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ENQUÊTER EN MILIEU POPULAIRE

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Academic year: 2022

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Une étude des échanges symboliques entre classes sociales Gérard Mauger et Marie-Pierre Pouly

Presses Universitaires de France | « Sociologie »

2019/1 Vol. 10 | pages 37 à 54 ISSN 2108-8845

ISBN 9782130821908

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-sociologie-2019-1-page-37.htm

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Enquêter en milieu populaire

Une étude des échanges symboliques entre classes sociales

Investigating working-class households

A study of symbolic exchanges between social classes

par Gérard Mauger

*

et Marie-Pierre Pouly

**

R É S U M É

L’enquête sur l’enquête auprès de ménages des frac- tions stables des classes populaires en France confirme que celles et ceux qui accèdent à la demande d’entretien sont dotés de propriétés parti- culières et d’intérêts spécifiques qui les distinguent de ceux qui s’y soustraient. Deux stratégies complémen- taires sont alors envisagées pour produire des connais- sances sociologiques sur des enquêtés réfractaires à l’enquête. La première tire les conséquences de l’inégale propension à parler de soi en s’efforçant de multiplier les voies d’accès à des enquêtés dont on peut supposer qu’ils risquenta prioride se dérober à l’enquête sociologique. La seconde cherche à reconsti- tuer la structure de l’univers étudié et à rendre intelli- gibles les pratiques ordinaires à partir des réponses différenciées à une même offre de parole sociologique.

MOTS-CLÉS : enquête sur l’enquête, classes popu- laires, relations asymétriques

* Directeur de recherches émérite CNRS, sociologue, CESSP (CNRS-EHESS-Paris I) CESSP-CNRS Pouchet, 59-61 rue Pouchet, 75017 Paris, France

gerard.mauger@cnrs.fr

** Enseignante-chercheure de sociologie, Université de Limoges GRESCO UFR Lettres et sciences humaines, 39 E rue Camille Guérin, 87036 Limoges cedex, France

marie-pierre.pouly@unilim.fr

A B S T R A C T

The reflective analysis of a collective sociological study on the stable fractions of French working-class house- holds confirms that those who accept being intervie- wed have specific social properties and interests that set them apart from those who refuse interviews. This article discusses two complementary strategies to produce sociological knowledge on those who decline sociologists’ solicitations. Attentive to the unequal pro- pensity of individuals to speak of themselves, the first strategy advocates multiplying the channels leading to the establishment of a successful interaction with such interviewees who would otherwise never have accepted to take part in an interview study. The second strategy consists of making sense of the structure and the ordi- nary practices of the social group under study through a detailed analysis of variation in reactions to the inter- view offer.

KEYWORDS: Reflective investigation, working-classes, asymmetric social relationship

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L

’objectivation de la situation d’enquête et des relations entre enquêteur et enquêtés tend aujourd’hui à devenir une pratique routinisée et l’enquête sur l’enquête à s’imposer comme une sorte de formalité de douane épistémologique ou de tribut à acquitter à l’impératif de réflexivité. Mais, au-delà des profits de conformité aux règles de la bienséance acadé- mique qu’elle assure, il faut se demander quelles consé- quences il est possible de tirer de ce genre d’analyse1. On s’efforcera de le faire ici dans le cas des monographies de ménages réalisées dans le cadre d’une recherche collective sur les classes populaires. Ces enseignements sont de deux ordres : les uns, pratiques – comment faire pour accéder à des enquêtés socialement éloignés ? –, les autres, proprement sociologiques – qu’apprend-on sur les enquêtés en enquêtant sur la situation d’enquête ? –, étant entendu que les considéra- tions pratiques portent à conséquences sociologiques.

« Enquêter en milieu populaire » : l’analyse développée ici reprend le titre d’un article antérieur (Mauger, 1991) et prolonge le propos en tenant compte à la fois de diverses transformations qui ont affecté les classes populaires au cours des trente der- nières années (allongement des scolarités, développement des emplois de service, diffusion d’une « culture psy », transforma- tion de l’offre politique et médiatique, etc.) et du changement de cible de l’enquête : alors que l’article de 1991 avait pour objet focal des « jeunes de cités », il s’agit ici de ménages à la situation plus assurée, pour la plupart propriétaires, périurbains ou ruraux. L’enquête dont nous mobilisons ici les matériaux – voir l’article introductif de Marie-Hélène Lechien et Yasmine Siblot – porte sur des fractions des classes populaires qui se démarquent à la fois de la fraction la plus démunie et de la frac- tion la plus proche des classes moyennes.

Les enquêteurs devaient surtout privilégier des couples bi- actifs avec des revenus et une situation relativement stables,

1. La banalisation au cours des années 1970 des enquêtes de terrain en sociologie a suscité le développement des réflexions sur les effets de la situa- tion d’enquête. À cet égard, on peut souligner le rôle joué par la rubrique

« Savoir-faire » de la revueGenèses dans la dissémination d’une pratique réflexive de l’enquête, mais aussi dans la routinisation de l’enquête sur l’enquête. Parallèlement, les manuels de méthode ethnographique qui abor- dent, sous différents angles, la situation d’enquête se sont multipliés en prônant une pratique heuristique de l’enquête sur l’enquête, susceptible de produire des savoirs sur l’univers étudié : voir, par exemple, Beaud & Weber (1997) ; Olivier de Sardan (2008) ; Fassin & Bensa (2008) ; Paugam (2010) ; Papinot (2014).

plutôt éloignés du militantisme politique et des relations privilégiées avec des intellectuels qu’il implique parfois ; ils disposaient d’une certaine latitude dans l’usage du guide d’entretien. Il s’agissait avant tout de trouver des enquêtés qui se prêteraient au jeu de la « monographie de ménage », exer- cice qui exigeait d’accorder temps et confiance aux enquê- teurs et enquêtrices pour aborder, au cours de multiples entretiens, l’ensemble des thèmes répertoriés dans un long guide collectif traitant des thèmes aussi variés que le travail, le budget, l’école, les loisirs, le rapport à la politique, au corps, à l’alimentation, etc.2. L’analyse conduite a posteriori sur l’ensemble de la population finalement enquêtée confirme qu’elle correspond au « centre » de l’espace des classes popu- laires tel qu’on peut le délimiter statistiquement3.

Mais, dans la perspective propre à l’enquête sur l’enquête, la population rencontrée peut être également définie comme l’ensemble de celles et ceux qui – au sein des classes popu- laires – ont accepté de se prêter à l’enquête, c’est-à-dire aussi comme cette fraction des classes populaires (plus féminine que masculine) qui a intériorisé les dispositions et accumulé des ressources qui lui permettent de s’y exposer. C’est dire que cette fraction des classes populaires est peut-être aussi celle dont les membres se prêtent le mieux à l’enquête, et cela d’autant mieux qu’ils sont rompus aux échanges, dans divers contextes, avec des membres des classes supérieures.

L’enquête sur la situation d’enquête permet alors d’observer les rapports de classe tels qu’ils s’expriment dans des inter- actions plus ou moins prolongées entre des agents inégale- ment dotés de ressources économiques et culturelles. La relation d’enquête est, en effet, un cas particulier des relations de face-à-face entre individus socialement hiérarchisés et, de ce fait, une situation qui se prête à l’étude des échanges sym- boliques entre classes sociales.

2. Voir le guide d’entretien/la fiche de synthèse en annexe électronique de l’introduction, https://journals.openedition.org/sociologie/4839.

3. Voir page 10 de l’introduction la figure 1 qui situe les ménages étudiés dans l’enquête collective par rapport à l’espace des ménages ouvriers- employés (EnquêteEmploi2014 ; variables de sexe, âge, nombre d’enfants, position sociale du conjoint, revenu, diplôme et origine sociale, situation rési- dentielle). Le corpus des ménages enquêtés se situe, pour l’essentiel, dans la zone constituée des ménages les plus stables. Voir aussi le tableau 1 des enquêté·e·s page 7 de ce numéro.

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Enjeux pratiques : comment accéder à des enquêtés socialement éloignés ?

L’analyse des formes prises par la situation d’enquête conduit à s’interroger d’abord sur ses conditions sociales de possibilité.

