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LES RÉSEAUX SOCIAUX DE SANTÉ

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Academic year: 2022

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LES RÉSEAUX SOCIAUX DE SANTÉ

Communauté et co-construction de savoirs profanes

SÉBASTIEN BROCA

RAPHAËL KOSTER

Les réseaux sociaux de santé sur internet se développent dans le cadre d’un processus de prise en compte de la parole et de l’expérience du malade par l’institution médicale. Du fait de leurs dynamiques d’échanges et de la volonté commune à leurs usagers de lutter contre l’isolement de la maladie, ils sont souvent présentés comme « communautaires ». Mais ce terme recouvre en fait une diversité d’opinions, de représentations et de sentiments d’appartenance. Il existe cependant des réseaux, où la conscience de buts et de valeurs partagés conduit à la constitution de savoirs profanes. Nous étudions les apports et les limites de ce phénomène sur l’exemple de Yahoo autisme.

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Introduction

Le développement des technologies numériques, et en particulier du réseau internet, a entraîné « l’émergence d’un nouvel environnement informationnel, dans lequel les individus sont susceptibles de tenir un rôle plus actif » (Benkler, 2006). Depuis qu’il a gagné le grand public au milieu des années 1990, Internet est ainsi présenté comme un espace rompant avec les logiques de diffusion one to many des anciens médias (radio, télévision), au profit de formes de communication, distribuées et égalitaires (De Rosnay, 2006). Le web a ainsi ouvert de nouveaux débouchés à l’expression individuelle d’opinions et d’affects (blogs, commentaires, publication de contenus multimédias), et a donné naissance à des formes inédites d’échange social.

Le développement de ce que l’on a pris l’habitude de nommer les « réseaux sociaux » (Facebook, Linkedin, Myspace, Flickr) est un exemple emblématique de ces possibilités d’interaction et de partage entre internautes. Le domaine de la santé n’a pas échappé à ces évolutions, puisqu’une multitude de sites abritant des échanges entre internautes ont vu le jour, allant des grands sites généralistes et commerciaux (Doctissimo) aux sites associatifs en général liés à une pathologie particulière. Le développement de ces échanges en matière de santé a très tôt été vu comme une potentielle remise en cause du pouvoir médical (Hardey, 1999), et notamment de ce qui le fonde : un certain monopole sur le savoir (Pierron, 2007). En effet, Internet permet non seulement un accès bien plus aisé à un très grand nombre de données et d’informations médicales, mais il offre aussi des possibilités renouvelées de construction de ce que plusieurs chercheurs ont nommé une « expertise profane ». Il faut entendre par là un savoir, distinct de celui possédé par l’institution médicale, qui trouverait son origine dans l’expérience existentielle, physique, de la maladie, et se construirait au travers de formes d’apprentissage largement empiriques. Autrement dit, un savoir de malades en tant que malades.

La reconnaissance des diverses formes d’ « expertise profane » a été largement permise par les luttes des mouvements de malades du sida au cours des années 1980, dans un contexte à la fois dramatique et conflictuel.

Aujourd’hui, il peut sembler que la parole des malades trouve une écoute un peu plus attentive du côté de l’institution. Surtout, Internet paraît avoir considérablement facilité les échanges entre malades, tout en changeant leur nature. La communication se dégage ainsi totalement de la nécessité de la rencontre physique, et le cadre associatif est bien souvent court-circuité. Quelle est donc la nature des « nouveaux » savoirs profanes qui circulent sur internet, et comment émergent-ils ?

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À la suite d’une enquête qualitative de huit mois (Broca et al., 2011), nous voulons ici tout d’abord interroger les spécificités des échanges en ligne en matière de santé, et mettre au jour les éléments décidant les malades à y prendre part ou non. Ainsi, derrière la rhétorique communautaire souvent employée par les concepteurs et gestionnaires de sites, voit-on vraiment apparaître en ligne des collectifs de malades, caractérisés par de forts sentiments d’appartenance ? À quelle(s) condition(s) ? Dans un second temps, nous voulons examiner l’hypothèse selon laquelle l’émergence de tels sentiments communautaires serait bénéfique à la co-construction de savoirs profanes par les internautes. À travers l’exemple de la liste de discussion Yahoo autisme, nous tentons ainsi de montrer que les échanges en ligne profitent de l’existence d’un cadre commun, sans lequel le partage d’expériences menace de tourner au pugilat émotionnel.

Nous nous arrêtons enfin sur les dangers potentiels de ces « communautés virtuelles » (Rheingold, 1996), et sur les formes d’inégalités qui s’y perpétuent.

