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Une tradition du suicide chez les cyniques

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Problèmes, Renaissances, Usages

 

20 | 2020

Nouvelles figures de Socrate

Une tradition du suicide chez les cyniques

Isabelle Chouinard

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/philosant/3773 DOI : 10.4000/philosant.3773

ISSN : 2648-2789 Éditeur

Éditions Vrin Édition imprimée

Date de publication : 31 octobre 2020 Pagination : 141-164

ISBN : 978-2-7116-2977-0 ISSN : 1634-4561 Référence électronique

Isabelle Chouinard, « Une tradition du suicide chez les cyniques », Philosophie antique [En ligne], 20 | 2020, mis en ligne le 31 octobre 2021, consulté le 11 décembre 2021. URL : http://

journals.openedition.org/philosant/3773 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosant.3773

La revue Philosophie antique est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

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Isabelle Chouinard

Sorbonne Université/Université de Montréal isabelle.chouinard@umontreal.ca

Résumé. Plusieurs versions de la mort de Diogène de Sinope sont rapportées au livre VI des Vies et doctrines des philosophes illustres. Les héritiers de Diogène ont transmis à la postérité celle du suicide par asphyxie volontaire, une mort qu’ils esti- ment digne de sa philosophie. Cette étude vise à trouver le fondement cynique du suicide de Diogène grâce à une reconstitution du rapport des cyniques à la mort volontaire. Plusieurs fragments et témoignages montrent que les cyniques consi- dèrent la vie et la mort comme indifférentes  : ce qui importe avant tout est de mener une bonne vie. Le suicide est justifié seulement lorsque le corps du philo- sophe souffre d’un affaiblissement extrême et durable. Pour atteindre et maintenir son idéal de liberté, le cynique doit soumettre son corps à un entraînement qui requiert une certaine force corporelle. Aussi, dès qu’il n’est plus capable de prati- quer l’ascèse cynique en raison des limitations physiques dues à la vieillesse ou à la maladie, le philosophe n’hésite pas à quitter la vie. Cette justification est attestée dans les exhortations au suicide formulées par des cyniques ainsi que dans les récits des morts volontaires de Métroclès, d’Héraclès, de Démonax et de Pérégrinos.

Summary. Several versions of Diogenes of Sinope’s death are reported in Book VI of the Lives and Opinions of Eminent Philosophers. The heirs of Diogenes have trans- mitted to posterity that of suicide by self-asphyxiation, a death they deem worthy of his philosophy. This study aims to identify the Cynic foundation of Diogenes’ suicide by reconstructing the Cynic outlook on voluntary death. Several fragments and testimo- nies show that the Cynics consider life and death indifferent: what matters above all is to lead a good life. Suicide is only justified when the philosopher’s body suffers from extreme and lasting weakness. To reach and maintain his ideal of freedom, the Cynic must submit his body to a training that requires certain physical strength. Therefore, as soon as he loses the capacity to practise the Cynic askesis because of the physical limita- tions brought on by old age or illness, the philosopher does not hesitate to pass on. This justification is attested to in the exhortations to suicide formulated by the Cynics and in the accounts of the self-inflicted deaths of Metrocles, Heracles, Demonax and Peregrinus.

Philosophie antique, n°20 (2020), 141-164

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de légendes entourant les morts des philosophes antiques*. Plusieurs sont simplement comiques, mais certaines recèlent aussi une signification philoso- phique. Ces récits, bien entendu, n’ont aucune valeur historique : la plupart s’accordent beaucoup trop bien avec la philosophie des défunts pour ne pas y déceler des anecdotes inventées de toutes pièces1. Il en va ainsi de deux versions de la mort de Diogène de Sinope rapportées au livre VI2. Morsures de chien ou poulpe mangé cru : les causes imputées à la mort de Diogène reprennent un aspect de sa philosophie telle qu’il l’incarnait. La version où Diogène meurt mordu par des chiens fait évidemment écho à son surnom de « chien » et à la valorisation cynique du comportement animal. Il s’agit d’un renversement comique : alors que Diogène agit comme un chien dans la cité en invectivant ses concitoyens avec mordant, les chiens plantent leurs crocs dans ses chairs en guise de châtiment. Le récit où l’ingestion d’un

* Je remercie vivement Louis-André Dorion, Jean-Baptiste Gourinat, ainsi que les deux relectrices ou relecteurs anonymes de Philosophie antique, qui ont tous lu ce texte à différentes étapes de son élaboration. Leurs remarques ont grandement contribué à approfondir ma réflexion sur le suicide cynique.

1. Sur les morts des philosophes dans l’Antiquité, voir entre autres Jerphagnon 1981 et Grau 2010.

2. Mort du choléra après avoir mangé un poulpe cru (D.L. VI, 76 ; voir aussi Sotadès apud Stobée, IV, 34, 8 ; Athénée, VIII, 341 E ; Lucien, Vit. auct. 10 ; Julien, Or. IX [VI] 1 et Tatien, Ad Gr. 2, 1 = SSR V B 94) ; ou mordu par des chiens alors qu’il voulait partager un poulpe cru avec ceux-ci (D.L. VI, 77 = SSR V B 96 ; D.L. VI, 79 = SSR V B 108 = AP VII 116 ; voir aussi Souda s. v. Διογένης = SSR V B 96). Diogène Laërce rapporte une troisième version, dont il sera question dans cet article : mort par asphyxie volontaire (D.L. VI, 76 et 77 = SSR V B 97). À ces versions de la mort de Diogène, il faut ajouter celle de Jérôme (Adu.

Iouinian. II, 14 = SSR V B 99 ; voir aussi Arrien, Epict. diss. III, 22, 58), selon laquelle il serait mort de fièvre en se rendant aux Jeux olympiques, et celle d’Élien (VH VIII 14 = SSR V B 100), qui rapporte que Diogène, alors qu’il était très malade, est mort sur un pont. Au sujet des différentes versions de la mort de Diogène, voir Fritz 1926, p. 29-33 et Giannantoni 1990, vol. 4, p. 437-440.

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poulpe cru cause la mort de Diogène fait quant à lui référence à la pratique cynique de l’omophagie. Diogène veut le plus possible éviter la cuisson des aliments parce qu’elle fait intervenir le feu civilisateur, en principe contraire à la vie naturelle à laquelle il aspire. Encore une fois, la philosophie de Diogène se retourne contre lui par l’intermédiaire d’un symbole du cynisme. Dans les deux cas, ce que le Cynique valorise – le comportement du chien et la pratique de l’omophagie – finit par le tuer.

La troisième version de la mort de Diogène rapportée chez Diogène Laërce se présente différemment. Il se serait suicidé en retenant son souffle.

Cette version se distingue des deux autres en ce qu’elle a été transmise à la postérité par les héritiers de Diogène. Les adeptes du cynisme y voyaient sans doute une exemplification de la philosophie de leur maître. Or, le fondement cynique de cette mort nous échappe : le récit n’explique pas les raisons qui ont poussé Diogène à s’ôter la vie et ne précise pas les circonstances qui entourent son suicide. Pour comprendre l’arrière-plan cynique de cette version de la mort de Diogène, il faut donc chercher ailleurs des indices sur la manière dont les cyniques envisagent la mort volontaire.

Si le thème du suicide a suscité l’intérêt de plusieurs historiens de l’An- tiquité, il n’existe à ce jour aucune étude de détail consacrée à la place parti- culière qu’il occupe chez les cyniques3. Pourtant, de nombreux spécialistes n’hésitent pas à parler d’une véritable tradition cynique du suicide4. En effet, les sources anciennes rapportent les morts volontaires de plusieurs adeptes du cynisme. Après que Diogène a mis fin à ses jours, Métroclès, Ménippe, Démonax et Pérégrinos seraient eux aussi passés à l’acte5. Mais les cyniques, à notre connaissance, n’ont jamais abordé le sujet directement dans leurs œuvres et, du traité Sur la mort de Diogène, seul le titre nous est parvenu6. Bien qu’ils n’aient peut-être jamais eux-mêmes théorisé la question du

3. Toutefois, plusieurs études offrent un aperçu du rapport au suicide des écoles philo- sophiques de l’Antiquité et y traitent brièvement du suicide cynique : Geiger 1888, p. 1-57 ; Hirzel 1908 (= Hirzel 1966) ; Rist 1969 ; Grisé 1982, p. 167-191 ; Griffin 1986 ; Droge 1988, p. 264-274 ; Hooff 1990, p. 179-197 ; Droge & Tabor 1992.