Comment réduire la distance qui sépare le monde des socio- logues et celui des classes populaires ? Elle invite ensuite à s’interroger sur les propriétés de l’enquêteur et les modes de présentation de l’enquête les plus favorables à l’établissement de la situation d’enquête. Si certaines monographies font état des réticences plus ou moins explicites de tel ou telle enquêté·e, aucune ne mentionne de refus de se prêter à l’enquête. L’apparente banalité des accords obtenus peut sans doute être portée pour partie au crédit de la diversification des stratégies d’accès, de la multiplication des enquêteurs et enquêtrices et des stratégies de présentation de l’enquête. Ces interrogations conduisent alors à prendre la mesure des conséquences sociologiques de ces stratégies diversifiées d’accès au terrain : sur la délimitation de la population enquê- tée, d’une part, sur son degré de cloisonnement ou de décloi- sonnement par rapport au monde des intellectuels et sur le type d’interactions susceptibles de s’établir entre enquêteurs et enquêtés, d’autre part.

Les modes d’accès aux enquêtés

Dans le cas présent, l’accès aux enquêtés passe par deux types de relais : institutionnels ou personnels.

L’inventaire des relais institutionnels mobilisés au cours de l’enquête conduit à y distinguer trois catégories : d’une part, les employeurs ou les situations d’emploi, d’autre part, les formes institutionnalisées d’encadrement des classes popu- laires, enfin, diverses institutions (ou situations) qu’on peut caractériser par une certaine mixité sociale.

Si la relation d’enquête peut être établie par l’intermédiaire d’un employeur public ou privé, les sociologues participant à cette recherche n’envisagent cette possibilité qu’avec cir- conspection. Outre, en effet, qu’obtenir l’accord de l’employeur ne va pas de soi, beaucoup redoutent la défiance

4. L’anticipation semble bien fondée : les monographies témoignent de l’importance des discours critiques envers l’encadrement, les patrons, les actionnaires, le management.

des salariés à l’égard d’enquêteurs qui risquent d’apparaître

« mandatés par la direction4». Symétriquement, le recours à l’entremise syndicale, outre qu’il risque de circonscrire l’enquête aux seuls syndiqués, confère implicitement à l’enquêteur une sorte de mandat syndical. C’est pourquoi l’accès aux salariés d’entreprises publiques ou privées s’efforce souvent de contourner directions et syndicats.

Enquêtant ainsi sur le redressement judiciaire d’une usine, Matéo Sorin, qui voulait « entrer sur le terrain » en ne passant ni par le syndicat (CGT), ni par la direction, afin de « ne pas y être associé », a mobilisé son réseau familial pour entrer en contact avec des ouvriers de l’entreprise étudiée. De même, Audrey Richard a fait la connaissance de Chloé Daroin, agent commercial de la SNCF, au cours d’un stage en gare dans le cadre de sa thèse sur les agents SNCF « au contact de la clientèle ». Si, dans le cadre d’une enquête en cours auprès des salariés d’un site de PSA, Séverine Misset a eu recours initialement aux organisations syndicales, elle s’est efforcée ensuite de diversifier ses modalités de contact avec les sala- riés, en utilisant des réseaux sociaux professionnels (du type Viadeo, Linkedin, JDNréseau, etc.) pour éviter l’entrée par l’employeur ou le syndicat : c’est ainsi qu’elle a rencontré Phi- lippe Chapalain, ouvrier qualifié, qui s’est porté volontaire. Cas particulier du recours à un employeur, l’accès aux enquêtés peut également passer par une relation de service préétablie entre l’enquêteur et une femme de ménage, une assistante maternelle, etc. : c’est le cas de Véronique Delage, assistante maternelle, qui a antérieurement gardé le fils d’une des enquêtrices et qui a aussitôt accepté le principe de l’entretien, sans poser de questions, à la fois parce qu’elle trouvait

« sympas » les couples de parents (universitaires) dont elle gardait les enfants, parce qu’elle était à la recherche d’un troi- sième enfant à garder et parce qu’elle était engagée dans une logique de « sortie par le haut » du métier d’assistante mater- nelle. En acceptant l’entretien, Véronique Delage « rendait service » à l’employeur (elle est et se dit « serviable »), mais c’était aussi une manière de s’assurer que ces parents pour- raient à leur tour lui rendre service quand elle chercherait d’autres enfants à garder.

L’accès aux enquêtés peut également passer par telle ou telle forme institutionnalisée d’encadrement : syndical, social, pro- fessionnel, etc. C’est ainsi que Yasmine Siblot a rencontré

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Chantal Monlouis, ouvrière dans une blanchisserie hospita- lière, dans le cadre d’une recherche sur contrat avec l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES, géré collective- ment par les confédérations syndicales), réalisée à la demande de la CGT sur le fonctionnement syndical. À l’occa- sion d’une enquête antérieure financée par la CNAF, Marie Cartier a connu Régine Leblanc, assistante maternelle, qui s’était portée volontaire par écrit pour un entretien, en réponse à un courrier à en-tête de l’Université de Nantes pour une recherche sur les transformations du métier (« trop méconnu ») d’assistante maternelle. Vanessa Stettinger a pris contact avec Sylvie Barderon par l’intermédiaire de l’Associa- tion pour la gestion des services sociaux (AGSS) de l’Union départementale des associations familiales (UDAF) dans le cadre d’une recherche sur la construction des liens familiaux au sein de familles appartenant aux fractions les plus dému- nies des classes populaires et prises en charge par des institu- tions sociales. D’une façon plus générale, les institutions qui prennent en charge la fraction la plus démunie des classes populaires peuvent servir d’intermédiaires pour accéder aux enquêtés, en fournissant des listes de familles dans le cadre d’enquêtes qu’elles commanditent. Enfin, Anne-Marie Arborio a rencontré Mina Carry dans le cadre de rencontres régionales d’aides-soignantes où elle avait été invitée pour parler de ses recherches sur le métier et où Mina Carry devait témoigner de son expérience du diplôme universitaire de soins palliatifs.

La rencontre peut encore se faire dans le cadre d’institutions ou de situations sociales qu’on peut caractériser par leur rela- tive « mixité sociale » : écoles maternelles ou écoles primaires, collèges5, associations de parents d’élèves, associations spor- tives, colocation, etc. Ainsi Olivier Masclet a-t-il fait la connais- sance d’Éric puis de Cécilia Dufar en tant que parents d’élèves scolarisés dans la même école publique. Quoique la rencontre soit rendue possible par la fréquentation d’une même école, la distance sociale entre des parents inégalement dotés de ressources économiques et culturelles n’est pas annulée : ultérieurement, Cécilia explique ne pas être à l’aise avec les parents de l’école ; elle les décrit comme se jugeant « supé- rieurs» ou cherchant à « faire amis-amis » avec les ensei- gnants. Des enquêtes menées dans le cadre de thèses en

5. En dépit de la ségrégation sociale et spatiale et des effets qu’elle induit sur la mixité sociale des établissements scolaires, on peut supposer que la mixité sociale dans l’enseignement primaire et au collège est plus grande qu’au lycée, eta fortiorique dans le supérieur.

cours utilisent le relais d’institutions culturelles ou sportives dont le public est à la fois « jeune et mélangé ». C’est en parti- cipant aux cours de zumba dispensés dans l’école de la commune où elle mène une enquête pour sa thèse que Maulde Urbain-Mathis a rencontré Nadège Lancel, jeune mère au foyer, antérieurement vendeuse puis aide-ménagère, nou- vellement arrivée dans la commune, qui souhaitait « s’investir dans le village ». Cyrille Rougier a fait la connaissance de Damien Morand, manutentionnaire, dans le club de football où il a enquêté entre 2007 et 2012. Dans le cadre d’une thèse sur les ouvriers des entrepôts logistiques de la grande cou- ronne parisienne, Lucas Tranchant, qui cherchait à se rappro- cher de son terrain, a vécu en colocation avec Clément Jacquet (facteur au chômage) et Élodie Paillé (vendeuse au chômage), contraints « pour joindre les deux bouts » de louer une chambre de la maison dont ils étaient propriétaires.

