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Le véritable objet de la science ?

RAFFESTIN, Claude, TRICOT, Claude

Abstract

Actes du Colloque de l'A.P.U.G.(Association des Professeurs de l'Université de Genève)

RAFFESTIN, Claude, TRICOT, Claude. Le véritable objet de la science ? In: Les critères de vérité dans la recherche scientifique : un dialogue multidisciplinaire . Paris : Maloine, 1983. p. 137-145

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4500

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LE VÉRITABLE OBJET DE LA SCIENCE ?

par Cl. Raffestin (Géographie) et Cl. Tricot

(Mathématique)

Peut-être s'étonnera-t-on de découvrir, tissées ensemble, les ré- flexions d'un mathématicien et celles d'un géographe ? Peut-être, ceux- ci s'étonneront-ils à leur tour que l'on puisse trouver cela étonnant ? Au-delà des étonnements réciproques, l'explication de cette collabo- ration est simple. Elle procède d'un dialogue, amorcé il y a plusieurs années, qui a fait découvrir tant au mathématicien qu'au géographe que les intersections entre les ensembles dont ils s'occupaient étaient non vides et que la connaissance qu'ils tentaient d'atteindre l'un et l'autre n'était pas aussi dissemblable que la "tradition spécialisante"

voulait le faire accroire.

Puisque nous posons d'emblée le problème de la connaissance, il n'est pas tout à fait inutile de se demander ce qu'est la connaissance scientifique. Mais comme l'entreprise est démesurée on peut tout au moins se demander ce qui distingue la connaissance scientifique de la connaissance non scientifique car, comme l'a fort bien rappelé un his- torien, la connaissance scientifique n'est pas toute la connaissance (Veyne, 1978). Pour les distinguer l'une de l'autre, et non pas pour les expliquer, on peut tendre un "fil rouge" qui servira de repère, sorte de discontinuité fragile mais néanmoins utile. C'est ce que fait Prieto (1975) lorsqu'il écrit : "... nous signalerons une caractéristique qui nous semble apparaître toujours dans la connaissance scientifique et qui ne se retrouve pas, en revanche, dans la connaissance non scientifique, à savoir l'explicitation des concepts avec lesquels la connaissance en question opère." La connaissance non scientifique précède donc la connaissance scientifique puisqu'entre les deux s'intercale un processus conscient de conceptualisation. Le processus de conceptualisation c'est toute l'histoire de l'homme à travers la production du langage, tandis que le processus conscient de conceptualisation c'est toute l'his- toire des sciences à travers la production des langages et des méta- langages. Autrement dit la possibilité de la connaissance scientifique

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repose sur le principe de la représentation d'objets par des concepts explicités. L'explicitation implique une construction, et cette cons- truction nous la substituons à la réalité : "La proposition est une image de la réalité. La proposition est une transposition de la réalité telle que nous la pensons" (Wittgenstein, 1961). C'est un glissement qui s'opère puisqu'on passe du champ de la réalité au champ de l'image. C'est au fond un acte de prestidigitation ou d'illusionnisme, dans l'exacte me- sure où l'on substitue un objet à un autre, dans la mesure aussi où l'on se crée un nouveau champ d'action isolé du champ de la réalité et caractérisé par des limites précises qui déterminent une fermeture relative vis-à-vis du champ réel dont on est parti. C'est à l'intérieur de ce champ momentanément clos que se pose la question des critères de vérité.

