LETTRE D E SUISSE
Q
ui aurait p u croire que l a Suisse, l a l i b é r a l e et h o s p i t a l i è r e Suisse, non seulement la planche tournante de la finance i n - ternationale mais de nos jours un v é r i t a b l e carrefour de races, trouverait son E n o c h Powell et qu'un insignifiant parlementaire à Berne pourrait c r é e r une crise nationale q u i est p e u t - ê t r e l a plus grave depuis des siècles ? E t q u i aurait p u songer qu'en 1970, en Suisse, si é t r o i t e m e n t liée au monde e x t é r i e u r sur tous les n i - veaux ( é c o n o m i q u e , culturel, moral), pourrait a p p a r a î t r e u n d é m a - gogue qui, avec le m ê m e manque de scrupules et par des m é t h o d e s analogues à celles de Powell, a p r o v o q u é une lame de fond de x é n o p h o b i e , qu'en r é a l i t é , la Suisse ne peut pas se permettre ? Seulement, au lieu de choisir comme victimes les non-blancs, M . Ja- mes Schwarzenbach, membre du Conseil national, fait campagne contre la m a i n - d ' œ u v r e é t r a n g è r e , c'est-à-dire en premier lieu con- tre les Italiens.L a Constitution h e l v é t i q u e donne à tous les citoyens le « droit d'initiative », ce q u i veut dire que tout homme ayant r é u s s i à obtenir 50 000 signatures approuvant ses propositions, peut exiger une votation publique. S i la nation et les cantons votent pour son
« initiative », celle-ci devient l o i . L a double m a j o r i t é é t a n t néces- saire, l'initiative est r e j e t é e , si, par exemple, les cantons votent contre.
M . Schwarzenbach a donc l a n c é une initiative « contre l'em- prise é t r a n g è r e », et cette affaire c r é e une tension t r è s é v i d e n t e dans le pays tout entier.
Le gouvernement est absolument contre ; le parlement aussi ; tous les partis politiques sont contre ; l ' e n t i e r t é de l a presse est farouchement contre ; l'industrie, le commerce, les syndicats ou- vriers, l'hôtellerie, les transports, les universitaires, enfin toute l'élite d u pays ne veut rien savoir de M . Schwarzenbach. M a i s dans la petite et la moyenne bourgeoisie, les partisans de M . Schwar- zenbach sont t r è s nombreux. Leurs ressentiments contre les Ita- liens (surtout ceux qui viennent d u sud) sont absolument pareils à ceux des clients de M . Powell contre les non-blancs en Angleterre et pour les m ê m e s raisons. Le 7 j u i n a é t é choisi comme date d u scrutin.
Le Journal de Genève q u i a c o n s a c r é beaucoup de place et d'éner- gie à sa campagne contre l'initiative Schwarzenbach, disait ceci en p r e m i è r e page, r é c e m m e n t :
« Progressivement, les passions ont pris le pas sur la raison.
Pourtant, la question p o s é e appelle u n jugement responsable, alors que les partisans de l'initiative font appel à des r é a c t i o n s é m o t i v e s . Tout au plus ont-ils p e u t - ê t r e ouvert les yeux sur une
situation de fait, l a p r é s e n c e d'un t r è s grand nombre d ' é t r a n g e r s dans notre pays. Cette p r é s e n c e pose u n certain nombre de p r o b l è - mes d'assimilation et de coexistence q u i doivent ê t r e r é s o l u s . On ne scie pas l a branche sur laquelle on est assis, mais o n l'étaie.
Notre p a r t i est pris. »
L'article p r é c i s e les raisons de son opposition :
« Politiquement. L'adoption de l'initiative Schwarzenbach met- trait u n terme définitif au l i b é r a l i s m e h e l v é t i q u e q u i , avec l a neu- t r a l i t é de notre pays, a c o n s t i t u é j u s q u ' à p r é s e n t , notre seule et unique raison de vivre reconnue par les autres Etats. E l l e s'accom- pagnerait d'une perte immense, pour ne pas dire définitive, de prestige pour l a Suisse sur le plan international. Enfin, sur le plan i n t é r i e u r , le risque serait grand de voir surgir de nouveaux mou- vements e x t r é m i s t e s , pour lesquels l'initiative constituerait u n puis- sant levier, ainsi qu'une sorte de caution que le peuple leur aurait d o n n é à son insu.