Outre ces relais institutionnels, l’accès aux enquêtés peut mobiliser enfin des relations familiales ou amicales établies avec des ressortissants des classes populaires. Mireille (employée ANPE) et Roger (ouvrier qualifié) Monteil sont « des connaissances » d’Henri Eckert, rencontrées et fréquentées par l’intermédiaire d’une amie commune. Denis Marronnier (adjoint technique territorial) est le cousin germain de Marjorie Tilleul : Denis et Barbara, sa compagne, « l’ont considérée comme un membre de la famille, plus que comme une étu- diante en sociologie ». Henry Vasseur (coiffeur) est le parrain de l’enquêteur et le meilleur ami de son père. Valentin Dufour (livreur) est le cousin d’Adèle Barraud (il lui est arrivé à plu- sieurs reprises de « faire des soirées » avec lui et ses amis).

Jean Audouin (convoyeur de poids lourds) est l’oncle maternel de Clément Degout (ses parents entretiennent de « bonnes relations », bien que les réunions familiales se soient raréfiées depuis quelques années)6. Max Torelli (ouvrier qualifié) est l’oncle paternel d’un des enquêteurs, qui ne l’a rencontré, enfant, qu’à l’occasion de vacances chez son arrière-grand- mère paternelle. Jean-Noël Retière a mobilisé une relation amicale « de jeunesse » avec Marcel Ratelier (tuyauteur) et Nadou Ratelier [agent territorial spécialisé des écoles mater- nelles (ATSEM), comme la mère de Jean-Noël], longtemps

6. Dans ces quatre monographies, les enquêteurs et enquêtrices sont étu- diants (master et doctorat).

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perdus de vue, mais avec lesquels il a renoué depuis quelques années et repris contact à l’occasion d’une enquête sur les ATSEM. Apparentée à ces relations « personnelles », la rela- tion d’enquête peut enfin s’établir par le biais d’un « intermé- diaire » (qu’on peut définir comme un agent dont l’univers de sociabilité inclut l’enquêteur et un ou plusieurs enquêtés vir- tuels). Antoine Younsi et Anya Bouamama, étudiants de socio- logie, ont rencontré Alain (conducteur de car) et Nathalie Rigaux (mère au foyer) par l’intermédiaire de leur fils Thomas qui milite dans la même organisation qu’Antoine à l’université.

Romain Boyer (releveur de compteurs) est l’ami d’un ami très proche de Cyrille Rougier. Samuel Bidaud (tourneur fraiseur) et Vanessa Le Coz (technicienne d’approvisionnement) sont des amis d’enfance de la sœur de l’enquêtrice. Myriam Sana- tanazefi (femme de ménage) est la sœur de Michel, qu’Olivier Masclet a rencontré à l’école de ses filles. Ces liens interper- sonnels ne lèvent pas pour autant toutes les réticences : une semaine après que les parents de Thomas aient accepté l’entretien, Thomas dit aux enquêteurs qu’ils semblent « un peu sceptiques », « se posent des questions sur qui ils sont et pourquoi ils s’intéressent à eux » (ils reposeront ces questions lors de la première rencontre) et demandent un papier « offi- ciel » de l’université. Les relations de Romain avec Jean, l’ami de Cyrille, ont parfois été tendues, notamment lors de soirées alcoolisées, où ressortaient un certain nombre de reproches sur la « réussite » de Jean, éducateur spécialisé, titulaire d’une licence de géographie et qui a mené ses études parallèlement à un engagement syndical et politique intense qui lui a valu sa réputation locale. Clément Jacquet dit pour sa part à Lucas Tranchant, avec qui il a cohabité plusieurs mois : « Moi j’aime pas raconter ma vie sans savoir après qui va lire tout ça. Tu dis que c’est anonyme, moi rien ne me dit que c’est anonyme… ».

Ces différents modes d’accès aux enquêtés contribuent à définir des types d’interactions entre enquêteurs et enquêtés et des formes de domination (souvent euphémisées ou déniées).

La domination, et la violence symbolique qu’elle implique, sont inhérentes, en effet, à la dissymétrie entre des interlocuteurs très inégalement dotés en capital économique et surtout en capital culturel. Comme le note John Gumperz, « même si

7. Dans les cas de refus d’enquête ou de réticences, les sociologues sont généralement réduits à expliciter, sur la base d’indices et sans certitude, les raisons qu’ont les enquêtés de se soustraire à l’interaction.

prévaut en surface une impression d’égalité, de réciprocité et de cordialité, les rôles des participants, c’est-à-dire le droit à la parole et l’obligation de répondre, y sont prédéterminés ou, du moins, font l’objet d’une forte contrainte » (Gumperz, 1989, p. 13). Dans la mesure où Régine Leblanc et Véronique Delage, assistantes maternelles, sont des habituées des visites à domi- cile de la Protection maternelle et infantile (PMI), Marie Cartier, Marie-Pierre Pouly ou Marie-Hélène Lechien s’efforcent de se démarquer de la figure des « visiteurs » et des parents employeurs, à laquelle elles sont implicitement assimilées. De même, Vanessa Stettinger explique qu’elle n’a aucun lien avec l’éducateur du fils de Sylvie Barderon qui l’a mise en contact avec elle (explicitant ainsi l’absence d’incidence de la situation d’enquête sur la mesure éducative). Dans tous les cas, il s’agit de tenter d’infléchir la relation de contrôle inhérente aux institu- tions d’encadrement comme aux relations de service. En ce qui concerne les relations familiales ou amicales préétablies, la demande d’entretien s’inscrit dans le cycle des échanges de dons et de contre-dons (sans exclure pour autant la domina- tion). Si l’existence de relations familiales ou amicales porte à accepter de se prêter à l’enquête (« je ne pense pas que je l’aurais fait avec un étranger » explique Claudine Fournier, la conjointe d’Henry Vasseur, à l’enquêteur, filleul de son compa- gnon), une partie des enquêtés ne se plie à l’exercice que par obligation familiale. Ainsi, Jean Audouin qui a tenté à diverses reprises de se soustraire à l’enquête, ne cache pas ses réti- cences à son neveu. À la fin du seul entretien qu’il ait accepté, Jean dit à Clément Degout qu’il s’y est prêté « pour [lui] rendre service » et laisse entendre que son aversion pour l’exercice tient à une forme de pudeur. Plus généralement, on peut sup- poser7l’existence d’une certaine défiance à l’égard de l’asymé- trie informationnelle imposée par la situation d’enquête qui fait, ici, de son neveu le dépositaire de nombreuses informations, sans réciprocité. À l’inverse, Roger Monteil a tenu à dire à Sonia, qui a rapporté ses propos à l’enquêteur (Henri Eckert), que les entretiens avaient permis de « mieux se connaître ».

Mais les membres de la famille contactés pour l’enquête relèvent aussi souvent le peu de nouvelles données par le socio- logue. Max (ouvrier qualifié) et Françoise (employée de com- merce) acceptent le principe de l’entretien avec leur neveu pour

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renforcer les liens distendus : « ça sera l’occasion de te voir ».

La démarche professionnelle « intéressée » du sociologue contraste avec l’intérêt que Max et Florence accordent au ren- forcement des relations (asymétrie qui engendre chez le socio- logue un sentiment de culpabilité).

L’étude des conditions de possibilité de la situation d’enquête est aussi une enquête sur la question des frontières et de la porosité entre classes sociales, de leur inégal enclavement ou désenclavement, et sur les opportunités et les sites de ren- contres entre intellectuels (en l’occurrence des sociologues) et classes populaires. Ainsi l’enquête sur l’enquête fait-elle appa- raître l’inévitable décloisonnement social des personnels de service (surtout des femmes) ou des classes populaires enca- drées par les services sociaux et les opportunités de décloison- nement liées à la massification scolaire, ou celles plus anciennes associées à l’investissement syndical ou politique.

