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La pensée économique de Walras

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Academic year: 2022

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La pensée économique

de Walras

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OUVRAGES DE RÉFÉRENCE CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

D Économie

K. ARROW Théorie des organisations (à paraître) G. DEBREU Théorie de la valeur

D. M. KREPS Théorie des jeux et modélisation économique A. REBEYROL La pensée économique de Walras

P. SRAFFA Production de marchandises par des marchandises il Psychologie sociale

M. PAGES Le travail amoureux M. PAGES La vie affective des groupes S. PAPERT L'enfant et la machine à connaître C. R. ROGERS Liberté pour apprendre ? C. R. ROGERS Les groupes de rencontre C. R. ROGERS Le développement de la personne B. THORNE Comprendre Cari Rogers

D Sciences des organisations

L. VON BERTALANFFY Théorie générale des systèmes J.-L. LE MOIGNE La modélisation des systèmes complexes J. LORIGNY Les systèmes autonomes

J.-G. MARCH, H.-A. SIMON Les organisations

F. PETIT, M. DUBOIS Introduction à la psychologie des organisations J.-C. SCHEID Les grands auteurs en organisation

H.A. SIMON Sciences des systèmes, sciences de l'artificiel E Société

J.-L. BEAUVOIS Traité de la servitude libérale H. BOYER, G. LOCHARD Notre écran quotidien

P. CARRE, P. CAS PAR Traité des sciences et des techniques de la formation

P. CHARAUDEAU, R. GHIGLIONE La parole confisquée.

Un genre télévisuel : Le talk show D Architecture, Urbanisme

K. LYNCH L'image de la cité

R. VENTURI De l'ambiguïté en architecture

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ANTOINE REBEYROL

La pensée économique

de Walras

DUNOD

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Conseillers éditoriaux pour cet ouvrage : Carlo Benetti, Marie-Thérèse Boyer-Xambeu, Jean Cartelier,

Ghislain Deleplace, Antoine Rebeyrol.

Ce pictogramme mérite une explication.

Son objet est d'alerter le lecteur sur la menace que représente pour l'avenir de l'écrit, particulièrement dans le domaine de l'édition technique et universitaire, le dévelop- pement massif du photoco- pillage.

Le Code de la propriété intel- lectuelle du 1er juillet 1992 inter- dit en effet expressément la pho- tocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s'est généralisée dans les établis-

sements d'enseignement supérieur, provo- quant une baisse brutale des achats de livres et de revues, au point que la possi- bilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd'hui menacée.

Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, de la présente publication est interdite sans autorisation du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC, 20 rue des Grands- Augustins, 75006 Paris).

@ Dunod, Paris, 1999 ISBN 2 10 004601 2

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite selon le Code de la pro- priété intellectuelle (Art L 122-4) et constitue une contrefaçon réprimée par le Code pénal. • Seules sont autorisées (Art L 122-5) les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, ainsi que les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, pédagogique ou d'information de l'œuvre à laquelle elles sont incorporées, sous réserve, toutefois, du respect des dispositions des articles L 122-10 à L 122-12 du même Code, relatives

à la reproduction par reprographie.

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction 1

Chapitre 1 - L'économie, la science morale et le socialisme 6

1. La science, l'art et la morale 7

J.1 La trilogie des Éléments 7

1.2 Walras et Kant 14

1.3 Économie pure et morale 20

2. Les conceptions sociales de Walras 23

2.1 La division du travail 23

2.2 La critique de l'état de nature 25

2.3 La course sociale, la balance et la couronne 28

2.4 Le droit naturel 30

2.5 L'utopie et l'histoire 33

Chapitre 2 - La production de Robinson ou l'échange avec la nature 37

1. La production et l'échange 38

7.7 La notion de production 38

1.2 Échange et transformation 41

2. L'utilité et la description des comportements 44

2.1 La théorie de l'utilité 44

2.2 Les fonctions de comportement 48

3. Le débat sur les rendements d'échelles 54

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Chapitre 3 - L'échange marchand 66

1. L'exposé de Walras 67

1.1 L'existence de l'équilibre 67

1.2 La stabilité de l'éqttilibre : le tâtonnement 71 1.3 Unicité de l'équilibre, justice et optimalité paretienne 74 2. La théorie de la concurrence et la question du nombre d'agents 78

2.1 Deux métaphores physiques 78

2.2 L'échange isolé 81

3. La théorie de la valeur et la question du nombre de marchandises 101

3.1 Deux fils conducteurs 101

3.2 L'autocritique walrassienne 106

3.3 Le numéraire dans un monde à deux biens 108 3.4 Le numéraire dans un monde à n biens 1 11

3.5 Numéraire et monnaie 117

Chapitre 4 - La division technique du travail 122 1. Division sociale et division technique du travail 123

1.2 La spécialisation 123

1.2 L'entrepreneur et l'équilibre de la production 126

2. L'exposé de Walras 128

2.1 Le modèle et l'équilibre 129

2.2 Le tâtonnement 133

3. Walras et les classiques : une ébauche de comparaison 144 3.1 Tâtonnement walrassien et gravitation des prix de marché

autour des prix naturels 144

3.2 Numéraire et étalon invariable 147

4. Terres et matières premières 152

4.1 L'État et les terres 152

4.2 Les matières premières et le capital circulant 155

Annexe 161

Chapitre 5 - Le capital ou l'histoire 165

1. La demande de capital et la prise en compte du futur 167

1.1 Les anticipations 168

1.2 L'épargne 172

2. Le capital et le marché des capitaux 184

2.1 Le modèle et l'équilibre. 184

2.2 Le tâtonnement 190

2.3 Équilibre temporaire, capital et justice 192

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Chapitre 6-La monnaie 200 1. La conception walrassienne de la monnaie et les trois difficultés

d'une théorie monétaire 201

1.1 Une monnaie bien de consommation 204

1.2 Une monnaie métallique 210

2. La première édition des Éléments 213

3. Les deuxième et troisième éditions des Éléments 216

3.1 La difficulté D2 217

3.2 La difficulté D3 219

3.3 La difficulté D1 224

4. La quatrième édition 226

4.1 La difficulté D2 226

4.2 La difficulté D1 230

Annexe 239

Conclusion 247

Notice biographique de Léon Walras 252

Bibliographie 254

Index 260

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INTRODUCTION

On ne fait pas d'histoire de l'analyse économique sans s'intéresser, plus ou moins directement, à un certain nombre de problèmes d'interprétation géné- raux. S'agissant d'un auteur aussi considérable que Walras, bien des points restent obscurs et débattus. Alignons en vrac quelques-uns des intérêts de son étude. Quelle signification accorder au tâtonnement walras sien (1), omnipré- sent dans la théorie contemporaine et néanmoins universellement critiqué?

Que représente un entrepreneur dont les bénéfices s'annulent toujours à l'équilibre, dans une théorie de l'équilibre? La théorie de l'équilibre général serait-elle vraiment d'abord conçue comme «atemporelle », si bien que l'introduction du temps devrait y apparaître comme une opération extérieure et en quelque sorte forcée ? Serait-elle incompatible avec toute conception un peu parlante du chômage ? Peut-elle rendre compte du capital, ou n'a-t-elle de sens que comme équilibre de longue période où toutes les quantités, se repro- duisant sans aucune modification structurelle, pourraient être considérées comme plus ou moins homogènes ? A-t-elle capacité, ou est-elle au contraire fondamentalement réfractaire, à l'introduction des phénomènes monétaires?

Walras a-t-il réussi cette introduction, et comment, ou y a-t-il échoué comme l'a pensé Patinkin, et pourquoi ?

Ces questions sont diverses et ne se posent pas toutes avec la même acuité.

