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1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma

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1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze

Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma

 

83 | 2017 Varia

Tensions dans l’œuvre cinématographique de Jean Rouch entre représentation visionnaire d’une Afrique en mutation et restitution de l’imaginaire d’une Afrique traditionnelle

Tensions in the work of Jean Rouch between visions of African modernisation and the representation of traditional Africa

Tensioni nell’opera cinematografica di Jean Rouch tra rappresentazione visionaria di un’Africa in trasformazione e restituzione dell’immaginario di un’Africa tradizionale

Catherine Papanicolaou

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/1895/5663 DOI : 10.4000/1895.5663

ISSN : 1960-6176 Éditeur

Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC) Édition imprimée

Date de publication : 1 décembre 2017 Pagination : 78-97

ISSN : 0769-0959 Référence électronique

Catherine Papanicolaou, « Tensions dans l’œuvre cinématographique de Jean Rouch entre représentation visionnaire d’une Afrique en mutation et restitution de l’imaginaire d’une Afrique traditionnelle », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 83 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 08 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/1895/5663 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.5663

© AFRHC

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« Reflet de notre civilisation », photogrammes extraits du

Regards croise´s : Germaine Dieterlen et Jean Rouch en se´ance de projection sur le terrain, photogrammes extraits du filmSur les traces du renard paˆle – Recherches en pays dogon 1931-1983de Luc de Heusch, 1984.

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Tensions dans l’œuvre cine´matographique de Jean Rouch entre repre´sentation visionnaire d’une Afrique en mutation et restitution de l’imaginaire d’une Afrique traditionnelle

par Catherine Papanicolaou

« J’avais de´sire´ l’Afrique pour prendre quelque dis- tance vis-a`-vis de notre civilisation, et je me trouvais de´porte´ vers l’e´tude de ces transformations par les- quelles les socie´te´s noires ‘‘s’occidentalisent’’. Je me suis efforce´ de tenir la balance e´gale entre ces deux tendances ; j’y ai trouve´, a` l’expe´rience, une condition favorable a` une rigoureuse objectivite´. »

Georges Balandier, 1957

« L’anthropologie devra se transformer dans sa nature meˆme, et confesser qu’il y a, en effet, une cer- taine impossibilite´, d’ordre logique autant que moral a`

maintenir comme objets scientifiques (dont le savant pourrait meˆme souhaiter que l’identite´ fuˆt pre´serve´e) des socie´te´s qui s’affirment comme dessujets collectifs, et qui, a` ce titre, revendiquent le droit de changer. »

Claude Le´vi-Strauss, 1961

A` la veille des inde´pendances des E´tats de l’Ouest africain, au milieu des anne´es 1950, l’ethnologue et cine´aste Jean Rouch (1917-2004) a de´ploye´, en filmant la migration et l’urbanisation de jeunes noirs Africains, une approche e´minemment novatrice qui rompait avec l’exotisme des films coloniaux et les ste´re´otypes des films ame´ricains de l’e´poque. Au sein de son opus, il existe cependant un vif contraste entre son appre´hension d’une Afrique dans le mouvement du monde, illustre´e notamment parJaguar(filme´ en 1954 et e´dite´ en 1967) etMoi, un Noir(1959), et son appre´hension d’une Afrique traditionnelle telle qu’elle apparaıˆt dans les films plus classiquement ethnographiques, par exemple chez une population dogon des falaises de Bandiagara au Mali (ancien Soudan franc¸ais), ou` Rouch e´tait alle´ sur les traces de Marcel Griaule (1898-1956), en respectant les principes de son e´cole et celle de ses disciples, au-devant d’un peuple pre´servant apparemment ses anciens rites, ses coutumes et sa mythologie, sans sembler s’inte´resser a` la dynamique de sa socie´te´.

Le cine´aste ethnologue n’est pas un simple explorateur. Il se doit non seulement de restituer fide`lement ce qu’il a vu et appris sur les traditions avoue´es d’un peuple « exotique », mais aussi de reconstruire cette expe´rience pour qu’elle puisse eˆtre saisie dans toute sa richesse et son ambivalence.

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Le travail de Rouch incite pre´cise´ment a` une re´flexion sur les e´cueils de l’exercice, comme celui de distordre une re´alite´ imme´diate par la projection de son propre imaginaire, en renvoyant par exemple la socie´te´ traditionnelle e´tudie´e, peut-eˆtre en partie fantasme´e, peut-eˆtre ide´alise´e, a` des us et coutumes ancestraux. Dans les films qui racontent les mouvements de socie´te´, ou` l’accent est mis sur le pre´sent et la mise en sce`ne d’expe´riences africaines contemporaines, il n’est plus question de l’archivage de traditions ritualise´es et mythiques comme perpe´tue´es jusqu’aux temps modernes, mais de la capture, pour les rendre intelligibles, de voix de cette Afrique en mutation, pour te´moigner de son dynamisme.

Ce sont ces deux faces de l’opus de Jean Rouch qui sont interroge´es ici : d’un coˆte´ un Rouch pionnier d’un nouveau style documentaire qui n’ostracise pas la fiction, te´moin de premie`re main d’une Afrique pre´-de´colonise´e, qui se penche sur les migrations parmi la jeunesse africaine en intro- duisant un changement de perspective sociologique, et de l’autre, un Rouch agissant comme scribe visuel – meˆme s’il organise a` ses fins si ne´cessaire la mise en sce`ne d’acteurs locaux pre´sume´s gardiens des traditions dogon – fide`le a` l’herme´neutique d’une e´cole griaulienne qui avait transcrit et interpre´te´

par vagues successives les rituels et les structures complexes d’une socie´te´ orale en insistant sur la dimension e´sote´rique plutoˆt que sur les aspects sociaux. La mise en contexte d’e´crits ethnographiques de l’e´poque, de Georges Balandier, de Michel Leiris, de Marcel Griaule et de Germaine Dieterlen, devrait contribuer a` montrer comment les films de Rouch, dans cet e´cart meˆme, sont bel et bien a` la croise´e de deux ethnologies1.

Itine´raire de Rouch

Les terrains de recherche de Rouch sont situe´s en Afrique de l’Ouest, pendant et apre`s la pe´riode coloniale2. Rouch, qui avait beaucoup voyage´ enfant et avait passe´ son adolescence dans un environ- nement intellectuel et artistique parisien de l’entre-deux-guerres, avait e´te´ tre`s marque´ par le courant surre´aliste et par le jazz, qui allaient dessiner, ainsi qu’il aimait le raconter, songouˆt de l’Afrique. Il s’est rendu sur ce continent pour la premie`re fois pendant la guerre, en 1941. Les pays les plus visite´s par la suite, quand il fut devenu ethnologue, avec des allers retours fre´quents et des se´jours de plusieurs semaines ou mois, furent le Niger, colonie franc¸aise jusqu’en 1960, le Ghana (ancienne Gold Coast), colonie britannique voisine et premier E´tat en 1957 a` gagner son inde´pendance, et le pays dogon, dans la re´gion de Bandiagara au Mali (ancien Soudan franc¸ais, inde´pendant en 1960). Son travail ethno-

1. Ce travail privile´gie une mise en perspective historique et ethnographique des films de Jean Rouch en s’ap- puyant, pour une part, sur leur re´examen quelque cinquante ans plus tard par Georges Balandier (2009). Les travaux tre`s documente´s de master 2 d’histoire contemporaine d’Alice Gallois (2007) (qui n’ont, a` ma connaissance, malheu- reusement pas encore trouve´ d’e´diteur) s’inscrivent dans une proble´matique ge´ne´rale apparente´e. Leur consultation m’a e´te´ utile.

2. Au moment des inde´pendances au de´but des anne´es 1960, Rouch a passe´ plus de temps en France ou` il a tourne´ des films qui allaient devenir influents parmi les cine´astes de la « Nouvelle Vague » (Chronique d’un e´te´en 1961 ; la Punitionoules Mauvaises Rencontresen 1962 ;Gare du Nordun e´pisode deParis vu par... en 1965).