4. Hirzel 1908, p. 284 (= Hirzel 1966, p. 72) ; Fritz 1926, p. 31, n. 74 ; Dudley 1937, p. 24-25 ; Sayre 1938, p. 89 ; Navia 1996, p. 86. Selon Pennacini 1955-1956, p. 279-280, « Il cinismo anteriore a Metrocle, a dispetto di tutte le storielle che la gente raccontava, non ammise il suicidio. » Cette supposée divergence sur la question du suicide entre le « premier » et le

« second » cynisme est démentie avec justesse par Fuentes González 1998, p. 240.

5. Métroclès, suicide par strangulation (D.L. VI, 95 = SSR V L 1) ; Ménippe, suicide par strangulation (D.L. VI, 100 ; voir aussi Lucien, DMort. 20 (10), 11) ; Pérégrinos, immolation par le feu (Lucien, De mort. Peregr.) ; Démonax, suicide par inanition (Lucien, Demon. 65).

Théagène, le disciple de Pérégrinos, s’est peut-être suicidé par amour, s’il faut l’identifier au Théagène mentionné chez Lucien (Catapl. 6). Stilpon, philosophe mégarique ayant fréquenté Diogène, aurait également provoqué sa mort en buvant beaucoup de vin, car il était accablé par la maladie et la vieillesse (D.L. II, 120 = SSR II O 16).

6. D.L. VI, 80 = SSR V B 117.

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suicide7, bon nombre de fragments et témoignages contribuent néanmoins à reconstituer leur rapport à la mort volontaire. Cet article a pour visée de retrouver la justification philosophique qui sous-tend la tradition cynique du suicide afin de jeter un éclairage nouveau sur la légende de la mort de Diogène par asphyxie volontaire.

Le suicide de Diogène

Deux sources anciennes traitent du suicide de Diogène. La première, les Méliambes de Cercidas (iiie s. av. J.-C.), rapporte que le philosophe s’est enlevé la vie en retenant son souffle :

Selon d’autres, dont Cercidas de Mégalopolis ou de Crète, ce fut pour avoir retenu sa respiration (τὸ πνεῦμα συγκρατήσαντα) [scil. que Diogène mourut].

Cercidas s’exprime ainsi dans ses Méliambes : Non, il n’est plus, le Sinopéen de jadis, le fameux porteur de bâton,

au manteau plié en deux, qui mangeait en plein air ; il est monté au ciel,

après avoir serré ses lèvres contre ses dents (χῆλος ποτ᾽ ὀδόντας ἐρείσας) et mordu en même temps qu’elles sa respiration (καὶ τὸ πνεῦμα συνδακών).

Oui, Fils de Zeus tu l’étais vraiment, tout autant que chien céleste8.

On considère généralement l’auteur de ce poème, Cercidas de Méga- lopolis, comme un philosophe cynique, ou du moins un admirateur des premiers cyniques9. Auparavant interprété comme une satire, les spécialistes reconnaissent aujourd’hui que le poème est un véritable éloge du Cynique10. En effet, le portrait de Diogène en homme divin, « chien céleste » et « Fils de Zeus », rend un hommage sincère à celui que Cercidas estimait.

7. Selon Droge (1988, p. 267 ; voir aussi Droge & Tabor 1992, p. 24), « the texts which survive offer little evidence that the Cynics possessed a fully worked out theory of suicide. »

8. D.L. VI, 76 (trad. Goulet-Cazé) = SSR V B 97 = fr. 54 Livrea = fr. 60 Lomiento. Pour un commentaire détaillé du fragment, voir Livrea 1987, Lomiento 1993, p. 304-310 et López Cruces 2018, p. 91-96.

9. Le cynisme de Cercidas, généralement admis par les spécialistes, est remis en cause par López Cruces 1995, p. 60-63.

10. Gerhard (1909, p. 206, n. 6) cite les principaux défenseurs de la thèse de la satire, mais se range du côté de ceux qui y voient un éloge de Diogène. Selon Pennacini (1955-1956, p. 280), le poème ne s’adresse pas à Diogène de Sinope, mais à « un ignoto filosofo ». Il n’offre toutefois aucun argument convaincant pour justifier une telle méprise. Livrea (1987, p. 429), quant à lui, formule l’hypothèse que le poème a été composé à la suite d’une polémique contre les hédonistes cyrénaïques autour du suicide. Hégésias, un philosophe cyrénaïque, est en effet bien connu pour son apologie du suicide (D.L. II, 95 = SSR IV F 1 ; Épiphane, Adv. haeres.

III, 2, 9 (III 25) = SSR IV F 2 ; Cicéron, Tusc. I, 34, 83 = SSR IV F 3 ; Valère Maxime, VII, 9, ext. 3 = SSR IV F 5).

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Quant à la deuxième source, les Successions d’Antisthène (iiie-iie s. av.

J.-C.), elle décrit les circonstances de la mort de Diogène en des termes un peu plus précis :

Cependant ses disciples, à en croire Antisthène dans ses Successions, conjectu- raient la rétention de la respiration (τὴν τοῦ πνεύματος ἐγκράτησιν). Il passait en effet son temps au Cranéion, le gymnase situé devant Corinthe. Or, selon leur habitude, ses disciples vinrent le voir et le trouvent enveloppé dans son manteau. Ils ne pensèrent point qu’il dormait, car ce n’était pas quelqu’un qui avait l’habitude de s’assoupir. Ils soulèvent donc le manteau et trouvent Diogène inanimé. Ils supposèrent qu’il avait agi ainsi parce qu’il voulait se soustraire au temps qu’il lui restait à vivre (λοιπὸν βουλόμενον ὑπεξελθεῖν τοῦ βίου)11.

L’auteur, dont la perspective sur le cynisme nous est inconnue12, rapporte néanmoins un point de vue cynique puisque, dans sa version, ce sont les disciples de Diogène qui conjecturent le suicide de leur maître. Le texte d’Antisthène rend explicite ce qu’on peut seulement supposer chez Cercidas.

Les adeptes du cynisme ne comprennent pas la mort de Diogène comme la simple conséquence inattendue d’un exercice de rétention de la respiration.

Selon les cyniques, Diogène a retenu son souffle « parce qu’il voulait se sous- traire au temps qu’il lui restait à vivre », c’est-à-dire parce qu’il souhaitait mourir. Aussi, le récit de la mort par asphyxie volontaire ne raconte pas la mort accidentelle de Diogène, mais bien son suicide délibéré.

Il existe donc deux témoignages provenant des milieux cyniques qui rapportent la version de la mort de Diogène où il quitte la vie volontaire- ment. Goulet-Cazé y voit un indice probable de l’historicité du récit13. Rien ne laisse pourtant croire que cette version ait des chances d’être historique, non seulement parce qu’il est impossible de s’enlever la vie en retenant sa respiration14, mais surtout parce que les morts des philosophes antiques qui sont rapportées dans l’œuvre de Diogène Laërce sont d’abord et avant tout

11. D.L. VI, 77 (trad. Goulet-Cazé) = SSR V B 97 = 508 F 7 FGrHist = fr. 7 Giannattasio Andria.

12. Nous ne connaissons pratiquement rien à son sujet. Cf. Goulet 1989.

13. Selon Goulet-Cazé (1992, p. 3901, voir aussi p. 3914), « Que Cercidas de Méga- lopolis ait fait mention de l’asphyxie et que Diogène Laërce précise […] que les disciples de Diogène avaient découvert celui-ci enveloppé sans vie dans son tribôn et avaient conjecturé le suicide, inviterait, s’il fallait décider qu’une de ces versions a des chances d’être historique, à choisir celle-ci qui est conforme à la tradition cynico-stoïcienne du suicide du Sage. » Néan- moins, elle soulève ailleurs le problème physiologique que pose la mort par asphyxie volon- taire (1999, p. 742, n. 4). Giannattasio Andria (1989, p. 47) croit aussi que la version de la mort de Diogène rapportée par Antisthène « si rivela in fondo la più attendibile ».

14.  Daraki, au contraire, ne semble pas y voir une impossibilité physiologique. Elle explique que la mort de Diogène par rétention de la respiration s’inscrit dans une tradition philosophique du désir de séparation de l’âme et du corps, qui prend racine chez les Mages grecs, dont la technique de respiration aurait permis de détacher l’âme du corps qu’elle habite.