Certaines ont manifestement une portée générale, d'autres concernent peut- être plus spécifiquement le modèle de Walras, voire le champ clos des histo- riens de la pensée économique. Mais il serait difficile de faire a priori le partage dans une liste d'ailleurs ouverte. Elles sont aussi trop « générales » en un autre sens, trop imprécises, car la théorie de l'équilibre général, que Walras a fondée, fait aujourd'hui l'objet de recherches d'un niveau mathématique si

(1) Afin d'éviter une discordance entre la prononciation correcte et l'orthographe, nous suivons la recommandation de l'Académie : dans le cas semblable de Maurras elle demande, pour le même motif évidemment, de former l'adjectif en doublant le s.

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élevé qu'il est difficile, souvent, d'y discuter ou même de repérer une ques- tion qui ne se formule pas forcément immédiatement avec la précision d'un théorème à démontrer. C'est la rançon du succès de l'économie mathématique voulue par Walras, elle traduit les exigences propres de la formalisation. Mais du coup, l'histoire de l'analyse économique est utile, en ce domaine peut-être plus encore que dans d'autres, en fournissant les repères indispensables à la compréhension de ce dont il est question.

Un des motifs d'étonnement renouvelé que suscite la théorie de l'équilibre général contemporaine est son apparente capacité à l'absorption d'éléments inattendus d'origines diverses et à leur fusion dans l'unité de son modèle, fut-ce éventuellement à titre d'écart à sa solution d'équilibre. Et un des motifs de l'étonnement que comporte la lecture des Éléments d'Économie Politique Pure(]) est du même ordre : Walras part d'une théorie de l'échange pur et réussit à intégrer synthétiquement sous cette catégorie des phénomènes aussi apparemment divers que la production ou le capital. Nous voulions compren- dre ou au moins nous représenter les raisons de cette plasticité. Pour cela, il nous a semblé important de rechercher l'unité dont elle devait être, du moins chez Walras, le reflet. En se posant cette question on trouve, dans les textes périphériques aux Éléments, un Walras surprenant, non pas tellement en ce sens qu'il serait inconnu, ce qui n'est, pour une part, pas aujourd'hui tout à fait le cas, mais parce que les thèmes qu'il y développe ont manifestement organisé sa construction de l'économie « pure ». Son système de représenta- tion, si l'on peut dire, est tout sauf désincarné. La théorie économique de l'équilibre général est, chez lui, directement liée à une vision de la société, un peu comme dans la grande tradition classique, et même à un projet social, pratiquement au même sens où on pourrait le dire de la théorie marxiste. Ses écrits d'économie sociale et appliquée sont abondants, ce qui en soi n'est pas significatif, et directement reliés à l'économie pure, ce qui l'est extrêmement.

Il y avait, à le lire, une unité qui a été perdue. En ce sens Walras fournissait très directement la réponse à notre question. Il se révélait en outre un penseur d'envergure plus vaste que nous ne l'avions soupçonné. Il nous a semblé que les difficultés proprement analytiques d'interprétation des Éléments n'étaient pas les seules à considérer, mais qu'il fallait bien s'interroger, si l'on peut dire, pour les éclairer, sur la genèse de leur architecture. Comment, par exem- ple, la figure maintenant très habituelle, mais en soi très peu évidente, de l'échange pur s'est-elle imposée à Walras?

Essayer de restituer l'unité de la pensée de Walras est un des projets de ce livre. Cela nous paraît nécessaire à la compréhension des problèmes d'inter- prétation que nous avons évoqués. Cela dicte aussi notre méthode. Il y a en effet plusieurs façons de s'intéresser à un auteur ancien. S'agissant de Walras, on peut considérer que les travaux de Jaffé et l'ouvrage de Morishima (1977)

( 1 ) Par la suite désignés comme Eléments, ou EEPP dans les références textuelles.

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définissent deux manières nettement distinctes. Lorsque Jaffé étudie Walras, il le fait évidemment avec les moyens de la théorie de son temps. C'est à la fois inévitable et heureux. Mais il ne cherche pas à distribuer les bons et les mauvais points. Il cherche à comprendre Walras. Sa démarche est dépourvue de tout anachronisme. Morishima étudie Walras dans une optique bien diffé- rente. Il s'agit pour lui d'apporter à la science contemporaine une figure nouvelle, celle d'un modèle « walrasso-keynésien ». Cela justifie qu'il reconstruise la théorie de Walras d'une manière adéquate à son propos, qu'il introduise des éléments qui lui étaient étrangers pour produire une figure comparative. L'intérêt de sa démarche réside bien en ceci qu'il ne s'agit pas pour lui « d'inventer » à partir de rien, qu'au contraire il part effectivement de l'œuvre de Walras, en un sens nullement superficiel. Mais l'étude de Walras n'est qu'un moyen. Nous ne voulons pas critiquer la démarche de Morishima, respectable dès lors qu'elle est clairement annoncée, comme c'est le cas.

Mais simplement prévenir qu'elle n'est pas ici la nôtre, parce que notre problème est interne à la théorie de l'équilibre général. Notre méthode est celle de Jaffé et notre propos a sa modestie. Nous avons, nous aussi, voulu comprendre Walras et le «raconter», restituer « ce qu'il a vraiment voulu dire ». Même si nous savons bien que, pris au pied de la lettre, ce projet est insensé, il n'en reste pas moins que des difficultés d'interprétation peuvent être objectivement levées. Et que ces difficultés concernent aussi, au moins en partie, l'histoire post-walrassienne de la théorie de l'équilibre général.

Cette attitude n'interdit nullement une démarche comparative. Un des objec- tifs de notre travail a été de saisir ce qui fait la spécificité de la théorie de l'équilibre général. Il passait donc par une comparaison, ou au moins une ébauche de comparaison, avec la théorie classique anglaise. En outre on ne peut guère comprendre les problèmes de Walras sans connaître cette tradition classique. On peut dire la même chose, nous semble-t-il, concernant certains aspects, peut-être les plus fondamentaux, de la théorie de Marx. Car il y a une autre unité parfois perdue, que l'histoire de la pensée économique doit permettre de restituer. Celle qui concerne les questions fondamentales de la discipline auxquelles les grands auteurs passés se sont confrontés, comme par exemple le lien entre la théorie de la valeur et la question de l'étalon ou de la monnaie. Ou le rapport du capital avec le concept classique de l'avance. Ces questions ont nourri l'œuvre de Walras, si bien qu'on ne saurait vouloir retracer son projet sans que l'unité d'une tradition proprement économique, celle-là, ne soit en quelque sorte présente à toutes les pages.

Un autre enjeu d'une étude de Walras concerne directement la théorie de l'équilibre général contemporaine. Il s'agit d'une part de la comparer avec le modèle walrassien pour repérer et peut-être éclairer les éventuelles modifica- tions. Mais il faut aussi dire que Walras n'avait pas les moyens mathémati- ques nécessaires à son projet. Il a élaboré la théorie de l'équilibre général mais n'a pas fourni de démonstrations rigoureuses. Notre siècle a grandement généralisé sa présentation, en particulier avec les travaux de Debreu qui ont

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en quelque sorte élargi le cadre statique à l'équilibre intertemporel et ont permis une intégration des phénomènes liés à l'incertitude de l'univers. Mais les travaux modernes ont surtout produit deux résultats généraux, l'un positif et l'autre négatif : l'équilibre général existe sous des conditions générales, même si son unicité est nettement moins évidente. L'étude de sa stabilité par contre, si importante pour Walras, conduit à un résultat négatif. On sait aujourd'hui que le projet de trouver des conditions économiquement accepta- bles qui assurent la stabilité du tâtonnement walrassien est voué à l'échec. Le véritable désarroi qui devrait accompagner ce résultat s'est entre autres traduit, du moins à nos yeux, par l'idée que l'analyse devait se limiter à l'étude des équilibres sans jamais soulever la question des processus par lesquels ils pouvaient être atteints. L'absence d'analyse des processus qui caractérise par exemple l'œuvre de Debreu est aujourd'hui revendiquée, sur la base d'un argument presque sophistique sur la rationalité des agents : si l'équilibre existe, il serait irrationnel de ne pas y aller? Sans poser la question du comment? La loi de l'offre et de la demande, sur laquelle tant de dévelop- pements de la discipline se sont fondés et dont Walras est si fier d'avoir donné la « formule scientifique », i.e. un énoncé clair, est aujourd'hui déclarée plus qu'inutile : non seulement sans objet mais relevant de questions qu'on n'aurait pas le droit de soulever. Cette nouvelle et facile dogmatique est obscure, peut-être se clarifiera-t-elle et triomphera-t-elle mais peut-être aussi sera-t-elle un jour contestée par un mouvement qui se présentera bien, à ce moment-là, comme un « retour à Walras ».