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graphique e´crit, qui s’ache`ve dans les anne´es 1960, traite principalement des phe´nome`nes de migra- tions, dans leurs dimensions socio-e´conomique, religieuse et historique3. Ses photographies, de´pose´es dans le fonds Rouch de la BnF, dont certaines servaient aux repe´rages, te´moignent de pratiques traditionnelles et villageoises mais aussi de l’industrialisation, de la croissance urbaine et de manifesta- tions politiques de cette pe´riode, par exemple celles dans la Gold Coast a` la veille de l’inde´pendance.

Ses films, jusqu’a` l’ore´e des anne´es 1980, documentent majoritairement des pratiques anciennes, de chasse et de peˆche, des rituels (de possession au Niger, fune´raires, de danses des masques et lie´s a` la cosmogonie au Mali, etc.) mais quelques-uns (parmi les plus ce´le`bres) s’inte´ressent a` l’Afrique des villes. Au milieu des anne´es 1960, Rouch conclut ses enqueˆtes sur les migrations et leur analyse. A`

partir de ce moment, il se concentre sur la re´alisation de films qui sont, comme ceux de ses premie`res expe´riences, marque´s par un esprit de «salvage ethnography »4. Profitant des e´volutions techniques du son synchrone et de la came´ra le´ge`re, il se lance notamment dans une collaboration prolonge´e avec Germaine Dieterlen (1903-1999), e´le`ve et e´mule de Griaule, pour documenter les ce´re´monies Sigui des Dogon du Mali5, ce´re´monies soixantenaires confronte´es a` l’avance´e de l’Islam dans la re´gion de Bandiagara6 et les danses de masques, par exemple a` l’occasion de la ce´le´bration de la leve´e de deuil d’Ambara Dolo, principal informateur et traducteur dogon des missions Griaule/Dieterlen (le Dama d’Ambara, enchanter la mort, 1974). Rouch et Dieterlen signeront encoreFune´railles a` Bongo, le vieil Anaı¨(remanie´ plusieurs fois entre 1972 et 1979) qui cloˆturera la production filmique de Rouch en pays dogon.

3. Cf. Alice Gallois, « La came´ra et les hommes. Un chercheur-cine´aste face a` son temps : Jean Rouch », me´moire de Master 2 d’histoire (Universite´ de Toulouse-le-Mirail, 2007).

4. Ethnographie de l’urgence, qui vise a` conserver des traces de cultures voue´es a` disparaitre. Rouch avait inscrit son filmla Chasse au lion a` l’arcde manie`re explicite dans cette perspective et il n’a cesse´ tout au long de sa vie d’insister sur la ne´cessite´ de sauver des images (et des sons) des traditions qui se perdaient.

5. La se´rie desSigui a e´te´ tourne´e entre 1966 et 1974 avec 8 moyens-me´trages (une trentaine de minutes par e´pisode), et une synthe`se de l’ensemble des films duSigui(Sigui 1967-1973 : invention de la parole et de la mort, 1981), un long film de deux heures contenant des se´quences d’autres films de Rouch sur les Dogon. Pendant ces meˆmes anne´es il est e´galement retourne´ filmer des rituels de pluie dans les environs de Niamey, te´moignant ainsi que ces rituels n’e´taient pas confine´s aux campagnes, aux arrie`res pays, dans une se´rie connue sous le nom deYe´nendi(culte au ge´nie de l’eau) commence´e en 1951 avec leYe´nendi, les Hommes qui font la pluiepour finir avec leYe´nendi de Gamkalle(en 1972).

6. Cf. Paul Henley,The Adventure of the Real. Jean Rouch and the Craft of Ethnographic Cinema(Chicago-Londres, University of Chicago Press, 2009). C’est l’une des raisons pour lesquelles le dernierSigui, celui de 1973, n’avait pu eˆtre filme´ et avait e´te´ reconstitue´ l’anne´e suivante. La famine qui ravageait la re´gion avait e´te´ aussi mise en cause pour justifier le report.

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De la tradition a` l’urbanite´, inte´reˆts de l’ethnologie de´place´s a` l’ore´e des inde´pendances en Afrique de l’Ouest

Le pays dogon est emble´matique des de´buts de l’ethnologie franc¸aise, le premier ve´ritable terrain d’une e´cole, celle qu’allait fonder Marcel Griaule qui avait participe´ a` sa premie`re mission en E´thiopie en 1927 avant de diriger la fameuse mission Dakar-Djibouti (dont Michel Leiris fut le secre´taire- archiviste) entre 1931 et 1933 a` travers quinze pays (il avait a` cette occasion passe´ sept semaines dans la re´gion dogon), ainsi que de plus courtes missions dans toute l’Afrique de l’Ouest.

Plusieurs approches sont en re´alite´ re´unies sous l’e´tiquette ge´ne´rale d’e´cole de Griaule. Ce projet dura plus d’un demi-sie`cle (la dernie`re publication de Dieterlen sur le sujet datant de 1989)7, et peut

Jean Rouch (1647, 1649, 1650) avec Pierre Cros (1646, 1648, 1650), administrateur de la province franc¸aise du Zermaganda, pendant la ce´le´bration d’un Ye´nendi (rituel de pluie) organise´ par Cros sous les auspices de la circonscription coloniale, Simiri, Niger, 1951 (Fonds Jean Rouch, BNF, NAF 28564C, photographies mission 1950-1951).

7. Mais le tome 2 duRenard paˆlequi avait e´te´ annonce´ dans le premier tome et qui devait eˆtre consacre´ aux signes graphiques initiatiques des Dogon n’a jamais vu le jour, possiblement en raison d’une approche renouvele´e du pays dogon.

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eˆtre divise´ en deux grandes pe´riodes, avant et apre`sOgotemmeˆli. Les dix premie`res anne´es de recherche a` Sanga avaient eu, en effet, un caracte`re essentiellement documentaire et avaient fait l’objet de publications tre`s nombreuses dont Masques dogon (1938), issu de la the`se de Griaule. En 1947, dans une se´rie de trente-trois entretiens, Ogotemmeˆli, un sage dogon, aurait re´ve´le´ a` Griaule « la sagesse profonde » de son peuple. De´sormais, l’acce`s au savoir tel qu’autorise´ par Ogotemmeˆli et par d’autres informateurs qualifie´s (les re´ve´lations orales e´taient progressives) permettait l’exe´ge`se. Pour Griaule, le savoir complexe d’Ogotemmeˆli – renforce´ et comple´te´ par d’autres sources – proposait une ve´ritable « clef » pour la culture dogon. Conside´re´ comme une mythologie ve´cue, il fournissait un cadre

Campagne pour les e´lections le´gislatives de Gold Coast, 1954. L’inscription sur le panneau (73,74) reprend un slogan du Togoland Congress Party (TCP) appelant a` l’unification du people Ewe des Togoland britannique et franc¸ais plutoˆt qu’a` une inte´gration dans la Gold Coast, de´fendue par le Convention Peoples’s Party (CPP) de Kwame Nkrumah. Nkrumah apparait dansJaguar.

(Fonds Jean Rouch, BNF, NAF 28564, GC14).

