
sesmoyens de contrôle global à l'échelle plané¬
taire et la domination et
l'exploitation des pays des trois conti¬
nents a rendu caduque toute
tentative de développement capitaliste
autonome dans cotte
périphérie. On
neconnaît pas d'expérience histo¬
rique de
constitution d'une économie productive à partir de flux
extérieurs progressivement
internationalisés et le maintien d'une
large ouverture sur
l'extérieur, a—t—on écrit (M. Chatelus, Strate¬
gies pour le Moyen
Orient, Paris 1974)» Ce type de développement
dépondant n'ouvre
donc
quedes perspectives limitées parce que la
domination des centres,
renouvelée dans ses modalités, se perpétue
par le monopole de la
technologie et la pénétration progressive des
modèles de consommation
"occidentaux". Aussi, bien que les "bourgeoi¬
sies" locales tireraient un
bénéfice certain do
cemodèle de dévelop¬
pement qui lui
permet même, dans les meilleurs cas, d'élargir sa base
de soutien par l'élargissement
de couches "petites bourgeoisies",
les masses populaires, exclues
des avantages de ce type de "prospéri¬
té", sont
condamnées
auchômage et à la paupérisation. Destructeur
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des sociétés nationales dont il
ruine la culture, ce développement
n'est guère qu'un
"lumpen développement", la "modernisation" une
"lumpen
européanisation".
Ce second schéma, comme
le premier d'ailleurs, n'exclut
nullement diverses modalités,
tant
auplan de l'organisation mondiale
qu'à celui de
l'ordre politique interne.
Au plan
international ils peuvent s'accompagner soit
d'un rétablissement de l'hégémonie
américaine, soit d'un "nouveau
partage" de zones
d'influence Nord-Sud, en y englobant d'ailleurs ou
en en excluant les pays de la zone
soviétique. L'issue dépendrait
ici pour l'essentiel
de
lasolution de questions que nous n'avons
pas abordées dans ce livre,
les
unesrelatives à la compétition intra
occidentale
(par
exemple leseffets des modifications des termes de
l'échange sur les
rapports Etats-Unis
-Europe et Japon, le règle¬
ment du sort du système monétaire
international, la question de
l'unité européenne
etc...),
les autresà la compétition Est—Ouest.
Tout cola dépendra largement
des développement do la crise actuelle^
et des changements politiques et
sociaux qui peuvent en résulter,
notamment en Europe, comme
cela dépendra de l'évolution interne do
l'URSS
(ouverture
etinterpénétration,
parexemple autour de la mise
en valeur de la Sibérie, ou
repliement ?).
Au plan interne ces
schémas doivent favoriser les
tendances au développement de
capitalismos d'Etat dans ceux des pays
de la périphérie appelés
à être les plus avancés dans l'industriali¬
sation dépendante. Réformes
agraires, liquidation des "féodalités"
anciennes,
substitution large de l'Etat à la carence do la bourgeoisie
locale, sont
inévitables. Mais, s'il s'agit d'une industrialisation
dépendante, on doit
aussi parler ici de capitalismos d'Etat dépendants.
ï'Ti.1/£3
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La tendance au développement de capitalismes d'Etat déborde sans doute très largement les pays du Tiers monde. Dans les centres
développés,
la centralisation progressive du capital, cons¬tante de
l'accumulation,
exerce une pression croissante dans ce sen Or cette tendance a des implications politiques et sociales importe;tes, comme les débats sur la nature du socialisme l'ont mis en re¬
lief. Des correspondances entre des capitalismes d'Etat centraux dominants et des capitalismes d'Etat périphériques dominés sont don à envisager, qui correspondent à une modalité possible de ces sché¬
mas de division internationale inégale du travail.
Enfin, admettons que ces schémas, bien qu'ils n'exi¬
gent pas d'intégration économique à la
périphérie,
où pourrait seperpétuer 1'émiettement actuel, ne sont pas incompatibles avec cer¬
taines formes d'intégration. Des espaces économiques plus vastes, tant qu'ils restent ouverts sur
l'extérieur,
ne constituent jamais qu'une condition favorable supplémentaire à l'approfondissement de la division internationale inégale du travail. Les plans "d'unités régionales" fondées sur l'histoire ou non(unité
latino-américaine- arabe, africaineetc...)
ne sont donc pas nécessairement la garantie d'un développement autonome.Le
développement,
entendu comme nous l'avons pro¬clamé dans la "déclaration de
Santiago",
charte de notre Forum,comme la réponse aux besoins des grandes masses, passe donc nécessar
rement par une autre
stratégie,tant
au plan local(national)
qu'àcelui do groupements régionaux éventuels et à celui du Tiers monde dans son ensemble. Le contenu du troisième schéma d'évolution possi¬
ble résulte donc de ce choix de politiques autocentrées
(self
relian dans les pays actuellement dominés. Le schéma implique donc néces¬sairement une double condition s pouvoir populaire et désengagement
à l'égard du système mondial. Ce désengagement doit nécessairement déborder le plan limité des échanges économiques et financiers pour
englober ceux de la technologie et des modèles de consommation.
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Bien entendu los modalités de ce
désengagement
commecelles de la stratégie autonome qui se
substituerait à la stratégie
de la dépendance, restent
à discuter, à la lumière des amorces en
cours. Bien entendu ces modalités doivent
tenir compte des possibi¬
lités d'entr'aide collective au sein
du Tiers monde, si celles—ci
s'inscrivent dans la perspective
globale de l'autonomie. On peut
imaginer alors des
solidarités suffisantes facilitant l'indépendance
des régions du Tiers monde
qui s'engageraient dans cette voie tout
en renforçant les
autonomies à tous les niveaux, national et infra
national d'ailleurs.
C'est seulement lorsqu'il sera
renforcé de cette manière
que le Tiers monde,
alors véritablement libéré, pourra espérer pou¬
voir peser sur l'ordre
international dans le sens d'une reconstruc¬
tion authentique.
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