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symboliques. Déterminer la cause réelle de la mort de Diogène est une entre- prise vouée à l’échec et il vaut mieux y renoncer15.

En revanche, la convergence des témoignages de Cercidas et d’Antisthène prouve que le récit du suicide de Diogène par asphyxie volontaire circulait dans les milieux cyniques dès le iiie s. av. J.-C. À notre connaissance, il s’agit de la seule version de la mort de Diogène approuvée par des sympathisants du cynisme. Ceux-ci estimaient sans doute que Diogène, en s’infligeant lui-même la mort, s’était montré à la hauteur de sa philosophie. Toutefois, aucun des deux témoignages ne fournit de renseignement sur les raisons qui feraient du suicide une mort digne d’un cynique. C’est seulement par le détour d’autres sources et par une analyse globale du rapport des cyniques à la mort volontaire qu’il est possible de trouver le fondement cynique du suicide de Diogène.

L’indifférence face à la mort

Pour cerner la place qu’occupe le suicide dans la philosophie cynique, il faut d’abord déterminer la valeur que les cyniques accordent à la mort. Si la mort en elle-même était pour eux un mal, ils n’approuveraient jamais le suicide, tandis que si elle était un bien, ils conseilleraient le suicide en toutes circonstances. Or, les cyniques ont adopté une position intermédiaire : ils ne dévalorisent pas plus la mort qu’ils ne la valorisent. Diogène s’efforce au contraire de maintenir une posture indifférente vis-à-vis de la mort comme de toute chose :

Comme quelqu’un lui demandait quels étaient les êtres humains les plus nobles, Diogène dit  : «  Ceux qui ne font aucun cas (οἱ καταφρονοῦντες) de la richesse (πλούτου), de la gloire (δόξης), du plaisir (ἡδονῆς) et de la vie (ζωῆς), et qui sont au-dessus (ὑπεράνω ὄντες) de leurs contraires, la pauvreté (πενίας), la mauvaise réputation (ἀδοξίας), la souffrance (πόνου) et la mort (θανάτου)16.

La mort, aux côtés de la pauvreté, de la mauvaise réputation et de la souf- france, s’inscrit dans la catégorie des maux que craignent la plupart des gens,

Diogène aurait appliqué cette technique pour retenir sa respiration jusqu’à en mourir (1978, p. 10 ; 1982, p. 167 ; 1986, p. 99-100).

15. Cf. Fritz 1926, p. 33 ; Sayre 1938, p. 90 ; Giannantoni 1990, vol. 4, p. 440.

16. Stobée, IV, 29, 19 (éd. Hense, ma traduction) = SSR V B 302. Les sources anciennes attribuent à Diogène différentes justifications du mépris de la mort, de l’authenticité desquelles il est possible de douter. Selon Diogène Laërce, Diogène, tout comme Épicure (D.L. X, 124), croit que la mort n’est pas un mal, car il est impossible de la sentir (D.L. VI, 68 = SSR V B 87).

Quant à Julien, il rapporte que Diogène, tout comme Socrate (Platon, Ap. 29a-b), ignore ce qu’est la mort (Julien, Or. IX [= VI], 1 = SSR V B 94). Dans un autre témoignage, Épictète dit que, selon Diogène, la mort n’est pas un mal, car elle n’est pas honteuse (Arrien, Epict. diss.

I, 24, 6 = SSR V B 265).

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tandis que leurs opposés sont objets de désir. L’être humain noble ne s’en remet pas à l’opinion de la majorité et entretient un rapport différent aux biens et aux maux socialement déterminés. Il « ne fait aucun cas » des uns et

« est au-dessus » des autres, ce qui revient, dans les deux cas, à les traiter avec indifférence. Sa conduite n’est pas plus guidée par le désir de ces prétendus biens que par la crainte de ces prétendus maux.

Nous savons aussi que, pour Diogène, bien que la vie soit intrinsèque- ment indifférente, la manière de vivre importe beaucoup : « À qui lui disait que vivre est un mal, il [scil. Diogène] répliqua : ‘Non, pas vivre, mais mal vivre (οὐ τὸ ζῆν, ἀλλὰ τὸ κακῶς ζῆν)’17. » Si mal vivre est un mal, bien vivre, à l’inverse, est un bien. C’est pourquoi Diogène est animé d’une libido bene vivendi et critique la masse des êtres humains qui ne partagent pas ce désir :

« Les êtres humains, disait Diogène, se procurent ce qu’il faut pour vivre mais pas ce qu’il faut pour bien vivre (τὰ δὲ πρὸς τὸ εὖ ζῆν οὐ πορίζεσθαι)18. » La plupart des gens cherchent simplement à se maintenir en vie. Or, pour Diogène, cet objectif ne se justifie pas en lui-même, car la vie est indifférente.

Entre vivre et bien vivre, seule la deuxième option se présente comme un bien et, par conséquent, comme un objet de désir légitime.

La mort, tout comme la vie, n’a donc aucune valeur intrinsèque aux yeux de Diogène. Cette position, en principe, ne prescrit pas plus le suicide qu’elle ne l’interdit. Toutefois, en assignant une valeur à la manière de vivre – mal vivre est un mal, bien vivre est un bien –, le Cynique ne ferme pas la porte à la mort volontaire. Pour celui qui mène une mauvaise vie et qui est incapable de la transformer pour le mieux, continuer à vivre revient nécessairement à poursuivre un mal. Dans un tel cas, Diogène pourrait conseiller la mort. Les exhortations au suicide lancées par les cyniques admettent cette possibilité et précisent les circonstances dans lesquelles le suicide est recommandé.

Les exhortations au suicide

Une série d’anecdotes et d’apophtegmes où Diogène exhorte ses interlo- cuteurs à s’enlever la vie permet de découvrir deux justifications de la mort volontaire. On trouve un premier motif dans les quelques variantes d’un trait d’esprit attribué à Diogène ou à un autre cynique. Il conseille aux êtres humains qui ne sont pas dotés de raison de se pendre : « Il [scil. Diogène] ne cessait de répéter que, si l’on veut être équipé pour vivre, il faut de la raison ou

17. D.L. VI, 55 (trad. Goulet-Cazé) = SSR V B 310. Voir aussi [Cratès] Ep. 6 = SSR V H 93. Des propos similaires sont attribués à Socrate (Platon, Cri. 48b) : « l’important n’est pas de vivre, mais de bien vivre. »

18. Stobée, III, 4, 85 (éd. Hense, trad. Paquet modifiée) = SSR V B 311.

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une corde (λόγον ἢ βρόχον)19. » Seuls les êtres humains qui savent comment mener une vie bonne méritent de continuer à vivre :

«  Ceux qui savent ce qu’il faut faire et dire dans la vie, c’est bien qu’ils vivent. » Il convenait qu’il était de ce nombre. « Pour toi, en revanche, dit- il, qui ignores ce qu’il faut faire et dire, c’est une belle chose que de mourir (ἀποθανεῖν ἐν καλῷ ἐστιν). Mais moi, qui ai part à cette connaissance, je dois vivre20. »

Les cyniques n’hésitent pas à prescrire le suicide à ceux qu’ils jugent insensés, c’est-à-dire à tous les êtres humains ne faisant pas un bon usage de leur raison et ne se préoccupant pas de mener une bonne vie. Aussi, ils proposent la corde aux êtres humains intempérants21, assujettis à l’amour22 et attachés aux biens extérieurs23, bref, à tous ceux qui se laissent vaincre par les passions que les cyniques s’efforcent de combattre.

Il faut cependant nuancer les appels au suicide que lancent les cyniques aux insensés à la lumière d’une anecdote mettant en scène Cratès, un disciple de Diogène, et l’apprenti cynique Métroclès :

Métroclès [...] avait été si bien gâté qu’un jour où, au beau milieu d’un exer- cice oratoire, il avait lâché un pet, il resta enfermé chez lui, découragé (ὑπ᾽

ἀθυμίας), bien décidé à se laisser mourir de faim (ἀποκαρτερεῖν βουλόμενος).

Lorsqu’il eut appris la chose, Cratès, qu’on avait sollicité, se rendit chez lui et, après avoir à dessein mangé des lupins, le persuada, arguments à l’appui, qu’il n’avait rien fait de mal24.