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pour saisir le monde dogon comme un tout complet. Cette structure immanente – une « me´taphy- sique » comme Griaule aimait l’appeler – offrait une organisation purement indige`ne des complexes faits sociaux totaux de la vie dogon. Les compilations entie`res de cette sagesse, au sein d’un syste`me extreˆmement de´taille´ de correspondances symboliques et narratives, ne furent publie´es qu’apre`s la mort de Griaule. Les deux ouvrages majeurs de la seconde e´poque de l’e´cole de Griaule sontle Renard paˆle, dont Germaine Dieterlen a assure´ la publication en 1965 et dont le film de Gilbert Rouget,Batteries Dogon, e´tudes pour des e´le´ments de rythme, core´alise´ en 1964 avec Rouch et Dieterlen, inaugurait l’inscription dans un grand projet de re´plique cine´matographique qui ne vit jamais le jour (Rouget, 1965)8etEthnologie et langage : la parole chez les Dogon(1965) de l’ethnolinguiste Genevie`ve Calame- Griaule, fille de Griaule. Selon James Clifford, on a dans ces ouvrages a` la fois « une explication mythique du cosmos et une proposition de the´orie du langage et de l’expressivite´ ». Selon lui, « plus que de simples explications ou the´ories indige`nes, ces recueils se pre´sentent comme des arts de vie cohe´rents, des paysages socio-mythiques de la physiologie et de la personnalite´, des re´seaux symboli- ques figure´s par une infinite´ de de´tails quotidiens ». Clifford de´fend les qualite´s e´piste´mologiques de la me´thode en ces termes :

Il est trop facile d’accuser Griaule d’avoir projete´ sur les Dogon une vision subjective, d’avoir e´tabli une me´thode de recherche lui permettant d’obtenir avant tout ce qu’il attendait. Meˆme l’objection la plus plausible, qui veut que Griaule ait privile´gie´ certains aspects de la re´alite´ dogon au de´triment d’autres, confirme l’existence d’une entite´ naturelle, appele´e culture dogon, en dehors de ses inventions ethnographiques. Meˆme s’il est vrai que les informateurs clefs ont e´te´ « griaulise´s » et que Griaule lui- meˆme a e´te´ « dogonise´ », que la sagesse d’Ogotemmeˆli e´tait celle d’un seul « the´ologien », et que la nature

« secre`te », initiatique, du savoir re´ve´le´ a e´te´ syste´matiquement exage´re´e, quand bien meˆme d’autres priorite´s et d’autres me´thodes auraient pu produire une autre ethnographie, cela ne signifie pas que la version de Griaule sur les Dogon soit fausse. Ses e´crits et ceux de ses co-e´quipiers expriment une ve´rite´ dogon – une ve´rite´ complexe, ne´gocie´e, subordonne´e a` l’histoire, propre a` certaines relations de

8. Gilbert Rouget (1916-2017), ethnomusicologue spe´cialiste de la musique et la transe, est reste´ un grand ami de Rouch tout au long de sa vie. Il avait dirige´ avec lui le laboratoire audiovisuel de l’E´cole pratique des hautes e´tudes (Vesection) fonde´ en 1964 sous l’impulsion de Claude Le´vi-Strauss et de Germaine Dieterlen (Gallois,op. cit.). Lors d’un entretien qu’il a bien voulu m’accorder (6 avril 2006), Gilbert Rouget disait ne pas eˆtre a` l’origine de ce projet a`

vise´e interpre´tative. Ce sont les donne´es brutes, sonores et image´es, recueillies au moment du tournage du film qui l’inte´ressaient au premier chef et il avouait regretter qu’elles n’aient pu, faute de moyens, eˆtre e´tudie´es au laboratoire a posteriori. L’e´tude de Brice Ge´rard (« Gilbert Rouget et la mission Ogooue´-Congo (1946). Institution et e´piste´mologie dans l’histoire de l’ethnomusicologie en France »,Gradhiva, no16, 2012, pp. 192-215) consacre´e a` la mission Ogooue´- Congo, premie`re grande expe´dition de l’apre`s-guerre en Afrique et premie`re mission de Rouget en 1946 au sein du groupe Liotard (qui a inspire´ a` Jacques Becker son filmRendez-vous de Juillet, 1949), repe`re, chez lui, une volonte´

revendique´e tout au long de sa carrie`re de privile´gier la dimension descriptive (« recueillir des faits avant tout »), tout en caracte´risant cette mission « par une forme de modernite´ paradoxale qui re´side dans l’articulation entre le positivisme d’une ethnographie classique [...] et la vertu heuristique de l’utilisation des techniques re´centes d’enregistrements sonores ». Les trois films qu’il a tourne´s avec Rouch sont exemplaires de cette posture scientifique et aucun autre film de Rouch n’appartient a` cette cate´gorie.

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production textuelle. L’historien veut savoir quel genre de ve´rite´ ont produit Griaule et les Dogon avec qui il a travaille´, dans quelles conditions dialogiques, dans quelles limites politiques, dans quel climat historique9.

L’e´cole de Griaule, et notamment ses constructions de la seconde pe´riode, avait, en effet, fait l’objet de nombreuses pole´miques et critiques, selon diffe´rents axes (me´thodologiques, ide´ologiques, poli- tiques) de`s les anne´es 195010. Aux deux extreˆmes, d’aucuns y louaient une mise en e´vidence/recon- naissance d’un syste`me complexe de pense´es africain11, quand d’autres y relevaient, en filigrane, l’expression d’un ve´ritable me´pris des Africains. Aime´ Ce´saire, en 1955, dans son Discours sur le colonialisme, de´signait ainsi radicalement comme « ennemis » les « ethnographes me´taphysiques et dogonesques ». Georges Balandier (1920-2016) de´crivait quant a` lui, en 1959, l’e´cole africaniste de Marcel Griaule en des termes plus mesure´s :

Cette e´cole africaniste a contribue´, par des voies originales, a` l’e´lucidation de certains syste`mes mythologiques et symboliques de l’Ouest africain, en meˆme temps qu’elle a apporte´ des aperc¸us nouveaux sur le proble`me de la pense´e dite primitive. Cette remarque souligne son efficacite´, mais sugge`re aussi ses limites. Elle nous informe plus sur la manie`re dont la re´alite´ se trouve interpre´te´e et justifie´e (par certains groupes sociaux et certains « initie´s » privile´gie´s) que sur cette re´alite´ elle-meˆme. La « profondeur » qu’elle s’efforce d’atteindre implique, au de´part, un acte de foi total en l’explication « indige`ne ». On peut appre´cier les risques qu’elle comporte en remarquant notamment : a) l’insuffisante re´fe´rence au contexte

« mate´riel » et aux cadres sociaux examine´s objectivement ; b) le caracte`re trop syste´matique d’une de´marche qui valorise l’aspect ordonne´ et bien inte´gre´ de la socie´te´ (par re´fe´rence aux « ide´ologies » qui sont associe´es a` celle-ci), qui ne´glige les contradictions et les conflits inhe´rents a` tout syste`me social ; c) le manque de caracte`re dynamique d’une me´thode qui envisage les faits selon la perspective du temps mythique, et jamais selon la perspective du temps historique.

9. James Clifford,The Predicament of Culture. Twentieth-Century Ethnography, Literature, and Art, Cambridge, Harvard University Press, 1988 (traduction franc¸aise :Malaise dans la culture. L’ethnographie, la litte´rature et l’art au

XX esie`cle, Paris, E´cole nationale supe´rieure des Beaux-Arts, 1996). Cette citation est extraite d’un tre`s long et dense chapitre de Clifford sur Griaule et ses enseignements, intitule´ « Pouvoir et dialogue en ethnographie : l’initiation de Marcel Griaule ». Henley dans son ouvrage (op. cit.,2009) ou`, il est vrai, il n’en pre´sente qu’un extreˆme raccourci, ne retient que les re´serves sur Griaule, alors que l’analyse de Clifford est beaucoup plus nuance´e. A` noter que Ciarcia (cf. re´fe´rence suivante) en propose une relecture tre`s e´clairante.

10. Gaetano Ciarcia,De la me´moire ethnographique. L’exotisme du pays dogon, Paris, EHESS, 2003 ; Andrew Apter,

« Griaule’s Legacy : Rethinking ‘‘la parole claire’’ in Dogon studies »,Cahiers d’e´tudes africaines, no177, 2005, pp. 95- 129.

11. Se reporter par exemple a` la de´fense de Griaule par Ge´rard Leclerc dans son travail de the`se de la fin des anne´es 1960 sous la direction de Balandier (Anthropologie et colonialisme, Paris, Fayard, 1972).

