• Aucun résultat trouvé

La division sexuelle du travail chez les musiciens français

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "La division sexuelle du travail chez les musiciens français"

Copied!
23
0
0

Texte intégral

(1)

Vol. 45 - n° 3 | Juillet-Septembre 2003 : Varia

Articles

La division sexuelle du travail chez les musiciens français

The sexual division of labour among French musicians

H R P C

p. 361-384

https://doi.org/10.4000/sdt.31922

Résumés

Français English

À partir des données issues d’une enquête sur les musiciens français menée pour le compte du ministère de la Culture, l’article analyse les processus de production des inégalités entre hommes et femmes dans le domaine musical. Deux modèles de division sexuelle du travail coexistent qui s’articulent avec la différenciation selon les styles musicaux (musique savante versus musiques populaires). Ces deux modèles, qui articulent étroitement les conditions de travail, le déroulement des carrières et l’organisation de la vie domestique, conditionnent la construction des identités de musiciens et de musiciennes. Dans l’univers des musiques populaires, les stéréotypes corporels de la féminité (jeunesse, séduction) et de la masculinité (esthétisation de la déviance, vie de bohème) dominent ; dans l’univers de la musique savante, un modèle hiérarchique d’autorité masculine prévaut, qui culmine avec la figure du chef d’orchestre.

Data from a survey of French musicians conducted for the Ministry of Culture are used to analyse the processes producing inequality between men and women in music. Two models of a sexual division of labour coexist along with a differentiation depending on the style (learned vs. popular music). These two models closely link together working conditions, careers and the organization of home life for male and female musicians; and they underlie the construction of musicians’, identities. In the world of popular music, bodily stereotypes of femininity (youth, seduction) and masculinity (the aestheticization of deviance, the bohemian life) dominate. In the world of learned music, a hierarchical model of masculine authority prevails with the figure of the conductor at the summit.

Entrées d’index

Mots-clés : Division du travail, Rapports sociaux de genre, Profession artistique, Musiciens, Identités professionnelles

Tout OpenEdition

(2)

Keywords :Division of Labour, Gender Relations, Musicians, Occupational Identities, France

Texte intégral

1. Ségrégation horizontale et

ségrégation verticale. Le double visage des inégalités hommes/femmes

Le métier de musicien interprète1 est en France l’un des métiers artistiques les moins féminisés. Selon les données du recensement de 1999, la catégorie des artistes professionnels de la musique et du chant ne compte que 20 % de femmes ; de toutes les catégories d’artistes recensées, elle est celle où les femmes sont le plus nettement minoritaires2. Au demeurant, les femmes ne sont majoritaires que dans les occupations situées à la périphérie des mondes de l’art ; en particulier, elles représentent 60 % des professeurs d’art, de musique ou de danse. Par ailleurs, une forte répartition des occupations entre hommes et femmes s’observe au sein des divers métiers artistiques, comme le soulignent les travaux dans ce domaine qui prennent en compte la dimension du genre3. Pourtant, à l’inverse des métiers d’interprètes tels que celui de comédien ou de danseur, les rôles et les tâches ne sont pas a priori, en musique, destinés à un sexe ou à l’autre. La distinction sensible qui s’opère entre musiciens et musiciennes conduit donc à s’interroger sur les processus sociaux de division sexuelle du travail chez les musiciens interprètes.

1

Les réflexions récentes sur le concept de division sexuelle du travail pointent plusieurs traits constitutifs4 : tout d’abord, le fait que les rapports sociaux de sexe réfutent le caractère apparemment « naturel » de la répartition des sphères de production/reproduction entre hommes et femmes ; ensuite, la dévalorisation relative du travail des femmes, quelle que soit la qualification des tâches repérées comme masculines ou féminines ; enfin, la nécessité d’élargir la notion de division sexuelle du travail à l’opposition entre sphère privée et sphère publique, en notant combien diffère le passage de l’un à l’autre pour les hommes et les femmes : dans la discontinuité pour les premiers, dans la continuité pour les secondes.

2

Ces différents traits se retrouvent à plusieurs égards dans l’organisation du travail chez les musiciens interprètes professionnels français. En premier lieu, la combinaison des variables de genre et de style musical (musique savante versus musiques populaires5) conduit à distinguer deux modèles de division sexuelle du travail (1), caractérisés — pour l’un — par une différenciation très nette des rôles masculins et féminins et — pour l’autre — par une forte polarisation des revenus, des carrières et de la stabilité de l’emploi sur l’axe masculin/féminin. La coexistence de ces deux modèles de production des inégalités entre hommes et femmes s’appuie par ailleurs sur une différenciation des représentations du masculin et du féminin et sur des formes de socialisation familiale et professionnelle (2) qui contribuent à la construction d’identités professionnelles et artistiques fortement segmentées (3).

3

Les hommes et les femmes n’exercent pas dans les mêmes proportions les différents métiers de l’interprétation musicale. À cette première forme d’inégalité s’ajoutent la disparité des conditions d’emploi et de travail, la dispersion des revenus et les différences de longévité professionnelle des hommes et des femmes. La combinaison de ces inégalités définit deux formes idéal-typiques de ségrégation qui modèlent les rapports sociaux de sexe sur le marché de l’emploi musical : ségrégation horizontale par la spécialisation sexuelle des rôles, d’une part, ségrégation verticale par la hiérarchisation des situations masculines et féminines, d’autre part (Maruani,

4

(3)

1.1. La spécialisation sexuelle des rôles 1.1.1. Musique savante et musiques populaires

Méthodologie

Les données présentées dans cet article proviennent pour l’essentiel d’une enquête sur les musiciens interprètes en France réalisée en 2001 dans le cadre d’une convention de recherche conclue entre le DEP (Département des études et de la prospective) du ministère de la Culture et de la Communication et le Cesta (Centre de sociologie du travail et des arts).

La population de référence de l’enquête était constituée par les musiciens et chanteurs ayants droit de la Caisse des congés spectacle, organisme chargé d’assurer en lieu et place de leurs employeurs le versement des congés annuels aux salariés intermittents à employeurs multiples du secteur du spectacle, de l’audiovisuel et du cinéma. L’enquête concernait donc l’ensemble des musiciens ayant déclaré au minimum un contrat de travail (un « cachet ») à la Caisse des congés au cours de l’année de référence (en l’occurrence, l’année 1999), fut-il de très courte durée (une seule journée éventuellement).

Cette population est principalement formée d’artistes dont les cachets isolés sont la seule source de rémunération, et qui, dans le meilleur des cas, c’est-à-dire lorsqu’ils peuvent justifier de 43 cachets au cours de l’année, bénéficient du régime spécifique d’assurance-chômage des intermittents du spectacle. Elle comprend toutefois aussi une proportion non négligeable de musiciens ayant, à côté de ces emplois intermittents, une base d’emploi permanent, qu’il s’agisse de musiciens salariés dans les grandes formations symphoniques ou de musiciens titulaires d’un poste d’enseignant dans un conservatoire ou une école de musique. Enfin, certains musiciens recensés par la Caisse des congés spectacles exercent par ailleurs une autre activité rémunérée sans rapport avec la musique. Ce dernier cas de figure est nettement moins fréquent que les deux précédents.

La catégorie de musicien interprète recouvre ainsi une grande diversité de métiers : musiciens d’orchestre, solistes concertistes, musiciens de bal, chanteurs de variétés, choristes, chefs d’orchestre symphonique, chefs d’orchestre de bal, artistes lyriques, musiciens de variétés, de rock, de jazz, etc.

L’enquête comportait un volet quantitatif et un volet qualitatif. En ce qui concerne le volet quantitatif, l’échantillon a été constitué selon la méthode des quotas, et le questionnaire a été administré par téléphone, en décembre 2001. Un premier échantillon de 7500 personnes avait été tiré du fichier de la Caisse des congés spectacles, à l’intérieur duquel 1501 questionnaires utiles ont été collectés, en respectant les quotas prédéfinis sur les trois variables suivantes : sexe, âge codé en six tranches et région de résidence (Paris/Région parisienne hors Paris/autres régions – étant donnée la forte concentration parisienne et francilienne de cette 2000, p. 39).