Une des caractéristiques de la science économique - pas seulement néo-clas- sique - et qui fait son charme propre, nous semble-t-il, réside dans sa façon de procéder par petits modèles simples et généralisables, petites fables adéquates au traitement d'un problème donné, ou encore aptes à l'analyse d'un aspect de la réalité. En sorte qu'on a parfois l'impression qu'on pourrait raconter l'histoire de cette science comme celle d'une succession de parabo- les, le mystère du mouvement scientifique résidant dans l'alchimie de la recherche qui produit à un moment donné une histoire plutôt simplette, mais ô combien éclairante et riche de conséquences et à laquelle personne n'avait, jusque-là, songé. Or, Walras en a produit un très grand nombre, pas seulement celle de l'échange pur. Les siennes ont ceci de spécifique qu'elles ne se juxta- posent pas l'une à l'autre, mais se cumulent au contraire additivement. Il avait, pensons-nous, une vision qui lui permettait d'articuler logiquement ses petites fables. Il avait un « truc » pour les produire dans l'ordre adéquat. On ne peut expliquer autrement l'invraisemblable moisson de ses apports à la discipline. Ce « truc », cette clef, réside selon nous dans sa vision sociale normative. Les petites fables s'y enchaînent très logiquement à l'intérieur de ce que nous appellerons un récit mythique, qui articule les découvertes walrassiennes. Cet enchaînement est cumulatif, car le récit mythique n'est lui même que la fable de l'ensemble des fables, qui se conservent et s'additionnent.

C'est lui qui produit, selon nous, le plan des Éléments, à la seule exception, très sérieuse, du problème monétaire qui a fait difficulté.

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Nous proposons donc, dans un premier chapitre en vérité introductif, de mettre à jour les grandes lignes de ce récit mythique, puis de le mettre en œuvre. Nous prônons donc une sorte de méthode expérimentale, de recons- truction du texte, en conviant le lecteur à accepter notre point de départ à titre d'hypothèse de travail. La vérification réside tout entière en sa capacité à organiser la lecture des Éléments, à résoudre ou éclairer les nombreux problè- mes d'interprétation que cet ouvrage soulève.

Le second chapitre, une robinsonnade, ne se trouve pas explicitement chez Walras, qui le tenait à nos yeux pour évident. Mais il est tout entier nourri d'analyses de Walras. Il constitue, si l'on veut, le degré zéro du récit. En revanche, les chapitres suivants enchaîneront un commentaire direct des Éléments, et à partir de là nous revendiquons l'absence totale d'originalité de notre plan comme un des arguments principaux de notre démonstration : c'est la mise en œuvre du récit. Le chapitre 3 correspond aux sections 1 et III des Éléments sur la « théorie de l'échange » ; le chapitre 4 à la section IV sur la « théorie de la production » ; le chapitre 5 à la section V sur la « théorie de la capitalisation » ; enfin le chapitre 6 répond à la section VI sur la « théorie de la circulation et de la monnaie ». Nos titres à nous renvoient au récit mythi- que. Les autres textes de Walras seront également largement utilisés lorsqu'ils éclairent le problème traité.

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Chapitre 1

L'ÉCONOMIE, LA SCIENCE MORALE ET LE SOCIALISME

Les économistes éprouvent généralement le besoin d'expliquer, à un moment ou à un autre, la philosophie de leur activité, de donner leur point de vue sur l'épistémologie à l'oeuvre dans leurs écrits. Ce n'est pas en soi une obligation.

Par exemple, le silence systématique de Ricardo sur ces questions, délibéré et modeste, ne diminue en rien ses apports à la discipline. Certains se félicitent même sûrement de cette abstention. Le mouvement se prouve en marchant, pensent-ils. Il est inutile de passer du temps à débattre des questions de méthode. Telle n'est pas la position de Walras. Il ouvre ses Éléments d'écono- mie politique pure par une section entière, composée de quatre leçons, consa- crée à « l'objet et les divisions de l'économie politique et sociale ». Il explique que, compte tenu des insuffisances de l'enseignement de l'économie politique sur ces sujets, « le droit et le devoir de l'économiste est de faire avant tout et avec soin la philosophie de la science » (EEPP(l), p. 32). Mais Walras ne se contente pas de défendre une position purement épistémologique sur l'écono- mie politique; il ne s'agit pas seulement d'établir les conditions d'un savoir économique. La vision de Walras est plus générale, plus englobante, plus universalisante pourrait-on dire. D'une part quant à son objet, puisqu'elle s'exprime à travers une classification générale des sciences, à la mode du XIXe siècle. Mais aussi quant à ses points de vue, qui intègrent aussi bien des conceptions positives que normatives. De façon plus radicale, on sent bien que Walras ne dissocie pas les questions économiques d'intérêts philosophiques

(1) Le sigle EEPP, pour Éléments d'économie politique pure, renvoie à l'édition Économica.

Lorsque la numérotation en paragraphes est utilisée, c'est celle de l'édition définitive.

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généraux. « Je tiens de mon père un goût presque aussi vif pour la métaphysi- que que pour l'économie politique » écrivait-il à Antoine Augustin Cournot(l).

On peut dire que ces questions l'auront préoccupé toute sa vie, des premiers textes économiques de 1860 à Y Esquisse d'une doctrine économique et sociale (1898) et à l'article « Économique et mécanique » (1909).

1. LA SCIENCE, L'ART ET LA MORALE

À la suite de Cournot, Walras a voulu faire de l'économie politique une science mathématique. Il faut prendre la mesure de l'opposition à l'idée d'une science pure de faits sociaux et de la virulence de l'accusation qu'il eût à subir tout au long de sa carrière : selon ses détracteurs, il voudrait « mettre la liberté en équations (2). Walras a cherché à séparer le plus nettement possible l'économie pure mathématique de l'économie sociale pour se prémunir contre ces critiques. Il a ainsi élaboré des classifications en vérité ambiguës et fluctuantes, sources de nombreuses confusions. Après les avoir examinées et critiquées, nous nous interrogerons sur les véritables rapports entre la science économique et la morale dans l'œuvre de Walras, tant du point de vue de son épistémologie que de son projet économique et social.

1.1 La trilogie des Éléments

Dans les Éléments, Walras applique à l'économie politique des distinctions d'ordre général sur les processus de connaissance. Il oppose les niveaux hiérarchisés de la science pure (ou science proprement dite), de la science appliquée (ou art) et de la science morale (ou morale). Ces distinctions doivent être saisies à travers une double grille : celle des objets des sciences, qui sont des relations entre hommes et/ou choses ; et celle des critères qui leur sont propres. C'est ainsi que la science pure s'occupe des faits naturels, c'est- à-dire des relations entre choses. Ces faits, qui ne dépendent pas de la volonté des hommes, obéissent à la célèbre formule de Bacon selon laquelle « on ne leur commande qu'en leur obéissant ». Le critère de la science pure est le vrai : ses jugements sont vrais ou faux. La science appliquée ou art est la théorie de l'industrie, c'est-à-dire la théorie de l'ensemble des faits « qui résultent de la volonté, de l'activité de l'homme s'exerçant à l'endroit des forces naturelles, autrement dit les rapports entre personnes et choses » (EEPP, p. 41). L'objectif de l'industrie est d'assurer « la subordination de la fin des choses à la fin des personnes » (ibid., p. 42). Son critère est l'utile ou (1) Lettre du 14 février 1875, n° 327 dans l'édition de la correspondance (Walras, 1965).