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Et il concluait ainsi son propos :

L’ethnologie et l’ethno-sociologie de langue franc¸aise [...] sont en pre´sence d’un monde changeant qui leur impose un effort de renouvellement. Les « Primitifs » ont disparu et les socie´te´s traditionnelles ont acquis un dynamisme puissant qui ne permet plus d’ignorer les vicissitudes qu’elles doivent a` l’histoire12. Germaine Dieterlen, l’un des porte-e´tendards de l’e´cole apre`s la mort de Griaule, revenait, pour sa part, dans le meˆme nume´ro desCahiers internationaux de sociologie, mais pour en de´fendre la le´gitimite´, sur la me´thode exhaustive de l’ethnographie de Griaule en rappelant qu’elle « proposait comme but a`

l’ethnographe de constituer, sur le terrain d’enqueˆte, les ‘‘archives’’ de la population e´tudie´e, ne´cessi- tant une observation de tous les faits, une analyse de tous les groupes sociaux, une collection de tous les objets existants ». L’interpre´tation (« l’e´laboration critique, muˆrie par l’expe´rience, d’une telle docu- mentation ») devait tenir compte du « syste`me de connaissance » des socie´te´s e´tudie´es (d’Afrique occidentale), enseigne´ par « paliers » successifs, ou « paroles » de plus en plus explicites et complexes a` la fois. Dieterlen contestait qu’il fuˆt attendu de l’ethnologue un acte de foi total en l’explication

« indige`ne » (celui-la` meˆme de´nonce´ par Balandier) tout en reconnaissant que le mode d’enseignement dont cette connaissance relevait s’appuyait sur des e´le´ments (actes individuels et collectifs, gestes rituels, peintures rupestres, textes de prie`res, re´cits, devises, etc.) « qui ne sont intelligibles que par le commentaire qui en est donne´ ». Les coutumes des « Noirs d’Afrique » e´taient pense´es (« des syste`mes de pense´e ou` l’analogie et le sens aigu des symboles ont valeur de fait »), en appre´hender les normes propres e´tait une taˆche indispensable mais complique´e pour « des esprits rompus a` la logique occi- dentale »13.

Ainsi donc, alors que Dieterlen fournissait des explications sur les de´veloppements au sein de l’e´cole de Griaule et ses conceptions du roˆle de l’ethnographe, a` qui il revenait selon elle de fournir le contexte herme´neutique, y compris les interpre´tations et l’exe´ge`se dynamique des rituels et traditions par la socie´te´ e´tudie´e elle-meˆme, elle ne re´pondait pas a` l’appel de Balandier qui de´nonc¸ait la focalisation e´troite sur l’e´sote´rique en marge de l’histoire et du monde et invitait les ethnographes a` prendre en compte le roˆle de l’environnement exte´rieur et le contexte social et historique.

Les africanistes franc¸ais, ancre´s dans la tradition de leur e´cole sociologique, s’e´taient en effet jusqu’a`

la fin des anne´es 1940 surtout inte´resse´s a` ce qu’il y avait de « primitif » dans les socie´te´s africaines et avaient conse´quemment privile´gie´ l’e´tude des socie´te´s villageoises et paysannes plutoˆt qu’urbaines.

Dans un texte fondateur, « L’ethnographe devant le colonialisme », publie´ 1950 dans les Temps modernes14(neuf ans avant les textes de Balandier et de Dieterlen e´voque´s), Michel Leiris mettait en

12. Georges Balandier, « Tendances de l’ethnologie franc¸aise »,Cahiers internationaux de sociologie, no27, 1959, pp. 11-22.

13. Germaine Dieterlen, « Tendances de l’ethnologie franc¸aise II »,ibid., pp. 23-26.

14. Cette publication avait e´te´ pre´ce´de´e d’une confe´rence, suivie d’une discussion (le 7 mars 1950), a` l’Association des Travailleurs Scientifiques (section des sciences humaines), a` laquelle de nombreux intellectuels et chercheurs avaient assiste´. Elle sera reprise dansCinq e´tudes d’ethnologie(1951).

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cause une ethnologie du passe´, plus dispose´e a` de´crire des socie´te´s lointaines fige´es hors de l’histoire, en ces termes :

Il faut re´agir – et mettre les e´tudiants en garde – contre une tendance trop fre´quente chez les ethnographes, du moins pour ce qui concerne la France : celle qui consiste a` s’attacher de pre´fe´rence aux peuples qu’on peut qualifier, relativement, d’intacts, par gouˆt d’un certain « primitivisme » ou parce que de tels peuples pre´sentent par rapport aux autres l’attrait d’un plus grand exotisme. A` proce´der ainsi, l’on risque – il faut y insister – de se de´tourner des proble`mes bruˆlants, un peu comme ces adminis- trateurs coloniaux (tel qu’on peut en entendre en Afrique noire) qui font l’e´loge du « brave type de la brousse » en l’opposant a` l’« e´volue´ » des villes et jugent ce dernier avec une se´ve´rite´ d’autant plus grande qu’il est, par rapport au repre´sentant moderne du « bon sauvage » des auteurs duXVIIIesie`cle, plus difficile a` administrer15.

Dans ce meˆme texte il appelait e´galement, « dans une entreprise originale et courageuse » a` prendre en compte le statut colonial des socie´te´s e´tudie´es, que les ethnologues travaillant sur l’Afrique Noire n’e´voquaient pratiquement jamais16. La notion de « situation coloniale » en germe dans l’esprit et sous la plume de Leiris allait eˆtre reprise et de´veloppe´e par Balandier17.

Les travaux de Balandier allaient alors constituer une rupture dans le champ de la recherche africaniste en exemplifiant que les socie´te´s en mutation pre´sentaient pour l’ethnologue un inte´reˆt tout aussi grand que les socie´te´s statiques ou conside´re´es comme telles, et que le contact des cultures, notamment dans les grandes me´tropoles africaines, e´tait d’importance capitale pour la compre´hension du pre´sent et l’appre´hension des devenirs.

La confrontation de ces deux orientations de l’ethnologie franc¸aise des anne´es 1950 entre en re´sonance avec les tensions repe´re´es au sein meˆme du corps de l’œuvre de Rouch en Afrique.

Une re´e´valuation de l’œuvre de Rouch

Rouch, Leiris et Balandier sont des contemporains dont les routes se sont croise´es. Cinquante ans apre`s avoir appele´ a` un changement de l’ethnologie franc¸aise, Balandier a propose´ une re´e´valuation de l’œuvre de Rouch lors d’un symposium international tenu a` Paris en 200918. Si Balandier se conside`re

15. Michel Leiris, « L’ethnographe devant le colonialisme »,les Temps Modernes, no58, 1950, pp. 357-374 ;Cinq e´tudes d’ethnologie, Paris, Gallimard, 1951 (re´e´d. Denoe¨l-Gonthier, 1969 et Gallimard « Tel », 1988).

16. Claude Arditi, « Michel Leiris devant le colonialisme »,Journal des anthropologues, vol. 42, no1, 1990, pp. 95- 99.

17. Jean Jamin, « L’ethnographe devant le colonialisme » dans Agne`s de la Baumelle, Marie-Laure Bernadac, Denis Hollier (dir.),Leiris & Co, Paris-Metz, Gallimard/Centre Pompidou, 2015.

18. Georges Balandier, « E´preuve coloniale et ethnologie du contemporain »,Vers une connaissance hors texte, croiser les regards, partager les interrogations, Colloque international Jean Rouch, Paris, 2009 : Enregistrement : http://www.

canalu.tv/video/cerimes/projet_jean_rouch_j1_5_debat_version_francaise.5987.