La sous-représentation globale des femmes dans les métiers de l’interprétation musicale recouvre une différence assez prononcée entre le monde de la musique savante et celui des musiques populaires. Selon les données de l’enquête, les femmes comptaient pour près de 45 % des interprètes de musique savante, soit une proportion voisine de celle que l’on observe dans d’autres professions artistiques

— chez les comédiens, notamment (Menger, 1997 ; Paradeise et al., 1998) — et proche du taux de féminisation de l’ensemble de la population active. En revanche, elles représentaient à la même date moins de 20 % des effectifs recensés dans les musiques populaires (Tableau 1).

5

(4)

population, cette partition géographique apparaît satisfaisante).

Quant au volet qualitatif, 36 entretiens semi-directifs ont été réalisés en 2002 auprès de musiciens choisis parmi les 1501 répondants de l’enquête quantitative, selon des critères typologiques définis dans le traitement des données. Les thèmes abordés portaient principalement sur la formation et sur les conditions de travail et d’emploi.

Tableau 1 aux de féminisation des musiciens par activité et par domaine musical de spécialisationa.

a En raison de la faiblesse des effectifs concernés, les chefs de chœur et chefs d’orchestre ne sont pas pris en compte dans le tableau.

b I.e. chanteurs, artistes lyriques, artistes de variétés.

Source : Cesta/DEP (ministère de la Culture et de la Communication), 2001. Champ : instrumentistes et chanteurs seulement.

1.1.2. Les femmes et les métiers du chant

Musique savante Musiques populaires Ensemble N =

Instrumentistes 39 % 8 % 16 % 1186

Chanteursb 55 % 58 % 57 % 298

Ensemble 44 % 17 % 24 % 1484

Le monde des interprètes de musique savante a de fait connu au cours des trente dernières années un mouvement de redistribution des rôles masculins et féminins qui n’a pas d’équivalent dans le domaine des musiques populaires, à travers la féminisation du personnel des orchestres, encouragée par l’usage circonstancié du paravent lors des concours de recrutement (Ravet, 2003b). Une étude américaine récente montre ainsi que lorsque les auditions se font « à l’aveugle », la chance pour une musicienne d’intégrer un orchestre augmente sensiblement ; le paravent permettrait ainsi d’expliquer une part non négligeable de l’accroissement de la présence féminine dans les orchestres américains dans les dernières décennies du e siècle (25 % entre 1970 et 1996) (Goldin et Rouse, 2000). C’est aussi dans ce mouvement que s’inscrit la féminisation du recrutement de certains instruments traditionnellement considérés comme masculins6.

6

La portée de ces évolutions ne doit toutefois pas être exagérée. Certains instruments conservent une identité sexuelle très marquée, c’est le cas notamment, côté masculin, de la quasi-totalité des cuivres, et, côté féminin, de certains instruments à cordes, tels que la harpe, qui, dans les grandes formations symphoniques, est tenue à près de 90 % par des femmes (Ravet, 2003a). A contrario, le monde des musiques populaires n’est pas totalement imperméable à ce mouvement de féminisation, mais celui-ci demeure tout de même assez marginal et se manifeste pour l’essentiel à travers des initiatives isolées et très volontaristes d’irruption dans les compartiments du domaine musical les plus « masculins ». On peut citer par exemple le cas de quelques orchestres de jazz traditionnel féminins, qui s’appuient sur une logique quasi militante, « Certains l’aiment chaud », « Dixie Roses », notamment, groupes exclusivement composés de femmes jouant d’instruments à forte connotation masculine (trombone, tuba, etc.).

7

En second lieu, la distribution des emplois en fonction du sexe fait apparaître une nette spécialisation des rôles masculins et féminins, qui s’articule avec la répartition des musiciens à l’intérieur des différents styles musicaux. Minoritaires parmi les instrumentistes, les femmes apparaissent ainsi nettement majoritaires parmi les chanteurs, et ce contraste est particulièrement prononcé chez les interprètes du domaine des musiques populaires (Tableau 1). Cette division des rôles est du reste souvent évoquée dans des termes très « naturalisants », qui relient la distribution des

8

(5)

« J’aurais aimé pratiquer le piano mais c’est un blocage. Je crois que je ne suis pas vraiment capable. Mon mari est pianiste, nous avons un piano à la maison, j’ai une méthode pour apprendre mais je pense que la quantité d’informations me fait paniquer. Serai-je capable à un moment donné de comprendre tout ça ? […] Le chant, j’évolue petit à petit, je réussis à chanter mais je ne parviens pas à savoir ce que je suis en train de faire. » (D., femme, 35 ans, intermittente indemnisée.)

« Dans la famille, on était toujours en train de chanter avec mes sœurs, ça chantait tout le temps. […] Le chant, alors là, vraiment c’est quelque chose de naturel que j’ai toujours eu et que je devais faire, la question ne se pose même pas, c’était comme ça. » (C., femme, 34 ans, intermittente indemnisée.)

1.1.3. La prédominance féminine dans les carrières de l’enseignement

fonctions aux propriétés intrinsèques du masculin et du féminin, comme dans le cas de ces deux chanteuses :

Par ailleurs, la surreprésentation des femmes parmi les artistes du chant ne revêt pas la même signification dans la musique savante et dans les musiques populaires.

Dans la musique de variétés, en particulier, les chanteuses comme les chanteurs sont généralement plus exposés que les instrumentistes, quand ils ne sont pas tout simplement les seuls artistes identifiés par le public. A contrario, le chant est beaucoup plus souvent associé, dans la musique savante, à la discipline collective et anonyme des chœurs. Près des deux tiers des artistes du chant répertoriés parmi les interprètes de musique savante dans l’enquête du Cesta de 2001 avaient ainsi exercé des fonctions de choriste dans l’année précédant l’enquête, tandis que seul un tiers des chanteurs étaient dans ce cas parmi les interprètes des musiques populaires (Coulangeon, 2002).

9

Dans la musique savante, la spécialisation des rôles se manifeste plus nettement dans le quasi-monopole masculin qui s’exerce sur les fonctions de direction et la sous-représentation des femmes parmi les musiciens permanents des grandes formations symphoniques — un peu plus de 30 % des effectifs des orchestres réunis au sein de l’AFO (Association française des orchestres) en 2001. Au demeurant, la présence des femmes dans les orchestres varie très sensiblement selon les pupitres, et ceux où les femmes sont les plus nombreuses sont aussi ceux où les places de solistes sont les plus rares. Ainsi, selon les données fournies par l’AFO (AFO, 2001), les femmes comptaient en 2001 pour environ 44 % des cordes, 16 % des bois, 2 % des cuivres et 25 % des percussions, et c’est parmi les cordes que la proportion de tuttistes est la plus forte et la proportion de solistes la plus faible. De ce fait, dans les orchestres français, plus de huit solistes sur dix sont des hommes7.

10

D’autres sources relèvent par ailleurs au sujet du monde de la musique savante que les établissements de formation musicale comptent plus de femmes que d’hommes dans leur personnel enseignant et que, réciproquement, l’enseignement est un débouché beaucoup plus fréquent pour les femmes que pour les hommes ayant suivi une formation musicale de niveau supérieur (Hennion, 1982). Les travaux consacrés à l’insertion professionnelle des diplômés de l’enseignement musical supérieur montrent ainsi qu’à niveau de formation musicale équivalent les femmes s’insèrent plus fréquemment que les hommes sur des postes d’enseignement (66 % contre 50 %), au détriment des postes d’interprètes plus rémunérateurs (Schepens, 1995)8.