(2) Cf Zylberberg (1987) sur cette levée de boucliers.

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l'intérêt. Enfin, la science morale ou la morale est la théorie des mœurs, c'est- à-dire la théorie des « faits qui résultent de la volonté, de l'activité de l'homme s'exerçant à l'endroit de la volonté, de l'activité des autres hommes, autrement dit les rapports de personnes à personnes » (ibid.) ; son critère est le bien ou le juste.

Appliquées à l'économie politique, ces distinctions doivent s'appuyer sur l'analyse de l'objet que Walras lui assigne : la richesse sociale. Walras définit cette richesse comme « l'ensemble des choses matérielles ou immatérielles qui sont rares, [...] c'est-à-dire qui d'une part nous sont utiles et qui, d'autre part, n'existent à notre disposition qu'en quantité limitée » (EEPP, p. 45). De cette définition découlent selon Walras trois conséquences. D'abord les choses rares - éléments de la richesse sociale - sont appropriables, et inversement les choses appropriables sont rares. Ensuite, les choses rares sont valables et échangeables, et « le fait de la valeur d'échange, comme le fait de la propriété, ne porte que sur la richesse sociale et porte sur toute la richesse sociale ». Enfin les choses rares sont industriellement productibles et multi- pliables et là encore les concepts sont coextensifs, selon Walras. Ces trois caractères des choses rares délimitent ainsi trois points de vue possibles pour l'étude de la richesse sociale. L'étude des choses rares, en ce qu'elles ont une valeur d'échange, est l'objet de l'économie politique pure et obéit au critère du vrai. Sa forme est mathématique. Mais en ce qu'elles sont productibles, l'étude des choses rares est l'objet de l'économie politique appliquée dont le critère est l'utile ; et en ce qu'elles sont appropriables, elles forment l'objet de l'économie sociale qui répertorie les différentes distributions de la richesse en fonction du critère de justice.

Dans une certaine mesure, ces niveaux d'analyse sont hiérarchisés. Walras indique en tout cas une prééminence de la science pure sur l'art : de même que la « mécanique pure doit précéder la mécanique appliquée, de même il y a une économie politique pure qui doit précéder l'économie politique appliquée » (EEPP, p. 52). Mais il faut aussi remarquer que la trilogie elle- même repose entièrement sur une distinction des personnes et des choses qui est de nature morale et normative. À vrai dire, elle est reprise de Kant : l'homme est un être libre dans la mesure où sa fin lui appartient, tandis qu'au contraire la fin des choses (animaux compris) peut être subordonnée à la fin des personnes. Il y a donc en vérité une prééminence de la morale qui ne peut être ni justifiée ni niée sur la base de la trilogie walrassienne, puisqu'elle en constitue le fondement.

Cette trilogie semble organiser toute l'œuvre de Walras, comme cela est souligné par les titres des trois ouvrages principaux qu'il a publiés : les Éléments d'économie politique pure, les Etudes d'économie sociale et les Études d'économie politique appliquées. Mais cette organisation de l'œuvre ne doit pas trop tromper. Seule l'économie pure a fait l'objet d'un véritable traité, Walras ayant renoncé à un développement systématique pour les deux autres ouvrages qui sont en fait des recueils d'articles, parfois suffisamment

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étendus pour constituer de petits livres, et rassemblés plus ou moins selon la commodité du moment.

Les classifications de Walras ont reçu plutôt mauvais accueil. Les jugements négatifs ne sont pas seulement le fait de quelques économistes grincheux, mais aussi de quelques grands esprits. Par exemple Paul Valéry note, dans un article par ailleurs très élogieux sur les Éléments, que « tout un chapitre sur la distinction entre la science, l'art et la morale [...] nous montre que l'esprit analytique de M. Walras ne s'est pas souvent écarté du domaine de l'économie pure » (1). Le jugement des commentateurs a toujours été très sévère. En fait, nous pensons qu'il ne faut pas accorder à ces classifications walrassiennes une importance excessive. Leur élégante clarté systématique n'est qu'appa- rente, elle est plus formelle que réelle.

Prenons par exemple la distinction entre la science et l'art. On a parfois l'impression qu'il s'agit d'une opposition entre la théorie et la pratique. Ainsi, dans sa lettre de candidature à l'Université de Lausanne, en date du 6 septem- bre 1870, Walras la présente-t-il en économie comme une distinction entre

« l'économie politique pure ou théorique » et « l'économie politique appli- quée ou pratique ». Mais ce propos est formellement démenti par l'affirma- tion inverse des Éléments : « cette distinction n'a rien de commun avec celle que l'on fait, à tort ou à raison, entre la théorie et la pratique. Il y a des théo- ries d'art comme de science » (EEPP, p. 42) ; il opposera la « théorie de l'art » et la « pratique de l'art », aussi nommée « politique » (ce qui ne peut qu'accroî- tre la confusion) (2). Plus gravement encore, l'assimilation de l'industrie et de la production à l'objet de l'économie appliquée est parfaitement troublante.

Les Éléments d'économie politique pure ne réservent-ils pas une section entière à la théorie de la production ? Pire, l'affirmation que toute la richesse sociale est produite, plusieurs fois répétée, ne contredit-elle pas de façon flagrante la définition même de cette richesse sociale? Qu'en est-il des choses utiles et rares non produites, comme la terre et le travail, si importan- tes dans le système walrassien ? Les « lois générales du marché » ne doivent- elles pas s'appliquer dans leur cas? Walras n'est-il pas justement reconnu pour avoir par ailleurs affirmé et démontré précisément le contraire, d'une manière qui sera jugée définitive et dont on lui fera un grand mérite? Enfin, en ce qui concerne la distinction tranchée entre la science pure et la morale, que penser de l'affirmation de l'existence d'une «science pure morale », l'histoire? (EEPP, p. 40). On trouve en 1860 une explication assez convain- cante, mais qui contredit formellement, par l'adjonction d'une nouvelle caté- gorie, la façon dont la distinction entre les faits naturels et les faits moraux est utilisée dans les Éléments. « Les faits naturels se distingueront donc des faits moraux, écrivait Walras, en ce que les premiers auront leur origine dans la

(1 ) Revue générale de droit, 1896, cité in Walras (1965), tome II, p. 730.

(2) Cf. la lettre à Édouard Pfeiffer du 2 avril 1874 et la lettre à Charles Renouvier du 6 septem- bre 1877.

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fatalité des forces naturelles, les seconds dans la volonté libre de l'homme. Il est une troisième catégorie de faits, les faits historiques, qui s'accomplissent au sein de l'humanité exactement comme les faits naturels au sein de la nature, et qui sont empreints, comme les faits naturels, d'un caractère fatal, ou, si l'on veut, providentiel » (Walras, 1860a, pp. 12-13).

Ces contradictions et obscurités sont si flagrantes qu'elles déconcertent.

La présentation des Éléments revient à faire de la valeur d'échange le seul objet de l'économie pure, ce qu'on peut considérer comme une impression- nante et très remarquable exigence synthétique. Mais il peut paraître para- doxal de présenter cette valeur d'échange comme un « fait naturel », de dire qu'elle s'oppose, comme « relation entre choses », aux « relations entre les personnes », d'aller jusqu'à affirmer qu'elle « ne résulte ni de la volonté du vendeur, ni de la volonté de l'acheteur, ni d'un accord entre les deux » (EEPP, p. 50). L'échange est évidemment une relation que les échangistes nouent entre eux à l'occasion de l'échange de leurs marchandises. Telle qu'elle s'est dégagée des modèles de la philosophie politique aux XVIIe et XVIIIe siècles, la tradition économique — à laquelle Walras n'est pas étranger — fait de la valeur d'échange un lien social par lequel les individus établissent et recon- naissent leur interdépendance pacifique. Adam Smith avait présenté la propension au troc et à l'échange comme une sorte de réplication, dans le monde des objets, de la capacité proprement humaine au langage et à l'échange des idées. Les propositions de Walras apparaissent presque comme une caricature de la mystification que Marx dénonçait sous le nom de « féti- chisme de la marchandise » : fétichisme par lequel « un rapport social des hommes entre eux revêt pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles » (1867, p. 606) ; et par lequel la valeur d'échange, rapport social entre les échangistes, se présente néanmoins dans la société capitaliste sous la forme illusoire du « langage des marchandises ».