» Juridiquement. L e « oui » consacrerait une nouvelle et i m - portante perte de s o u v e r a i n e t é des cantons au profit de l a Confé- d é r a t i o n , q u i serait seule à m ê m e de d é t e r m i n e r l'évolution d é m o - graphique de l a Suisse. De plus, l'insertion d'une telle disposition dans l a Constitution fédérale est à peu p r è s i r r é v o c a b l e . L a poli- tique en m a t i è r e de m a i n - d ' œ u v r e é t r a n g è r e q u i , par nature, doit rester souple pour s'adapter aux circonstances, deviendrait extraor- dinairement rigide.
» Economiquement. N e nous leurrons pas. S i l'issue d u scrutin donne l a victoire aux partisans de M . Schwarzenbach, notre pays sombrera dans une grave crise é c o n o m i q u e . L ' i n c a p a c i t é de maintes entreprises de survivre sans recours à une abondante m a i n - d ' œ u v r e é t r a n g è r e les condamnerait soit à é m i g r e r , soit à d i s p a r a î t r e . Dans tous les cas, i l s'ensuivrait une baisse sensible de l a production, une hausse massive des prix, et l a r é a p p a r i t i o n d u c h ô m a g e . I l va sans dire que notre niveau de vie à tous « reculerait » de plu- sieurs a n n é e s .
» Socialement. L'adoption de l'initiative « Schwarzenbach » in- troduirait une sélection arbitraire en diverses « c a t é g o r i e s » d'étran- gers. Sélection, pour ne pas employer les termes de discrimination, voire de s é g r é g a t i o n . Par ailleurs, elle e n t r a î n e r a i t u n d é s é q u i l i b r e entre l a population active et l a population totale, accentuant une tendance d é j à i n q u i é t a n t e . Or, on c o n n a î t toutes les c o n s é q u e n c e s d'un vieillissement accéléré d'une population. E t n'oublions pas non plus le p r o b l è m e de l a revalorisation de maintes professions, revalorisation que les Suisses ne sont pas p r ê t s d'accepter.
» Moralement. I l faut souligner en premier lieu l'injustice fla- grante dont nous nous rendrions coupables, en acceptant l'initia-
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tive, à l'égard de l a masse des travailleurs é t r a n g e r s q u i ont élevé la Suisse à son niveau de p r o s p é r i t é sans toujours en partager les fruits. E t , i l faut bien le dire, cette initiative a des relents de x é n o p h o b i e , de racisme et d'autres d é v i a t i o n s d u droit naturel que l a Suisse a toujours su reprocher aux autres. »
L a Neue Zürcher Zeitung ainsi que les autres journaux se sont p r o n o n c é s d'une façon aussi claire et s é v è r e .
Q u i est M . James Schwarzenbach ? C'est u n homme de 50 ans q u i appartient à une famille de riches et d i s t i n g u é s industriels, dont plusieurs membres occupent des postes é m i n e n t s dans l a vie pu- blique. Mais M . James Schwarzenbach, l u i , n'a jamais b r i l l é d'au- cune façon — n i à l'école, n i dans l ' a r m é e , n i dans le journalisme, n i dans l a politique. E n 1967, i l a r é u s s i à entrer au Parlement par le truchement d u s y s t è m e proportionnel à Z ü r i c h , mais i l n'appartient à aucun p a r t i politique.
Lorsque, voici quelques mois, i l m i t devant le Conseil national son projet de l o i contre les é t r a n g e r s , ce projet fut r e j e t é p a r rentierte de l a Chambre, ce q u i constitue u n b l â m e sans p r é c é - dent dans l'histoire parlementaire de l a Suisse. M a i s , comme M . Powel en Angleterre, M . James Schwarzenbach a d é c o u v e r t que l a x é n o p h o b i e se vendait comme des petits pains en dehors d u Parlement.