11

Au total, ce sont deux logiques distinctes de spécialisation des rôles masculins et féminins que dessine la frontière entre les univers musicaux. Du côté de la musique savante, l’accès des femmes au marché de l’emploi musical s’effectue aujourd’hui encore le plus souvent dans les fonctions les moins exposées au public (tuttistes dans

12

(6)

1.2. L’inégalité des conditions d’emploi et de rémunération

1.2.1. L’importance des écarts de revenu

Graphique 1. Distribution des revenus annuels selon le type de spécialisation musicale.

Lecture : en 2000, 11 % des hommes interprètes de musiques populaires déclarent un revenu annuel global inférieur à 7500 euros, 34 %, un revenu annuel compris entre 7500 et 15 000 euros, 7 %, un revenu annuel supérieur à 30 000 euros.

les orchestres, enseignantes), cette mise en retrait prolongeant en quelque sorte le rôle traditionnellement dévolu aux femmes dans les activités pédagogiques et dans les pratiques dilettantes — comme « l’aquarelle et le piano » — typiques des usages de société des filles de bonne famille (Lenoir, 1979 ; Pasquier, 1983 ; Escal et Rousseau-Dujardin, 1999).

Du côté des musiques populaires, en revanche, la division sexuelle du travail n’épouse pas aussi nettement les couples d’opposition sphère publique/sphère privée, production/reproduction, mais cette particularité s’avère ambivalente. À la différence de ce que l’on observe chez les interprètes de la musique savante, les femmes ne sont en effet pas confinées dans les emplois de soutien de l’enseignement ou de l’accompagnement, et elles n’occupent pas moins souvent que les hommes le haut de l’affiche. Il reste cependant que les effectifs masculins et féminins sont fortement déséquilibrés et que l’éventail des rôles féminins est plus restreint, puisque les femmes sont essentiellement cantonnées au rôle de chanteuse.

13

Le marché de l’emploi musical est traversé par une seconde forme d’inégalité qui, à l’inverse de la précédente, affecte davantage le domaine de la musique savante. Elle se manifeste en premier lieu dans la distribution des revenus que les musiciens des deux sexes retirent de leurs activités professionnelles. Les données recueillies dans l’enquête Cesta de 2001 font de ce point de vue ressortir que les chances relatives d’accès des hommes et des femmes aux tranches de revenu supérieures varient très sensiblement selon la nature de la spécialisation musicale. Ainsi, la majorité des femmes interprètes de musique savante (52 %) déclarent un revenu annuel global inférieur à 15 000 euros, tandis que seulement 37 % de leurs homologues masculins se trouvent dans ce cas. Dans les musiques populaires, cet écart entre hommes et femmes est notablement atténué : 54 % des femmes et 45 % des hommes déclarent un revenu annuel global inférieur à 15 000 euros (Graphique 1).

14

(7)

Source : Cesta/DEP (ministère de la Culture), 2002.

1.2.2. L’accès inégal aux différentes formes d’emploi

Tableau 2. Répartition des statuts d’emploi selon le sexe et la spécialisation musicale.

L’effet de la spécialisation musicale sur les écarts de revenu entre hommes et femmes apparaît toutefois beaucoup plus nettement au seuil de 30 000 euros de revenu annuel. Dans les musiques populaires, la proportion d’artistes situés dans la tranche des 30 000 euros et plus est légèrement supérieure chez les hommes, mais l’écart n’est pas significatif (7 % d’hommes et 5 % de femmes). Chez les interprètes de musique savante, en revanche, où le franchissement de ce seuil est globalement plus fréquent, les proportions correspondantes varient très fortement selon le sexe : 23 % des hommes déclarent un revenu annuel supérieur à 30 000 euros, pour seulement 9 % des femmes (Graphique 1).

15

Ces écarts de revenu traduisent bien évidemment pour partie l’effet de la spécialisation des rôles masculins et féminins, notamment l’inégalité des chances d’accès aux fonctions de soliste dans les orchestres et de chef. Mais ils ne s’y réduisent pas : toutes choses égales par ailleurs, les femmes apparaissent ainsi sur le marché de l’emploi musical aussi pénalisées qu’elles le sont sur le marché de l’emploi en général (Silvera, 1996 ; Silvera, 1998).

16

La situation des hommes et des femmes sur le marché de l’emploi musical se différencie en second lieu au niveau des statuts d’emploi. Ici encore, cette différenciation est plus prononcée parmi les interprètes de musique savante. En particulier, 42 % des hommes interprètes de musique savante ont accès à un emploi stable (permanent d’orchestre, enseignant en contrat à durée indéterminée ou couvert par le statut de la fonction publique), alors que seules 28 % des femmes sont dans ce cas. Chez les interprètes des musiques populaires, l’emploi stable, selon la définition canonique du terme (emploi à durée indéterminée à employeur unique et à temps complet) est tout à fait marginal, pour les hommes comme pour les femmes. Il faut toutefois souligner que l’accès à la plus convoitée des situations d’emploi instable, l’intermittence couverte par les annexes spécifiques de l’assurance- chômage, est plus fréquent pour les hommes : 87 % d’entre eux y ont accès, contre 77 % des femmes (Tableau 2).

17

Musiques populaires Musique savante

H F Ensemble H F Ensemble

Intermittents indemnisés 87 % 77 % 85 % 36 % 45 % 41 % Intermittents non indemnisés 6 % 6 % 6 % 6 % 10 % 7 %

Enseignants précaires 2 % 5 % 3 % 14 % 15 % 14 %

Total emploi flexible 95 % 88 % 94 % 56 % 70 % 62 %

Enseignants stables 3 % 6 % 3 % 20 % 16 % 19 %

Permanents d’orchestre 0 % 0 % 0 % 22 % 12 % 17 %

Total emploi stable 3 % 6 % 3 % 42 % 28 % 36 %

Doubles actifs 2 % 6 % 3 % 2 % 2 % 2 %

Total général 100 % 100 % 100 % 100 % 100 % 100 %

N = 895 177 1072 243 186 429

(8)

Source : Cesta/DEP (ministère de la Culture), 2002.

1.2.3. La restriction des possibilités de cumul chez les musiciennes

« J’ai toujours fait des cachetons. Quand je suis arrivée à Paris, j’ai commencé, des petites choses mais il y a toujours des besoins. J’en ai toujours fait

régulièrement. Quand j’élevais les enfants, je n’en faisais pas. J’avais un peu fait l’Orchestre de Paris, quand j’étais avec le père des enfants, mais il m’a fallu du temps. » (F., femme, 40 ans, permanente.)

2. Carrières musicales et rapports sociaux de sexe

2.1. L’économie domestique du travail musical

En amont des disparités de revenu et des statuts d’emploi, une autre source d’inégalité entre hommes et femmes vaut d’être signalée. Un certain nombre de musiciens cumulent des prestations occasionnelles avec un emploi stable d’enseignant ou de permanent d’orchestre. Or les possibilités de cumul de cette nature ne sont vraisemblablement pas équivalentes chez les hommes et chez les femmes, pour lesquelles il est beaucoup plus difficile d’exploiter les opportunités qui s’offrent en particulier aux permanents d’orchestre, du fait notamment des contraintes afférentes au partage inégalitaire des tâches domestiques et des charges familiales, comme le montre le cas de cette violoniste permanente dans un orchestre parisien :

18

Quand on sait l’importance de ces possibilités de cumul dans la définition même de l’identité professionnelle de musiciens interprètes qui compensent souvent de cette manière les frustrations de la vie de l’orchestre (Lehmann, 2002), cette forme peu visible d’inégalité entre hommes et femmes n’est sans doute pas la moins importante.