Quant à la mobilisation par les enquêteurs de relations fami- liales ou amicales préétablies, visant à éviter que seuls les plus disposés à parler se saisissent de l’offre de parole, elle suppose des enquêtés de classes populaires dont le réseau de relations sociales contient au moins un intellectuel (l’enquêteur), ce qui spécifie également les classes populaires rencontrées. Elle indique sans doute la relative fréquence des sociologues d’origine populaire et, de façon générale, les effets induits par l’accès banalisé des enfants de classes populaires à l’université : l’existence de passerelles entre les classes populaires et le monde étudiant a perdu son statut d’excep- tion. Peut-on en déduire pour autant un décloisonnement des classes populaires ? En fait, il semble à la fois que les liens existants soient plutôt distendus et que le souci de les entrete- nir (hormis la situation d’enquête) soit quasi exclusivement le fait des classes populaires : outre la volonté de « rendre service », celle de « mieux se connaître » et de resserrer les liens familiaux, présente dans plusieurs monographies, semble être à sens unique. La réussite scolaire et sociale de ceux qui sont originaires des classes populaires implique, en effet – au moins à terme –, le relâchement, sinon l’abandon, des relations avec l’univers d’origine.

8. Depuis quelques années, l’UFR de droit, pour gagner de l’argent, loue ses locaux à l’Union départementale des associations d’assistantes maternelles et familiales.

Les propriétés des enquêteurs

Les propriétés sociales de l’enquêteur ou de l’enquêtrice sont inégalement favorables à ce que les enquêtés désignent comme un « climat de confiance » qui se manifeste, par exemple, dans la substitution des bises à la poignée de main, du tutoiement au vouvoiement, ou dans les invitations à prendre le café ou l’apéritif.

Il s’avère ainsi que le statut d’étudiant y est particulièrement favorable. Si relative soit-elle, la démocratisation scolaire implique, en effet, une sorte d’obligation d’aide à l’égard d’« un jeune » qui pourrait être un membre de la famille. Ainsi, selon Matéo Sorin, son statut d’étudiant a certainement suscité chez Françoise Cordier « l’envie de l’aider ». De même, Laurent Douillard, outre qu’il voyait dans l’enquête de Matéo Sorin l’occasion d’exposer ses inquiétudes et ses colères, était partiellement mû par la volonté d’« aider un petit jeune ». De même encore, Marie Cartier se voit assimilée au monde étu- diant par Régine Leblanc qui s’obstine à lui demander quel diplôme elle prépare (la fille cadette de Régine a fréquenté l’université et elle-même y a suivi une formation pour les assis- tantes maternelles8). « J’ai expliqué que j’étais enseignante, qu’il s’agissait d’une recherche. Un an et demi après, elle m’a reposé la même question. Je représente à ses yeux de manière floue le monde des études dans lequel sont aussi engagées ses filles », note Marie Cartier. Barbara et Denis Marronnier ont accepté de se prêter à l’enquête de Marjorie Tilleul qui leur a dit qu’elle faisait cette enquête « pour ses études ». Cécile Pillier, employée d’un salon de coiffure régulièrement invitée à faire partie du jury du « Brevet professionnel coiffure » dans son ancien lycée, est sensible au statut d’étudiante de Maulde Urbain-Mathis et l’interroge avec intérêt sur sa thèse (à l’inverse, ce statut contribue au silence relatif de son mari plus éloigné de l’univers scolaire). À la fin du second entretien réalisé avec le couple, dictaphone éteint, Cécile Pillier a inter- rogé l’enquêtrice sur son travail : celle-ci a présenté l’enquête comme « un travail salarié, qu’ils ont beaucoup facilité ».

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Par ailleurs, tout porte à croire que les « primes dispositions » associées à des origines populaires favorisent la réussite de

« l’examen de passage » qui prélude à l’établissement (et à la poursuite) de la situation d’enquête et dont les critères impli- cites sont « la simplicité », « l’accessibilité », « la disponibi- lité », « l’ouverture », etc. Les propos de Myriam Sanatanazefi, femme de ménage, présidente de l’association de parents d’élèves, permettent de cerner ce qu’est, de son point de vue, un dominant « sympa ». Ce classement suppose un style d’interactions où la domination objective est atténuée sinon déniée. Les parents « sympas », explique-t-elle à Olivier Masclet, sont « ouverts », « chaleureux », « simples », « vrai- ment cools », « pètent pas plus haut que leurs fesses », « ils me parlent normal quoi », « on se tutoie, on se fait la bise »,

« ils pourraient te regarder de haut, mais pas du tout quoi »,

« oui ils ont de l’argent, mais ils sont très simples ». Ce classe- ment n’exclut pas pour autant la prudence, le contrôle, le souci de « rester à sa place » : « on peut pas faire comme si on était des copines », explique-t-elle à propos d’une institu- trice. Elle s’excuse en permanence « d’avoir un petit niveau » et s’efforce de « se rendre utile ». A contrario, la domination devient insupportable et conduit à l’exit dès lors qu’elle est « affichée » : Myriam dénonce les parents « très prout prout », « fiers », qui « vous prennent de haut », « qui se croient parce qu’ils gagnent plus d’argent ».

Henry Vasseur (coiffeur) et le père de l’enquêteur, du même âge et originaires du même village, se sont connus à l’école primaire, ont tous les deux été enfants de chœur et ont déve- loppé les mêmes passions pour la mécanique et la moto : l’enquêteur se trouve être, en quelque sorte, l’héritier pré- somptif de cet ensemble d’expériences sociales et des goûts correspondants (on peut d’ailleurs déceler une fonction « per- formative » dans le choix qu’a fait son père d’attribuer Henry comme parrain à l’enquêteur)9. Outre que la connaissance partagée d’un intermédiaire crédite l’enquêteur d’un préjugé favorable (selon le principe : « les amis de mes amis sont mes amis ») et en fait le bénéficiaire de l’obligation de « rendre service », Matéo Sorin, « héritier » culturel côté maternel, « a grandi dans le coin dans une famille ancrée localement », a aussi, côté paternel, « baigné dans le milieu rural agricole »

9. On peut interpréter l’attribution d’un parrain (ou d’une marraine) dans la même perspective que celle d’un prénom ou d’une ressemblance (Vernier, 1999, p. 11-124).

(de sorte qu’on peut lui supposer un « habitus clivé »). Fran- çoise Cordier (ouvrière à la retraite) confie à Matéo qu’elle a accepté de poursuivre parce qu’« il a bien passé pour la pre- mière enquête ». Il s’avère ainsi que l’enquête de l’enquêteur se double d’une enquête – implicite ou explicite – des enquê- tés sur l’enquêteur (Mauger, 1991, p. 132-133).

Si l’ancienneté des relations facilite l’établissement de rapports de confiance et l’acceptation du principe de l’enquête, la dis- tance sociale se rappelle néanmoins de multiples manières.

Ainsi, quand Yasmine Siblot (qui n’était plus « une jeune » qu’il fallait aider) revient au local syndical, quelques années après une première enquête, et « tombe sur Chantal Mon- louis », cette dernière lui demande de venir lui expliquer ce qu’elle souhaite faire. Elle et ses collègues lui posent alors des questions beaucoup plus précises sur son poste, sa vie de famille, son logement, son syndicat, l’école de ses enfants, etc., discussion qui tend à expliciter la différence de classe qui les sépare en dépit d’une proximité d’âge et de genre.

Dans le cas d’une relation d’enquête établie avec une assis- tante maternelle qui a gardé l’enfant d’une des deux enquê- trices, l’asymétrie de l’entretien réitère celle de la relation employeur-employé, relation asymétrique évoquant la domes- ticité. D’où le malaise ressenti par moments par l’enquêtrice qui n’assumait pas facilement, lorsque son enfant était gardé, l’idée de rémunérer directement une femme occupant une position plus basse que la sienne pour lui permettre d’aller exercer son métier symboliquement plus valorisant10.