L a Suisse a une population totale de 6,1 millions, dont l'effectif de l a population é t r a n g è r e r é s i d a n t e — e x e r ç a n t o u n o n une acti- vité lucrative — est de 971 795 personnes. Cela fait environ 15,5 % . Chose curieuse, en 1910, à l a « belle é p o q u e », i l y avait d é j à 552 000 r é s i d a n t s é t r a n g e r s en Suisse, o u 14,7 % de l a population totale, et cela ne g ê n a i t personne. Certainement, à cette époque-là, i l é t a i t impensable de voir en ces é t r a n g e r s une menace culturelle o u éco- nomique. M a i s s i le total n'a presque pas b o u g é en 60 ans, le carac- t è r e des é t r a n g e r s en Suisse a c o m p l è t e m e n t c h a n g é . Dans le temps, i l s'agissait surtout de c o m m e r ç a n t s , de commis-voyageurs, d'in- dustriels, d'administrateurs et d ' e m p l o y é s de banques, de m é d e - cins, d'universitaires et de membres d u corps enseignant. Les Allemands é t a i e n t , avant 1914, de l o i n les plus nombreux. A cette époque-là, c ' é t a i e n t les H e l v é t i q u e s q u i portaient le l o u r d fardeau d u travail manuel, d u service dans l'hôtellerie et des autres m é - tiers, dont de nos jours ils ne veulent plus à aucun prix. Trans- f o r m é s par l a richesse et le p r o g r è s technologique en solide bour- geoisie, petite ou moyenne, ils laissent à l a m a i n - d ' œ u v r e é t r a n g è r e l a t â c h e de faire les travaux durs et d é s a g r é a b l e s . S u r les 972 000 é t r a n g e r s , environ 80 % travaillent dans les usines, sont dans l a construction de routes et d'immeubles, dans les h ô t e l s et restau- rants, o u chez des particuliers, dans les transports et dans les
bureaux. L'effectif des Italiens est de plus de 600.000 hommes et femmes, ou environ 60 % du total. Suivent les Allemands (plus de 100 000 personnes), les Espagnols (97 862 personnes), les Fran- çais (43 051), les Autrichiens, les Yougoslaves et les réfugiés tché- coslovaques. Finalement, à Genève, les organisations internationales ont quelques 20 000 fonctionnaires non suisses. C'est contre tous ces é t r a n g e r s que M . Schwarzenbach s'acharne, sans se soucier des effets d é s a s t r e u x que le d é p a r t forcé de quelques centaines de milliers d'ouvriers, italiens et autres, auraient i m m é d i a t e m e n t sur l'économie h e l v é t i q u e .
E n laissant de côté les arguments, si bien p r é s e n t é s dans le Journal de Genève que nous avons cité, et dans le reste de la presse, et en regardant uniquement les statistiques officielles, on constate que dans l'industrie de l a construction plus de 51 % des ouvriers sont des é t r a n g e r s ; 46 % dans l'industrie textile ; 40 % dans l'hôtellerie et la restauration ; 30 % dans l'industrie m é c a n i q u e et des m é t a u x ; 20 % dans l'horlogerie ; 20 % dans l'in- dustrie chimique ; 10 % dans les transports ; 7 % dans l'agricul- ture ; 6 % dans les banques et les assurances. Nombreuses sont les sociétés dont l a proportion d'ouvriers et d'employés é t r a n g e r s va j u s q u ' à 80 % ou m ê m e davantage. N i l'hôtellerie, n i l a cons- truction, n i l a chimie, ni le textile, n i le chocolat, n i l'industrie lourde, n i les chemins de fer, par exemple, ne peuvent se passer de leur m a i n - d ' œ u v r e é t r a n g è r e .
Les r é p e r c u s s i o n s é c o n o m i q u e s et sociales d'un tel é t a t de cho- ses sont claires : graves atteintes sur le commerce e x t é r i e u r , sur la politique fiscale et m o n é t a i r e , sur l'activité locale et interna- tionale des banques, sur le tourisme.
Pour l'instant l'essor de l'économie est spectaculaire. L ' a n n é e 1969 a été excellente, et le premier trimestre de 1970 est encore s u p é r i e u r . Les quelques p r o b l è m e s é c o n o m i q u e s dont les a u t o r i t é s m o n é t a i r e s , ainsi que les banques et l'industrie ont été forcés de s'occuper, relèvent presque tous de l'expansion. Hausse des prix, hausses des salaires, p é n u r i e de m a i n - d ' œ u v r e ( m a l g r é l a p r é s e n c e de p r è s d'un m i l l i o n d'ouvriers é t r a n g e r s ) , manque de logements et de bureaux, la p o u s s é e inflationiste, et m ê m e l a baisse b o u r s i è r e d é c l e n c h é e par l a chute de W a l l Street — tout cela a une cause commune : l a p r o s p é r i t é excessive. A u sens le plus direct d u mot, la Suisse souffre d'un « embarras de richesse ».