19

Au-delà du constat de l’importance des inégalités entre hommes et femmes sur le marché du travail musical, la mise en évidence de deux modèles de division sexuée du travail (ségrégation horizontale par la spécialisation et ségrégation verticale par la hiérarchisation) impose d’analyser les principes de définition du masculin et du féminin sur lesquels repose la perpétuation de ces inégalités. Celles-ci ne peuvent en effet perdurer qu’au travers des processus de socialisation musicale sexuellement différenciés dans lesquels se joue la construction des identités sociales, artistiques et professionnelles des musiciens et des musiciennes.

20

Dès le stade de l’apprentissage musical se dessinent des voies séparées entre les hommes et les femmes, où interviennent les représentations associées au féminin et au masculin, dont l’impact se trouve renforcé au cours de la professionnalisation et du déroulement de la carrière. La répartition des rôles entre hommes et femmes, qui se joue au sein de l’espace professionnel comme dans l’espace domestique, modèle ainsi l’environnement des musiciens et des musiciennes et participe à la construction de trajectoires professionnelles sexuées.

21

Les caractéristiques de l’organisation de la vie domestique constituent des paramètres essentiels de la division sexuelle du travail, dont l’influence varie sensiblement selon que les artistes vivent ou non maritalement9, selon la présence ou l’absence d’enfants, selon aussi le degré d’hétérogamie des couples. De la variété des cas de figure rencontrés parmi les musiciens et les musiciennes vivant en couple se

22

(9)

2.1.1. L’homogamie et la subordination du travail féminin

Tableau 3. La profession du conjoint selon le sexe et la spécialisation musicale.

Lecture : 6 % des hommes interprètes de musique savante ont une conjointe agricultrice, ouvrière ou employée ; 1 % des musiciennes ont un conjoint appartenant à ces mêmes catégories professionnelles.

Source : Cesta/DEP (ministère de la Culture et de la Communication), 2001. Champ : ensemble des ayants droit musiciens et chanteurs mariés ou vivant maritalement.

M., 35 ans, est guitariste, compositeur et arrangeur. Son épouse est pianiste et accompagnatrice et enseigne le piano dans diverses écoles de musique en province. À la différence de son mari, elle est principalement salariée au titre de ses activités d’enseignement et ne bénéficie pas du régime d’assurance-

dégage la fréquence des situations caractérisées par une forte subordination de l’activité des femmes à celle des hommes.

Si, d’un point de vue global, le déséquilibre entre les effectifs masculins et les effectifs féminins restreint mécaniquement la tendance à l’homogamie, celle-ci n’en demeure pas moins forte. Son ampleur varie toutefois selon la spécialisation musicale des interprètes. Strictement définie par l’alliance avec un conjoint lui-même musicien, l’homogamie est en effet de 44 % chez les interprètes de musique savante contre 15 % chez les interprètes de musiques populaires. Rappelons que la proportion de femmes est nettement moins élevée dans les musiques populaires que dans la musique savante. Associée aux caractéristiques de la socialisation professionnelle dans l’univers de la musique savante, du fait notamment de la précocité et de l’exclusivité de l’engagement dans la formation musicale, cette disproportion contribue à rendre l’homogamie plus fréquente. Par ailleurs, les femmes sont nettement plus fréquemment homogames que les hommes : la moitié d’entre elles ont un conjoint musicien (52 % contre 15 % pour les hommes, dans l’ensemble), ce qui renvoie aussi à leur sous-représentation (Tableau 3). Exerçant dans un univers à dominante masculine, la probabilité de choisir un conjoint du même métier est logiquement plus forte que pour leurs homologues masculins.

23

Du reste, le fait d’avoir un compagnon ou un conjoint musicien lors de la professionnalisation exerce parfois une influence négative pour les femmes : c’est particulièrement le cas lorsque les deux exercent non seulement le même métier mais aussi la même fonction, comme jouer du même instrument pour des interprètes de musique savante. Les deux se trouvent alors en concurrence face aux concours d’orchestre notamment. Autre cas de figure, toujours dans cette configuration de proximité, lorsque le conjoint est déjà intégré au milieu, voire en position de prestige, la musicienne devient alors « la femme de » et réussit difficilement à se faire reconnaître. Elle finit parfois par renoncer à la carrière10 (Ravet, 2000). D’une certaine façon, la division sexuelle des tâches et l’intériorisation de la hiérarchie des fonctions ne se manifestent nulle part aussi nettement que dans le cas où les deux conjoints exercent le même métier11.

24

(10)

chômage des intermittents du spectacle. Elle apporte donc au couple une certaine stabilité et exerce, aux dires de son mari, dans un cadre plus

compatible avec ses obligations maternelles (au moment de l’entretien, elle est du reste en congé parental d’éducation). Elle apparaît par ailleurs assez nettement en retrait et étroitement dépendante de son mari du point de vue de la dimension artistique de son activité : « Ma femme est prof de piano dans une école de musique, pianiste et donc, elle joue aussi souvent ce que j’ai écrit par la même occasion. On travaille souvent ensemble pour pas mal de choses. […]

Que moi, je suis intermittent, ça la stresse. Alors… alors si elle essaie d’être intermittente, à mon avis, ça ne va pas aller. » (M., homme, 35 ans, intermittent indemnisé.)

« Je regrette, ce n’est pas parce que j’ai une formation sur le tas, j’ai toujours une demande car on a un piano à la maison. Je ne réussis pas à transcrire et quand je vois mon mari, ça sort tellement naturellement. Comme on boit un verre d’eau, il joue du piano. Il écoute avant pour pouvoir l’exprimer et c’est vrai que c’est un vrai travail, c’est se dédier corps et âme… Ça me fatigue de voir comme il travaille ! Je commence maintenant à dire que peut-être, mon rêve, mon désir d’être pianiste, ce n’était pas pour moi, c’était d’être à côté d’un pianiste. Je peux l’aider en le laissant tranquille pour travailler son

instrument. […] Je travaille beaucoup avec lui, j’ai fait le choix de ne pas participer avec d’autres duos parce qu’il pouvait y avoir la coïncidence de date.

Lui, parfois il travaille avec une autre chanteuse si elle a besoin et que nous ne travaillons pas mais la priorité, c’est notre duo. »

« C’est facile. Avec bébé, c’est 100 % à elle et le reste du temps, après les 100 %, c’est s’organiser pour le travail. […] Je suis 50 % chanteuse ou musicienne et 50 % femme au foyer. Si la maison est en désordre, je ne peux pas faire la musique. Il me dit : tu ne réussis pas à déconnecter de ça. Je dis non, car au moment de manger, on mange. Quand on dit que des artistes sont à 100 % sur ça, il faut une structure de vie qui puisse le permettre. Comme on disait : derrière les grands hommes, il y a toujours une grande femme. On voit un grand artiste, il passe vingt heures sur son piano mais parce qu’il a quelqu’un qui fait à manger, qui repasse, etc. Parfois, je ne réussis pas à consacrer du temps au chant quand l’organisation de la vie de tous les jours ne le permet pas. » (D., femme, 35 ans, intermittente indemnisée.)

2.1.2. Bohèmes et bourgeoises

Parfois, la situation d’entretien elle-même amène à dévoiler le fonctionnement du couple, la répartition stricte des tâches qui lie tous les moments de la vie personnelle, sociale et professionnelle, et où le rôle artistique de la femme peut s’estomper.