Pour une large part, ces problèmes d'interprétation s'expliquent par les textes antérieurs de Walras. La plupart de ses concepts viennent de son père, Auguste Walras, et on a le sentiment qu'il veut toujours les ramasser synthéti- quement en les adaptant au cadre d'une théorie nouvelle pour laquelle ils ne sont pas bien adaptés. Plus largement, Walras modifie souvent ses concepts sans généralement les abandonner, les laissant subsister dans de nouveaux habits pour lesquels ils ne sont plus parfaitement taillés. Son œuvre lui appa- raît comme le développement et l'élucidation de plus en plus poussés de ce qu'il a toujours porté en lui, de ce qui était déjà là, obscurément, au départ.

Elle a souvent l'air très répétitive mais il faut s'en méfier : Walras cultive la répétition, il n'a de cesse, avec une idée nouvelle, qu'il ne lui ait donné l'aspect de l'ancienne. Son plaisir esthétique est trouvé dans le déploiement diversifié d'une unité initiale, un peu comme celui des sociétés primitives qui, selon Lévi-Strauss, reconstruiraient au cours de leur évolution leurs mythes d'origine de façon à ce que leur présent s'y conforme.

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Au début des années 1860, avant d'avoir élaboré son propre système, on peut dire que Walras est un économiste classique. Pour lui, « l'entrepreneur est un capitaliste » (Walras, 1860a, p. xxxviii) qui avance la matière première et les instruments de travail. Il parle de « maintenir le taux des salaires à l'équilibre normal de leur valeur naturelle » (ibid.). Mais l'idée que la valeur d'échange est un phénomène naturel est au départ liée au concept de rareté dont Walras veut montrer, à la suite de son père, qu'elle est la cause de la valeur d'échange. Il faut comprendre que la nature, l'histoire et la démographie ont produit un certain rapport entre les « besoins » et les « provisions » auquel personne ne peut rien à un moment donné. « Le fait de la valeur d'échange est un fait naturel et fatal ; car, s'il se produit en partie par suite de la présence de l'homme sur la terre, il se produit surtout par suite de la limitation en quantité des choses utiles, et doit être considéré comme aussi indépendant de notre liberté psychologique que le sont aussi les faits de la pesanteur, de la végéta- tion, etc. » (Walras, 1860a, p. 13 ; cf. aussi p. xv). Dans ce texte, l'utilité et la rareté sont considérées, de façon très ricardienne, comme deux « qualités » distinctes qui doivent se rencontrer en une « chose » pour qu'elle ait de la valeur d'échange (ibid., p. 7). Mais pour démontrer la proposition paternelle, Walras est amené à opposer la rareté à l'utilité : « à proprement parler, l'utilité est la condition de la valeur, la rareté seule en est la cause » (ibid., p. 8). Et après coup, il peut paraître franchement comique de voir ce fonda- teur de la théorie néo-classique utiliser le paradoxe smithien de l'eau et du diamant pour justifier cette mise à l'écart de l'utilité (ibid., p. 9). On le voit, Walras n'est pas encore walrassien ! Très vite (1860b), la rareté désignera le rapport même des besoins aux provisions, en s'identifiant à une valeur abso- lue et naturelle. Elle se liera ainsi à l'utilité et à la description d'un méca- nisme concurrentiel. Et lorsque viendra la découverte de l'utilité marginale, qui se déguisera (comme nous le verrons en détail au chapitre 3) sous les habits de l'ancienne rareté, le tout se joindra dans la synthèse cumulative et contradictoire des Éléments.

De même, le lien entre la production et la pratique s'explique-t-il mieux, lui aussi, par exemple dans le contexte de l'année 1865. Walras, engagé dans le mouvement associatif et coopératif, ferraille à la fois contre « les économis- tes » et contre « les démocrates (1). Ils ont, selon lui, tour à tour tort et raison à la fois, même s'ils se traitent « réciproquement de pédant sans entrailles et de fou malfaisant» (Walras, 1965, p. 20). Les premiers sont partisans du selbsthiilfe (c'est-à-dire la capacité à s'occuper soi-même de ses affaires), qu'ils dérivent directement du laisser-faire, laisser-aller, tandis que les seconds sont partisans d'une intervention de l'État pour soutenir les asso- ciations populaires. Leur opposition est stérile précisément parce qu'elle se

(1) En l'occurrence, il s'agit de Schulze-Delitzsch, fondateur de nombreuses associations de crédit en Allemagne, pour « les économistes », et de Ferdinand Lassalle pour « les démo- crates ».

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présente comme une opposition de la morale et de la science. Walras, quant à lui, préfère jouer sur la distinction somme toute classique entre la production et la répartition. Il faut séparer nettement, explique-t-il, « deux faits dont les théories sont d'ordre essentiellement différent, et ne doivent jamais être confondues. La production doit être abondante [...]; la distribution, elle, doit être équitable [...]. La théorie de la production s'élabore donc au point de vue de l'intérêt et de l'utilité [...]; celle de la distribution se poursuit au point de vue du droit et de la justice » (Walras, 1865, p. 25). Et la question des associa- tions populaires relève du fait pratique de la production de la richesse, et non du fait moral de sa distribution, au sens où sa visée principale consiste à encourager en pratique l'épargne des salariés, et par là l'accumulation du capital et l'augmentation de leur richesse. C'est pourquoi ces associations sont utiles. Il faut donc donner raison aux « économistes », qui ont démontré la supériorité du libre-échange en matière de production, contre les « démo- crates ». L'État n'a pas à intervenir en matière associative. Mais il ne faut pas oublier pour autant, comme les « économistes » ont tendance à le faire, le problème moral qui concerne directement l'État et l'individu, les questions de la propriété et de l'impôt. Le tort des « démocrates » n'est que d'étendre cette considération morale au champ des associations dans lequel elle n'a que faire.

Par conséquent, l'assimilation de la production à la « pratique » ne l'oppose nullement à la science, comme elle semblera le faire dans les Éléments, lorsque Walras voudra recouper une classification de méthode avec une classification des objets étudiés.

Beaucoup de textes de Walras démentent en fait l'opposition de la science et de la morale qui paraît surtout tranchée dans la présentation des Éléments.

En 1860, on a plutôt affaire à une dyade qu'à une triade : il y a deux sciences économiques, une science naturelle qui est la théorie de la valeur d'échange ou de l'échange, et une science morale qui est la théorie de la propriété ou de la distribution : « Comme il y a des sciences mathématiques (géométrie, algèbre, etc.), des sciences physiques (acoustique, thermologie, optique, etc.), des sciences médicales (anatomie, pathologie, etc.), de même il y a des sciences économiques : une théorie de la valeur d'échange, et une théorie de la propriété. » (Walras, 1860a, p. 14). La science ne s'oppose pas à la morale, qui est elle-même pleinement scientifique. Ces deux sciences, placées sur un pied d'égalité, sont susceptibles d'applications, respectivement dans les théo- ries de la production et de la consommation. Walras reviendra plus tard à cette vision dyadique, faisant apparaître la trilogie des Éléments comme un phéno- mène purement transitoire. Ainsi, dans son Esquisse d'une doctrine économi- que et sociale (1898), Walras empruntera à F.H. Giddings le concept de cénonique, qui englobe l'éthique et l'économique : « La cénonique générale, science abstraite et rationnelle, comprend l'éthique pure et l'économique pure » (Walras, 1898, p. 406). Éthique et économique sont mises sur le même plan. Est aussi conservée l'opposition des « sciences naturelles » et des

« sciences morales » : «Je crois qu'il y a une science pure qui consiste à

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étudier en eux-mêmes tous les faits dont le monde est le théâtre pour en formuler les lois et qu'on peut appeler science pure naturelle ou science pure morale selon qu'elle s'occupe des faits qui ont leur origine dans le jeu des forces de la nature ou du fait de l'humanité considéré en lui-même et des faits qui prennent leur source dans l'exercice de la volonté de l'homme » (Walras, 1898, p. 408). La «science pure morale» recouvre maintenant un champ beaucoup plus vaste que les faits historiques. Le découpage entre l'art et la science est en même temps repris sous la forme d'une opposition des sciences

« pures » et « appliquées ».