Rhétorique communautaire et sentiment d’appartenance au collectif On trouve souvent dans les discours des responsables associatifs et des concepteurs de réseaux sociaux de santé le terme « communautaire ». Il s’agit généralement d’insister sur la fonction communicationnelle de ces espaces, visant à rompre l’isolement de la maladie chez le patient, et à favoriser des rencontres entre personnes partageant une expérience similaire. Cependant, la mise en contact de personnes souffrant des mêmes symptômes suffit-elle à constituer des collectifs, a fortiori communautaires ? Si l’on étudie plus attentivement l’usage de ce mot dans les discours visant à légitimer les réseaux sociaux de santé, on lui découvre une portée très pragmatique. La communauté se définit en effet d’abord par la poursuite d’objectifs communs : La démarche communautaire consiste à s’investir avec un groupe de personnes unies par une même problématique et un même désir d’action (la communauté) pour que ces personnes agissent sur leur environnement et/ou sur leur organisation interne pour trouver des solutions aux problèmes qu’elles rencontrent (Rojas Castro et al., 2009).

Nous avons d’ores et déjà ici une définition de la communauté très orientée vers des impératifs d’efficacité. La relation sociale y est instrumentalisée en tant que moyen pour atteindre des objectifs qui semblent en premier lieu de l’ordre de la volonté individuelle. Le réseau social apparaît alors moins comme un collectif en tant que tel, que comme un espace de rassemblement d’individus partageant éventuellement de mêmes objectifs. Nous sommes assez loin d’une appréhension de la notion de communauté, exaltant sa dimension utopique, de chaleur, d’effervescence du collectif dans le plaisir gratuit d’être ensemble : Communauté peut être le mot chaleureux et persuasif pour décrire un ensemble de relations existantes, ou le mot chaleureux et persuasif pour décrire un ensemble de relations alternatives.

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Ce qui est le plus important peut-être, est qu’à l’encontre de tous les autres termes décrivant l’organisation sociale (État, nation, société, etc.), il semble qu’il ne soit jamais utilisé de manière défavorable et que l’on ne le distingue jamais d’un autre terme à connotation positive, ni qu’on l’utilise en opposition à un terme de cette nature (Shrecker, 2006).

Le problème qui se pose est ainsi celui du rapport entre un certain dispositif technique et la naissance de sentiments d’appartenance sociale. Ce lien se trouve souvent abordé par les concepteurs de réseaux sociaux de manière déterministe, la construction d’un environnement technique adéquat étant censée assurer l’émergence de sentiments communautaires. Le mot

« communauté » tend alors à désigner la « coquille vide » des réseaux sociaux, leur interface informatique avant qu’elle ne fasse l’objet d’usages et de pratiques, mais dont on suppose qu’elle les engendrera plus ou moins

« naturellement ». Le caractère problématique, non « automatique », de ce passage est toutefois parfois pris en considération : Il faudra vérifier par la suite si cette dynamique génère un sentiment d’appartenance à une communauté bien réelle pour les participants, écrivent par exemple les concepteurs de Seronet 1.

L’emploi du terme « communautaire » semble souvent excessif, et pourrait être à ranger du côté des discours purement « marketing » ou publicitaires. Il n’empêche que ces discours peuvent avoir une influence sur les usages a posteriori. De nombreux militants associatifs, et même des patients, tiennent ainsi ce même discours de réseaux sociaux qui seraient « communautaires » : comme si finalement, l’expression promotionnelle devenait de l’ordre du constat objectif, et le discours technicien se trouvait réalisé de fait.

C’est toutefois loin d’être toujours le cas et l’on observe aussi un décalage entre les représentations des patients, tributaires de certains discours préconçus, et le récit qu’ils font de leur pratique d’internet 2. L’émergence d’une

« communauté réelle » semble en effet dépendre avant tout du rapport que le malade entretient avec sa maladie. Pour Françoise, atteinte d’un cancer du sein, la maladie n’est qu’une parenthèse dans sa vie. C’est pourquoi elle ne fréquente pas, ou très peu, les réseaux sociaux de santé. C’est également pour cette raison qu’elle ne souhaite pas nouer de relations durables avec la plupart des membres de La Maison des patients, à Saint-Cloud, structure associative d’accompagnement

1. www.seronet.info « est un site d’information et un espace d’échange, de soutien et de rencontre, destiné aux personnes séropositives, aux personnes porteuses d’une hépatite virale et leurs proches. Seronet est actuellement animé par AIDES (France) et la COCQ-Sida (Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida). » Source : http://www.seronet.info/content/propos-de-seronet

2. Nous avons mené des entretiens qualitatifs, semi-directifs, de une à trois heures, auprès d’une trentaine d’usagers de réseaux sociaux de santé.