V o i c i 25 ans que la Suisse, q u i ne s'est pas enrichie pendant la Deuxième Guerre mondiale, est e n t r é e dans une p é r i o d e d'ex- pansion é c o n o m i q u e sans a r r ê t et sans p r é c é d e n t . Aussitôt les h o s t i l i t é s t e r m i n é e s , la demande mondiale pour les produits les plus divers de l'industrie h e l v é t i q u e , pour le franc suisse, consi-
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d é r é à juste titre comme l a monnaie l a plus stable d u monde, p o u r des placements et des vacances dans le pays de l a t r a n q u i l l i t é , de l'abondance, ainsi que d u secret bancaire, a fait u n b o n d sensa- tionnel et ne fait que s ' a c c r o î t r e depuis. I l est é t o n n a n t à quel point u n peuple solide, laborieux, capable, sceptique et a u s t è r e , a p u changer.de c a r a c t è r e sous l'influence de sa nouvelle et rapide p r o s p é r i t é . L'enrichissement aussi bien de l a nation que de nom- breux particuliers, q u i se sont vite h a b i t u é s à c o n s i d é r e r cette si- tuation comme permanente, a quelque chose de visiblement mal- sain et d é m o r a l i s a n t . Ce peuple, q u i pendant des siècles, vivait en paix, tout en jouissant d'une l i b e r t é parfaite, ces hommes et ces femmes q u i ont su transformer u n pays pauvre à l'origine, et d é m u n i de toutes m a t i è r e s p r e m i è r e s , en une nation industrielle de premier ordre ainsi que de c r é e r u n centre financier unique au monde, en u n paradis touristique, une terre de refuge pour les p e r s é c u t é s , cette nation extraordinaire de trois races, quatre lan- gues et deux religions q u i avait r é u s s i u n s y s t è m e politique sans pareil, n'a pas su comment éviter ou surmonter une crise de p r o s p é r i t é .
L a traditionnelle modestie m ê m e des familles riches a é t é rem- p l a c é e par u n besoin d'ostentation chez les « a r r i v é s » de l'après- guerre. S p é c u l a t i o n sur les terrains, s p é c u l a t i o n en bourse, des achats absurdes de signes e x t é r i e u r s de l a richesse, u n t r a i n de vie totalement contraire à celui des g é n é r a t i o n s p r é c é d e n t e s , sou- vent u n manque de solidité dans les affaires — voici quelques manifestations nocives que l'on ne peut s ' e m p ê c h e r de constater dans l a Suisse d'aujourd'hui.
Mais m ê m e si cette fébrilité est une chose i n a c c o u t u m é e pour les Suisses, i l n'en reste pas moins v r a i que, c o m p a r é s aux autres nations, les H e l v é t i q u e s continuent à maintenir une é c o n o m i e forte dont l'expansion est frappante, et u n é t a t de paix sociale qu'on ne trouve pas ailleurs. L a demande reste t r è s vive, ce q u i fait monter les prix de gros, mais les prix à l a consommation n'ont a u g m e n t é que de 2,3 % en 1969. C'est le r e n c h é r i s s e m e n t le plus faible p a r m i les nations. Pour combattre la surchauffe (dont on parle depuis des a n n é e s ) le Conseil fédéral, pendant le t r o i s i è m e et le q u a t r i è m e trimestre de 1969 a pris certaines mesures dans le domaine m o n é t a i r e . Mais le projet de l o i introduisant l'extension des moyens d'action de l a Banque nationale pour freiner l a con- joncture ayant é t é r e j e t é par le Parlement, une convention cadre fut signée le 1" septembre par l a Banque nationale et les banques concernant le resserrement du c r é d i t . Dans cette convention, les banques se sont engagées pour une a n n é e de ne pas a c c r o î t r e les c r é d i t s o c t r o y é s de plus de 9 % en moyenne et de 11,5 % au maxi-
mum. A i n s i , une intervention gouvernementale a é t é évitée et rem- placée par u n s y s t è m e plus é l a s t i q u e et plus efficace. L e fait est que l ' é c o n o m i e suisse d é p e n d à u n tel point de l ' é t r a n g e r que les mesures de m o d é r a t i o n conjoncturelle dans le domaine m o n é t a i r e ne suffisent pas pour enrayer n i l'inflation n i la surchauffe.