Par cette construction, nous perdons contact avec une partie du monde extérieur ou, si l'on préfère, nous augmentons la distance qui nous sépare de la réalité. D'une certaine manière nous sommes en état de schizophrénie, car nous poursuivons un "rêve intérieur". Cette construction apparaît dès lors, au même titre que l'explicitation, comme une forme d'oubli cohérent. Dans ce cas, cela constitue un moyen d'actualiser l'homogène et de potentialiser l'hétérogène du champ de la réalité. Lorsque Lichnerowicz (remarque faite lors d'un colloque tenu à Padoue en octobre 1979) dit qu'un modèle est une

"caricature" il dit la même chose d'une manière imagée. Le modèle, en effet, est une construction qui résulte de l'oubli cohérent de pro- priétés, appartenant au champ de la réalité, mais jugées non pertinentes par le sujet. Nous voilà plongés au cœur du drame, à savoir l'inévitable problème de la relation sujet-objet. Encore que nous ne retiendrons cette expression qu'un instant, le temps de l'introduire, car le mot

"objet" est à bien des égards extrêmement trompeur pour ceux qui s'adonnent aux sciences de l'homme. Le sociologue, l'historien, l'écono- miste et le géographe, pour ne prendre qu'eux, sont confrontés à des

"objets curieux" qui sont, la plupart du temps pour ne pas dire tou- jours, des relations très complexes : relations des hommes entre eux, relations des hommes aux choses, etc.. Il s'agit donc d'expliciter la pratique et la connaissance que les hommes, en tant qu'ils appartien- nent à un groupe, à une société, ont de la réalité. Pour les sciences de l'homme, il faut donc postuler la relation d'un sujet avec un objet, lui- même relation ou ensemble de relations.

Tout commence donc par la "subjectivité", voilà bien le mot qui risque de choquer et pourtant... Considérons un "objet" pour les sciences de l'homme, soit une population dans un territoire. L'objet est suffisamment général pour être commun à beaucoup de disciplines.

La subjectivité va se manifester d'abord par le choix d'un caractère, d'une propriété qui, en elle, nous intéresse et que nous souhaitons pour

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cette raison isoler. On remarquera, ici, que le processus d'oubli est en- clenché, mais nous ne savons pas encore s'il est cohérent ou non. Le choix dont il est question est l'expression de cette subjectivité com- mune, dans ce cas, tant aux sciences de l'homme qu'aux sciences exactes. Cependant il est clair que la notion de répartition, par exem- ple, d'une population dans un territoire, ne peut pas être isolée comme la notion de température d'un corps peut l'être. Pourquoi ? Parce qu'il y a une part importante de jugement du sujet dans la définition de la répartition. Arrêtons-nous quelques instants sur cette notion de répartition pour en comprendre tout à la fois la richesse et en même temps la difficulté. Si l'on considère la distribution de la population à l'intérieur d'un ensemble de mailles territoriales, on peut tout d'abord se demander si cette population est distribuée d'une manière aléatoire, d'une manière régulière ou d'une manière concentrée. Dans cette perspective, cela signifie que l'on se préoccupe essentiellement des éléments de cette population les uns par rapport aux autres à l'inté- rieur d'un maillage territorial, sans que le rapport à celui-ci soit fait.

Mais on peut aussi s'occuper de la disposition de cette population en liaison avec le maillage de telle sorte que l'on puisse mettre en évidence soit une répartition homogène, présence d'un même nombre d'élé- ments dans chaque maille, soit une répartition concentrée, présence de tous les éléments dans une seule maille. Etant entendu qu'entre ces deux situations-limites, il existe une infinité de possibilités. Ainsi donc, avant même d'avoir tenté aucune mesure ou songé à aucune mesure, on se trouve confronté au caractère flou de la notion utili- sée. Le "flou" n'étant d'ailleurs que la manifestation de la nature polysémique du mot répartition qui, pris comme tel, ne permet pas de savoir si l'on privilégie la relation des éléments entre eux ou la relation des éléments à leur support. L'explicitation du concept con- siste donc, dans un premier temps, à préciser la ou les relations que l'on souhaite prendre en compte. Il est assez évident que les précisions ainsi apportées ressortissent au sujet et sont par conséquent fortement imprégnées de subjectivité. Nous reviendrons sur la signification de cette subjectivité ultérieurement.

Dès lors que l'on a choisi la ou les relations que l'on entendait privilégier, se pose le problème de la mesure qui, d'ailleurs, dans beau- coup de cas, est concomitant au processus d'explicitation. De la mé- thode de mesure on attend une définition aussi univoque que possi- ble du concept, c'est-à-dire du caractère ou de la propriété à étudier.