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des personnes atteintes de cancer, dans laquelle elle suit des ateliers d’écriture et de relaxation : C’est peut-être des personnes avec lesquelles je resterai en relation plus tard.

J’en doute. J’en doute parce que quelque part, j’aimerais refermer cette parenthèse 3.

La temporalité de la maladie semble ici déterminante. Les pathologies longues, les récidives, les handicaps, inscrivent sans doute plus naturellement les patients dans des pratiques communautaires. Vous savez, je pense que ce qui renforce notre communauté, c’est qu’on est dans le cadre d’une maladie chronique. En gros, on va passer toute sa vie avec une maladie 4 explique la responsable d’une association contre la Maladie de Crohn. Ainsi, le fait de considérer la maladie comme partie intégrante de son identité est souvent un prérequis à l’émergence de sentiments communautaires. Lorsque ce n’est pas le cas, les autres patients tendent à apparaître comme des étrangers, appartenant à un monde – le monde de la maladie – dont on ne souhaite surtout pas se revendiquer.

Toutefois, s’identifier comme malade n’implique pas obligatoirement qu’on se sente partie intégrante d’une communauté, surtout lorsque celle-ci n’existe que sur internet. D’une part, l’expérience de la maladie suppose malheureusement toujours une part de souffrance et d’isolement incommunicable : On est très seul, quand on a un cancer. Moi je trouve qu’on est très seul.

Même si on a des proches qui sont compréhensifs et soutenants, ils ne sont pas à votre place 5. D’autre part, le dispositif technique de la communication semble souvent mettre le visiteur à distance de ce qui s’y passe, surtout lors des premières visites. Nous avons ainsi recueilli plusieurs témoignages de patients consultant régulièrement des forums, ou inscrits sur des réseaux sociaux, mais qui n’osaient pas y intervenir. L’émergence de « communautés » de patients n’a donc nullement le caractère mécaniste que les concepteurs de sites sont enclins à lui prêter. Derrière le discours marketing apparaissent bien plutôt la diversité des rapports à soi et à la maladie, ainsi que la variété des usages et des attentes vis-à-vis des échanges en ligne.

Il existe toutefois des exemples précis où ces échanges semblent effectivement procéder d’une dynamique communautaire, c’est-à-dire réunir des individus unis par le sentiment de partager un certain nombre de buts et de valeurs. C’est ce que nous allons étudier sur l’exemple de Yahoo autisme.

3. Entretien avec Françoise, 50 ans, atteinte d’un cancer du sein.

4. Entretien avec Amandine, responsable d’une association contre la Maladie de Crohn.

5. Entretien avec Laurence, 47 ans, atteinte d’un cancer du sein.

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Yahoo autisme : tous contre la psychanalyse !

Yahoo autisme est une liste de discussion nationale 6, non liée à une association particulière, accueillant des échanges par e-mails entre personnes concernées par l’autisme. La participation à la liste nécessite une inscription, rapide mais devant être validée par le modérateur du groupe. Les échanges ne sont donc accessibles qu’aux personnes ayant accompli cette démarche.

Ce caractère semi-fermé distingue Yahoo autisme de forums ouverts comme doctissimo.com, qui présentent un enchevêtrement complexe d’intérêts divers, pouvant émaner de l’industrie pharmaceutique, de l’institution médicale, des associations, des patients eux-mêmes, sans qu’il soit vraiment permis de les distinguer. Les membres de Yahoo autisme interviennent eux sous leur vraie identité, l’usage de pseudonymes n’ayant pas cours, et le groupe se caractérise par la grande homogénéité de son public. Celui-ci est en effet composé presque exclusivement de personnes directement confrontées à l’autisme, les parents d’enfants autistes représentant l’écrasante majorité des contributeurs. Il s’agit essentiellement de parents confrontés à des formes intermédiaires d’autisme.

Annie, membre du groupe depuis six ans et mère d’un enfant de neuf ans diagnostiqué « autiste de haut niveau », dit ainsi s’être complètement retrouvée sur la liste, tout en admettant par ailleurs se sentir privilégiée au regard des personnes confrontées à des formes plus aiguës d’autisme, et en décalage par rapport aux parents dont les enfants sont atteints du syndrome d’Asperger par exemple 7. L’homogénéité de son public permet au groupe de s’autoréguler dans une large mesure. Annie nous apprend ainsi que, passé le moment de l’inscription, elle n’a pas eu d’échanges avec le modérateur de Yahoo autisme. Celui-ci n’intervient que pour tempérer certains messages sur le forum, ce qui arrive assez rarement.