La cénonique, « théorie de la socialisation » selon Giddings, se trouve tout entière du côté des sciences morales, celles qui portent sur les « faits huma- nitaires », et non des sciences naturelles : « La science pure naturelle résul- terait de l'application des mathématiques à la physique, à la chimie, à la physiologie végétale et animale. La science pure morale résulterait de l'application de la cénonique, de l'économique à la psychologie, à l'histoire, à la sociologie, à la géographie, à la statistique » (Walras, 1898, p. 408). Et n'était la volonté de conserver les classifications des Éléments, il faudrait conclure que l'économique pure est elle-même une science morale, qu'elle fait partie des « sciences pures morales ». « Parmi les sciences de raisonnement qui doivent renouveler la science morale, une des plus impor- tantes [est] l'économique» (ibid., p. 437). Sur un billet conservé au fonds Walras de Lausanne, on peut lire que l'économique pure est une science

« qui pourrait être considérée comme une science pure naturelle, mais qui, du moment où il y a des sciences pures morales, peut y trouver sa place » (cité in Walras, 1992, p. 406 note 9). Une autre note est encore plus expli- cite : « Frappé du caractère pur de l'économique je l'avais placée, dans les Éléments, dans les sciences naturelles. Mais s'il y a des sciences pures morales, elle en est une » (ibid.). En fait, la valeur d'échange est bien un fait humanitaire, même si elle est mathématisable. Sa science est une science morale parmi d'autres. La gêne par rapport aux classifications des Éléments est patente. Dans le texte publié en 1898, on lit: «Toutefois, je détache [l'économique pure de la cénonique générale] au moment où elle devient la science non plus seulement rationnelle de l'homme physiologico-économi- que divisant le travail, mais mathématique de la détermination des prix des choses valables et échangeables suivant le mécanisme de la libre concur- rence » (1898, p. 406). L'économique pure semble alors flotter dans ce lieu

« à part » dont Walras ne dit pas à quoi il le raccorde, dont il ne dit tout simplement rien.

Malgré ces textes, Walras ne modifiera pas la présentation des Éléments. On comprend bien le problème, qui tient tout entier à la difficulté d'affirmer qu'un fait moral est mathématique. C'est lui qui justifiait la trilogie des Éléments. Mais nous pensons qu'au-delà des vicissitudes de ses définitions et classifications, Walras a toujours considéré le problème « moral » comme aussi scientifique et « pur » que le problème économique. La Théorie de la

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propriété (1896a) est d'ailleurs exposée, à la manière de Y Éthique de Spinoza, more geometrico, avec théorèmes et lemmes. Le problème principal qui l'a préoccupé concerne les rapports de l'économie et de la morale; c'est ce problème qu'il voulait « vider », selon une de ses expressions favorites qui désigne un recours général à une démarche rationnelle et « scientifique ».

Cela n'était possible que parce qu'elles étaient aussi « scientifiques » l'une que l'autre. La présentation des Éléments paraît plus prudente avec sa trilogie, mais ne correspond pas au fond de sa pensée. Pareto, d'ailleurs, ne s'y est pas trompé, et considérait sûrement que Walras avait une conception beaucoup trop extensive de la science. Il est, quant à lui, tout disposé à rejeter dans les brumes de la métaphysique un grand nombre d'objets que Walras considère comme scientifiques. Les contradictions de Walras étayeront facilement l'idée d'une confusion des genres. Mais considérée dans sa version de 1898, la position de Walras est en somme assez clarifiée. Non seulement la morale est une science au même titre que l'économie pure, mais l'économie poli- tique pure en fait partie.

Nous nous proposons, dans les pages qui suivent, de « tester », en quelque sorte, cette conclusion. D'abord en nous demandant si l'idée que la morale est scientifique est compatible avec l'épistémologie walrassienne, avec sa théorie de la connaissance. Ensuite, en nous demandant quel sens on peut accorder à l'idée que l'économie politique fait partie de la morale.

1.2 Walras et Kant

Si l'on considère les choses en amont, on peut admettre que Walras reprend une question qui était devenue classique, celle qui consiste à rechercher les conditions de compatibilité de la métaphysique et de la science. Il vise à les

« réconcilier », à assurer leur compatibilité. Cette question n'est pas originale en 1860, d'une certaine façon ce n'est que la vulgarisation du point de départ de Kant. Dans cette tradition, ce n'est pas l'être qui est immédiatement l'objet des recherches de la philosophie, c'est la science et la morale. Mais il faut bien comprendre que cette recherche admet un présupposé, celui de l'exis- tence de la métaphysique et de la science. Pour Walras comme pour Kant, la science et la morale sont des choses ayant une réalité, ce sont les données du problème. La question n'est pas de savoir si elles sont possibles ou légitimes : elles sont possibles, puisqu'elles existent. La question est celle du comment : comment se fait-il qu'elles existent? Et plus particulièrement, compte tenu du fait que la science repose sur l'idée de nécessité et la morale sur l'idée de liberté, qu'elles sont donc apparemment contradictoires, comment assurer leur compatibilité, comment expliquer leur coexistence? La méthode de Walras est, comme l'indique le titre d'un de ses articles (1868), une méthode de conciliation et de synthèse.

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Or, le contenu de la morale walrassienne a l'air directement inspiré de Kant.

Une simple mise en regard des textes suffit à convaincre de l'influence du second sur le premier. Certaines expressions de Walras ont l'air calquées sur des pages des Fondements de la métaphysique des mœurs.

Kant : « Je dis : l'homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré; [... les êtres dépourvus de raison n'ont] qu'une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses ; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi » (Kant, 1785, pp. 148-49). La fin est « ce qui sert à la volonté de principe objectif pour se déterminer elle- même », alors que le moyen est « ce qui, au contraire, contient simplement le principe de la possibilité de l'action dont l'effet est la fin » (pp. 147-48).

Walras : « L'homme est une personne libre; c'est-à-dire un être raisonnable qui se connaît et qui se possède, qui se conçoit une destination, qui se sent obligé de rechercher sa fin et de la poursuivre volontairement. [...] Tout être qui n'est pas un homme est une chose» (Walras, 1860, pp. x-xi). «La personne, au contraire [de l'animal], par cela seul qu'elle se connaît et se possède, est chargée de poursuivre elle-même sa fin, elle est responsable de l'accomplissement de sa destinée ». Au contraire des choses, «la fin d'une personne quelconque n'est subordonnée à la fin d'aucune autre personne » (EEPP, p. 41).

Kant : Les lois morales, « objectives et communes », qui régissent le « règne des fins », « ont précisément pour but le rapport des [êtres raisonnables] les uns avec les autres » (p. 158).

Walras : « Il faut distinguer [...] les rapports de personnes à personnes. [...]

Le but des rapports de personnes à personnes, c'est la coordination des desti- nées des personnes entre elles. [...] J'appelle mœurs l'ensemble des faits de [cette] catégorie. [...] La théorie des mœurs s'appellera la science morale ou la morale » (EEPP, pp. 41-42).

Kant : Il faut reconnaître des « fins objectives, c'est-à-dire des choses dont l'existence est une fin en soi-même, et même une fin telle qu'elle ne peut être remplacée par aucune autre, au service de laquelle les fins objectives devraient se mettre, simplement comme moyens » (p. 149).