Tendanciellement, deux configurations d’entretien dominent dans notre corpus. D’un côté, des entretiens sollicitésviades relais institutionnels ou des relations d’interconnaissance éta- blies notamment par l’intermédiaire des enfants, par des enseignants-chercheurs titulaires âgés de plus de 40 ans, plus ou moins éloignés des classes populaires par leurs origines sociales ou par leur style de vie ou leur position actuels : entre- tiens acceptés par des enquêtés de la même génération dispo- sés, pour des raisons que l’on exposera ci-après, à se saisir de cette offre de parole. De l’autre, des entretiens réalisés par des étudiants/doctorants souvent issus des classes populaires

10. Monographie Véronique Delage (assistante maternelle) – Marie-Hélène Lechien et Marie-Pierre Pouly.

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et mobilisant leurs réseaux amicaux et familiaux ou les rela- tions amicales nouées sur leurs terrains d’enquête auprès d’enquêtés du même âge ou, dans le cas des relations fami- liales, plus âgés, et disposés à leur « donner un coup de main ». Tout porte à croire qu’une partie des enquêtés, notam- ment dans le deuxième groupe, auraient échappé à l’enquête dans le cadre d’offres discursives plus officielles : s’ils ont accepté de s’y prêter, c’est en raison de la contrainte morale de « rendre service » que faisaient peser les relations anté- rieures à l’enquête.

La présentation de l’enquête

Enfin, le mode de présentation de l’enquête est plus ou moins favorable à l’accord des enquêtés. Il semble que plus l’objet de l’enquête est large et sans hiérarchisation sociale trop expli- cite, plus les enquêtés s’y prêtent. Tout se passe comme si l’universalité de l’objet garantissait à la fois d’avoir quelque chose à dire et un point de vue « qui en vaut un autre ». La plupart des enquêteurs ont ainsi présenté l’enquête comme la collecte de témoignages sur « les modes de vie des Français » avec des questions sur « tous les aspects de la vie quoti- dienne ». À l’inverse, il semble que les enquêteurs se soient abstenus de déclarer une enquête sur « les classes popu- laires11» qui aurait impliqué un classement des enquêtés. On peut supposer, en effet, que cet évitement procédait du souci qu’avaient les enquêteurs d’éviter tout classement à leurs enquêtés dont ils présumaient, sans doute à juste titre, que,

« mal classés », ils ne pouvaient que s’efforcer de le contourner.

Hier, j’ai profité de la fête d’avant les vacances de Pâques pour solliciter Éric. Je discutais avec d’autres parents – Yasmina et Michel – quand il a pénétré dans la cour de l’école, téléphone à l’oreille. Il connaît bien mes interlocuteurs et vient naturellement vers nous. On discute de choses et d’autres. Et je me lance : « Dis-moi Éric, j’ai une proposition à te faire… ». Éclat de rire du petit groupe que nous formons. Éric fait une grimace exprimant sa crainte à l’idée d’avoir à subir des choses tordues. « Non, rassure-toi, c’est pas une proposition malhonnête… Je fais un travail en ce moment avec des

11. À l’exception d’Audrey Richard auprès de Chloé Daroin, agent commer- cial SNCF « portée sur la culture », qui valorise la fréquentation amicale d’Audrey, alors doctorante en sociologie et se dit très intéressée par la démarche sociologique. Rencontrée lors d’un stage, Chloé explique à Audrey qu’elle connait la sociologie, s’appuyant sur l’expérience universitaire de son compagnon dans ce domaine (Jérémy a suivi une première année de sociolo- gie). Audrey a par la suite proposé à Chloé de lire certains de ses travaux, ce qu’elle a interprété comme une marque de « confiance ». Pour la monogra-

collègues sur les loisirs et le travail, comment on organise les choses, sur ce qu’on aime faire. Et je cherche des gens qui accepte- raient de me parler de ce qu’ils font et… ». Yasmina me coupe alors pour lancer une plaisanterie qui est en même temps une provoca- tion : « Méfie-toi, il a pensé à toi parce que t’es un cas social… ».

Éric rit. Je poursuis, sans rire, et Yasmina sentant que je ne suis pas très content s’éloigne pour retrouver ses enfants. « J’ai pensé à toi parce que je sais que t’es très sportif et ça m’intéressait de com- prendre ton rapport au sport, comment tu t’organises avec le boulot et la famille12. »

Marie Cartier évoque d’abord une enquête « d’intérêt général » (qui concerne tout particulièrement les assistantes mater- nelles) sur « la conciliation entre vie professionnelle et vie privée », mais elle présente ensuite sa recherche en disant qu’il s’agit de faire « un portrait des Français d’aujourd’hui » dans une perspective comparative inter-régionale. Marie Cartier relève néanmoins que Régine Leblanc réinterprète à sa manière, elle aussi, l’objet de l’enquête : à sa fille qui l’encou- rage à y participer, elle explique qu’il s’agit d’une « étude sur les gens aux revenus modestes et le gouvernement, les lois ».

Dans ce cadre, les enquêteurs s’efforcent d’ajuster les ques- tions abordées à leurs interlocuteurs. Ainsi Vanessa Stettinger évoque une enquête sur « les relations familiales dans les

“familles en difficulté” ». Olivier Masclet adapte pour sa part ses questions aux membres du couple : la dimension familiale pour Cécilia, le sport, les loisirs et le travail pour Éric Dufar.

Éric accepte sans l’ombre d’une hésitation mon invitation à parler des loisirs et du travail. […] J’ai, en effet, limité l’objet de mon enquête à la question des loisirs et du travail, considérant que ces thèmes pouvaient l’intéresser et le valoriser. Outre son goût pour le sport, je savais, après en avoir parlé avec lui, que son travail était important à ses yeux et qu’il était assez satisfait de travailler à la médiathèque [bâtiment prestigieux de la commune]. J’évoque éga- lement la possibilité d’inclure Cécilia dans la discussion autour des loisirs et de la famille. Ce qu’il accepte sans trop d’hésitation. […]

La veille de l’entretien [avec Éric], je le retrouve au départ du car emmenant nos filles en classe de mer. Cécilia est présente ce matin- là et semble parfaitement informée de mon projet de les interviewer, elle et lui. Je profite de cette rencontre pour négocier un entretien avec eux deux, que Cécilia accepte sans difficulté. Je reformule cependant l’objet de mon enquête en insistant davantage sur la dimension familiale. Le sujet « parle » à Cécilia qui enchaîne aussitôt en évoquant les absences d’Éric à cause du sport13.

phie, Audrey a pris le parti de lui dire qu’elle avait pour objectif de s’intéresser à un groupe social particulier : « ni les classes moyennes, ni les groupes en situation de précarité… entre les deux ».

12. Monographie Éric et Cécilia Dufar (gardien de bibliothèque catégorie C et caissière) – Olivier Masclet. Notes de terrain, 19 avril 2014.

13.Idem.

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Les types d’accès aux enquêtés comme les modes de présen- tation de l’enquête circonscrivent également les thèmes sus- ceptibles d’être évoqués. Les relations établies dans un registre familial ou amical semblent être un obstacle pour aborder « l’intimité » dans le cadre d’une relation de dévoile- ment asymétrique. Clément Degout explique à Jean Audouin (son oncle) qu’il s’agit d’une étude menée dans toute la France à travers des portraits de ménages divers. Jean hésite un peu et lui dit : « Y’a pas de problème, je peux te parler du boulot ».

Clément précise alors qu’il s’agirait aussi d’évoquer des

« thèmes plus larges » et mentionne les revenus, les loisirs, les enfants, leur « parcours » et s’attire cette plaisanterie de Jean :

« Tu veux qu’on parle de notre sexualité ? ». De même, Nadège Lancel, mère au foyer (anciennement vendeuse et aide-ménagère) sollicitée par une amie rencontrée à lazumba, lui demande : « Y a des questions cochonnes ? ». Certains enquêtés s’interrogent à la fois sur le niveau de précision des réponses attendues et sur celui qu’ils sont disposés à accorder.

À la suite d’un service rendu (son aide pour leur déménagement), Lucas Tranchant sollicite la participation d’Élodie Paillé et Clément Jacquet à « une étude collective sur les ménages français ». Ils acceptent « pour lui rendre service, même s’ils n’aiment pas trop parler d’eux ». Clément fait des réponses très courtes, voire minima- listes, « comme si c’était un questionnaire à réponses fermées », mais on peut aussi interpréter cette forte réticence à parler de soi

« comme une volonté de préserver leur intimité et leur vie privée » (raconter « des années de galère ») ou encore comme une tentative de « conformer leurs réponses à ce qu’ils imaginent être les réponses légitimes ». Lors d’un deuxième entretien, Élodie s’est davantage prise au jeu alors que Clément fait les mêmes réponses minimalistes que la fois précédente14.