Alors que Métroclès, qui se laisse envahir par la honte d’avoir pété devant un public, agit en insensé, Cratès ne lui souhaite pas pour autant de mourir.

Il cherche au contraire à l’en dissuader, estimant que le découragement (ἀθυμία) n’est pas un motif valable de suicide. Selon Diogène Laërce, Cratès a aussi empêché la mort de celle qui allait devenir son épouse25. Hipparchia, la sœur de Métroclès, était vivement amoureuse de Cratès et menaçait de se suicider si on l’empêchait de se marier avec le cynique. Celui-ci, à la demande des parents d’Hipparchia, tenta de la faire renoncer à son projet, sans succès.

Mais au lieu de simplement refuser le mariage et de la laisser se suicider sous l’effet de la passion amoureuse, Cratès accepta de l’épouser pourvu qu’elle

19.  D.L. VI, 24 (trad. Goulet-Cazé) = SSR V B 303. Le même trait est attribué à Antisthène chez Chrysippe (Plutarque, Moralia. De stoicorum repugnantiis, 1039e-1040a

= SSR V A 105), et à Cratès (Gnom. Vat. 743 n. 386 = SSR V H 79). Chrysippe attribue aussi des propos semblables à Platon (Plutarque, Moralia, 1040a).

20. Élien, VH X, 11 (éd. Dilts, trad. Lukinovich et Morand) = SSR V B 81. Voir aussi D.L.

VI, 59 (= SSR V B 250) et 65 (= SSR V B 362).

21.  [Diogène] Ep. 28, 6 = SSR V B 558.

22. D.L. VI, 86 ; Julien, Or. IX [= VI], 16 = SSR V H 79.

23. [Cratès] Ep. 7 = SSR V H 94.

24. D.L. VI, 94 (trad. Goulet-Cazé) = SSR V L 1.

25. D.L. VI, 96 = SSR V I 1.

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adoptât le mode de vie cynique. Qu’il s’agisse de Métroclès ou d’Hipparchia, le cynique détourne de la mort ceux qui désirent quitter la vie en insensés.

Dès lors qu’ils peuvent être sauvés, il vaut mieux les garder en vie et les orienter vers le cynisme. À cet égard, les interventions de Cratès ont atteint leur objectif : Métroclès et Hipparchia sont tous deux devenus des adeptes du cynisme.

En invitant les insensés à se suicider, les cyniques expriment un désir paradoxal. Puisqu’ils souhaitent la mort à ceux qui ne savent pas quoi faire pour bien vivre, leur recommandation demeure un vœu pieux. Du fait même de sa déraison, aucun insensé ne reconnaît son ignorance et ne souhaite se donner la mort pour cette raison précise. Les insensés qui se suicident le font forcément pour un motif irrationnel, comme celui invoqué par Métroclès ou Hipparchia. Mais si par chance un insensé reconnaît sa folie et désire mettre fin à ses jours précisément parce qu’il ne mène pas une bonne vie, cette prise de conscience témoigne en même temps d’une capacité de faire un bon usage de la raison et est le signe qu’il doit continuer à vivre et s’engager dans le cynisme. Il s’ensuit que la déraison ne saurait jamais servir de motif de suicide valable. Tant qu’il est possible de réformer sa vie, l’insensé a tort de mettre fin à ses jours. Lorsque les cyniques exhortent les insensés à se suicider, il s’agit en réalité d’une invitation rhétorique. Ils ne cherchent pas vraiment à les convaincre de s’enlever la vie, mais veulent plutôt les inciter à bien vivre en leur faisant comprendre qu’ils vivent mal.

D’autres anecdotes cyniques révèlent une deuxième justification du suicide. L’une met en scène Diogène et son maître présumé Antisthène :

Il [scil. Antisthène] mourut épuisé par la maladie (ἐτελεύτησε δὲ ἀρρωστίᾳ) ; à cette occasion, Diogène vint lui rendre visite et lui dit : « N’as-tu pas besoin d’un ami ? » Et un jour il vint chez Antisthène avec une petite épée. Comme ce dernier lui disait : « Qui pourrait me délivrer de mes souffrances ? », Dio- gène lui montra la petite épée et dit : « Ceci. » Mais Antisthène reprit :

« J’ai dit de mes souffrances, pas de la vie (τῶν πόνων, οὐ τοῦ ζῆν). » De fait il supportait avec assez peu de courage, semble-t-il, la maladie (τὴν νόσον), tant il aimait la vie (ὑπὸ φιλοζωΐας)26.

Diogène, contrairement à son maître, ne considère pas que le philosophe doive continuer à vivre s’il souffre d’une grave maladie. L’attachement à la vie dont fait preuve Antisthène ne s’accorde pas du tout avec l’attitude apathique de Diogène en général27. Pour le cynique, en effet, le simple fait

26. D.L. VI, 18-19 (trad. Goulet-Cazé légèrement modifiée) = SSR V A 37. Voir aussi Julien, Or. IX [= VI], 1 = SSR V B 94 ; Souda s.v. Ἀντισθένης = SSR V A 37 ; Anecdota Graeca, I, p. 125, 3-4 Boissonade = SSR V B 417. Des traces d’un exercice de déclamation inspiré de cette anecdote ont été trouvées sur le P.Oxy. XI 1366 (cf. Hatzilambrou 2015).

27. Antisthène, en suivant l’interdiction de se tuer formulée par Socrate (Platon, Phd.

61d-62c), agit ici beaucoup plus en socratique qu’en cynique. Cet attachement à la vie s’ajoute

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d’être en vie n’a aucune valeur en lui-même. C’est ainsi que Diogène s’adresse aussi à Speusippe28 :

Alors que son corps était déjà ruiné sous l’effet de la paralysie (ἤδη δὲ ὑπὸ παραλύσεως καὶ τὸ σῶμα διέφθαρτο), il [scil. Speusippe] envoya chercher Xé- nocrate en l’invitant à venir et à lui succéder à la tête de l’école. On raconte que, transporté sur une charrette en direction de l’Académie, il rencontra Diogène et lui dit : « Joie à toi. » L’autre lui répondit : « Mais non à toi qui supportes de vivre dans un pareil état (ὅστις ὑπομένεις ζῆν τοιοῦτος ὤν). » Dans ces deux anecdotes, Diogène conseille au philosophe dont la maladie ou la paralysie limite les forces de quitter la vie pour ne plus avoir à supporter une telle condition.

Le même motif se trouve dans le Dialogue des morts de Lucien, où Diogène se moque d’un vieillard (ὑπεργήρως) qui ne veut pas entrer en Hadès. Selon Diogène, il devrait « rechercher la mort comme le remède aux maux de la vieillesse (τὸν θάνατον ὡς τῶν ἐν τῷ γήρᾳ κακῶν φάρμακον)29 ». Ces « maux de la vieillesse  » correspondent aux handicaps physiques qui accablent le vieillard. Sans doute faut-il voir dans l’œuvre de Lucien une référence au mot de Diogène selon lequel « la chose la plus misérable au monde (ἄθλιον ἐν βίῳ) » est « un vieillard sans ressources (γέρων ἄπορος)30 ». L’homme dont se moque Diogène dans le Dialogue des morts incarne le γέρων ἄπορος que le Cynique juge misérable. En effet, le personnage de Lucien est très vieux et affirme avoir vécu « une vie sans ressources (βίος ἄπορος) », car il était

« pauvre, sans enfants, boiteux et presque aveugle ». Le mot de Diogène pourrait donc exprimer la même position critique que celle formulée dans le Dialogue des morts : le vieillard qui souhaite demeurer en vie alors même qu’il a perdu ses capacités physiques et qu’il considère mener une vie malheureuse est misérable, car il manifeste un attachement irrationnel à la vie.

Bion de Borysthène, un philosophe cynique du iiie s. av. J.-C., semble lui aussi conseiller le suicide au vieillard lorsque la détérioration du corps a atteint un niveau avancé :

À la manière, dit Bion, dont nous quittons une maison quand le propriétaire, ne percevant pas le loyer, nous ôte la porte, nous ôte le toit, tient fermé le puits, de la même manière, dit-il, je quitte mon misérable corps (ἐκ τοῦ

au nombre des ruptures philosophiques entre Antisthène et Diogène, dont la filiation a été remise en cause dans plusieurs études.