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davantage comme un « combattant de l’anticolonialisme » que ne l’e´tait Rouch « au de´but » (il e´voque simplement leurs « rencontres » et leurs « se´parations » dans un « parcours quasi-contemporain »), il reconnaıˆt que Rouch a introduit de manie`re de´cisive une rupture dans les films ethnographiques et a produit un travail incomparable a` tout autre. Il souligne l’importance desMaıˆtres fous, tourne´ en 1954 et sorti en salles en 1957, sur des migrants nige´riens venus en Gold Coast pour travailler qui se retrouvent dans la banlieue d’Accra pour pratiquer un culte aux ge´nies modernes des Hauka, qui prennent dans le film la forme de l’e´tat-major du pouvoir britannique colonial. Balandier conside`re ce film comme un « moment charnie`re dans l’histoire du cine´ma ethnologique », emble´matique d’une ethnologie contemporaine dans le sens ou`, s’il traitait des rites de possession, de la dimension the´aˆtrale dans la possession, il manifestait dans le meˆme temps l’inte´reˆt que Rouch portait aux re´actions des acteurs implique´s dans la vie en dehors du rituel, en montrant comment des migrants et des travail- leurs, confronte´s a` des difficulte´s profondes, pouvaient compenser leur « e´tat de de´sarroi, de de´payse- ment et d’abandon », par un comportement ritualise´, en incarnant dans un e´tat de transe des personnages de l’administration coloniale. Le point de vue adopte´ par Rouch e´tait d’autant plus frappant qu’a` l’e´poque, le travail ethnographique, en valorisant certes ces « belles civilisations » mais en de´laissant leur histoire qui devait eˆtre a` penser, selon lui, en termes de « situation coloniale »19restait alors marque´ dans une large mesure par le colonialisme, pas ne´cessairement « par complaisance » mais plutoˆt « par laisser-faire » osait-il. Pour lui, Rouch effectuait justement avecles Maıˆtres fousun passage incontestable : « il ne s’agit plus de pre´senter de l’e´ternite´ culturelle, de l’e´ternite´ de la diffe´rence », mais plutoˆt « de montrer comment des hommes en Afrique, avec l’he´ritage qui est le leur, se battent dans les conditions de vie qui sont les leurs ». La projection du film au Muse´e de l’homme, ainsi que l’ont rapporte´ de nombreux te´moins, avait provoque´ une grande geˆne. Le film de´rangeait parce qu’il n’e´tait pas un documentaire habituel. La the´aˆtralisation y e´tait violente (on y bave, on y e´gorge un chien dont on mange la teˆte a` pleines mains, etc.). Et cela marquait ve´ritablement, selon Balandier, « le passage d’une ethnographie documentaire, a` la recherche de ve´rite´s en supple´ment, a` une ethnographie (ou plutoˆt a` une cine´matographie) qui te´moigne et s’engage ».

Dans un ouvrage « pre´curseur »,Sociologie des Brazzavilles noires20, dont la publication a coı¨ncide´

avec la re´alisation desMaıˆtres fous, Balandier s’e´tait inte´resse´ aux faubourgs noirs qui se de´veloppaient

19. Georges Balandier, « La situation coloniale : approche the´orique »,Cahiers internationaux de sociologie, no11, 1951, pp. 44-79.

20. Georges Balandier,Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Armand Colin, 1955 (re´e´d. Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1985) (Recension par J. V. dansPolitique e´trange`re, vol. 21, no3, juin 1956). Jean Copans qualifie ce texte de « pre´curseur » plutoˆt que « fondateur » dans la mesure ou` il n’a pas eu, contrairement a`

Sociologie actuelle de l’Afrique noire(Paris, Presses universitaires de France, 1963) de poste´rite´ directe. Il le de´crit de manie`re inte´ressante, et l’on pense a` la gene`se deMoi, un noir, comme « le plus probant de cette double confrontation simultane´e du chercheur avec la nouveaute´ sociologique urbaine (qui implique bricolage et montages de me´thodologies originales et peu ethnologiques), d’une part, et l’apparition sournoise des fameuses classes dangereuses, de l’autre, que semble susciter toute urbanisation incontroˆle´e qui pre´occupe l’administration coloniale » (Jean Copans,Georges Balan- dier. Un anthropologue en premie`re ligne, Paris, PUF, 2014).

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autour de la capitale du Congo, en analysant l’exode rural et ses corre´lats, les proble`mes du travail, de l’organisation sociale et de la vie politique. Il y de´cloisonnait les disciplines en brisant le mur qui se´parait parfois la sociologie de l’ethnologie, et il faisait appel a` la psychologie quand il affirmait que l’expe´rience urbaine e´tait une expe´rience individuelle et qu’elle faisait naıˆtre des personnalite´s nouvel- les, e´clate´es. Il y montrait que les villes africaines e´taient des re´alite´s en devenir, aux e´quilibres instables.

Il y soulignait que le de´racinement culturel chez des populations d’origine rurale dont les liens sociaux traditionnels e´taient brise´s par la vie urbaine e´tait en partie compense´ par l’innovation culturelle, avec la prolife´ration de socie´te´s de types divers, re´cre´atifs, d’entraide e´conomique, religieuse ou politique21. Le film de Rouch et ce livre abordaient donc des the`mes similaires, autour de la fin de la pe´riode coloniale en Afrique, qui coı¨ncidait avec un de´veloppement urbain sans pre´ce´dent, avec le renouvel- lement de ses normes sociales, une Afrique qui allait connaıˆtre des rapprochements avec l’ancien pouvoir colonial et de nouveaux conflits. Les deux œuvres ope´raient sans aucun doute une rupture dans ce qu’e´tait l’anthropologie a` ce moment-la`.

La publication de Balandier, quelques anne´es plus toˆt, de « La situation coloniale : approches the´oriques » avait de´ja`, a` sa fac¸on, provoque´ tout un e´moi, rappelait-il, « a` une e´poque ou` la situation coloniale n’e´tait pas mise en cause ». Balandier y disait que ces civilisations lointaines sont certes belles mais elles sont dans une histoire, dans un contexte qu’il faut prendre en compte : « Quels sont les effets de la domination, comment re´agit le domine´, comment fait-il pour biaiser avec la domination ou pour la de´passer par sa propre initiative ? ». Il y avait la` un champ ouvert, que l’ethnologie majoritaire, celle en France de l’e´cole de Griaule (pour l’Afrique), n’abordait pas car elle e´tait plus soucieuse « d’une ethnologie qui dit le savoir le plus profond, le plus durable, le moins affecte´ par les pe´ripe´ties historiques »22.

21. On peut noter qu’il existe de nombreux exemples de ces socie´te´s dans les films de Rouch (dans Jaguar, dansMoi, un Noir), meˆme si elles n’y sont montre´es que de manie`re furtive. L’une d’elles constitue meˆme le sujet a` part entie`re dela Goumbe´ des jeunes noceurs, tourne´ en 1964 parmi de jeunes migrants de Haute-Volta e´tablis en Coˆte-d’Ivoire. Alice Gallois, dans sa pre´sentation du film pour l’ouvrage du CNC qui re´pertorie l’ensemble des films (ou des e´bauches de films) de Rouch alors identifie´s (Be´atrice de Pastre dir.,De´couvrir les films de Jean Rouch – Collecte d’archives, inventaire et partage, Paris, CNC, 2010), signale un film supple´mentaire sur le meˆme the`me, non monte´ de Rouch et tourne´ en 1957,la Royale Goumbe´, nom d’une fraternite´ dont il existe quelques images dansMoi un noir.

22. Georges Balandier, « La situation coloniale : approche the´orique »,Cahiers internationaux de sociologie, no11, 1951, pp. 44-79.

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Rouch du traditionnel au moderne dans le sillage de Leiris et Balandier

Rouch ne s’est pas re´fe´re´ de manie`re explicite aux travaux de Balandier ni a` ceux de Leiris et n’a pas a fortiori discute´ les liens qu’ils pouvaient tisser avec ses films mais il ne fait aucun doute qu’il les connaissait (on sait que Rouch avait dans ses bagages lors de son premier se´jour au Niger un exemplaire del’Afrique fantoˆme23)24.