Enjeux sociologiques : qu’apprend-on sur les enquêtés en enquêtant sur la situation d’enquête ?

L’analyse de la situation d’enquête et, en particulier, l’interro- gation sur ses conditions sociales de possibilité, conduit à s’interroger symétriquement sur les propriétés sociales des enquêtés qui les portent à s’y prêter et les conditions plus ou moins implicites ou explicites qu’ils posent pour poursuivre.

Dans cette perspective, il faut s’interroger à la fois sur les

14. Monographie Élodie Paillé et Clément Jacquet – Lucas Tranchant.

usages faits par diverses catégories d’enquêtés de « l’offre de parole » de l’enquêteur et sur la délimitation de l’échantillon qu’elle implique : quelles propriétés faut-il avoir pour s’en saisir ?

Dans la mesure où cette enquête sur les classes populaires avait notamment pour objet les incidences, sinon le caractère structurant, de leurs relations avec les classes supérieures dans le cadre du travail (et notamment des relations de ser- vices) mais aussi des loisirs, de la famille, des espaces rési- dentiels, etc., il faut se demander ce que les rapports établis dans le cadre de la situation d’enquête – cas particulier et relativement extraordinaire de la gestion de relations sociales asymétriques – disent de la manière dont les enquêtés gèrent ordinairement ces formes d’asymétrie sociale. L’analyse des relations d’enquête renseigne alors sur les rapports de domi- nation au quotidien, sur les ajustements mutuels et les formes de coopération ou d’évitement qu’induit ce genre de contacts.

Dispositions des enquêtés et usages de l’offre de parole

Ce qui peut apparaître comme des propriétés psychologiques différenciées peut aussi être interprété comme des écarts d’attitudes dans la confrontation à la domination qui renvoient à des écarts de capital scolaire, à des oppositions de genre, etc. Il apparaît que la propension à se prêter à l’enquête dépend à la fois de la bonne volonté scolaire ou culturelle des enquêtés et de l’opportunité qu’ils y voient de défendre leur cause ou de pouvoir « se confier ».

L’importance contemporaine de l’enjeu scolaire pour l’accès à l’emploi est sans doute au principe d’une bonne volonté sco- laire généralisée qui s’est accentuée depuis les années 1990 (Poullaouec, 2010) et d’une forme de bienveillance à l’égard du monde de l’école de la part de familles soucieuses de la réussite scolaire de leurs enfants. Éric et Cécilia Dufar vou- draient ainsi que leur fille fasse des études pour pouvoir

« décrocher un bon emploi ». Véronique Delage estime que la fréquentation d’enseignantes est valorisante, mais elle y voit aussi un capital social virtuellement utile au « salut scolaire » – plus que culturel – de la famille. Régine Leblanc qui perçoit

« de manière floue » en Marie Cartier une représentante du

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« monde des études », fait preuve d’une « bonne volonté sco- laire » manifeste : repérage des difficultés langagières et suivi orthophoniste de sa fille cadette, suivi des devoirs, contacts rapprochés avec les enseignants, stratégie de contournement d’une école jugée « à problèmes », etc. Françoise et Daniel Cordier, ouvrière et ouvrier devenu agent de maîtrise par pro- motion, mobilisés par les études de leurs enfants, ont égale- ment intériorisé un intérêt pour ce que Françoise appelle « la culture » par l’intermédiaire d’un groupe d’amis rencontrés au cours d’activités associatives. Certains enquêtés manifestent même une bonne volonté spécifique à l’égard des sociologues, intéressés par « le monde réel » et « les gens ». Chloé Daroin, agent commercial à la SNCF, a hérité de sa mère ses goûts culturels (expositions, concerts, dessin, etc.) et souligne son intérêt pour la sociologie. Elle qualifie les entretiens d’«inter- views» – manière de suggérer que cette sollicitation discursive les institue, elle et son compagnon, en tant que « sujets » – et, à d’autres moments, de « psychanalyse » (« on a fait notre psychanalyse », dit-elle en riant à la fin du second entretien) – forme la plus distinguée de l’entretien « psy ». À l’inverse, son compagnon Jérémy Griviaud (lui aussi agent SNCF), plus conscient du caractère classant de ses pratiques, l’appelle à la retenue (« dis-toi que ça enregistre »). Pour sa part, Vanessa Le Coz (employée de commerce) est très favorablement dispo- sée envers l’enquêtrice et les sociologues en général, seuls à « réfléchir vraiment à ce que veulent les gens ». Philippe Chapalain (ouvrier qualifié), qui aurait souhaité devenir éduca- teur spécialisé, s’est d’emblée montré enthousiaste pour ren- contrer l’enquêtrice et prend à chaque fois l’initiative de fixer un nouveau rendez-vous. Dans les entretiens, comme sur des forums internet, il exprime sa volonté d’aider les chercheurs, en psychologie ou psychiatrie et, plus généralement, en sciences humaines (il a d’ailleurs fait partie d’un protocole de recherche sur les « troubles obsessionnels compulsifs (TOC) »). Dans le cadre de l’enquête de Vanessa Stettinger sur

« le bas » des classes populaires, Sylvie Barderon, qui se perçoit comme n’étant « pas comme les autres », conçoit la présence de travailleurs sociaux comme une opportunité et prend tout ce qu’ils peuvent lui apporter pour « avancer dans sa vie ». Son rapport à l’enquêtrice est sans doute homologue du rapport « utilitaire » qu’elle semble entretenir avec les tra- vailleurs sociaux.

Le sociologue étant souvent perçu comme une sorte de jour- naliste (capable de donner un écho public aux propos qu’il recueille), on peut également se demander ce que la participa-

tion à l’enquête doit à la volonté de « se faire entendre » (« le droit à la parole »), à une entreprise de revalorisation symbo- lique, à une revendication de « considération » par rapport à l’indifférence ou au mépris ordinaire, à la saisie d’une opportu- nité d’expression et de défense d’une cause collective – la montée en généralité valant aussi comme grandissement de son cas particulier. Pour Françoise Cordier, il s’agit de profiter de l’occasion de « donner la parole à des gens normaux ».

Pour son fils Nicolas, qui demande à Matéo Sorin si les résul- tats de l’enquête « servent aux politiques », il s’agit de « faire connaître sa vie (notamment professionnelle) pour que son exemple serve à améliorer l’organisation de la société ». Pour Véronique Delage, il s’agit, dans la relation d’enquête, comme dans celles qui s’établissent avec les parents des enfants qu’elle garde, d’« être considérée comme une personne », de

« ne pas être prise pour la bonne de tout le monde » et, au-delà de son cas particulier, de contribuer à la valorisation du métier d’assistante maternelle souvent assimilé à une extension ambiguë du travail domestique maternel. Régine Leblanc, qui s’était portée volontaire pour participer à l’enquête de Marie Cartier, y voit non seulement une opportu- nité de faire connaître le métier méconnu d’assistante mater- nelle mais, plus généralement, d’« exprimer ses sentiments et ses idées sur “la société” » : « elle développe de temps en temps des discours généraux au nom des “travailleurs”, ou

“des ouvriers, employés” et c’est comme si, à travers moi, elle s’adressait au gouvernement », note Marie Cartier. Mina Carry, aide-soignante, voit dans Anne-Marie Arborio, qui a mené des enquêtes sur son métier, une alliée susceptible de réhabiliter une position subalterne dans la hiérarchie médicale : « moi, je voulais parler des aides-soignantes et vous, vous vouliez parler avec une aide-soignante : on était faites pour se rencontrer », conclut-elle. Si Chantal Monlouis, ouvrière de blanchisserie et syndicaliste CGT, a vu dans les premiers entretiens avec Yasmine Siblot une occasion de donner une bonne image du syndicat, elle semble moins enthousiaste pour parler de sa vie familiale qui conduit à « se montrer sous un jour moins contrôlé ».