28. D.L. IV, 3 (trad. Dorandi) = SSR V B 66. Socrate se demande aussi s’il vaut la peine de vivre « avec un corps misérable et infirme » (Platon, Cri. 47e).

29. Lucien, DMort. 22 (27), 8-9 (éd. Macleod, trad. Ozanam).

30. D.L. VI, 51 (trad. Goulet-Cazé) = SSR V B 84. Voir aussi Arsène, p. 197, 17-18 = SSR V B 85 ; Stobée, IV, 50, 84 = SSR V L 4. Le thème du vieillard sans ressources est aussi présent, par exemple, chez Xénophon (Mem. II, 8) et Aristote (Rh. I, 5, 1361b7-34).

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σωματίου ἐξοικίζομαι), quand la nature qui me l’a loué m’ôte les yeux, les oreilles, les mains, les pieds31.

Le jour où ses sens et sa mobilité deviennent défaillants, Bion y voit le moment de mourir. Le texte est ambigu : c’est à savoir si Bion envisage le départ de la vie comme passif ou actif32. « Je quitte mon corps » peut aussi bien signifier « je consens à la mort lorsqu’elle vient » que « je provoque délibérément la fin de ma vie ». Bion considère, à tout le moins, que les limi- tations corporelles rendent la mort souhaitable.

Il ne faut toutefois pas croire que la vieillesse en elle-même suffit à légi- timer le suicide. Pour les cyniques, l’âge est tout aussi indifférent que la vie et la mort, comme le rapporte Télès, un prédicateur cynique, dans son traité Sur l’autarcie : « C’est pourquoi je dis que je ne vois pas comment les choses en soi comportent un aspect désagréable (τι δύσχολον), que ce soit vieillesse (γῆρας) ou pauvreté ou le fait d’être étranger33.  » Tout comme les autres épreuves que les êtres humains affrontent au cours de leur vie, le philosophe appréhende la vieillesse avec impassibilité. Tandis que l’être humain ordi- naire craint les vieux jours, le cynique accepte quant à lui de vieillir sans se plaindre et y voit même une occasion de redoubler d’ardeur dans sa quête d’une vie vertueuse :

À ceux qui lui [scil. Diogène] disaient : « Tu es vieux ; maintenant repose-toi (γέρων εἶ καὶ λοιπὸν ἄνες) », il répliqua : « Pourquoi donc ? Si je courais au stade la course longue, faudrait-il que je me repose tout près du but, au lieu de bander davantage mes muscles34 ? »

Diogène, qui aurait quitté la vie à quatre-vingt-dix ans35, ne voit pas en son âge avancé un obstacle. Tant que son corps lui permet de mener la vie cynique, la vieillesse ne justifie pas de se donner la mort.

Ce sont donc seulement les limitations physiques qui accompagnent la vieillesse ou la maladie qui constituent un motif valable pour mettre fin à ses jours, et encore faut-il que cet affaiblissement atteigne un stade avancé et durable. Le témoignage d’Élien selon lequel Diogène aurait refusé de mettre

31. Télès, p. 15-16 (éd. Hense, trad. Fuentes González) = F 68 Kindstrand.

32. Fuentes González (1998, p. 241), comme plusieurs avant lui, croit que le texte de Télès où est cité le fragment de Bion traite de la possibilité morale du suicide. Pour une liste des références bibliographiques pertinentes sur ce sujet, je renvoie à son commentaire ad loc.

33. Télès, p. 12 (éd. Hense, trad. Fuentes González).

34. D.L. VI, 34 (trad. Goulet-Cazé) = SSR V B 83.

35. D.L. VI, 76 = SSR V B 90. Voir aussi D.L. VI, 79 = SSR V B 92 ; AP IX, 145 = SSR V B 116. D’autres cyniques seraient morts très vieux  : Cratès «  mourut à un âge avancé (γηραιός) » (D.L. VI, 98) ; Métroclès se suicida « en raison de sa vieillesse (ὑπὸ γήρως) » (D.L. VI, 95 = SSR V L 1) ; Démonax vécut « un peu moins de cent ans » (Lucien, Demon.

63) ; Pérégrinos se suicida « lorsqu’il fut très avancé dans la vieillesse (πορρωτάτω γήρως) », comme le Phénix (Lucien, De mort. Peregr. 27).

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fin à ses jours bien qu’affligé d’une douleur à l’épaule36 confirme qu’il ne faut pas abandonner la vie au moindre embarras du corps. Les cyniques, en effet, n’admettraient pas que l’on quitte la vie simplement pour éviter des souffrances minimes ou passagères, eux qui soumettent volontairement leur corps à des épreuves afin de cultiver leur endurance.

Les exhortations au suicide montrent que les cyniques invitent ceux dont le physique est défaillant à se soustraire à la vie. Ils estiment que, dans ces conditions, il n’y a plus aucun espoir de mener une bonne vie. Que l’on ait passé sa vie en insensé ou en philosophe, mal vivre devient alors une fatalité. Mais les invitations au suicide s’adressent forcément à ceux qui se comportent en insensés et s’accrochent à la vie comme si elle avait de la valeur en elle-même. En interpellant Antisthène et Speusippe, Diogène montre que même les philosophes se rendent coupables d’une telle faiblesse morale à la veille de leur mort. Nul besoin, en revanche, de convaincre le bon cynique.

Celui-ci provoque lui-même sa mort lorsque nécessaire : « je ne traîne pas et ne m’attache plus à la vie, mais, incapable dorénavant d’être encore heureux, je sors37. » Son indifférence à l’endroit de la vie et de la mort lui permet de mettre fin à ses jours sans difficulté au moment opportun.

Les récits de suicide cynique

Diogène n’est pas le seul cynique dont on raconte la mort volontaire.

Ont été préservés d’autres récits de suicide cynique qui offrent plus de détails sur les circonstances entourant les morts. S’il existe bel et bien une tradi- tion du suicide chez les cyniques et si c’est la dégradation du corps qui doit lui donner un sens, les récits de mort volontaire dans un contexte cynique devraient révéler un motif similaire.

Parmi les cyniques de la première génération, deux ont mis fin à leurs jours par strangulation : Métroclès et Ménippe. Métroclès, que Cratès avait sauvé d’un suicide « par découragement (ὑπ᾽ ἀθυμίας) », finit par se tuer « à cause de la vieillesse (ὑπὸ γήρως)38 ». Sans doute faut-il voir dans cette expression une manière abrégée de dire qu’il se donna la mort à cause des problèmes de santé qu’entraîne avec elle la vieillesse. À tout le moins, la justification ὑπὸ γήρως du suicide de Métroclès n’est pas incompatible avec le motif dégagé dans les exhortations au suicide.

36. Élien, VH X, 11 = SSR V B 81.

37. Télès, p. 16-17 (éd. Hense, trad. Fuentes González). Cette attitude rappelle celle du Socrate de Xénophon. Il n’aurait pas cherché à éviter la mort au moment de se défendre lors de son procès, car il estimait qu’il avait vécu assez longtemps et que sa qualité de vie se trouve- rait diminuée s’il continuait à vivre, affaibli par les inconvénients de la vieillesse (Xénophon, Ap. 6 et 8-9 ; Mem. IV 8, 1 et 8).

38. D.L. VI, 95 (ma traduction) = SSR V L 1.

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Le cas de Ménippe est particulier. L’anecdote rapportée dans la Vie que lui consacre Diogène Laërce veut qu’il se soit enlevé la vie « par décourage- ment (ὑπ᾽ ἀθυμίας) » après avoir perdu toute sa fortune39. Or, comme nous l’avons vu, Cratès jugeait contraire à sa philosophie le suicide ὑπ᾽ ἀθυμίας que Métroclès voulait commettre. Diogène Laërce lui-même reconnaît l’in- cohérence du geste de Ménippe dans l’épigramme funéraire qu’il a composée pour lui :

Phénicien par la race, mais chien de Crète, Prêteur à la journée – tel était son surnom – Ce Ménippe, tu le connais peut-être.

À Thèbes, le jour où, victime d’une effraction, il perdit tous ses biens, sans réfléchir

à ce qu’est la nature d’un chien (φύσιν κυνός), il se pendit (αὑτὸν ἀνεκρέμασεν)40.