Passe´ son premier film,Au pays des mages noirs(1946 a` 1947), monte´ (avec des inserts d’animaux de la brousse, pratique totalement e´trange`re a` Rouch) et produit par les Actualite´s franc¸aises accompagne´ d’un commentaire que Rouch a renie´, les films de Rouch avaient, en tout e´tat de cause, progressivement diverge´ a` la fois dans le contenu et dans les commentaires d’une forme d’exotisme et de sensationnalisme emble´matique de la plupart des films des « chasseurs d’images a` la conqueˆte du monde » de l’e´poque25. La tendance e´tait perceptible de´ja` dans les films qui ont imme´- diatement suivi, les Magiciens de Wanzerbe´ etInitiation a` la danse des posse´de´s (1949), dans lesquels Rouch, graˆce a` certains artifices, et notamment en les nommant dans son commentaire, fournissait aux protagonistes non pas une vraie identite´ bien suˆr, mais ne´anmoins une forme d’individuation. Les personnages, tout en e´tant montre´s agissant dans un rituel de possession « e´trange », e´taient tire´s, quoique timidement, vers le monde contemporain.

Le de´passement que Rouch effectuait un peu plus tard avecles Maıˆtres fouss’e´tait poursuivi ensuite avec d’autres « de´crochages » (le mot est de Balandier). DansMoi, un noir, Rouch filmait un groupe de jeunes Nige´riens qui avaient rejoint la Coˆte-d’Ivoire et y cherchaient du travail dans Treichville, un quartier d’Abidjan. Les personnages re´els e´taient montre´s dans le film a` travers « les roˆles de leur fabulation »26inspire´s par des films hollywoodiens du moment. Rouch, en se servant de la postsyn- chronisation, proposait une bande son polyphonique, avec les voix du narrateur et des personnages meˆle´es, avec un usage abondant du discours indirect libre pour « traduire » les pense´es des personnages a` l’e´cran. C’est la banalite´ du quotidien qui e´tait privile´gie´e, moins spectaculaire que celle desMaıˆtres fousmais tout aussi re´elle. E´taient mises en re´cit, en fiction image´e, de manie`re profonde´ment originale (il existe une litte´rature abondante sur le sujet, de Jean-Luc Godard a` Gilles Deleuze en passant par Jean-Andre´ Fieschi et bien d’autres), des re´alite´s les plus ordinaires, avec de l’ironie, de l’humour et beaucoup d’imagination. Dans Chronique d’un e´te´ (1961) ensuite, puis dans Petit a` Petit (1969), Balandier repe`re une me´thode de « regards croise´s » qu’il raccorde a` « ce qui (chez lui) s’est pre´sente´

23. Michel Leiris,l’Afrique fantoˆme. De Dakar a` Djibouti (1931-1933), Paris, Gallimard, « Les Documents bleus », 1934 (re´e´d. Gallimard, « Tel », 1988 et dansMiroir de l’Afrique, Gallimard, « Quarto », 1996).

24. Re´ciproquement, il n’existe pas, a` ma connaissance, de textes de Leiris ou de Balandier qui discutent les films de Rouch. A` noter que de manie`re ge´ne´rale on trouve tre`s peu de commentaires critiques de ces films par les africanistes au moment ou` ils sont montre´s. Ceci pourrait s’expliquer en partie par la me´fiance que l’utilisation ine´dite et originale de l’outil cine´matographique telle que Rouch la proposait dans le champ ethnographique e´tait en droit de provoquer alors.

Le CNRS, qui avait recrute´ Rouch, a toutefois contribue´ par ses financements a` la mise en œuvre des missions de Rouch en Afrique et donc a` la re´alisation de ses films.

25. Pierre Leprohon,l’Exotisme et le cine´ma : les chasseurs d’images a` la conqueˆte du monde, Paris, Susse, 1945.

26. Gilles Deleuze,Cine´ma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.

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Deux des acteurs principaux de Jean Rouch, Elhadj Damoure´ Zika (a` gauche sur 64) et Illo Gaoudel, a` Accra, Gold Coast, une me´tropole en pleine expansion sous le re´gime colonial britannique qui attire des migrants des e´tats voisins de l’ouest africain, 1954 (Fonds Jean Rouch, BNF, NAF 28564, GC3).

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comme la me´thode du de´tour, c’est-a`-dire si l’on veut se connaıˆtre chez soi, il faut se connaıˆtre par les autres ».

On avait donc d’une certaine fac¸on, concluait provisoirement Balandier, « un parcours qui part[ait]

d’une ethnologie encore affecte´e et encore alourdie par le colonialisme pour aller vers un mode de recherche de la ve´rite´ par l’image qui libe`re, et qui donne aux choses actuelles un autre sens ».

Retour au traditionnel et a` Griaule

Il faut garder a` l’esprit que Rouch n’a jamais abandonne´ son gouˆt pour le traditionnel des socie´te´s africaines. En effet, apre`s avoir introduit une vraie rupture avecles Maıˆtres fouspuis avecJaguaretMoi, un Noir, Rouch, toujours profonde´ment marque´ et influence´ par sa rencontre avec Griaule, allait retourner au Niger pour reprendre, en 1965, sa se´rie des Ye´nendi (rituels de pluies qu’il a suivis pendant plus de trente ans). Il allait aussi embarquer, dix ans apre`s la mort de Marcel Griaule en 1956, dans une longue collaboration avec Dieterlen dans la re´gion de Sanga en pays dogon, le projet de cette dernie`re portant a` la fois sur l’archivage des coutumes dogon et sur l’exe´ge`se de leur mythologie, dans la continuite´ du travail re´alise´ avec Griaule, Rouch e´tant principalement en charge des images.

Balandier s’attarde justement sur la profonde influence que Griaule avait exerce´e sur Rouch dans ses de´buts. Il e´voque une « complicite´ » qui s’e´tait cre´e´e entre le maıˆtre et l’e´le`ve, selon lui « une de ces complicite´s lie´es aux relations coloniales telles qu’elles s’e´tablissaient dans le courant des anne´es 1950 ».

Et il propose (avec une certaine ironie) que Griaule, ayant en tant qu’officier d’aviation une vision du monde d’en haut, et Rouch, e´tudiant en tant qu’inge´nieur des Travaux Publics27plutoˆt le monde a`

niveau, celui « des sites, des paysages, des milieux », « e´taient faits pour se comprendre ». Les deux hommes, poursuivait Balandier, n’avaient pas eu « le meˆme usage de l’image, de l’image fixe et de l’image anime´e », chacun ayant poursuivi sa carrie`re « selon son gouˆt, selon sa formation, selon son entraıˆnement, selon l’allure qu’il voulait donner a` l’Africanisme ».

Pour Griaule, comme Balandier le faisait remarquer, l’image e´tait certes importante, mais elle n’e´tait pas essentielle. Griaule e´tait avant tout un homme de lettres, avec une formation en ethnologie classique qui voulait faire apparaıˆtre – c’e´tait la formule de l’e´cole de Griaule – « la ve´rite´ profonde », comme en avait te´moigne´Dieu d’eau28. L’image, notamment l’image anime´e, venait en comple´ment du travail de recherche, du travail d’interrogation, « sous l’aspect d’une confirmation de la ve´rite´

ethnologique » rendue par le texte, et non une image qui actualiserait ce qu’elle observe, et ce qui est en mouvement comme ce qui allait advenir avecles Maıˆtres fous. C’e´tait encore un temps ou` le documentaire scientifique ne faisait qu’accompagner l’observation, la description, d’ou` les films consa- cre´s aux masques, et plus ge´ne´ralement aux rituels. L’e´cole de Griaule, tout en aspirant a` obtenir un

27. Il avait effectivement e´te´ amene´ a` diriger au Niger en 1942, en tant d’inge´nieur des Ponts et Chausse´es, des travaux exe´cute´s par des noirs africains sous domination coloniale.

28. Marcel Griaule,Dieu d’eau, entretiens avec Ogotemmeˆli, Paris, Fayard, 1948.

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Ogotemmeˆli (1), Reconstitution (2-4) des conversations entre Griaule et Ogotemmeˆli en pre´sence de l’assistant et traducteur de Griaule, Koguem Dolo (debout avec Rouch dans 2). Rouch et l’informateur de Dieterlen, Amadigne´ Dolo (3-4) qui joue le roˆle d’Ogotemmeˆli (4).