Walras : La personne a « toute faculté, toute latitude de subordonner la fin des choses à sa propre fin. Cette faculté, cette latitude, revêt un caractère particu- lier : c'est un pouvoir moral, c'est un droit. Tel est le fondement du droit des personnes sur les choses » (EEPP, p. 41).

Kant : ce sont les fins en soi, objets de respect, qui « limitent toute faculté d'agir comme bon nous semble » (ibid., p. 149)

Walras : L'homme ne doit pas « entraver l'accomplissement de la destinée de [ses] semblables » (1860a, p. 31). La liberté de l'homme est « non pas le libre arbitre absolu, mais cette connaissance et cette possession de soi-même par

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laquelle il se pose comme moi en face du non-moi et se sent chargé et respon- sable de la poursuite de sa fin » (1898, p. 412).

Il nous semble difficile de nier que Walras ait été influencé, directement ou indirectement, par les rigoureuses conceptions morales kantiennes. La justice, ou l'exigence morale, définit bien chez lui un inconditionné, et se présente comme un impératif catégorique. Il rejette l'utilitarisme parce qu'il recon- naît le devoir comme un motif de l'action humaine(1), un motif plus élevé et contraignant que l'utilité : « La justice n'est pas le seul principe de relation entre les hommes, mais elle est le premier, parce qu'elle est un principe obli- gatoire » (1896a, pp. 214-15). Walras est un moraliste.

Le parallèle entre les deux auteurs doit néanmoins aussitôt s'arrêter. On peut considérer comme un indice le glissement suivant du vocabulaire. Chez Kant, les normes morales renvoient à la pratique : « Dans une philosophie pratique, [...] il s'agit de poser, non pas des principes de ce qui arrive, mais des lois de ce qui doit arriver, quand même cela n'arriverait jamais » (ibid., p. 146).

Le « pratique » a donc un statut bien différent de ce qu'il est dans les classifi- cations walrassiennes. Le motif, chez Kant, en est bien sûr que, si l'on parle certes d'une métaphysique des mœurs, cela ne doit pas faire oublier la Critique de la raison pure et l'impossibilité fondamentale d'une métaphysique scienti- fique, impossibilité qui fait de la morale une raison pratique. Les rapports entre les raisons pure et pratique chez Kant constituent un problème philoso- phique controversé. Même si la « science pure morale » de Walras semble faire écho à la « raison pure pratique » de Kant, il s'agit simplement de noter ici que l'épistémologie kantienne est avant tout liée à la Critique de la raison pure. Et que cette dernière est nettement rejetée par Walras.

Au plan philosophique, Walras accorde beaucoup d'importance aux trois ou quatre pages qu'il rédigea à la fin de son Esquisse d'une doctrine économique et sociale. Dans une lettre où il les envoyait, avant publication, à Sully Prud- homme, il les présente comme sa « profession de foi métaphysique », le

«credo d'un libre penseur» (lettre du 12 février 1898). «Si l'espace et le temps, peut-on y lire dans une formule qui se retrouve textuellement dans la lettre à Sully Prudhomme, ne sont pas plus et sont même un peu moins des réalités extérieures que les objets des perceptions ordinaires de l'expérience, leurs concepts ont, comme ces perceptions, une cause extérieure : la juxtapo- sition des éléments de l'étendue, la succession des moments de la durée » (Walras, 1898, p. 441). Cet argument est lié, dans l'esprit de Walras, à la démonstration de l'existence du monde extérieur qu'il lit dans Vacherot, lequel le référait directement à Kant : « M. Vacherot en donne la démonstra- tion qui, je l'avoue, me paraît tout à fait satisfaisante et qu'il dit emprunter à

(1) «Les utilitaires énoncent que l'homme agit toujours en vue du maximum de plaisir et du minimum de peine, et nous, nous objectons qu'il sacrifie parfois son plaisir à son devoir.

Sur quoi l'on nous dit qu'alors son devoir est un plaisir; sur quoi nous répondons à notre tour qu'il vaut mieux maintenir la distinction des termes. » (Walras, 1876, p. 318).

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Kant lui-même » (lettre à Sully Prudhomme du 29 décembre 1897). Or, chez Kant, cette démonstration est appuyée exclusivement sur le temps. Walras, en symétrisant sur ce plan les deux catégories de l'espace et du temps, modifie profondément l'esthétique transcendantale.

Chez Kant, la démonstration de l'existence du monde extérieur est un ajout de la deuxième édition qui se trouve, comme réfutation de l'idéalisme (carté- sien), dans l'analytique, et non dans l'esthétique, transcendantale. Si l'esthéti- que avait établi la priorité du temps comme forme du sens inteme(l), il n'en reste pas moins (analytique) que « la simple conscience, mais empiriquement déterminée, de ma propre existence, prouve l'existence des objets extérieurs dans l'espace » (Kant, 1781, l p. 239). La preuve de ce théorème réside dans l'idée que la simultanéité ou la successivité de phénomènes « suppose quel- que chose de permanent dans la perception », permanent qui ne peut-être attribué lui-même à un phénomène, puisqu'il en est la condition. « La percep- tion de ce permanent n'est donc possible que par une chose existant hors de moi, et non pas seulement par la représentation d'une chose extérieure à moi » (ibid. pp. 239-240). Mais chez Kant, sauf à admettre une interprétation purement contradictoire de la Critique de la raison pure, cela ne doit pas remettre en cause les résultats de l'esthétique et le caractère inconnaissable de la chose en soi.

Or, la présentation de Vacherot modifie complètement le point de vue :

« Comment expliquer l'ordre fatal de nos sensations, écrit-il, si le développe- ment de notre sensibilité ne correspondait pas à l'ordre réel des phénomènes eux-mêmes? »(2) L'interprétation de Walras accentue encore ce déplacement.

Les concepts d'espace et de temps, on vient de le voir, ont pour lui « une cause extérieure : la juxtaposition des éléments de l'étendue, la succession des moments de la durée» (1898, p. 441). Walras a conscience que cette présentation relève d'une critique de l'esthétique transcendantale, comme il l'énonce explicitement dans une autre lettre à Sully Prudhomme : « Kant va trop loin en faisant de l'espace et du temps de pures formes de l'esprit » (lettre du 5 janvier 1898). Et encore plus explicitement : « Je ne puis admettre, [...]

fût-ce avec Kant lui-même, qu'entre les objets extérieurs phénoménaux ou le sujet intime phénoménal d'une part, et la réalité absolue d'autre part, il faille interposer des objets externes et un sujet intime absolu et transcendant, l'arbre nouménal et le moi nouménal » (lettre à Sully Prudhomme du 15 avril 1898). Le credo walrassien s'affirme nettement : « Dans les lois de la science, qui soient les rapports rationnels ou expérimentaux des faits physiques ou

(1) « Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L'espace, comme forme pure de toute intuition externe, ne sert de condition a priori qu'aux phéno- mènes extérieurs. [...] Le temps est [...] la condition immédiate de tous les phénomènes intérieurs [de notre âme] et, par là même, la condition médiate des phénomènes exté- rieurs » (Kant, 1781,1 p. 74).

(2) Cité par Jaffé in Walras (1965), II p. 763.

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moraux, je trouve tout de suite la réalité absolue physique ou morale, ou du moins le contact avec cette réalité, et cette réalité absolue est une en vertu de la concorde des lois physiques et des lois morales. La science, si vous voulez, ne me donne pas l'absolu, mais elle me donne de l'absolu. La science a une valeur métaphysique. J'exprimerai aisément de vingt manières différentes cette conviction qui est devenue de jour en jour le fond inébranlable de ma pensée » (ibid. ; cf. aussi la lettre à Penjon du 27 juillet 1898). Ces remarques doivent avoir passablement dégoûté Sully Prudhomme qui, s'il avait longue- ment répondu à Walras, ne semble plus éprouver le besoin de lui écrire.