La mort de Ménippe, bien qu’elle soit le fait d’un cynique, n’est pas à proprement parler une mort cynique. Par conséquent, elle ne s’inscrit pas dans la tradition cynique du suicide.

À une époque plus tardive, Dion Chrysostome, dans un de ses discours diogéniens composés entre la fin du ier et le début du iie s. apr. J.-C., rapporte une version cynique du mythe d’Héraclès. Alors que, dans les Trachiniennes de Sophocle, Héraclès quitte la vie pour mettre fin aux souffrances que le manteau empoisonné offert par Déjanire inflige à son corps, le discours de Dion Chrysostome prête d’autres motifs au héros cynique :

Se sentant enfin devenir plus lent et plus faible (βραδύτερος ἐγίγνετο καὶ ἀσθενέστερος), et craignant de ne plus pouvoir vivre comme auparavant (φοβούμενος μὴ οὐ δύνηται ζῆν ὁμοίως), – et aussi, j’imagine, parce qu’il se voyait sous l’emprise de quelque maladie (νόσου τινὸς καταλαβούσης) – Hé- raclès se rendit à lui-même le meilleur service qui puisse s’offrir à l’humanité : il éleva dans sa cour un bûcher du bois le plus sec qui soit, montrant ainsi que l’ardeur du feu ne le préoccupait pas assez pour qu’on en parle41.

Héraclès s’immole par le feu lorsqu’il commence à subir les désagréments physiques dus à la vieillesse et à la maladie. Son corps devenant de plus en plus faible, il sait que bientôt il ne pourra plus continuer à vivre « comme aupa- ravant », c’est-à-dire dans la frugalité et dans la lutte contre les épreuves42. Plutôt que de changer son mode de vie, il préfère abréger le temps qu’il lui reste à vivre.

Au iie s. apr. J.-C., deux philosophes cyniques, Démonax de Chypre et Pérégrinos Protée, mettent eux aussi fin à leurs jours. Leurs morts sont

39. D.L. VI, 99-100 (ma traduction).

40. D.L. VI, 100 (trad. Goulet-Cazé).

41. Dion Chrysostome, Or. VIII, 34 (éd. Arnim, trad. Paquet) = SSR V B 584.

42. Cf. Dion Chrysostome, Or. VIII, 27-30 = SSR V B 584.

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racontées par Lucien, dans la Vie de Démonax et dans Sur la mort de Pérégrinos, deux textes diamétralement opposés : le premier est un éloge sans réserve d’un philosophe que Lucien veut ériger en modèle pour les futures générations, tandis que le second est un pamphlet virulent contre un charlatan prêt à tout sacrifier pour se gorger de gloire. Lucien, en dressant le portrait idéalisé de Démonax ou en calomniant violemment Pérégrinos, nous livre de part et d’autre un témoignage qui répond à ses desseins littéraires. Néanmoins, les récits de leur suicide nous renseignent sur les motifs que Lucien croyait raisonnable de leur attribuer en tant que cyniques.

Deux paragraphes de la Vie de Démonax décrivent les circonstances de la mort du philosophe :

Il avait exercé son corps (τὸ σῶμα δὲ ἐγεγύμναστο) et l’avait entraîné à l’en- durance (πρὸς καρτερίαν διεπεπόνητο). Bref, il avait tenu à ne dépendre de personne d’autre. Aussi, quand précisément il se rendit compte qu’il ne se suffisait plus à lui-même (ὥστε ἐπεὶ καὶ ἔμαθεν οὐκέτι ἑαυτῷ διαρκῶν), il quit- ta volontairement la vie (ἑκὼν ἀπῆλθε τοῦ βίου), laissant à l’élite des Grecs ample matière à se souvenir de lui43.

Lorsqu’il comprit qu’il n’était plus capable de subvenir à ses besoins (ὅτε δὲ συνῆκεν οὐκέθ᾽ οἷός τε ὢν αὑτῷ ἐπικουρεῖν), il cita aux personnes présentes les mètres prononcés par le héraut aux concours : « Voici la fin du concours qui décerne les plus beaux prix. L’heure appelle à ne plus tarder.  » Puis il s’abstint de toute nourriture et quitta la vie (καὶ πάντων ἀποσχόμενος ἀπῆλθεν τοῦ βίου), joyeux (φαιδρός) et tel qu’il apparaissait toujours à ceux qui le rencontraient44.

Démonax met fin à ses jours par inanition, aussitôt que son exigence d’autarcie ne peut plus être satisfaite. Le cynisme, depuis ses débuts, accorde la plus grande importance à l’indépendance individuelle et matérielle.

Le cynique s’efforce de limiter ses sources de dépendance en réduisant au minimum ses besoins et en comblant par lui-même et sans artifices ceux qu’il ne peut complètement éliminer45. Si Démonax se suicide en raison de la dépendance à autrui, c’est que son corps âgé – Lucien dit qu’il aurait vécu « un peu moins de cent ans46 » – l’empêche désormais de mener la vie cynique. Sa vie, il la quitte serein (φαιδρός), car il la méprise autant que la mort. Démonax, en bon cynique, affronte la mort sans crainte et sans peine47.

43. Lucien, Demon. 4 (éd. Macleod, trad. Bompaire).

44. Lucien, Demon. 65.

45. Voir en particulier D.L. VI, 105 = SSR V A 135 ; D.L. VI, 46 et 69 = SSR V B 147.

46. Lucien, Demon. 63.

47. Fr. 20 (éd. Searby) : ἀφοβίαν καὶ ἀλυπίαν τὴν περὶ τοῦ θανάτου. Pour Démonax, ni notre propre décès ni celui de nos proches ne devraient nous affliger (Lucien, Demon. 24 et 25 ; voir aussi Télès, p. 56-57 Hense). Un passage de la Vie de Démonax (10, éd. Macleod, trad.

Bompaire) semble pourtant remettre en cause cette idée : « Il [scil. Démonax] avait un seul motif d’affliction, la maladie ou la mort d’un ami (φίλου νόσος ἢ θάνατος), en homme qui

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Quant à Pérégrinos, il s’est immolé par le feu aux Jeux Olympiques de 165 apr. J.-C. Lucien rapporte dans son pamphlet Sur la mort de Pérégrinos les motifs que Pérégrinos invoque lui-même pour justifier son acte. Il se serait jeté dans le feu en vue d’enseigner aux êtres humains l’endurance et l’indiffé- rence face à la mort :

Pourtant il [scil. Pérégrinos] prétend qu’il fait cela pour les êtres humains, pour leur apprendre à ne faire aucun cas de la mort (διδάξειεν αὐτοὺς θανάτου καταφρονεῖν) et à endurer ce qui inspire la peur (ἐγκαρτερεῖν τοῖς δεινοῖς)48. Il [scil. Pérégrinos] voulait, disait-il, poser sur une vie en or une couronne en or ; il fallait, puisqu’il avait vécu à la manière d’Héraclès, qu’il meure comme Héraclès et se mêle à l’éther. « Je veux, déclara-t-il, être utile (ὠφελῆσαι) aux êtres humains en leur montrant comment il ne faut faire aucun cas de la mort (θανάτου καταφρονεῖν) : tous doivent être mes Philoctète49. »

Le suicide de Pérégrinos se veut philanthropique  : les êtres humains, espère-t-il, se porteront mieux après avoir assisté à son trépas. Ils prendront conscience que le passage de la vie à la mort n’a rien de terrifiant.

Selon Hoïstad50, le suicide καρτερίας ἕνεκεν de Pérégrinos, en tant que simple démonstration d’endurance, ferait exception dans la tradition cynique. Il est vrai que Pérégrinos souhaite, en faisant preuve d’une endu- rance exemplaire, instruire les êtres humains par le spectacle de sa mort.

Mais le texte de Lucien rapporte une seconde raison expliquant le geste du cynique, laquelle est mentionnée seulement indirectement :

J’ai entendu dire qu’il ne veut plus se faire appeler Protée, mais qu’il a changé pour le nom de Phénix, car le phénix, cet oiseau indien, monte sur un bûcher, dit-on, quand il est parvenu au terme de la vieillesse (πορρωτάτω γήρως)51. Tout comme le phénix, Pérégrinos considère qu’il doit quitter la vie lors- qu’il est très avancé dans la vieillesse.