Le sociologue peut être également perçu comme une sorte de psychologue : accepter la situation d’enquête, c’est alors se saisir de l’opportunité d’avoir « quelqu’un à qui parler » et de profiter ainsi des bénéfices de l’expression (« vider son sac »,

« dire son malheur ») et de l’écoute (l’intérêt accordé par le sociologue est en lui-même une gratification). Le parallèle qu’établissent les enquêtés avec une relation de thérapie psy-

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chologique renseigne ainsi sur la pénétration de la culture psy- chologique au sein des classes populaires (Schwartz, 2011).

L’enquête peut parfois apparaître comme une opportunité à saisir faute d’autres interlocuteurs possibles. Avec son ex-mari, Véronique Delage déplore « le manque de dialogue et de confiance ». Si elle peut parler à ses parents (surtout à sa mère) qui « l’entourent », ils la « surveillent » également. De même, si elle peut discuter avec les mères d’enfants qu’elle garde, ses confidences menacent sa réputation profession- nelle. Barbara Marronnier, mère au foyer (en congé parental), rencontre très peu d’adultes pendant la semaine et c’est pour- quoi elle semble apprécier l’entretien. L’analyse suggère en outre une distribution « genrée » des confidences. Il semble, en effet, que l’assimilation de la relation d’enquête à une rela- tion psychologique et de l’enquêtrice à un « psy » concerne majoritairement des femmes pour des confidences « privées » dans le cadre de « complicités féminines ». De même que Véronique Delage parle de « sa vie » avec les mères des enfants qu’elle garde (alors qu’elle s’en tient aux « transmis- sions » – informations factuelles sur la journée de l’enfant – avec les pères), elle se confie avec Marie-Pierre Pouly et Marie-Hélène Lechien sur « sa vie privée », ses enfants, sa vie de couple, sa situation financière et aborde avec elles des

« sujets intimes » : son père alcoolique qui la battait, son mari

« qui la prenait pour sa bonne », son ami « qui la bousculait », etc. S’excusant de les « saouler » avec une vie « qui n’est pas passionnante » mais « consciente d’avoir plein de trucs à raconter » (le sentiment d’être « un cas »), Véronique explicite, dans le registre de la plaisanterie, le tour « psy » pris par la relation d’enquête : « vous me direz quand vous voulez revenir, vous me direz combien je vous dois ». De même Sylvie Barde- ron explique à Vanessa Stettinger qu’« elle a besoin de pouvoir parler et d’avoir quelqu’un qui l’écoute », qu’« elle a appelé sa psy en vain » mais qu’elle a eu « sa séance » grâce à l’entre- tien avec la sociologue. Régine Leblanc évoque avec Marie Cartier la fonction cathartique de l’enquête : « ça fait du bien de vider son sac ». Nathalie Rigaux, mère au foyer, voit en Anya Bouamama, jeune enquêtrice, une confidente experte en psychologie susceptible de lui donner des conseils d’éducation pour son fils Julien, et laisse à Antoine Younsi, l’autre enquê- teur, le soin de s’entretenir avec son mari. Claudine Fournier, caissière, est satisfaite de s’être sentie à l’aise pour « tout dire ». « Tu es un peu mon psy aujourd’hui », confie-t-elle à l’enquêteur en riant. Cécile Pillier, employée dans un salon de coiffure, a vu dans l’entretien une opportunité de parler de ses problèmes de couple.

Pourtant l’enquête montre également que des hommes sont susceptibles d’utiliser la relation d’enquête aux mêmes fins : ce genre de relation s’établit alors parfois dans le registre des

« complicités masculines ». Employé de bibliothèque de caté- gorie C dans une ville de taille moyenne, à plein temps et titulaire, après avoir été longtemps ouvrier intérimaire puis agent d’entretien au service technique de la ville, Éric Dufar se découvre « statutairement dominé » dans un univers forte- ment hiérarchisé et féminisé. Confronté à cette domination, il distingue deux types de comportements : ceux qui l’atténuent ou la dénient (autrement dit, celles et ceux qu’il juge

« sympas » et « ouverts ») et ceux qui l’affirment en lui man- quant de respect ou de considération. À ce classement corres- pondent deux types de réactions qui coïncident avec l’opposition de James C. Scott entre « texte public » et « texte caché » (Scott, 2008). Sous contrôle dominant, l’interaction dominants/dominés exclut en général la contestation ouverte et impose une « performance publique » où un simple réflexe de prudence, qui résulte de la nécessité d’intérioriser les appa- rences de la déférence, du conformisme, de la docilité, invite à la dissimulation. Avec les supérieures hiérarchiques dont il pense qu’elles lui manquent de respect, Éric s’en tient ainsi aux strictes obligations bureaucratiquement définies par la fiche de poste et s’efforce de ne pas trop se laisser offenser et de maîtriser son comportement (« j’ai appris à prendre sur moi pour pas m’énerver »). Ces performances publiques ont pour corollaire un « texte caché » : la nécessité d’avoir à réprimer

« la rage » suscitée par l’insulte (« l’honneur bafoué ») est au principe de la division du moi entre « conformisme straté- gique » et « fantasmes de représailles et de vengeance ».

« L’entre-soi » ou « les coulisses » (dans le lexique d’Erving Goffman), site social protégé, permet l’expression d’une réponse cathartique aux insultes (nécessairement tue en public), autorise un dévoilement de soi que les relations de pouvoir excluent du « texte public » : « l’entre-soi » est ainsi le site de constitution du « texte caché ». Éric Dufar se saisit de l’occasion que lui offre l’entretien avec Olivier Masclet pour

« vider son sac », évoquant avec lui « les tartes », « les baffes » que « les gonzesses », « les connes », « les bourriques », ont failli recevoir. Il exprime alors avec colère la violence symbo- lique ressentie dans des interactions où s’exprime la domina- tion culturelle de la responsable du pôle littérature qui le traite

« comme une merde » (« ça se voit que, pour elle, je suis que le gardien ») ou qui l’ignore à l’extérieur. Mais Éric utilise égale- ment l’écoute d’Olivier Masclet pour évoquer ses difficultés

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familiales : son père qui n’a pas survécu à une crise d’épilep- sie quand il avait douze ans, son « retard de croissance » qu’il impute au choc de la disparition de son père, son investisse- ment sportif pour « sauver sa vie ». D’autres hommes semblent acquis à la pratique « psy » dont ils semblent avoir intériorisé le vocabulaire. C’est le cas de Philippe Chapalain, qui a suivi une thérapie et dont la femme vient de faire une tentative de suicide dans un contexte de harcèlement au travail : il considère que « parler aide ». Thomas Guillet (vendeur, employé de pompes funèbres) et Laurent Douillard (ouvrier qualifié, qui a été suivi par un psychiatre au cours d’une dépression) affectionnent les entretiens réguliers avec Matéo Sorin qu’ils qualifient, auprès de leurs amis, en ne plai- santant qu’à moitié, de « thérapie de couple » (« Ah non, on peut pas, on a notre thérapie de couple ce soir ! ») : ces entre- tiens leur ont permis d’aborder des sujets antérieurement tus.

Expérience des interactions asymétriques

La situation d’enquête n’est qu’une occasion parmi d’autres de nouer des contacts avec un autre milieu social et, pour certains, d’étendre ainsi « vers le haut » son capital social. De ce point de vue, on peut supposer que les enquêtés se recrutent préférentiellement chez des ressortissants des classes populaires habitués aux contacts entre classes sociales. Ainsi est-on conduit à s’interroger sur leurs modalités de gestion de l’asymétrie entre enquêteur et enquêtés et sur les « manières de parler » correspondantes.

La participation à l’enquête peut être une occasion de se faire une relation « utile ». On a vu que Véronique Delage, qui sou- haite étendre « sa clientèle » (d’enfants à garder) dans le milieu universitaire (« sympa », aux horaires compatibles avec son engagement dans le suivi de la scolarité de ses enfants et leurs loisirs, l’université étant par ailleurs assez proche de ses différents domiciles), « rend service » à Marie-Pierre Pouly (ex- employeuse) susceptible de le lui rendre en lui assurant une

« bonne réputation » dans le monde des universitaires qui sont des employeurs potentiels. De même Clément Jacquet et Élodie Paillé plaisantent avec l’enquêteur (Lucas Tranchant) sur les gratifications qu’ils pourraient attendre de lui :

15. Monographie d’Éric (gardien de bibliothèque catégorie C) et Cécilia Dufar (caissière) – Olivier Masclet. Entretien du 30 mai 2014.