Photogrammes extraits du filmSur les traces du renard paˆle – Recherches en pays dogon 1931-1983, Luc de Heusch, 1984, E´ditions Montparnasse 2010.

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acce`s complet a` la ve´rite´ profonde de la socie´te´ dogon plutoˆt qu’a` son histoire et a` ses modes de vie, offrait selon Balandier comme une sorte d’e´ternite´ a` sa « diffe´rence ».

Rouch n’a jamais cherche´ a` le´gitimer son travail en termes politiques. S’il se montrait en prive´

critique a` l’endroit de la culture coloniale, il ne se revendiquait pas pour autant un auteur engage´ et aucun de ses films n’a, par exemple, la force de´nonciatrice d’Afrique 50 de Rene´ Vautier29 ou des Statues meurent ausside Chris Marker et Alain Resnais, sorti en 1953. Rouch restait comme a` distance, sans doute dans un rapport d’e´merveillement et de sympathie a` l’e´gard de l’Afrique, a` l’instar de son grand ami Gilbert Rouget30, certainement critique des attitudes de surplomb de l’administration coloniale qu’il avait coˆtoye´e pendant de nombreuses anne´es (il a fait part de son de´gouˆt a` maintes reprises), et avec laquelle il avait ne´anmoins duˆ collaborer a` l’occasion31. Il n’e´chappait sans doute pas aux sire`nes d’un « certain rousseauisme issu en partie de la tradition ‘‘indige´nophile’’ » des anne´es 1930, comme le lui avait reproche´ Sembe`ne Oussmane en 1965 en de´nonc¸ant son regard (et celui d’autres africanistes) de « collectionneur d’insectes »32. Il tempe´rait parfois aussi son e´lan anticolonia- liste, par exemple en accompagnant d’interpre´tations ethnopsychiatriques, comme a` la fin desMaıˆtres fous33, ou en laissant, comme dansJaguarou dansBaby Ghana(film moins connu de 1957 dans lequel sont filme´es les feˆtes de ce´le´bration de l’inde´pendance de la Gold Coast), le spectateur non informe´

dans l’impossibilite´ de saisir vraiment le contexte politique et social des e´ve´nements filme´s, e´gare´ dans une impression de de´rision et meˆme parfois de farce (le commentaire deBaby Ghana est particulie`- rement cru et provocateur), meˆme si, bien suˆr, le te´moignage est riche d’enseignements pour l’histo- rien34et invite d’autant plus a` s’informer. En interrogeant par exemple ce qui apparaıˆt comme une ambiguı¨te´ dans le traitement de Kwame Nkrumah dans Jaguar, filme´ en 1954 au moment des e´lections le´gislatives qu’il gagnait, mais soumis dans le commentaire aux moqueries des acteurs de Rouch (« c’est le gouvernement de Kwame Nkrumah non ? C’est lui la` qui est en pagne. Il a un gros cou, il est bien nourri en tout cas, il est gras. Mais tous ses ministres ils sont gras aussi »), il est apparu que Rouch avait pu instrumentaliser le de´calage entre le tournage (1954) et la postsynchronisation (re´alise´e par e´tapes, de 1957 pour la premie`re improvisation des personnages sur les images jusqu’avant sa sortie dix ans plus tard) pour rectifier (de manie`re certes provocante) l’image de l’homme politique

29. Vautier confiait dans un entretien ne pas avoir pardonne´ a` Rouch les reproches qu’il lui avait adresse´s de ne pas servir l’Afrique « en faisant des films qui poussent les gens a` la re´volte » mais avoir reconnu plus tard que le travail de Rouch exempt de critique politique e´tait ne´anmoins « une recherche de la dignite´ africaine en collaboration avec des Africains, ce qui e´tait comple´mentaire avec ce que nous faisions de notre coˆte´ » (dans Maria Loftus, « Entretien avec Rene´ Vautier »,Pre´sence africaine, vol. 2, no170, « Cinquante ans de cine´ma africain. Hommage a` Paulin Soumanou Vieyra », 2004).

30. Brice Ge´rard, « Gilbert Rouget et la mission Ogooue´-Congo... », art. cit.

31. Pierre Cros, entretien avec l’auteur, Chatenay-Malabry, 29 novembre 2016.

32. Voir Philippe Dewitte, « Regards blancs et cole`res noires »,Hommes et migrations, no1132, 1990, pp. 3-14.

33. Peter Bloom,French Colonial Documentary : Mythologies of Humanitarianism, Minneapolis, University of Min- nesota Press, 2008.

34. Alice Gallois (op. cit.) interroge justement la manie`re dont les deux films de Rouch,Baby Ghanaet Feˆtes de l’inde´pendance du Niger(1962), dont elle propose une analyse circonstancie´e, sont susceptibles de « devenir des sources d’Histoire ».

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triomphant qui, entretemps, avait e´te´ destitue´ par un coup d’e´tat militaire en fe´vrier 1966. En tout e´tat de cause il ne pre´tendait pas de´livrer un message a` porte´e politique mais rendait compte de ses propres questionnements tout en s’installant parfois dans une sorte de joyeux surplomb qu’il laissait e´clater dans son commentaire.

Henley se penche e´galement sur le paradoxe, pour un cine´aste qui a ce´le´bre´ « l’hybridation culturelle et l’innovation dans ses films sur ‘‘la grande aventure des cite´s africaines’’ dans la pe´riode de ses films sur les migrations », de revenir a` l’Afrique traditionnelle. Pour Henley, bien que Rouch fuˆt certainement inte´resse´ par le monde e´mergent dans la tardive Afrique coloniale, son inte´reˆt premier, et sans doute primordial, portait sur les mondes culturels traditionnels des peuples qui vivaient dans la boucle du Niger. Et selon lui, c’est pour cette raison que quand les techniques synchrones e´taient apparues vers le milieu des anne´es 1960 Rouch aurait cesse´ de faire des films sur les migrations urbaines et serait retourne´ au Niger (la se´rie desYe´nendi) et au Mali (la se´rie desSigui) pour re´aliser des films sur les traditions culturelles qui e´taient en train de disparaıˆtre ou en passe de se transformer radicalement35.

Rouch, tout en e´tant plein d’admiration et fide`le a` l’he´ritage de Griaule, n’a jamais e´te´ dogmatique.

La confrontation des deux perspectives sur l’ethnologie franc¸aise, re´capitule´e ici dans la confrontation Dieterlen/Balandier, constitue un cadre pour l’examen de l’œuvre de Rouch en Afrique, meˆme si elle

35. Henley (The Adventure of the Real, op. cit.) s’interroge a` cette occasion sur ce qu’il conside`re comme une incapacite´ de Rouch, qui aurait e´te´ purement technique, a` faire usage ou a` tirer profit des nouveaux proce´de´s en terrain ethnographique. Henley juge par exemple se´ve`rementUn lion nomme´ l’Ame´ricain, tourne´ en 1968 avec son synchrone et came´ra autonome comme une suite au ce´le`brela Chasse au lion a` l’arc, qui a pour lui perdu toute magie. Il est probable que Henley fonde son jugement sur l’une des versions du film, celle commercialise´ par les E´ditions Mont- parnasse, en langue originale non sous-titre´e, alors qu’il existe une autre version avec un commentaire de Rouch sur les voix synchrones des interpre`tes africains qui le rapproche de la dimension e´pique dela Chasse au lion a` l’arc. Il est concevable que Rouch, qui avait dans ses films sur « l’Afrique en mouvement », invente´ des proce´de´s pour pallier l’absence de son synchrone pour « donner la parole » ait pu e´prouver des difficulte´s a` utiliser le son synchrone quand celui-ci e´tait devenu accessible pour laisser ve´ritablement entendre (et comprendre bien suˆr, mais alors il aurait alors fallu avoir recours aux sous-titres que Rouch a toujours refuse´s. Il convient de ne pas oublier que Rouch ne maıˆtrisait pas les langues dogon, et qu’a` l’instar de Griaule et Dieterlen, il devait s’en remettre aux traducteurs locaux) les voix des Africains et que ces difficulte´s l’aient conduit a` se replier alors vers l’Afrique de la tradition, ou`, meˆme s’il laisse entendre les voix, il s’autorise (comme d’autres documentaristes de l’e´poque) a` ne pas nous les laisser comprendre (ni sous-titres, ni meˆme souvent de commentaires). Il faut certainement questionner – et d’aucuns l’ont de´nonce´e e´videmment – la distance que Rouch adopte alors en terrain ethnographique vis a` vis de ses sujets et comment par exemple il « couvre » ce que disent les Dogon : « C’est Jean Rouch qui, dans la position impe´riale de l’anthropologue qui sait, fournit l’ex- plication en meˆlant a` la fois les interpre´tations de Griaule, les re´cits autochtones et ses propres e´lans poe´tiques : il est impossible de savoir qui parle » (Eliane de Latour, « La sce`ne invisible : a` propos du documentaire », dans Jacques Aumont dir.,la Mise en sce`ne, Bruxelles, de Boeck Universite´, 2000). Et noter que dansPetit a` petite´galement, « ethno- fiction » emble´matique de cette « anthropologie partage´e » que Rouch aimait a` de´fendre, on peut eˆtre parfois tente´