Cette pratique n’est pas sans rappeler celle des Brahmanes, ces sages indiens auxquels Théagène, disciple de Pérégrinos, compare son maître (καθάπερ οἱ Βραχμᾶνες52). Onésicrite, un cynique qui a fréquenté Diogène, s’intéresse aussi aux gymnosophistes et rapporte lui-même leurs mœurs lors de son expédition avec Alexandre le Grand :

tenait l’amitié pour le plus grand des biens au monde. » Cette faille dans l’impassibilité de Démonax s’explique probablement par une déformation que Lucien fait subir à la pensée du philosophe, en projetant sur lui son propre idéal d’amitié (Fuentes González 2009, p. 154).

En effet, le reste de la Vie de Démonax et les sources gnomologiques le décrivent plutôt comme un philosophe impassible (Fr. 7, 9, 14, 16, 17 et 20 Searby ; Lucien, Demon. 3, 8, 11, 20, 27 et 63).

48. Lucien, De mort. Peregr. 23 (éd. Macleod, trad. Ozanam modifiée).

49. Lucien, De mort. Peregr. 33 (éd. Macleod, trad. Ozanam modifiée).

50. Hoïstad 1948, p. 67 et 68.

51. Lucien, De mort. Peregr. 27 (éd. Macleod, trad. Ozanam).

52. Lucien, De mort. Peregr. 25 (éd. Macleod).

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Les maladies du corps sont leur [scil. les Brahmanes] plus grande honte (αἴσχιστον δ᾽αὐτοῖς νομίζεσθαι νόσον σωματικήν). Celui qui sait qu’il est ma- lade se tue par le feu : il allume un bûcher, s’enduit le corps d’huile, s’assoit sur le bûcher et ordonne qu’on mette le feu. Il brûle sans un mouvement53. Le suicide de Pérégrinos ne s’inspire pas uniquement de ces figures de sagesse indienne et de la tradition orientale de l’immolation par le feu. Dans Sur la mort de Pérégrinos, les multiples références à Héraclès54 montrent que le cynique veut aussi s’enlever la vie à la manière du héros qui, selon le mythe rapporté par Dion Chrysostome, monte sur un bûcher lorsqu’il sent que son corps est devenu trop faible pour mener la vie qu’il souhaite. Si Péré- grinos s’autorise à quitter la vie pour les mêmes motifs que ceux du phénix, des Brahmanes et d’Héraclès, il ne se suicide donc pas seulement καρτερίας ἕνεκεν, pour fournir aux êtres humains un modèle d’endurance, mais aussi en raison des limitations physiques qui accompagnent la vieillesse avancée.

Les récits des morts volontaires de Métroclès, d’Héraclès, de Démonax et de Pérégrinos confirment l’existence d’une tradition cynique du suicide qui s’est perpétuée sur plusieurs siècles. Elles reposent toutes sur le même motif que celui dégagé dans les exhortations au suicide : le philosophe s’enlève la vie au moment où la dégradation de son corps compromet son mode de vie cynique.

Une pratique corporelle de la philosophie

Le motif qui sert de justification au suicide chez les cyniques s’explique par le rôle de premier plan que joue le corps dans leur conception de la philo- sophie. En effet, si la dégradation du corps justifie le suicide, c’est que sa bonne santé est, en contrepartie, essentielle à la réalisation de la vie bonne.

En limitant l’activité philosophique à une ascèse corporelle55, les cyniques font de la force du corps une condition nécessaire à l’atteinte et au main- tien de leur idéal d’autosuffisance et de liberté. Le corps du philosophe non seulement sert d’instrument dans le processus pour parvenir à la vie bonne, mais est également le lieu où se réalise cet idéal. Sans une forme physique adéquate, mener une bonne vie devient alors doublement impossible.

53. Strabon, XV 1, 65 (éd. et trad. Leroy). Une autre source (Quinte-Curce VIII, IX, trad. Flobert) vient corroborer ce témoignage : « Devancer la mort est pour eux [scil. les sages indiens] une forme de courage et ils recommandent à ceux qui mènent une existence diminuée par l’âge ou la maladie de se jeter vivants dans le feu. » De plus, Dion Cassius (LIV, 9 ; voir aussi Strabon, XV, 1, 4 et 73) rapporte qu’un certain Zamaros, un sage indien, se jeta dans le feu à Athènes, tandis que Plutarque (Alex. 69 ; voir aussi Strabon, XV, 1, 4 et 68) rapporte l’immolation par le feu de Kalanos à Suse.

54. Lucien, De mort. Peregr. 21, 24 et 33.

55. Sur l’ascèse cynique, voir l’ouvrage fondamental de Goulet-Cazé (1986).

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Le cynisme requiert de ses adeptes qu’ils se soumettent à une série d’épreuves (πόνοι) qui les font progresser sur la voie de l’indépendance56. Leur liberté émerge paradoxalement dans un contexte de contraintes extrêmes imposées à leur corps. Ces épreuves prennent différentes formes.

Les cyniques s’entraînent à supporter la faim et la soif. Ils se contentent de consommer ce qui leur tombe sous la main : de l’eau fraîche, de l’herbe, des figues, des olives, des lupins, etc.57 Leur corps doit aussi résister à la chaleur et au froid. Diogène embrasse des statues couvertes de glace et se roule sur le sable chaud58, tandis que Cratès porte un manteau épais en été et des haillons en hiver59. Il leur faut également renoncer au confort qu’apporte la possession de certains objets. Diogène mange et boit avec ses mains60 en plus de dormir sur la dure, ayant pour tout logis une jarre61. En cultivant leur résistance corporelle, les cyniques réduisent considérablement leurs sources de dépendance. Il devient facile de se procurer par soi-même et en toutes circonstances ce qu’il faut pour vivre lorsque le corps, habitué aux épreuves, exige le strict minimum.

Ces épreuves contribuent en général à la bonne santé du corps. Elles lui donnent, comme Julien l’Empereur le souligne, une virilité sans égal62. Manger frugalement et boire peu d’eau préserve le cynique des troubles liés aux excès comme la goutte ou les maux de ventre, tandis que l’exposition au froid et à la chaleur l’empêche de tomber malade au moindre changement de température63. Mais l’ascèse cynique inclut aussi des exercices qui visent spécifiquement la bonne santé du corps, toujours dans une perspective d’au- tarcie. On raconte que Diogène, alors qu’il formait les enfants de son maître Xéniade, les amena à la palestre pour les initier aux exercices qui donnent

56. Sur les épreuves cyniques, voir notamment : D.L. VI, 71 = SSR V B 291 ; Dion Chry- sostome, Or. VIII, 15-16 = SSR V B 584 ; Lucien, Vit. Auct. 9 = SSR V B 80 ; Julien, Or. IX [= VI], 14 = SSR V B 263.

57. Cf. D.L. VI, 26 = SSR V B 55 ; 55 = SSR V B 494 ; 61 = SSR V B 348 ; 86 = SSR V H 83 ; 94 = SSR V L 1 ; 105 = SSR V A 135. Voir aussi Dion Chrysostome, Or. VI, 13 = SSR V B 583.

58. D.L. VI, 23 = SSR V B 174. Voir aussi Plutarque, Moralia. Apophthegmata Laconica, 233a = SSR V B 177. En outre, Diogène marche pieds nus dans la neige (D.L. VI, 34 = SSR V B 176).

59. Philémon apud D.L. VI, 87 = SSR V H 4. Diogène, quant à lui, porte le même manteau été comme hiver (Dion Chrysostome, Or. VI, 14-15 = SSR V B 583 ; voir aussi Maxime de Tyr, XXXVI, 5 = SSR V B 299).

60. D.L. VI, 37 = SSR V B 158.

61. Diogène habitait un πίθος sur la place publique : D.L. VI, 22-23 = SSR V B 174 ; [Diogène] Ep. 16 = SSR V B 546. Cratès (Simplicius, in Epict. 32 = SSR V H 22) et Métroclès (Plutarque, Moralia. An vitiositas ad infelicitatem sufficiat, 499a-b = SSR V L 3, Télès apud Stobée, IV, 33, 31 = SSR V L 5) ont eux aussi vécu dans des lieux publics.

62. Julien, Or. IX [= VI], 14 = SSR V B 263.

63. Voir, notamment, la lettre de Pseudo-Ménippe (éd. Hercher, p. 400).

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« de bonnes couleurs et une bonne santé (ἐρυθήματος χάριν καὶ εὐεξίας)64 ».