Les statistiques bancaires révèlent une augmentation rapide de tous les postes importants, aussi bien à l'actif qu'au passif.
L a somme des bilans des trois grandes banques d é p a s s e mainte- nant 75 milliards de francs. L'accroissement des d é p ô t s est spec- taculaire. Sans compter les différentes sociétés financières, i l y a de nos jours, 1 609 banques en Suisse, avec u n total de 4 337 bu- reaux et 40 000 e m p l o y é s . Les 6 millions d'habitants p o s s è d e n t p r è s de 10 millions de livrets de caisse et de carnets de d é p ô t s , avec une moyenne d'environ 4 000 francs par compte.
M . M a x Iklé, pendant de longues a n n é e s directeur g é n é r a l de la Banque nationale, qu'il a q u i t t é e r é c e m m e n t ayant atteint l a limite d'âge, vient de publier u n livre i n t i t u l é La Suisse comme place internationale de banques et de finances (1). Cet ouvrage, f o u r r é de chiffres é l o q u e n t s et d'informations p r é c i e u s e s , devrait ê t r e traduit en langue française sans tarder. I l tire le b i l a n des avoirs actifs et passifs é t r a n g e r s de l a Suisse en 1960, 1965 et 1968.
De 51 350 milliards de francs en 1960, les avoirs sont m o n t é s à 131 690 milliards en 1968 ; les passifs, pendant les m ê m e s huit an- n é e s , sont m o n t é s de 21 milliards à 58 milliards. E n d é d u i s a n t les passifs, l a Suisse avait donc à l a fin de 1968, l a somme é n o r m e de 7,690 d'actifs é t r a n g e r s . D ' a p r è s les calculs de M . Iklé, ces avoirs ont r a p p o r t é en 1968, le montant de 4,7 milliards de francs.
Les Suisses p o s s è d e n t u n portefeuille de valeurs é t r a n g è r e s de 35 à 40 milliards de francs. Ils g è r e n t aussi pour le compte de leur clientèle mondiale un portefeuille d'environ 140 milliards de francs. E n v i r o n u n tiers o u l a m o i t i é de ces sommes fabuleuses sont p l a c é s aux Etats-Unis. Les banques suisses sont t r è s actives sur le m a r c h é de l'eurodollar. Mais là, i l s'agit de deux sortes d'opé- rations t r è s différentes. Les c r é d i t s en eurodollars, ou l'achat et la vente de cette nouvelle « monnaie auxiliaire », se font directe- ment à l'échelle mondiale. Mais en ce q u i concerne le lancement d'emprunts en eurodollars, les banques suisses ne participent pres- que jamais aux syndicats internationaux d ' é m i s s i o n . L a raison de cette abstention tient au fait qu'en Suisse, ces transactions sont soumises à u n droit de timbre fédéral de 1,5 % et en cas d'em- prunts convertibles d'une charge fiscale s u p p l é m e n t a i r e de 1 %
(1) Max Ikle : Die Schweiz als internationaler Bank - und Finansplatz, Orell-Füssli Verlag, Zürich 1970.
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au moment de l a conversion, donc une charge éventuelle de 2,5 % . Pour l'éviter, les banques suisses sont forcées soit de participer par des filiales s p é c i a l e m e n t créées à l ' é t r a n g e r dans ce but, soit de mettre les eurodollars en questions à la disposition de banques é t r a n g è r e s . I l serait avantageux aussi bien pour le fisc que pour les banques en Suisse de supprimer ce timbre d ' é m i s s i o n g ê n a n t et inutile.
Une pression toujours croissante pour la suspension d u secret bancaire vient des Etats-Unis, et Washington aimerait avoir le droit de fouiller dans les dossiers des banques en Suisse afin de trou- ver des criminels a m é r i c a i n s , fraudeurs de l'impôt ou gangsters tout simplement, qu'on s o u p ç o n n e de cacher leur argent dans le seul pays qui a su p r é s e r v e r le secret bancaire. Dans le temps, ce secret é t a i t une chose axiomatique dans tous les pays civilisés.