Élodie :Eh si tu deviens président tu penses à nous ! [Elle rit] Tu sais je pense à ça parce que je me dis, le mec il est en sciences po et tout, il sera ministre ou quoi, je veux qu’il pense à nous ! Clément :Ses copains vont être ministres.

Élodie :Bah ouais tu penses à nous. Nous on te donne des tuyaux pour… [ils rient]

Enquêteur :Je suis désolé mais en fait je crois que j’ai pas d’amis qui vont faire de la politique et moi j’en ferai sûrement pas ! Élodie :C’est pas mal hein, j’ai bien tenté.

Enquêteur :Mais si jamais…

Élodie : On votera pour toi, on te promet. Et pas de pots de vin, pas de ça entre nous. Tu nous prends ministres. Clément ministre du sport. Et moi ministre de l’éducation, eh c’est pas mal. Je ferais pas mal !

Enquêteur : Ok je note, ministre des sports et ministre de l’éducation.

Clément :Moi conseiller, secrétaire.

Enquêteur :Je te trouve une place au PSG sinon.

Clément :Du moment que j’ai 2000 balles.

Élodie :2000 balles ça va, il est pas trop gourmand. Parce que nos ministres, ils sont plus dans un chiffre à deux numéros ou trois numéros que…

Clément :Je sais que je vais bien toucher.

Élodie :Ouais 2000 ça va, t’as un bon filon. Moi je demande plus de chiffres. Nan je déconne.

Sylvie Barderon « utilise » les travailleurs sociaux – et virtuelle- ment l’enquêtrice – pour « avancer dans sa vie ». Éric et Cécilia Dufar apprécient de discuter avec des parents de l’école « compétents » et socialement valorisants, comme l’enquêteur et sa compagne, dont ils semblent attendre une légitimation de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. Ils expriment à travers les questions qu’ils adressent à l’enquêteur, socio- logue présumé dépositaire d’une connaissance des régularités sociales, une inquiétude quant à leur conformité à un ensemble de normes dominantes :

Cécilia donne le sentiment d’être à vif. Tout est, pour elle, compliqué à gérer, son rapport aux autres parents, à Éric, à ses collègues…

Elle se raccroche à Louise qu’elle veut voir grandir et réussir. Sa fille apparaît à certains égards comme l’instrument de sa propre réhabilitation. C’est pour mieux y parvenir qu’elle trouve un intérêt à rencontrer, sinon le sociologue que je suis, du moins le dépositaire des normes légitimes qu’elle voit en moi (et en ma compagne, égale- ment sociologue). À de nombreuses reprises, elle me demande comment nous élevons notre fille aînée, pose des questions sen- sibles sur les premières règles, le téléphone portable, les copines, Facebook15.

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Dans la mesure où accepter de se prêter à la situation d’enquête suppose assez d’assurance pour pouvoir s’y exposer (malgré l’expression, pour certains enquêtés, de doutes sur leur propre valeur révélant une sensibilité exacer- bée aux jugements sociaux venus « d’en haut »), on peut sup- poser que les sociologues sont souvent confrontés à des

« spécialistes en façades verbales » (Goffman, 1973, p. 152) dotés à la fois d’une expérience répétée de ce genre d’interac- tions et d’un récit « éprouvé » de leur vie. En fait, l’inégale habitude de « la mise en scène de soi » dessine des clivages au sein de la population enquêtée, inégalement confrontée aux institutions et vecteurs de « totalisation et d’unification du moi16» (psychothérapie, retour sur la pratique profession- nelle, bilan de compétences, etc.) que maîtrisent – inégale- ment – les enquêtés soucieux de promotion sociale ou culturelle (à travers notamment une reprise d’études). Régine Leblanc et Véronique Delage, assistantes maternelles, habi- tuées des visites à domicile de la PMI, rompues au récit de leurs pratiques professionnelles, discutent facilement avec des femmes dont les ressources scolaires, culturelles, sociales sont très supérieures aux leurs.

Mina Carry, aide-soignante qui a achevé un « DU soins pallia- tifs », semble avoir une véritable expérience du récit qu’elle livre de sa vie : « J’ai deux ou trois amies, quand on en parle, elles me disent : “Mina, tu veux pas qu’on écrive un bouquin sur ta vie ?” » La thérapie comportementale par laquelle est passé Philippe Chapalain, ouvrier qualifié, sa participation à une association de malades et le bilan de compétences qu’il a effectué, ont sans doute développé ses « dispositions à se raconter » et consolidé ses aspirations culturelles. De même, Samuel Bidaud, tourneur-fraiseur faisant fonction d’agent de maîtrise, a fait l’expérience d’une longue thérapie psychia- trique au cours de laquelle il a eu l’occasion de se raconter. À l’inverse, d’autres enquêtés (ce sont souvent des hommes), faute d’expérience (donc de compétence) mais sans doute aussi des dispositions introspectives qui s’y prêtent, semblent ne se plier qu’à regret à l’enquête.

Clément Jacquet et Élodie Paillé n’ont sûrement pas l’habitude de parler d’eux-mêmes. […] Clément est le plus fermé des deux. Il adopte lors des deux entretiens un ton nonchalant qui rend ses réponses courtes presque agressives. Il répond aussi sur le ton de l’évidence, comme pour me faire comprendre que mes questions

16. L’expression est de Pierre Bourdieu (1986). Sur les « techniques instau- ratrices d’identité », voir également Aloïs Hahn (1986).

n’ont pas d’intérêt. Cette attitude contraste avec celle qu’il a dans d’autres contextes où il est dans la position de celui qui sait et qui explique. Dans ce cas, il peut se montrer très précis dans ses réponses et plus volubile, comme on peut le voir [quand] […] il m’explique comment faire pour payer moins cher la réparation de ma voiture17.

À supposer que la situation d’enquête ait pu s’établir, il faut également s’interroger sur les conditions (presque toujours implicites) que mettent les enquêtés à la poursuivre et, en par- ticulier, sur les modalités de gestion de l’asymétrie entre enquêteur et enquêtés. Il semble que la poursuite de la situa- tion d’enquête soit d’abord subordonnée à une forme d’« égalité » dans l’interaction. De ce point de vue, des sujets de conversation comme « la santé » ou « la vie familiale » et, de façon générale, tout ce qui relève de la commune huma- nité, permettent sans doute de la prolonger plus facilement que d’autres, même si de tels thèmes peuvent aussi révéler des inégalités de classe (par exemple une exposition inégale aux maladies professionnelles) et même si leur traitement au cours des entretiens suppose souvent une certaine ancienneté de la relation. Pour Véronique Delage, les conversations

« intimes » semblent devoir être liées à un « échange » où elle puisse trouver des idées et des ressources pour « réussir » (l’éducation de ses enfants, par exemple) : c’est ainsi que Marie-Pierre Pouly et Marie-Hélène Lechien ont été conduites à évoquer, au cours des entretiens, leur propre famille, leurs enfants ou des soucis de santé, cherchant ainsi à établir des

« passerelles » entre des univers socialement éloignés et une forme de réciprocité. La proximité d’âge entre enquêteurs et enquêtés – cas le plus fréquent des entretiens du corpus (en dehors des relations familiales où les enquêteurs sont neveux, nièces, filleuls, etc.) – a sans doute facilité l’échange sur les préoccupations associées à une position commune dans le cycle de vie. Lerequisitd’égalité implique également un style d’interaction qui exclut l’obligation pour les enquêtés de répondre à toutes les questions, qui impose – au moins dans certains cas – l’anonymat et où l’humour peut permettre d’atténuer le caractère formel de l’interrogatoire (Bourdieu &

Balasz, 1993).

Recensée quelques jours plus tôt, Nadège Lancel raconte lors du premier entretien la manière dont elle a vécu cette intrusion :

17. Monographie Clément Jacquet et Élodie Paillé – Lucas Tranchant.

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