Quant à Cratès, il s’entraîne lui-même au gymnase :

De plus, il n’était pas beau à voir et, quand il faisait de la gymnastique, on se gaussait de lui. Il avait coutume de dire en levant les mains : « Aie confiance, Cratès, dans tes yeux et le reste de ton corps (ὑπὲρ ὀφθαλμῶν καὶ τοῦ λοιποῦ σώματος). Ces gens qui se moquent de toi, tu les verras, d’ici peu, tout tordus par la maladie (συνεσπασμένους ὑπὸ νόσου), enviant ton bonheur (σε μακαρίζοντας) et se reprochant leur paresse65. »

Cratès compte sur la gymnastique pour le maintenir en bonne condi- tion physique. Grâce à cet entraînement, le cynique repousse les mala- dies et retarde le moment où il subira les désagréments de la vieillesse. En revanche, quelqu’un qui néglige sa santé augmente les risques de voir sa force décliner et, si l’affaiblissement de son corps atteint un certain degré, il doit renoncer à l’autosuffisance. En effet, les graves défaillances du corps réduisent grandement la mobilité des malades ou des vieillards, qui se voient ainsi dépendre des autres pour subvenir à leurs besoins. Dans ces conditions, l’ascèse cynique devient tout simplement impraticable. Et même si leur corps trop fragile demeurait assez mobile pour se soumettre à des épreuves comme porter des haillons en hiver ou se rouler dans le sable chaud, ces exercices, au lieu d’endurcir le corps, pourraient aggraver leurs problèmes de santé et les rendre encore moins autarciques. Pour avoir des effets bénéfiques, l’ascèse cynique requiert à la base une forme physique minimale. Le philosophe qui veille sur sa santé prolonge ainsi la période durant laquelle il peut aspirer à son idéal de liberté.

Le programme d’entraînement dans lequel s’engage le cynique non seule- ment mène à l’autosuffisance, mais il permet de la conserver. C’est pourquoi Diogène refuse de se reposer malgré son âge avancé66. En aucun cas le philo- sophe ne cesse de pratiquer l’ascèse : sa liberté doit constamment s’actualiser dans l’épreuve pour demeurer effective. Dès lors, l’affaiblissement du corps menace toujours d’éloigner le cynique de son idéal, même une fois atteint. Le récit de la mort de Démonax montre en effet que le philosophe, bien qu’il ait mené une vie exemplaire, finit par perdre son autosuffisance à cause de son extrême vieillesse.

En raison des différentes épreuves de nature physique auxquelles se soumettent les cyniques, il leur est essentiel de disposer d’un corps assez solide pour pratiquer leur philosophie. Leur idéal d’autosuffisance et d’in- dépendance, qui repose en dernière instance sur la résistance corporelle, rend la vie cynique particulièrement vulnérable au déclin des capacités physiques.

64. D.L. VI, 30 (trad. Goulet-Cazé) = SSR V B 70.

65. D.L. VI, 91-92 (trad. Goulet-Cazé) = SSR V H 40. Voir aussi Thémistius, Περὶ ἀρετῆς, 41,18-42,1 = SSR V H 63.

66. D.L. VI, 34 = SSR V B 83.

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Bien que l’ascèse augmente la vigueur corporelle et contrecarre les effets de la maladie ou de la vieillesse, il n’en demeure pas moins que, si le corps dépasse un certain stade de dégradation physique, elle devient impraticable ou nuisible. Un corps trop affaibli par la vieillesse ou la maladie mine toute possibilité de parvenir à la liberté et de s’y maintenir.

Conclusion

L’analyse du rapport des cyniques à la mort volontaire met en lumière les circonstances dans lesquelles ils jugent acceptable de s’enlever la vie. Les exhortations au suicide ainsi que les récits des morts volontaires de Métro- clès, d’Héraclès, de Démonax et de Pérégrinos montrent que c’est seulement lorsqu’un individu souffre de graves limitations physiques dues à la maladie ou à la vieillesse que les cyniques recommandent de quitter la vie. La pratique de la philosophie cynique, essentiellement corporelle, exige de ses adeptes une forme physique adéquate. Pour prétendre à l’autosuffisance et à la liberté, caractéristiques de la vie bonne, le cynique doit se soumettre à des épreuves que ne peuvent affronter ceux dont le corps est trop fragile. Lorsqu’il n’a plus la force de vivre en cynique, le philosophe se voit donc condamné à mal vivre.

Plutôt que de prolonger ce mal, il met fin à ses jours dès que les conditions pour mener une bonne vie ne sont plus réunies. Puisque la même justification apparaît dans les invitations au suicide et dans les récits de mort volontaire, elle se trouve aussi vraisemblablement en arrière-plan du suicide de Diogène.

C’est sans doute avec le présupposé que Diogène a dépassé le seuil d’affai- blissement physique au-delà duquel le maintien du mode de vie cynique n’est plus possible que ses disciples rapportent son suicide. Les disciples de Diogène, dans la version d’Antisthène, et Cercidas, dans son poème, n’ont pas conjecturé ou rapporté cette mort sans raison : Diogène y apparaît tel qu’il aurait vécu, « en mettant la liberté au-dessus de tout67 ».

Appendice : le meurtre philanthropique

En cautionnant le suicide de ceux dont le corps manque de force, les cyniques approuvent le meurtre pourvu qu’il soit dirigé contre soi-même.

Deux sources laissent croire que Diogène aurait étendu cette licence jusqu’à accepter que l’on mette fin à la vie des autres. La première est un témoignage de Philodème sur la République diogénienne : « il faut que les êtres humains tuent leurs pères  (τοὺς ἀνθρώπους [δε]ῖν πατροφονεῖν)68.  » La deuxième ajoute à la promotion du parricide celle de l’anthropophagie :

67. D.L. VI, 71 = SSR V B 291.

68. Philodème, Περὶ τῶν Στωικῶν, ch. 7, col. XX (éd. Dorandi) = SSR V B 126. Il est possible qu’un autre passage de Philodème (Περὶ τῶν Στωικῶν, ch. 7, col. XIX (éd. Dorandi)

= SSR V B 126) fasse référence au parricide cynique : τῶν [ἰ]δίων [– – – – – –] τοὺς [τ]ελευ- [τῶν]τας.

(22)

Il y a mieux, on trouve une voix plus impie : celle de Diogène enseignant aux enfants à sacrifier leurs propres parents et à les manger (διδάσκοντος τὰ τέκνα τοὺς ἑαυτῶν γονεῖς εἰς θυσίαν ἄγειν καὶ τούτους κατεσθίειν)69.

Dans les deux cas, le philosophe encourage le meurtre des proches.

Selon Husson, c’est pour « donner satisfaction au désir qu’aurait un vieil- lard de mourir, parce que sa vieillesse ne lui permettrait plus de mener la vie cynique70 » que ce type de meurtre serait prôné dans la République de Diogène.

Bien que cette justification philanthropique du meurtre des parents s’ac- corde avec celle qui autorise le suicide, elle laisse tout de même plusieurs ques- tions en suspens. Les parents que Diogène incite à tuer sont-ils eux-mêmes cyniques ? Si oui, pourquoi auraient-ils besoin d’assistance pour quitter la vie ? Le cynique qui demeure fidèle à ses principes n’a normalement besoin d’aucune aide pour se suicider. Et pourquoi limiter la recommandation du meurtre à ceux qui nous ont engendrés ? Diogène, dans les exhortations au suicide, s’adresse à tous ceux qui s’attachent irrationnellement à la vie alors que leur corps ruiné les empêche définitivement de mener une bonne vie. En admettant que le même motif serve à justifier le suicide et le meurtre, pour- quoi aurions-nous le devoir de tuer uniquement nos parents ?

L’état extrêmement fragmentaire des sources ne permet pas de répondre de manière satisfaisante à ces interrogations. Rien ne laisse toutefois entendre que, en dehors du contexte de la République diogénienne, les cyniques accep- teraient le meurtre philanthropique. Les anecdotes cyniques contiennent certes des exhortations au suicide, mais aucune menace de mort.

69. Théophile d’Antioche, Ad Autol. 3, 5 (éd. Grant, trad. Sender) = SSR V B 134. Sur l’anthropophagie, voir aussi D.L. VI, 73 = SSR V B 132.

70. Husson 2011, p. 139.

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