Comme le secret du confessional ou médical, le secret bancaire ne se dicutait m ê m e pas. S i a p r è s l a p r e m i è r e guerre, mais surtout a p r è s la d e u x i è m e , un gouvernement a p r è s l'autre a j u g é utile et mo- ralement admissible de suspendre ce secret, ce n'est pas une raison pour la Suisse d'en faire autant. Elle est un pays i n d é p e n d a n t , souverain, dont l a législation n'est pas assujettie aux d é s i r s des é t r a n g e r s . L a gestion de fortune é t r a n g è r e est une vieille tradi- tion h e l v é t i q u e . I l suffit de mentionner les banquiers de Genève avec leurs immenses d é p ô t s de capitaux français ou les banques de Zurich, vers lesquelles des centaines de millions de francs affluent du monde entier, pour se rendre compte de ce que le main- tien du secret bancaire signifie pour la Suisse. D u reste, i l n'est pas vrai que les banquiers ne connaissent pas leurs d é p o s a n t s qui ont des comptes n u m é r o t é s ; ils savent t r è s bien de q u i i l s'agit. Mais ce n'est pas une raison de les d é n o n c e r pour des crimes — s'il y en a — qu'ils n'ont pas commis en Suisse ou des actes qui ne sont pas c o n s i d é r é s criminels par l a législation h e l v é t i q u e . L o r s q u ' i l s'agit de demandes d'extradition, i l est quel- quefois possible de livrer tel ou tel individu contre lequel des charges spécifiques sont f o r m u l é e s . De m ê m e , on peut s'imaginer que si une personne p r é c i s e , a c c u s é e de crimes p r é c i s , é t a i t no- tifiée aux a u t o r i t é s h e l v é t i q u e s , celles-ci chargeraient l a police suisse d ' e n q u ê t e r a u p r è s d'une banque sur certains détail de transactions en question. Mais i l est incontestable que le gouvernement ou les banques permettent à un e n q u ê t e u r é t r a n g e r — officiel ou non
— de regarder leurs livres.
Si l'amnistie fiscale a é t é votée en Suisse en 1968, c'est exacte- ment pour permettre aux contribuables de retrouver le chemin de la p r o b i t é « sans avoir à payer des rappels d ' i m p ô t s et des pé- n a l i t é s ».
L a Suisse met r é g u l i è r e m e n t des centaines de millions de francs à l a disposition de l a Banque mondiale et du Fonds m o n é - taire international. Mais, j u s q u ' à p r é s e n t , pour des raisons psy- chologiques p l u t ô t que pratiques, l a Suisse n'a pas voulu a d h é r e r à ces deux institutions avec lesquelles elle maintient des relations é t r o i t e s . Les innovations politiques et é c o n o m i q u e s exigent tou- jours une p é r i o d e t r è s longue de discussions et p r é p a r a t i o n s avant qu'une décision m û r i s s e . Mais i l n'est pas improbable que l a Suisse se décide enfin à devenir membre d u Fonds et de l a Ban- que, m a l g r é les i n c o n v é n i e n t s , vrais ou imaginaires, que cela pour- rait amener.
Le commerce e x t é r i e u r bat de nouveaux records de trimestre en trimestre. L ' a n n é e 1969 é t a i t prodigieuse, mais le premier tri- mestre de 1970 montre une progression encore plus grande. Comme d'habitude, les importations d é p a s s e n t de l o i n les exportations.
L a Suisse est forcée d'importer toutes les m a t i è r e s p r e m i è r e s dont son industrie a besoin, et beaucoup de machines. Les automobiles, les avions, les grandes installations é l e c t r o n i q u e s , viennent égale- ment de l ' é t r a n g e r . L a croissance de l'exportation n é c e s s i t e de gros stocks de produits i m p o r t é s . A certains moments, l'exportation a couvert j u s q u ' à 90 % de l'importation. Pendant le premier tri- mestre de 1969, cette couverture é t a i t de 88,9 °/o, mais pendant le premier trimestre de 1970, elle a é t é r é d u i t e à 77 %. Le déficit de l a balance commerciale est plus que c o m p e n s é par les « invisibles » financiers et les revenus touristiques. E n 1968, le tourisme a rap- p o r t é à l a Suisse plus de trois m i l l i a r d s de francs ; seule l'expor- tation des machines et appareils é l e c t r o n i q u e s et autres (5,7 m i l - liards) ou bien des produits chimiques et pharmaceutiques (3,5 m i l l i a r d s ) ont r a p p o r t é plus que le tourisme. D'autre part, i l est difficile, dans le calcul des revenus touristiques, d'estimer tout ce que les é t r a n g e r s d é p e n s e n t dans les magasins (horlogerie, b i - jouterie, confection), les restaurants, cafés et p â t i s s e r i e s . E t puis- que nous parlons de ces derniers, u n é v é n e m e n t sympathique a r é c e m m e n t eu lieu à Z u r i c h : l a maison L i n d t et S p r ü n g l i , choco- latiers et p â t i s s i e r s , à r e n o m m é e mondiale, a fêté son 125e anniver- saire. L a direction, c o m p o s é e en grande partie des descendants de la famille S p r ü n g l i , a m a r q u é ce j u b i l é e de façons diverses et agréa- bles. Les actionnaires ont r e ç u u n dividende s u p p l é m e n t a i r e . A u personnel — surtout des femmes — à tous les niveaux (production, vente, service), ainsi qu'aux pensionnaires, a é t é v e r s é une grati- fication importante et des fêtes ont é t é o r g a n i s é e s en leur honneur.