25

Ainsi, D., 35 ans, Brésilienne, chanteuse de Bossa Nova, est mariée à un pianiste français avec qui elle forme un duo. Plus l’entretien avance, plus on perçoit la très forte dépendance dans laquelle elle se situe vis-à-vis de son mari, dont elle admire le talent et la force de travail et auquel elle consacre en réalité la totalité de son temps, sur le plan musical…

26

… comme sur le plan privé, ce qui transparaît dans le récit de son emploi du temps :

27

Au-delà de la stricte homogamie, la distribution des choix matrimoniaux varie aussi selon le sexe et la spécialisation musicale des interprètes. Ainsi les femmes interprètes de musique savante ont-elles beaucoup plus souvent un conjoint cadre supérieur que leurs homologues masculins : 27 % d’entre elles pour 19 % des hommes. Lorsqu’il n’est pas homogame, le choix du conjoint des musiciennes s’effectue donc généralement dans des milieux situés au sommet de la hiérarchie sociale et professionnelle, ce qui est un peu moins souvent le cas pour les musiciens, dont un quart des conjointes appartiennent aux catégories moyennes (professions intermédiaires) ou populaires (ouvrières, employées, agricultrices). La condition des musiciennes s’accorde assez bien de ce point de vue au schéma traditionnel de

28

(11)

Tableau 4. L’origine sociale selon le sexe et la spécialisation musicale.

Lecture : 20 % des hommes interprètes de musique savante sont fils d’agriculteur, d’ouvrier ou d’employé ; 12 % des femmes interprètes de musique savante sont dans ce cas.

Source : Cesta/DEP (ministère de la Culture et de la Communication), 2001. Champ : ensemble des ayants droit musiciens et chanteurs.

2.1.3. L’emploi féminin comme emploi de soutien

partage des rôles entre hommes et femmes caractéristique de la bourgeoisie, perceptible notamment dans les modèles éducatifs et les choix d’orientation scolaire qui associent généralement l’univers masculin à celui de la production et confinent les femmes à l’espace du foyer et de l’enfance, ou bien aux activités non directement productives (enseignement, art, culture) (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2000).

Exerçant leur métier dans un domaine musical où elles sont relativement nombreuses, en particulier dans certaines familles d’instruments à l’image sociale traditionnellement « bourgeoise » (le piano et les cordes notamment), souvent enseignantes, les femmes interprètes de musique savante apparaissent aussi, dans leurs choix matrimoniaux, assez éloignées de l’image sociale de l’artiste progressivement construite à partir du e siècle.

29

Il en va très différemment dans les musiques populaires, où le choix du conjoint cadre nettement moins, pour les femmes, avec ce schéma traditionnel. La dissymétrie entre hommes et femmes n’est pas ici de même ordre : les hommes ont le plus souvent un conjoint qui appartient aux classes moyennes salariées tandis que les femmes choisissent en priorité leur conjoint dans les professions artistiques et culturelles, ce qui relève d’une autre forme d’homogamie, plus proche de l’image traditionnelle de la « bohème artistique ».

30

L’opposition qui apparaît entre les deux domaines de spécialisation musicale au regard du statut social du conjoint prolonge en fait la différenciation perceptible au niveau de l’origine sociale des musiciennes dans chacun de ces deux univers musicaux12. Globalement, les musiciennes sont ainsi plus souvent originaires des classes supérieures et moins souvent originaires des classes populaires que les musiciens, mais cette différence est beaucoup plus nette dans le domaine de la musique savante que dans celui des musiques populaires (Tableau 4). Cette surreprésentation des femmes originaires des classes supérieures chez les interprètes de musique savante recoupe la surreprésentation relative des femmes dans les familles d’instruments « nobles » (cordes) et leur sous-représentation relative dans les familles d’instruments « populaires » (cuivres). L’origine supérieure apparaît plus nettement, en soi, pour les femmes, comme un facteur favorable à la vocation musicale, ce qui apparaît cohérent avec ce que l’on sait par ailleurs du statut des arts d’agrément dans l’éducation traditionnelle des jeunes filles de la bourgeoisie.

31

D’une manière générale, l’économie domestique de la vie de musicien s’organise

32

(12)

Cette situation, assez fréquente, est notamment illustrée par le cas de cet interprète de musique savante, concertiste, intermittent, qui explique que sa femme occupe un emploi de fonctionnaire à mi-temps dans une institution culturelle et que cela lui permet de « s’arranger avec ses horaires pour les enfants » et s’occuper d’eux. Si à ses yeux cette disponibilité est importante, il considère le revenu de sa femme comme un « revenu d’appoint ». (K., homme, 48 ans, intermittent indemnisé.)

Le cas de P., 35 ans, chanteuse dans un orchestre de bal dirigé par son mari, derrière lequel elle s’abrite constamment au cours de l’entretien (« comme dit mon mari », « mon mari pense que », etc.) est tout à fait exemplaire de ce second cas de figure. Elle a découvert le monde de la musique par son

intermédiaire, en commençant par assurer la comptabilité de son orchestre. Au bout de quelques années, elle devient la chanteuse du groupe : « Au départ, j’étais comptable, je faisais la comptabilité de mon mari. […] Et puis je l’accompagnais dans les spectacles, petit à petit j’ai commencé à faire les chœurs… Comme la scène me plaisait, j’ai pris des cours de chant et de danse et j’ai appris sur le tas. Mais je ne connaissais pas d’instrument — d’ailleurs je me suis mise au piano, il arrive un moment où il faut savoir lire les notes. C’est vrai qu’une formation classique me manque, même si j’ai une bonne oreille je crois. » (P., femme, 35 ans, intermittente indemnisée.)

Tel ce pianiste de variétés d’une cinquantaine d’années, qui explique que :

« C’était à haut risque vu l’incertitude que j’avais pour moi, […] je trouvais [que c’était] une galère phénoménale. Je n’étais pas sûr de survivre moi, je ne voyais pas pourquoi j’allais emmener une deuxième personne, une femelle dans mon cas, mais en plus, je n’allais pas emmener des enfants qui, les pauvres, ne demandent rien à personne. » (H., homme, 59 ans, intermittent indemnisé.)

selon diverses combinaisons du partage des tâches entre conjoints dont émergent deux cas de figure dans lesquels l’emploi féminin apparaît plutôt comme un emploi de soutien de l’activité artistique du musicien.

Le premier cas de figure correspond à la situation dans laquelle la conjointe du musicien exerce un emploi stable, souvent dans la fonction publique, qui assure au ménage une stabilité sociale et financière que l’activité artistique du conjoint ne lui procure pas.

33

Le second cas de figure correspond à la situation dans laquelle la femme du musicien fait fonction d’agent de celui-ci. Fondée sur un partage des rôles qui, contrairement au cas précédent, n’établit pas de séparation nette entre l’ordre domestique et l’ordre professionnel, cette situation n’en repose pas moins sur un asservissement total de l’activité de la femme à celle de son mari, et ceci alors même que cette collaboration ne relègue pas nécessairement l’épouse dans des tâches purement administratives.

34

Plus largement, la conciliation de la vie professionnelle et de la vie domestique est fortement affectée par la particularité des métiers des arts du spectacle, dont l’exercice implique des plages de travail spécifiques (week-end, vacances pour les festivals) et des horaires adaptés à la vie nocturne. Aussi, beaucoup de musiciens mentionnent la nécessité de la coopération et de la compréhension du conjoint devant les impondérables de « la vie d’artiste ». Certains musiciens — en particulier ceux qui travaillent uniquement au cachet — expriment même la conviction radicale que leur mode de vie n’est pas conciliable avec la vie maritale et, a fortiori, avec la vie de famille.

35

Cependant, l’attitude inverse s’observe également. Des interprètes de musique savante, hommes et femmes, qui occupent un emploi permanent apprécient la liberté temporelle que leur laisse leur activité, même s’ils doivent s’arranger avec des horaires tardifs qu’ils peuvent cependant prévoir (du fait de l’organisation du travail salarié). Parmi les interprètes des musiques populaires, certains musiciens jouent

36

(13)

J.‑C., 42 ans, trompettiste de jazz et de variétés, marié, vit en province dans une maison qui est aussi son principal lieu de travail. Son emploi du temps est scandé par les horaires des enfants : « Tous les jours, j’emmène les enfants à l’école. De neuf heures à onze heures, je fais de la trompette ou de la musique […]. Après, je vais chercher les gosses, à une heure et demie, je les ramène et je suis dans ma pièce et je continue à faire ma musique, je suis toujours dans mon truc et puis, après, les enfants arrivent, il y a les devoirs et puis, après, il y a les répétitions avec des groupes. » (J.‑C., homme, 42 ans, intermittent indemnisé.)