Ceci se retrouve bien évidemment dans les sciences exactes puisque, par exemple, la notion de temps est liée à la mesure du temps. Cepen- dant, il se pourrait bien que la notion de répartition d'une popula- tion soit plus liée encore à sa mesure. Il suffit de jeter un simple coup d'œil panoramique sur l'évolution des méthodes de mesure de la con-

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140 centration d'une population pour s'en persuader. Cela revient à dire

que les limites de la méthode dessinent en même temps les limites de la vérité. Il n'est pas raisonnable, par exemple, de dire que la concen- tration d'une population est égale à 0,7 sans préciser la méthode de mesure employée car ce 0,7 n'est vrai et n'a de signification qu'à l'intérieur de la construction qui a été faite pour parvenir à ce résultat.

Après le choix du caractère ou de la relation qui constitue le premier degré de subjectivité, on se trouve placé devant le choix de la méthode de mesure qui constitue le second degré de subjectivité. (Cependant on discute des méthodes avec "fondement".)

C'est bien d'ailleurs parce que cette subjectivité est à l'œuvre tout au long du processus de conceptualisation que la connaissance scien- tifique peut être dégagée et accumulée. En effet, c'est parce que le jugement du sujet intervient, et que la décision de celui-là est irrem- plaçable, que la connaissance scientifique s'élabore.

On comprendra mieux sans doute le sens que nous donnons à subjectivité si nous évoquons la querelle objectivité-subjectivité en cal- cul des probabilités. Pour obtenir des probabilités dites objectives, il est nécessaire de construire, et mieux d'imaginer, un objet symé- trique, un dé par exemple, qui donne l'équiprobabilité des résultats.

Le dé est donc imaginé comme régulier et immuable, propriétés, en fait, inexistantes. Ainsi, par le dé on abolit le vrai hasard, en dépit du poète, ou si l'on préfère on se construit un hasard. Pour un "objecti- viste" deux événements du même type dans des conditions identiques sont "égaux" et ont donc nécessairement la même probabilité. Pour un "subjectiviste" deux événements distincts sont toujours différents pour diverses raisons, et ils sont également probables (pour un indi- vidu) si et en tant que celui-ci les juge tels (par exemple en tant qu'il juge les différences non pertinentes). On voit donc que le jugement sur la probabilité d'un événement ne dépend pas seulement de l'évé- nement (et du sujet) mais aussi de l'état d'information (Finetti, 1970).

Il y a donc subjectivité car, par le calcul des probabilités, on ne fait pas que raisonner, on décide et on se trouve par là même plongé dans l'existant. Le calcul des probabilités dans ces conditions apparaît bien dès lors comme relevant de la perspective des sciences de l'homme.

En effet, pour estimer un paramètre, nous tenons compte de deux quantités : notre opinion et le résultat de l'échantillonnage. Si l'échan- tillon est de taille 0 (l'expérience est nulle), l'opinion compte seule, si l'échantillon est de taille infinie, l'expérience compte seule. Entre les deux, qui est la situation réelle, on ne renonce pas à l'une au profit de l'autre, car aucune expérience en science de l'homme n'est décisive.

Reste ce qu'on pourrait appeler un troisième degré de subjecti- vité et qu'il faut aborder, celui relatif aux données. Les désignant ainsi, c'est dire qu'on ne les a pas choisies. C'est pourtant à partir d'elles

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que l'on va procéder à une véritable chasse à l'objet (ou relation).

Il est rare, en effet, que dans les sciences de l'homme le chercheur n'utilise que les résultats d'observation directe. Le plus fréquemment il utilise des données élaborées par des institutions issues de l'organi- sation de la société, entretenues et maintenues par l'Etat, en général.