L a commune de K i l c h b e r g , o ù se trouvent les principales usines de chocolat, venait d'octroyer aux femmes le droit de vote au ni- veau communal, et à sa p r e m i è r e r é u n i o n , le p r é s i d e n t de ce Con-
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seil a eu du m a l à se faire entendre. L a maison L i n d t et S p r ü n g l i l u i a donc offert une puissante cloche pour fêter en m ê m e son j u - bilé et le p r o g r è s dans l ' é m a n c i p a t i o n politique des femmes q u i se r é p a n d graduellement dans tout le pays. U n magnifique volume i l l u s t r é a é t é p u b l i é pour marquer l'occasion. E t finalement, l a maison a offert 25 Volkswagen aux infirmières des 25 communes les plus pauvres de l a Suisse, en garantissant les frais de m a i n t i e n pour u n an.
Mais, pour en revenir au tourisme, q u i bat son plein m a l g r é les restrictions de change dans de nombreux pays, i l faut dire que son dynamisme est t r è s impressionnant. On construit des h ô t e l s , grands et petits, u n peu partout. O n c r é e des centres tou- ristiques et des stations b a l n é a i r e s dans des c o n t r é e s o ù , dans le p a s s é , les é t r a n g e r s n'allaient pas. I l en va de m ê m e p o u r les sports d'hiver. L ' a n n é e 1969, comme dans bien d'autres domai- nes, a é t é une a n n é e record et pendant le premier trimestre de
1970, le nombre de touristes a encore a u g m e n t é . Mais l a xéno- phobie croissante, ainsi que le p r o b l è m e de l a m a i n - d ' œ u v r e é t r a n - g è r e , constituent une menace s é r i e u s e pour l'industrie touristique et toutes les autres activités q u i relèvent d'elle. L e gouvernement fédéral, fermement o p p o s é aux propositions de James Schwarzen- bach, s'est v u n é a n m o i n s acculé à l'introduction de nombreuses restrictions et à l'introduction d'un plafond de 600 000 p o u r les ouvriers é t r a n g e r s . Cette r é g l e m e n t a t i o n pusillanime et peu pra- tique, ne peut pas r é s o u d r e le p r o b l è m e c o m p l i q u é des relations entre le peuple h e l v é t i q u e et les Italiens ou les autres non-Suisses q u i travaillent pour l u i .
Nous revoici devant l'initiative Schwarzenbach. Pendant des mois, les sondages nombreux q u i ont eu lieu ont p r é d i t u n s c r u t i n t r è s s e r r é . A u d é b u t , on croyait à u n r é s u l t a t 50-50. Puis, o n est allé à 60 % contre et 40 % pour. A l a veille de cet é t r a n g e plé- biscite, les p r é c i s i o n s é t a i e n t de 55 °/o contre et 45 °/o pour. De toutes façons, tout le monde é t a i t d'accord que, gagnant o u per- dant, M . James Schwarzenbach a c r é é une crise en Suisse, dont les c o n s é q u e n c e s ne peuvent q u ' ê t r e douloureuses.
Le dimanche 7 j u i n , le peuple a v o t é . Les r é s u l t a t s correspon- dent à peu p r è s aux derniers pronostics. I l y a eu 46 % de o u i et 54 % de non. L a participation é l e c t o r a l e a é t é forte : 74 % .
G E O R G E S O L O V E Y T C H I K