2.2. Les carrières féminines à l’épreuve de la maternité

N., 56 ans, pianiste, enseignante, pédagogue et concertiste classique est mère de quatre enfants, qu’elle a élevés quasiment seule au quotidien : « Je suis très très heureuse de tout ce que j’ai fait. J’ai fait plein de choses, très variées, ça m’a parfaitement convenu. Alors j’aurais pu être, comme beaucoup de mes

collègues, dire « j’ai pas fait la carrière de soliste ». Mais j’étais très amie avec [deux femmes concertistes reconnues] parce qu’on était toutes les trois étudiantes en même temps, moi c’est une vie que je voudrais pas. Je ne peux pas imaginer… La vie de tournée, j’en ai fait pas mal, cette tristesse de se retrouver dans les chambres d’hôtel, le soir, seule, après avoir joué, mon Dieu que c’est dur, très dur ! C’est amusant de le faire de temps en temps mais passer sa vie à faire ça… Je ne pourrais pas. […] Je ne regrette pas du tout d’avoir eu plein d’enfants. Je trouve ça génial. » (N., femme, 56 ans, enseignante.)

Telle musicienne raconte ainsi comment elle a arrêté de jouer de son instrument à la fin de sa scolarité musicale supérieure (CNSM), à 22 ans, car elle était mère ; trois enfants se sont succédés en six ans ; son divorce l’a ensuite parfois un rôle de « papa poule » que permet leur activité de free lance et la confusion de l’espace domestique et de l’espace professionnel. Ils ont d’ailleurs beaucoup plus souvent un conjoint exerçant des activités salariées « ordinaires ».

Cette situation est à relier à des niveaux d’activité et de notoriété souvent modestes.

Un quart environ des musiciens qui apparaissent dans la base de données de la Caisse des congés spectacles au cours de la période 1987–1999 disparaissent au cours des deux années suivant leur apparition. Les femmes sont plus durement affectées que les hommes par ce phénomène. C’est ainsi qu’en moyenne, sur la période 1987–1999, quelle que soit la spécialisation musicale, « l’espérance de vie » professionnelle des musiciens apparaît de deux ans supérieure à celle des musiciennes : 9 ans et 9 mois contre 7 ans et 5 mois (Coulangeon, 2002).

37

Plus encore que les précédentes, cette différence entre hommes et femmes manifeste les obstacles spécifiques auxquels les femmes sont confrontées, du fait d’inégalités socialement construites dans l’articulation du monde professionnel et du monde domestique. Les femmes sont en effet confrontées aux choix de vie qu’impose le degré élevé d’engagement professionnel que requièrent ces carrières, sans comparaison avec ce que l’on observe dans la plupart des métiers, y compris les plus hauts situés dans l’échelle des qualifications et des responsabilités. Ceci apparaît singulièrement dans le cas des carrières de concertiste, a fortiori dans les carrières internationales, comme en témoigne le récit de cette pianiste, mère de quatre enfants, lorsqu’elle compare sa trajectoire, dont elle ne semble du reste rien regretter, à celles de quelques-unes des têtes d’affiche de sa génération :

38

Les carrières féminines sont ainsi affectées par des arbitrages qui n’ont pas d’équivalent chez les hommes. Les trajectoires professionnelles des femmes sont en particulier affectées par la question de la maternité qui, dans bien des cas, conduit à l’interruption temporaire ou définitive de la carrière.

39

(14)

conduite à retravailler son instrument, à passer des concours pour finalement intégrer un orchestre permanent en tant que tuttiste. (F., femme, 40 ans, permanente.)

Une musicienne de variétés qui joue beaucoup dans les dîners et les cocktails explique, quant à elle, qu’elle peut enfin s’investir dans sa carrière depuis que sa fille a grandi (17 ans) : « C’était moi qui gérait ça, le baby-sitting quand je ne pouvais pas la garder, parce que, en fait, [mon ex-mari] considérait que c’était à moi de la garder ou de m’en occuper si je ne pouvais pas… C’est tout à fait logique (ironiquement) ! ! » (S., femme, 42 ans, enseignante.)

3. Genre et identité artistique

3.1. La naturalisation des différences

3.1.1. Rapport au corps et prime à la jeunesse féminine

En réalité, s’agissant de métiers dans lesquels l’accès à l’emploi est principalement médiatisé par l’insertion dans des réseaux informels de coopération où se forgent les réputations, le retrait du marché de l’emploi est le plus souvent difficilement réversible. De ce fait, la brutalité de l’arbitrage entre carrière et maternité a des chances d’être plus prononcée chez les interprètes des musiques populaires, dont les carrières se déroulent sur un mode plus informel.

40

Ainsi, musiciens et musiciennes sont conduits à des arbitrages de carrière spécifiques qui participent de la construction des identités sociales et professionnelles indissociablement liées aux représentations collectives de la différence des sexes.

41

La construction du « masculin » et du « féminin » qui a cours dans la vie sociale et plus particulièrement dans le monde de l’art contribue largement à orienter les destinées des interprètes hommes et femmes. Ces représentations et images sociales jouent aussi bien dans l’univers des musiques populaires que dans celui de la musique savante. Mais elles fonctionnent selon des principes relativement distincts : dans le premier cas, le rapport aux stéréotypes masculins et féminins fondés notamment sur la corporéité prédomine ; dans le second, il s’agit davantage de la définition de l’autorité et des attributs qui lui sont associés.

42

Les principes de définition du masculin et du féminin, qui structurent la division du travail entre les sexes, attribuent aux hommes et aux femmes des qualités culturellement et historiquement déterminées mais que le fonctionnement social tend à naturaliser13. Au jour le jour, « l’arrangement [entre les] sexes » contribue à réactiver ces principes d’opposition, de séparation et de hiérarchisation et conditionne la vie sociale dans son ensemble (Goffman, 2002). Ces principes transparaissent dans l’univers musical au travers de stéréotypes où les corps masculins et féminins sont dotés de caractéristiques « naturelles » renvoyant à la définition de la virilité et la féminité ; ces stéréotypes participent largement à la distribution des rôles musicaux féminins et masculins.

43

Les musiciennes évoquent souvent l’attention portée dans le milieu professionnel et dans le public à un ensemble de qualités extra-musicales, qui tiennent en fait à leur apparence corporelle. Un certain nombre d’« obligations » implicites les incitent à répondre aux stéréotypes féminins les plus attendus : telle harpiste raconte ainsi l’importance de se maquiller et de se parer d’une robe qui renforce le geste

« gracieux » et « féminin » associé à la harpe lorsqu’elle joue pour des cocktails et des

44

(15)

C., ex-chanteuse de bal reconvertie dans le jazz New Orleans, dresse ainsi un tableau peu reluisant de ce passé professionnel vécu comme une véritable humiliation, « très formateur » cependant, comme le souligne son conjoint, musicien lui-même, présent lors de l’entretien et qui intervient à plusieurs reprises, comme pour minimiser la brutalité sexiste de la situation que relate son épouse :

« Elle — Moi, ça a été ma galère en tant que chanteuse, je dis bien en tant que chanteuse parce que c’est un rôle très très humiliant. […] C’est la représentation de la nana qui est devant, en mini-jupe avec ses habits et ses machins donc ce n’était pas du tout mon truc, mais c’était l’obligation du bal. La chanteuse de variétés, c’est ça. Plus qu’une voix, c’est un look, c’est l’attraction. Ça a été vraiment ma galère, je me suis forcée à faire ça. […]

Lui — C’est un métier. Très formateur.