d’entendre sa propre voix plus que celles de ses personnages (et il existe dans les archives des documents qui te´moignent de l’e´criture en amont de certains des dialogues, possiblement avec la complicite´ de ses acteurs) mais large place reste encore offerte a` la force poe´tique de l’improvisation.

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n’y est pas the´orise´e comme telle, et est mise en miroir au travers des repre´sentations filme´es des mythes dogon comme arreˆte´s oppose´es aux capsules de temps et de mouvements d’une Afrique en cours de modernisation, subissant des changements rapides, en pe´riode de pre´-de´colonialisation.

En effet, l’opus de Rouch re´capitule les mouvements et les conflits au sein de l’anthropologie franc¸aise de l’Afrique, pre´sentant a` la fois un point de vue du dominant, colonial (du centre), et une anthro- pologie re´ciproque (au moins une tentative) pour le monde moderne, « partage´ » (de la pe´riphe´rie).

Cependant, il est important de garder a` l’esprit que ce mouvement, s’il constitue chez Rouch un continuum, n’est pas chronologiquement line´aire. Jaguar et les films dogon, meˆme si Rouch les a tourne´s a` des moments diffe´rents, ont e´te´ en effet monte´s dans les meˆmes anne´es (au milieu et a` la fin des anne´es 1960).

Si Rouch n’a jamais e´crit sur les traditions dogon, les constructions de leurs syste`mes de pense´e ont exerce´ sur lui une profonde fascination et il a certainement contribue´, a` travers ses films, a` leur diffusion (meˆme si les films dogon de Rouch ne sont pas parmi les plus connus) et il serait inte´ressant de repe´rer s’ils sont (et si oui comment), comme la production de Griaule, utilise´s/de´tourne´s par ce que Jolly nomme une «worldculture dogon » qui justement fige la socie´te´ dogon dans un passe´

largement fantasme´36. Rouch devait pourtant eˆtre conscient des limites d’une telle approche. En effet, dans la meˆme pe´riode et sur d’autres terrains, il montait des films novateurs qui donnaient une existence cine´matographique et des voix a` ceux qu’il rencontrait, pour te´moigner et capturer de manie`re unique un monde en plein bouleversement, en une pe´riode de transition. Rouch, pris entre ces deux poˆles, cre´ait une œuvre anthropologique tre`s originale. Cette dialectique peut eˆtre rapproche´e des tensions et des mutations de l’ethnologie classique entame´es au cours de cette pe´riode et anticipe peut-eˆtre meˆme d’une certaine fac¸on les mutations en cours et a` venir accompagne´es par la critique postcoloniale de l’exclusivite´ de la perspective « occidentalo-centre´e ». Pour Balandier en 2009, l’an- thropologie aurait de´ja` mue´ en « une anthropologie des regards croise´s, [...] de l’image et du visuel qui se fait en e´changes [...] dans le partage des regards » qui abolirait le privile`ge de regarder « l’autre » en pre´tendant voir la ve´rite´ en son nom.

Perspectives

Henley a sugge´re´ qu’« au sein de l’anthropologie franc¸aise moderne certains conside`rent Rouch avec une relative indiffe´rence, comme un homme du passe´, un ancien ‘‘pape’’ du cine´ma ethnogra- phique peut-eˆtre, mais quelqu’un qui a peu de choses pertinentes a` transmettre aux anthropologues d’aujourd’hui »37. Ces re´serves n’auraient pas, je crois, trouble´ Rouch plus que cela. Conscient de l’he´ritage difficile des films ethnologiques, y compris des siens, il a laisse´ son travail ouvert a` de

36. E´ric Jolly, « Dogon virtuels et contre-cultures »,l’Homme, no3, 2014, pp. 41-74.

37. Notre traduction.

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multiples interpre´tations. Il reste difficile d’anticiper quels usages en seront encore faits par les anthropologues et les historiens occidentaux et par la critique africaine38.

En analysant les films de Rouch correspondant a` son « retour a` Griaule » sansa prioriqui feraient les rejeter pour cette raison meˆme, on constatera que, dans un style tre`s diffe´rent de celui de l’auteur engage´ des grands films sur les mutations que connaissait l’Afrique de l’Ouest, Rouch, tout en restant fide`le aux principes de son e´cole d’anthropologie a` travers ses narrations et commentaires, ne s’inge´- niait pas a` laisser hors champ les traces du contemporain qui, force´ment, surgissait. Graˆce a` ses cadrages, graˆce a` son sens du rythme, a` sa proximite´, graˆce a` son profond respect des images rendues des « autres », il ne ce´dait jamais au voyeurisme, ne queˆtait jamais des moments d’e´piphanie ni ne semblait jamais « voler » d’images (la came´ra ne poursuit par exemple jamais les personnages qui manifestement tenteraient d’y e´chapper). Dans les films de Rouch, les tensions signent, en re´alite´, l’originalite´ et la singularite´ de son travail. Tout en alimentant son commentaire a` la source des constructions griauliennes, Rouch filme chez les Dogon sans bloquer notre vision dans cet espace imaginaire entre « eux et nous », comme si les tensions e´voque´es l’avaient tire´ vers un endroit suˆr ou` il devenait possible d’e´viter les dangers inhe´rents a` son projet de repre´sentation anthropologique dont celui d’obscurcir l’horizon avec ses propres fantasmes.

Remerciements a` Marie Ferre´ (CNRS/Thalim) pour le montage des images.

38. Valentin Yves Mudimbe, s’il accorde son cre´dit aux « sources bien informe´es » de Griaule – « les travaux de Griaule et ses disciples en pays Dogon ont de´montre´ la complexite´ des connaissances en astronomie des Dogon et de leur symbolisme » (The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, Bloomington, Indiana University Press, 1988 [notre traduction]) –, met toutefois en cause, avec Paulin Hountondji, l’ethnophilosophie qui, selon eux, sous-tend ses travaux. Martien Towa, cite´ et critique´ par Hountondji, soulignait, au contraire, en 1971 que la production des africanistes occidentaux sur les syste`mes de pense´e africains pourrait eˆtre appre´cie´e « pour sa contribution a` une remise en cause globale de l’eurocentrisme » (Paulin J. Hountondji, « Ethnophilosophie : le mot et la chose », 2008, http://docslide.fr/documents/ethnophilosophie-le-mot-et-la-chose-pjhountondji.html). Griaule lui-meˆme e´crivait en 1951 de manie`re radicale que « le savoir de l’Occident sur les cultures africaines e´labore´ par l’anthropologie ante´rieure reposait sur une tradition occidentale d’ignorance des autres, de supe´riorite´ de soi, et, disons le mot, d’incapacite´ a` concevoir une mentalite´ ou` notre pense´e a` nous ne soit conside´re´e comme naturelle, indispensable, la seule rationnelle, la seule possible ».

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