La profession de foi de Walras contient des éléments sans équivoque :

«L'homme [...] connaît scientifiquement les faits qui se passent en lui, comme ceux qui se passent en dehors de lui; c'est-à-dire qu'après en avoir catégorisé les perceptions en notions, d'abord concrètes puis abstraites, en idées dénommables et définissables, il combine ces idées en jugements, soit a priori et analytiques, soit synthétiques et a posteriori, énonçant les lois physi- ques et morales » (p. 440). L'absence, dans cette énumération, des jugements synthétiques a priori (dont la Critique de la raison pure se propose d'expli- quer la possibilité, comme seul moyen d'échapper à l'empirisme humien), constitue une véritable provocation. Pour un kantien, de telles propositions doivent apparaître comme extrêmement naïves, et rejeter Walras dans une attitude précritique. Hume ne l'a pas réveillé de son sommeil dogmatique.

Dès lors en quel sens Walras, même s'il évoque positivement « la critique transcendantale » (1 896b, p. 4) se raccorde-t-il au mouvement de la critique?

Pour Paul Valéry, les passages de Walras relatifs à sa méthode sont « dépour- vus de criticisme » (lettre 1298, II p. 730). En réalité, c'est plutôt d'un relati- visme en un sens très large qu'il convient de parler. « Vacherot et Cournot sont mes autorités », écrit-il à Penjon à propos de « l'objectivité de nos connaissances physiques » (lettre du 30 avril 1897). Ce relativisme consiste simplement en la reconnaissance de ce que « toute connaissance [est] un rapport entre un objet connu et un sujet connaissant », selon la formule de Cournot (lettre à Penjon du 27 juillet 1898 ; cf. aussi la lettre du 16 mai 1899).

Probabiliste et susceptible de gradations chez Cournot, il autorise une contes- tation du caractère sensible des intuitions d'espace et de temps, puisqu'aussi bien « les lois simples (des phénomènes) impliquent l'existence objective du temps et de l'espace (1).

Ainsi pour Walras la science donne-t-elle « de l'absolu », elle a une valeur métaphysique. Bref, elle touche la vérité sans fard. Il n'y a d'ailleurs nul problème à parler de «sciences métaphysiques» (par exemple 1896b, p. 105). Précritique et au fond idéaliste, il croit à l'existence réelle des idées vraies. Voici comment Walras définit « la méthode rationnelle ». « C'est une

( 1 ) Cournot, Essai sur les fondements de la connaissance et sur les caractères de la critique philosophique, 1851.

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vérité depuis longtemps mise en lumière par la philosophie platonicienne que la science étudie non les corps mais les faits dont les corps sont le théâtre. Les corps passent, les faits demeurent » (EEPP, p. 39; cf aussi 1860a, p. 4 sq.).

L'usage walrassien du mot « faits » est significatif : s'il désigne bien quelque chose qui s'impose avec évidence, il ne désigne pas pour autant une réalité empirique ou expérimentale. Il désigne un « genre » ou une « espèce ». Par exemple, voici le « fait » de la pierre : « Montrez à un enfant, pour la première fois, une pierre [...]; l'enfant [...] sera dès lors en état, pour le cas où il en verrait [une] autre, de reconnaître tout à la fois que ce n'est pas la même pierre et que c'est une pierre [...]. Ce fait, qui n'est point contestable, prouve avec la dernière certitude qu'un homme, ayant aperçu une première pierre, et avant même d'en apercevoir une seconde, connaît tout de suite complètement et définitivement ce que c'est qu'une pierre, en ce sens qu'il a dans l'esprit et la notion concrète de cette pierre et la notion abstraite de pierre, qu'il peut nommer et définir la pierre, qu'il peut asseoir sur l'idée de pierre des juge- ments et des raisonnements » (Walras, 1867-68, p. 99). On n'ose penser à ce que pourrait être le commentaire d'un phénoménologue. La « science pure » procède d'un point de départ analogue : « Ce qui est sûr, c'est que les scien- ces physico-mathématiques [dont l'économie pure] [...] sortent de l'expé- rience dès qu'elles lui ont emprunté leurs types. Elles abstraient de ces types réels des types idéaux qu'elles définissent; et, sur la base de ces définitions, elles bâtissent a priori tout l'échafaudage de leurs théorèmes et de leurs démonstrations. Elles rentrent, après cela, dans l'expérience non pour confir- mer, mais pour appliquer leurs conclusions » (EEPP, p. 53). On ne peut imaginer position plus antipositiviste. Chez Walras, l'expérience n'est que le stade initial d'une démarche d'abstraction, elle recouvre une observation et nullement une expérimentation, encore moins une vérification. Dans les Éléments, on peut presque considérer comme une prudence de style la restric- tion de la méthode rationnelle aux sciences physico-mathématiques. Ce qui lui fait horreur, ce sont les « erreurs de l'empirisme » (1860a, p. iii). Et finale- ment, « il n'y a qu'un seul moyen de ruiner et d'anéantir l'empirisme, c'est de faire la science », c'est-à-dire de l'élaborer et de l'appliquer (1867-68, p. 67).

Walras est un réformateur scientiste.

En somme, c'est donc à une sorte de platonisme qu'il faut référer l'épistémo- logie walrassienne, dans la mesure où l'on attribue à Platon un pur rationa- lisme qui identifie la réalité véritable à l'objet de la pensée rationnelle et qui détermine cet objet par la discussion raisonnée dont le type est mathématique.

« L'idée », en un sens platonicien, est un caractère des choses elles-mêmes, mais qui a une réalité supérieure à celle des choses sensibles dont elle est sépa- rée. Or, il existe une union intime entre l'objet de la connaissance et le procédé méthodique par lequel on y accède. Cette méthode est l'analyse. Le parallé- lisme avec Platon peut même être poussé plus loin, nous semble-t-il, s'il est vrai que la « méthode des hypothèses », consistant à remonter la chaîne des présupposés logiques d'un événement actuellement donné, doit faire remonter

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T H É O R I E S É C O N O M I Q U E S

Antoine Rebeyrol

LA PENSÉE ÉCONOMIQUE DEf WALRAS

PSYCHOLOGIE SOCIALE SCIENCES DES ORGANISATIONS SOCIÉTÉ ARCHITECTURE URBANISME ÉCONOMIE

Référence presqu'absolue de la théorie néoclassique contempo- raine, le modèle d'équilibre général a été élaboré comme l'une des grandes utopies réformatrices du XIXe siècle. Léon Walras a en effet conçu l'équilibre général et la mathématisation de l'éco- nomie comme les réponses appropriées à une difficulté interne à sa philosophie politique « socialiste ». Sa théorie statique de la répartition comme sa théorie dynamique du capital en sont marquées et permettent d'éclairer les relations de Walras avec l'économie classique anglaise.

Outre l'intérêt historique qu'elle présente, cette étude de la pen- sée économique de Walras souligne certaines caractéristiques de la théorie walrassienne mal comprises ou déformées et pose des questions qui permettent de faire avancer certains débats contemporains : quelle est la portée exacte du célèbre tâtonne- ment walrassien et de son fameux crieur dans le processus de formation des prix ? qu'en est-il de la théorie de la monnaie et de son intégration à la théorie de la valeur ?

Cet ouvrage s'adresse non seulement aux étudiants en histoire de la pensée économique mais aussi à tous ceux qui s'intéressent à la théorie économique pour elle-même et dans la perspective de ses relations avec la philosophie politique.

La collection « Théories économiques » présente des ouvrages sur l'origine et la formation de la théorie économique moderne.

Ce sont, soit des essais originaux, soit des rééditions ou des traductions de textes de référence en économie.

ANTOINE REBEYROL Membre du comité de rédaction des Cahiers d'économie politique, A. Rebeyrol est maître de conférences à l'université Paris IX-Dauphine.

ISBN 2 10 004601 2 Code 044601

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