Elle — … Par contre, c’est très formateur. Moi, j’avais 19, 20 ans, j’étais tout de suite, mon premier cachet en bal, c’était devant mille personnes, tout de suite sur la scène à imiter machin, Madonna, Céline Dion et donc ça, c’est vraiment formateur parce qu’on est tout de suite projetée dans le bain avec les musiciens derrière donc, c’est hyper-formateur pour ça. […] C’est le public qui est terrible parce que c’est un public qui boit, qui se met dans des états pas possibles avec les bagarres à la fin, avec : « À poil la chanteuse ! » […] Les fins de soirée, c’était vraiment très dur. J’ai fait du bal en étant enceinte jusqu’à six mois, je ne voulais plus y aller, c’était l’enfer. » (C., 34 ans, femme, intermittente indemnisée.)

3.1.2. Les stéréotypes masculins de la vie de bohème

réceptions. Parfois, l’expérience de la scène peut s’avérer très éprouvante pour la musicienne tant les attendus et les réactions du public et des autres musiciens peuvent être pesants à l’égard de cette exigence de féminité. C’est particulièrement le cas des chanteuses, qui, plus que toutes les autres interprètes, véhiculent des représentations liées à la séduction.

La valorisation des caractéristiques extra-musicales va du reste de pair avec l’importance, pour les femmes, du capital jeunesse. La chanteuse se doit d’être jeune, comme elle se doit d’être séduisante. Les données de l’enquête montrent à cet égard que l’âge constitue bien un facteur distinctif entre hommes et femmes, tout particulièrement dans le domaine des musiques populaires où l’âge moyen des interprètes femmes (36 ans) est minoré de trois ans par rapport aux hommes (39 ans), l’écart correspondant n’étant que d’un an chez les interprètes de musique savante (36 ans pour les femmes contre 37 ans pour les hommes) (Coulangeon, 2002).

45

À cette valorisation du capital jeunesse chez les musiciennes, en particulier dans les musiques populaires, on peut trouver plusieurs raisons. Elles sont à relier, d’une part, aux représentations du corps masculin et du corps féminin dans les classes populaires (Bourdieu, 1979). D’autre part, les attentes construites par les médias exercent une influence déterminante. Il suffit de rappeler le soin apporté à la fabrication de l’image médiatique de l’artiste et son impact dans la construction des carrières (parfois fulgurantes). C’est principalement le cas dans les musiques populaires, où le visuel participe pleinement de la mise en scène du sonore ; mais la tendance gagne progressivement le domaine de la musique savante, pour les femmes surtout, comme en témoigne par exemple l’efflorescence de pochettes de disques et de couvertures de magazines spécialisés qui mettent en valeur les formes féminines et la sensualité de l’interprète. On observe ainsi une immixtion du visuel et de l’audiovisuel dans la diffusion de la musique savante (Escal, 1996)14, dépendance à l’égard de l’image qui se retrouve chez les danseurs et les comédiens, notamment dans le secteur de l’audiovisuel (Morin, 1972 ; Menger, 1997). On se souvient par ailleurs que les femmes ont globalement une « espérance de vie » professionnelle plus réduite que les hommes (cf. supra).

46

(16)

Pour L., 29 ans, saxophoniste rock venu du jazz, l’expérience de la musique est d’abord mêlée à celle de la drogue. À la suite d’une scolarité chaotique (« J’ai passé deux premières, deux terminales. À partir de la seconde, j’ai commencé aussi à fumer des pétards »), il intègre assez rapidement un groupe dont les répétitions ont une finalité incertaine :

« Au début c’était pour rigoler et pour picoler. C’est pour cela que j’ai arrêté.

J’arrive au bout de ce que je sais faire, on n’avait jamais bossé un répertoire de manière sérieuse, on attrapait des morceaux comme ça. Je faisais toujours les mêmes trucs et c’était pour boire et on finissait par terre. Au début c’est rigolo puis après c’est devenu gonflant, j’ai dit stop. Et en plus c’était aussi le départ pour l’armée. » (L., homme, 29 ans, intermittent indemnisé.)

« Lui — … Le mythe du musicien est toujours là quoi. Le musicien, c’est…

Elle — … C’est le dragueur, non ?

Lui — … Oui, c’est celui qui sort avec toutes les filles de la création, et du coup, une femme, elle n’ira pas vers le musicien facilement, de peur de ce qu’on pense d’elle. […] C’est un peu le marin, le musicien. Les femmes, elles l’évitent, mais à juste titre, elles hésitent à juste titre. » (C., femme, 34 ans, intermittente indemnisée.)

« En jazz, ça arrive très souvent de monter sur scène sans savoir du tout ce qu’on va jouer. L’urgence, ça peut être ça mais aussi dans l’énergie, on va jouer un truc où on se met vraiment aux taquets, à fond, aux limites de nos

possibilités. […] Il y a un côté très physique quand on joue, peut-être qu’il y a une certaine similitude avec un match. » (H., homme, 40 ans, intermittent indemnisé.)

3.1.3. Les femmes et les dilemmes du statut de musicien

Depuis l’époque romantique, l’image sociale de l’artiste n’a cessé de se construire autour des stéréotypes de la marginalité, de l’anomie familiale et matrimoniale, qui alimente la légende des avant-gardes artistiques et nourrit l’imaginaire des contre- cultures adolescentes (Kris et Kurz, 1979). Certains musiciens vivent ainsi complètement en décalage avec les temporalités sociales communes (Coulangeon, 1999), leurs comportements non conventionnels semblant accréditer leur étiquetage en tant que déviants (Becker, 1985). Les « paradis artificiels » et les substances addictives permettant des expériences « hors du commun » font ainsi partie du mythe de l’artiste.

47

Dans leur représentation de la vie d’artiste, certains musiciens eux-mêmes associent alcool, drogue et licence amoureuse ou sexuelle. Comme le laisse entendre un couple de musiciens interviewés simultanément, les musiciens ont une image de

« dragueurs » qui n’est pas toujours sans fondement :

48

Reste enfin la dimension de la performance physique, la démonstration de virilité du jeu scénique, en particulier pour les interprètes de musiques populaires.

49

Ces diverses caractéristiques — hors-temps social, alcool, drogue, sexe, performance physique — sont autant de traits (supposés ou réels) de la vie d’artiste qui concourent à perpétuer la mythologie de la vie de bohème (Seigel, 1986 ; Graña, 1964), du « musicien underground » (Seca, 2001) et participent à la définition des frontières du masculin et du féminin en musique (Whiteley, 1997). La force de l’arbitraire des préjugés sexistes n’est en effet nulle part aussi manifeste que dans ces espaces de déviance tolérée des enfants de bonne famille dont les filles sont exclues (boys will be boys).

50

L’engagement dans le métier de musicien entraîne de ce point de vue pour certaines des femmes qui en font le choix un authentique dilemme, provoqué par la conjonction de deux statuts sociaux contradictoires – artiste « professionnel » et

51

(17)

Le cas de C., qui se produit pour l’essentiel dans le domaine du jazz

traditionnel, est ainsi assez paradoxal. Chanteuse d’un côté, ce qui correspond à la situation la plus conventionnelle pour les femmes dans la musique de jazz, elle pratique parallèlement le trombone qui, comme tous les cuivres, est au contraire un instrument majoritairement masculin. Elle semble s’être

sciemment orientée vers cet instrument et vers cette musique, imprégnée de la

« masculinité » de ce choix, et semble presque en souligner l’anormalité en évoquant son côté « garçon manqué ». Dans le même temps, elle a ressenti le besoin de former un puis deux groupes « féminins ». Elle semble partagée entre le volontarisme de cette orientation et une certaine soumission aux stéréotypes de la féminité.