En premier lieu, il n'est pas évident que ces données aient été. conçues dans le dessein de faciliter la connaissance de l'objet dans la perspective souhaitée par le chercheur. En deuxième lieu, ces données faisant l'objet de recensement elles sont nécessairement toujours "histori- ques", et ce d'autant plus qu'elles concernent un objet "vivant" ou un

"objet" en évolution qui passe par des stades ou des états différents.

En troisième lieu, enfin, il est indispensable de ne pas oublier que ces données qui informent peuvent dire la vérité mais peuvent aussi mentir.

Il y a plusieurs formes de mensonges mais on ne s'intéressera qu'à l'une d'elles : le mensonge qui résulte de l'image que l'objet veut donner de lui-même. "L'objet" propose une image construite à l'observateur, ce qui signifie qu'il dissimule certains caractères ou au contraire qu'il étale, qu'il expose avec une assez large publicité certains autres carac- tères. Il suffit de songer à l'enquête qui a été faite pour connaître la part de temps qu'un professeur consacre à la recherche pour com- prendre les difficultés exposées ci-dessus. Nous ne voudrions pas atté- nuer l'effet de cette dernière remarque en disant qu'il ne s'agit pas d'un mensonge banal, mais effectivement il ne s'agit pas d'un mensonge tri- vial. C'est un problème qui s'enracine dans l'idéologie qui est la pensée séparée de la pratique (Rossi-Landi, 1978). Il y a donc toujours le risque de n'attraper de l'objet que la pensée qu'il a de sa pratique et non pas cette pratique elle-même. C'est, sans doute, ce qui rend passion- nantes les sciences de l'homme, mais certainement pas ce qui facilite leur exercice. On voit que finalement la relation sujet-objet s'inscrit dans un champ caractérisé par la tension qui règne entre l'intention- nalité du sujet et l'image que veut livrer l'objet de lui-même directe- ment ou indirectement.

Ceci étant dit, que signifie alors ce qu'on nomme, un peu rapide- ment à notre avis, l'objectivité ? Dans la perspective qui est la nôtre, il est nécessaire de nuancer cette notion. Nous sommes très proches de Popper lorsqu'il écrit : "Je dirai donc que l'objectivité des énoncés scientifiques réside dans le fait qu'ils peuvent être intersubjectivement soumis à des tests" (Popper, 1973). Au fond ce dont parle Popper à cette occasion, c'est moins d'objectivité que de cohérence. En effet, s'il y a possibilité de tester intersubjectivement, cela implique qu'il y a eu cohérence de la démarche scientifique utilisée, autrement dit que toutes les explicitations ont été clairement précisées, que tous les

"oublis" susmentionnés, que tous les changements d'échelle, en un mot que toutes les constructions élaborées pour atteindre plus d'homo-

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142 généité ont été "cohérentes".

Comment les subjectivités de premier et de deuxième degré se négocient-elles alors pour parvenir à cette cohérence ? Par une problé- matique clairement explicitée et par une méthodologie rigoureusement suivie. La problématique consiste à déterminer, préalablement à toute analyse, le statut d'intelligibilité capable de rendre compte d'un sys- tème. La problématique constitue en quelque sorte l'explicitation de l'intentionnalité du sujet. Que veut-il rendre intelligible ? A la question

"sait-il rendre intelligible ?", il est loisible de répondre en présentant les concepts à disposition. Les concepts constituent l'un des grands problèmes des sciences de l'homme, et ce d'autant plus qu'il faut longtemps lutter pour les rendre univoques d'une part et, d'autre part, qu'il faut constamment les ajuster parce qu'ils sont soumis à la dérive de l'évolution. Les concepts sont en devenir : aujourd'hui parfai- tement adaptés, Os sont d'assez bonnes clés pour ouvrir ce qui résiste, demain peu utilisables ils ne permettent plus d'ouvrir grand-chose. Le passage, non signalé, d'une problématique à une autre sans modification ou révision des concepts a généralement pour effet de créer des distor- sions. Ceci pour dire que la liaison entre problématique et concepts devrait être étroite mais ne l'est pas toujours. Dans certaines discipli- nes, elle est même ou elle a été peu fréquente. Si l'on se réfère à l'une des premières problématiques de la géographie humaine que l'on pourrait qualifier, faute d'une meilleure expression, de morphofonc- tionnelle, on découvre qu'elle n'a jamais été véritablement explicitée, et qu'en conséquence les concepts nécessaires à sa mise en œuvre ne l'ont pas été davantage. Dans cette problématique il s'agissait de rendre compte du "tout terrestre" à travers l'analyse des formes et des fonc- tions à différentes échelles. Ses plus belles productions ont certaine- ment été réalisées dans le domaine de la géographie rurale, puis ulté- rieurement dans celui de la géographie urbaine. Cela s'est traduit par une multitude de classifications et de typologies diverses, relatives aux formes d'habitat et à leur répartition. Le médiocre recours à la mesure n'a pas permis de disposer de concepts univoques. Pourquoi ? Essentiellement parce qu'au fond l'orientation majeure a été celle de la différenciation. Il s'agissait plus de mettre en évidence les différen- ces des régions et des paysages que leurs similitudes et leurs régularités.

La tendance était idiographique et non pas nomothétique. C'est sans doute pourquoi cette problématique qui aurait pu puiser des méthodes de mesure dans la statistique descriptive ne l'a pas fait. Tout au plus a- t-on recouru au concept de moyenne, rarement à celui de mode qui pourtant aurait pu avoir d'intéressantes applications puisque très sou- vent les classifications ont été fondées, sans le savoir, sur ce concept statistique. Il a fallu attendre longtemps (les années 50), sauf de très rares exceptions, pour que l'on prenne en compte les indices de disper-

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sion et les coefficients de variation. A fortiori, le concept de proba- bilité est inconnu, bien que la géographie française ait fini par être qualifiée de probabiliste. On en est donc resté à une description qui n'a jamais pu déboucher sur des théories et des modèles. Les rares théories sont de type ethnique ou de type mécaniste. Faut-il dire encore que cette géographie-là a ignoré superbement la formulation d'hypo- thèses ? On pourrait conclure en disant que cette géographie qui a fonctionné sur une problématique implicite et sur des notions floues n'a pas éprouvé le besoin de méthodes de mesure et qu'elle est demeu- rée attachée à la description de l'hétérogène, allant jusqu'à refuser les idées de théorie et de modèle qui ne pouvaient être que des "trahisons"

de la réalité observée. On a là un cas troublant de volonté d'objectivité : l'objectivité consistant à refuser toute construction conceptuelle pour rester collée à la réalité décrite à l'aide du seul langage naturel, la polysémie de celui-ci n'étant jamais vraiment mise en cause.

Dans les années 60, la problématique géographique s'est orientée vers l'observation des régularités et des similitudes et sa volonté nomo- thétique a déterminé la reprise de théories anciennes ou la production de théories nouvelles testées à l'aide d'un grand nombre de modèles.

La géographie a même complètement changé de caractère sous l'in- fluence de l'économie spatiale et de la "regional science". Les théories de von Thönen, de Christaller et de Lösch, toutes d'origine allemande, ont été reprises et largement utilisées et développées par les Anglo- Saxons. Les modèles de gravitation et de diffusion, les modèles de dis- tribution probabiliste de la population (Cl. Raffestin et Cl. Tricot, 1979) ont permis de réaliser la convergence des mathématiques et de la géographie. Le plus grand apport de cette convergence réside sans doute et, au premier chef, dans un gain indiscutable de cohérence : problématique explicitée, concepts plus univoques, hypothèses formu- lées, et enfin possibilité de tests. Mais les résultats ne sont pas toujours dépourvus de contradiction, car au cours des quinze ou vingt dernières années le rush sur les mathématiques de la part des géographes s'est souvent traduit plus par un placage de méthodes que par un processus de conceptualisation qui révèlerait une géographie scientifique, les mots sont à prendre au sens où nous avons parlé de connaissance scienti- fique. C'est pourquoi, en ce qui nous concerne, nous avons entrepris de repenser, dans un dialogue que nous souhaiterions moins discontinu, l'objet de la géographie en tant que relation d'une population à un territoire.