« … L’ambiance dans un groupe de filles, c’est extraordinaire. On va parler des gosses, on va parler cuisine, on va avoir les mêmes impressions au même moment, on va avoir des discussions vraiment féminines quoi. On a tous, à mon avis, une grosse part masculine, toute ancrée, pour faire ce métier-là […]

dans les groupes d’hommes, je me fonds. Ils ne vont pas être gênés devant moi pour raconter leurs blagues. […] On joue souvent pour les hommes, des groupes d’hommes, des séminaires. On a nos robes charleston, c’est sympa, quoi, un peu le spectacle aussi. » (C, femme, 34 ans, intermittente indemnisée.)

3.2. La question de l’autorité

Telle musicienne instrumentiste à vent explique ainsi la répartition

traditionnelle des rôles dans l’orchestre : « C’est peut-être plus facile de faire confiance à un homme à l’orchestre, que de faire confiance à une femme. Les hommes sont censés être plus solides. C’est vrai que dans les orchestres, quand on est instrumentiste à vent, on a un rôle important et difficile à assumer. On dit que les hommes sont moins sujets à manquer de confiance [en soi] que les femmes. » (A., femme, 28 ans, enseignante.)

femme –, comparables aux cas du médecin noir ou de la femme ingénieur évoqués par Everett C. Hughes15. Telle est bien l’interrogation formulée par nombre de musiciennes, en particulier dans les musiques populaires, conduites à renoncer au modèle de la femme accomplie (donc lié à la maternité) et à se masculiniser, ou à se projeter à l’inverse dans une identité ultra-féminine. Parfois les deux aspects

— féminin et masculin — se combinent en construisant une identité artistique empreinte d’ambiguïté.

L’image sociale de l’artiste héritée du e siècle se décline également sous un autre visage : celui de la toute puissance créatrice associée à la puissance du pouvoir décisionnel masculin (rôle de leader). En ce sens, les qualités de décision, de contribution personnelle à l’interprétation et de « caractère » de jeu sont valorisées pour les postes de solistes (en orchestre, en particulier). À l’inverse, le tuttiste doit savoir se fondre dans la masse sonore, être à l’écoute, docile aux consignes des chefs.

Tout « naturellement », les qualités de sérieux, de capacités relationnelles, d’écoute voire de soumission, traditionnellement attribuées aux femmes trouvent dans ces postes à moindre exposition sonore et à moindre responsabilité leur « évident » aboutissement. À l’inverse, la solidité supposée des hommes, leurs capacités d’expertise et de prise de décision les conduisent à occuper les postes à responsabilité de solistes, comme dans le monde du travail en général (Schweitzer, 2002).

52

Aussi, parmi les musiciennes qui jouent d’un instrument conduisant logiquement aux places de solistes (instruments à vent), certaines anticipent les difficultés liées aux responsabilités et exigences du poste et répondent aux attendus socio-musicaux en se projetant plus facilement dans des postes de second soliste (donc dans une fonction d’accompagnement) ou comme enseignantes16 (Ravet, 2003b).

53

Dans l’univers de la musique savante, les rapports de hiérarchie et d’autorité paraissent omniprésents tant les institutions elles-mêmes en sont imprégnées : de l’enseignement pyramidal fortement compétitif à l’organisation strictement

54

(18)

Ainsi, I., 42 ans, célibataire, chanteuse lyrique, a suivi une formation académique, au conservatoire et à l’université, en musicologie, entourée et encouragée par sa famille. Elle a vécu de ses engagements de soliste au début des années 1990, mais a connu un gros « passage à vide »à la fin des années 1990, période à partir de laquelle elle sort du régime intermittent. Elle se remet progressivement aujourd’hui de cette période difficile. Elle a suivi une thérapie et s’est remise à enseigner et dit rencontrer beaucoup de satisfactions dans cette activité. Parmi les difficultés qu’elle a rencontrées dans ce métier, et qui ont contribué à ce « passage à vide » de la fin des années 1990, elle évoque l’autoritarisme qui règne dans certains orchestres et l’âpreté des relations de concurrence :

« C’est un milieu très hiérarchisé la musique classique et parfois c’est assez violent. Il y a des chefs qui sont véritablement « sadiques », et qui s’en prennent aux plus faibles (des jeunes femmes en général) et les humilient devant tout le monde. Je me souviens d’un chef à Lyon qui faisaient des crises d’autoritarisme : il avait essayé de s’en prendre à moi, mais je m’étais plutôt bien défendue, du coup il avait trouvé une fille qui avait très peu d’expérience…

C’était des humiliations sur humiliations et elle ne disait rien. » (I., femme, 42 ans, intermittente indemnisée.)

4. Conclusion

structurée et hiérarchisée en orchestre, en passant par les exigences d’excellence et de virtuosité inculquées dès le plus jeune âge pour les interprètes qui veulent se consacrer à ce métier. Les rapports de pouvoir se jouent à tous les niveaux et de manière plus prégnante pour les femmes qui prétendent accéder elles-mêmes aux positions d’autorité.

De fait, parmi tous les interprètes de musique, le cas des chefs — chef de chœur ou chef d’orchestre dans la musique savante — est exemplaire des rapports sociaux de sexe qui se jouent dans les relations d’autorité. À cet égard, les très rares femmes qui s’engagent dans la carrière de chef se heurtent à la plus élevée de toutes les barrières sociales dressées entre les sexes à l’intérieur du marché de l’emploi musical. Celles-ci doivent d’abord convaincre les enseignants/chefs d’orchestre — de fait exclusivement des hommes — du sérieux de leur projet d’apprendre à exercer ce métier, puis gagner la confiance des musiciens d’orchestre tout en luttant aussi contre leurs propres résistances internes à l’exercice de l’autorité (Ravet, 2003a). Si les rapports entre chef et orchestre se transforment et tendent vers davantage de négociation des décisions (Lehmann, 2002 ; François, 2002), les images traditionnelles du chef comme père de la famille orchestrale, comme autocrate ou dictateur, restent tenaces (Adorno, 1994 ; Buch, 2002).

55

L’analyse de la division sexuelle du travail chez les musiciens interprètes français met en lumière deux types de ségrégation entre hommes et femmes qui ne sont pas propres au domaine musical : d’une part, un phénomène de ségrégation horizontale tend à confiner les femmes interprètes dans certains métiers de la musique, en particulier ceux du chant ; d’autre part, un phénomène de ségrégation verticale éloigne les femmes des postes les mieux rémunérés, les plus prestigieux et qui sont liés à des positions d’autorité dans l’interprétation.

56

Ces deux types de ségrégation recoupent en partie la distinction entre les musiques populaires, où la ségrégation horizontale est la forme la plus fréquente de différenciation des situations des musiciens et des musiciennes, et la musique savante, où prévaut plutôt la ségrégation verticale. En outre, aux différentes étapes de la socialisation jouent des injonctions quant à la définition de soi comme artiste musicien qui participent de la sélection et de la distribution des tâches et des rôles masculins et féminins et conduisent les musiciens et les musiciennes à se situer face à leur activité, comme homme ou comme femme, voire — surtout pour les femmes —

57

Références

Documents relatifs

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

Je retrace ici le cheminement intellectuel qui m’a conduite à forger la catégorie d’espace de la cause des femmes [Bereni, 2015] pour répondre à ces questions, et plus largement,

The TESS results indicated that there are two significantly different clusters observed in the colonies (lowest DIC = 3205.2 at K=11): a western cluster including all the

Plusieurs modèles mathématiques peuvent être utilisés pour décrire les isothermes d’adsorption en solution aqueuse, mais seuls les modèles de Langmuir et de Freundlich sont

In every study year, the number of livestock movements between central communes (or between outer communes) was significantly higher (or lower) in the observed network than in

Using data from 94 sample plots in 48 plantations, the effects of tree size, competition, growth rates and site index on the acoustic velocity of planted white spruce

Fibronectin binding protein and host cell tyrosine kinase are required for internalization of Staphylococcus aureus by epithelial cells.. Dziewanowska K, Carson AR, Patti JM,