Cette entreprise présente un double caractère critique puisqu'il s'agit d'expliciter une problématique et de reformuler une méthodo- logie qui" fasse converger mathématique et géographie afin d'éviter le placage dénoncé plus haut, ceci afin d'éviter les changements d'échelle qui brisent toute cohérence. On prendra un seul exemple caricatural

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de la mesure sans signification, celui du concept de densité. Ce concept n'est pas sans signification parce qu'il est simpliste; il est sans signifi- cation parce qu'il homogénise brutalement et par conséquent livre une construction qui n'a aucun rapport avec la réalité observée. La construction conceptuelle qui a une signification est celle qui, par

"oublis cohérents" successifs, passe de la concentration à la connexité et enfin à un modèle probabiliste de distribution. Celui-ci offrant des possibilités multiples de tests.

Le passage de l'hétérogène à l'homogène ne peut se réaliser dans les sciences de l'homme que par transposition d'une échelle à une autre, car ce qui est vrai à une échelle ne l'est pas nécessairement à une autre.

Les modèles gravitaires ne sont pas vrais à toutes les échelles, ou du moins ne se vérifient pas à toutes les échelles.

Popper (1973) a écrit que "les théories sont des filets destinés à capturer ce que nous appelons 'le monde'; à le rendre rationnel, l'expli- quer le maîtriser". Compte tenu de ce que nous avons dit, nous ne pouvons être que partiellement d'accord avec cette proposition, car si nous pouvions véritablement capturer le monde cela signifierait que, progressivement, nous lui arracherions une parcelle de vérité absolue.

En fait, nous perfectionnons, quand tout va bien, des parcelles de vérité à l'intérieur d'un système construit. Il faut reprendre, ici, la métaphore du dé. Nos théories sont comme le "dé parfait", elles nous permettent de construire des images du monde, elles ne nous per- mettent pas de capturer "le monde". Nous ne faisons jamais que cons- truire des connaissances du monde qui ne sont pas le "monde" et qui sont distinctes de lui. C'est justement ce qui fonde, selon Luis Prieto, l'historicité de ces connaissances. Ce sont nos pratiques qui décident de l'identité d'un objet, et nos sciences de l'homme ne sont rien d'au- tre que des tentatives pour expliciter la connaissance de la connais- sance et de la pratique que les hommes ont de la réalité. Ce serait une illusion de penser que l'idéal de la science est de reproduire le monde.

La connaissance scientifique consiste à construire un schéma cohérent de l'objet.

En guise de conclusion, nous aimerions livrer à vos réflexions une parabole de Borgès (1951) intitulée "De la rigueur de la science...".

"... En cet Empire, l'Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d'une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l'Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l'Empire, qui avait le Format de l'Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l'Etude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l'abandonnèrent à l'Inclémence

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du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l'Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Men- diants les habitent. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des Disciplines Géographiques."

(Suarez Mirando, Viajes de Varones Pru- dentes, Lib. IV, Cap. XIV, Lérida, 1658.)

REFERENCES

BORGES, J.L. (1951) - Histoire de l'infamie, histoire de l'éternité, Paris. de FINETTI, B. (1970) - Teoria delle probabilità, t. 1, Einaudi, Torino. POPPER, M.

(1973) - La logique de la découverte scientifique, Payot, Paris. PRIETO, L.J.

(1975) — Pertinence et pratique. Essai de sémiologie, Minuit, Paris.

RAFFESTIN, Cl. et TRICOT, Cl. (1979) - Essai pour un modèle de distribution probabiliste de la population, Montpellier.

ROSSI-LANDI, F. (1978) - Ideologia, ISEDI, Milan.

VEYNE, D. (1978) - Comment on écrit l'histoire, Seuil, Paris.

WITTGENSTEIN, L. (1961) - Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, Paris.

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