Le principal facteur d’homogénéité du groupe Yahoo autisme se situe cependant dans la condamnation de l’approche psychanalytique de l’autisme, unanimement stigmatisée par ses membres. Ce point d’accord fondamental est constitutif de l’identité collective du groupe et se retrouve régulièrement réaffirmé, que ce soit pour aider les nouveaux membres à sortir des « griffes de la psychanalyse », ou pour moquer les représentants les plus en vue de la discipline honnie (Élizabeth Roudinesco est par exemple la cible de sarcasmes récurrents). Cette unanimité est aussi à la source du réconfort que peuvent

6. Cette liste créée le 27 octobre 1999 regroupe 1 015 membres au 12 septembre 2011.

7. Entretien avec Annie.

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trouver sur la liste des mères, qui se sentent « culpabilisées » par l’approche de l’autisme rencontrée à l’hôpital, ou plus généralement dans la société 8.

Le refus de l’approche psychanalytique ancre également le groupe dans une forme de militantisme. Celui-ci consiste d’abord à aider les parents à faire face habilement aux difficultés posées par les institutions médicales perçues comme étant « aux mains » des psychanalystes et des pédopsychiatres 9. Il s’exprime également dans la dénonciation véhémente de certaines méthodes de traitement liées à la psychanalyse, comme le packing 10. Il consiste enfin, et peut-être surtout, dans la promotion des techniques comportementales et cognitives de traitement de l’autisme, notamment au travers de conseils pratiques, permettant de former les parents à certaines applications de ses techniques ; par exemple, l’utilisation de pictogrammes, afin d’apprendre à l’enfant à faire face à certaines situations de la vie quotidienne, comme une visite chez le dentiste.

Pour comprendre la force et l’unanimité de cette condamnation de la psychanalyse sur Yahoo autisme, il est nécessaire de revenir à l’histoire du traitement de cette pathologie, désormais reconnue en France comme handicap suite à l’action des associations en ce sens. L’autisme a originairement été théorisé par des psychanalystes et des pédopsychiatres. Léo Kanner réalisa ainsi le premier tableau clinique de l’ « autisme infantile précoce » en 1944. Les théories de Bruno Bettelheim, développées après la guerre et mises en pratique

8. Les deux mères d’enfants autistes que nous avons rencontrées insistent sur ce point : Quand vous avez un diagnostic d’autisme, si vous l’avez, le jour où vous allez à la FNAC derrière, vous cherchez un livre sur l’autisme, vous tombez forcément sur Bettelheim « La forteresse vide », et là vous lisez le bouquin et vous vous suicidez » (Entretien avec Cathy). Mais quand vous êtes branchés sur ce forum et que vous vous apercevez que ce parcours-là, c’est beaucoup de mères hein, je parle des mères parce que ça se fait tellement ressentir « faute de la mère », et vous vous dites , « je ne suis pas toute seule » (Entretien avec Annie).

9. Comme le résume Annie, en plus on a besoin d’eux, donc vous ne pouvez même pas leur dire

« merde » ! Un des principaux problèmes rencontrés par les parents tient à la difficulté de faire reconnaître médicalement l’autisme de leur enfant, certains professionnels ayant hérité de la psychanalyse une réticence à diagnostiquer l’autisme en tant que tel. Cette réticence première se double parfois d’un refus de communiquer le diagnostic aux parents, en fonction d’un préjugé paternaliste, fondé ou non, selon lequel ceux-ci ne voudraient pas, ou ne se seraient pas capables d’entendre un tel diagnostic.

10. Le packing est une technique développée en France à partir des années 1960 par le psychiatre américain M.A. Woodburry. Elle consiste à envelopper le corps de l’enfant autiste de linges ou de draps très froids, notamment en cas de crise, afin de lui faire prendre conscience de son corps. Il s’agit d’une technique très controversée, interdite dans de nombreux pays mais toujours autorisée en France, bien qu’elle soit violemment dénoncée par des associations, comme Léa pour Samy, qui la considèrent comme de la maltraitance.

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à l’École orthogénique de Chicago, exercèrent quant à elles une influence prépondérante, notamment du fait de leur médiatisation. Bettelheim fit l’hypothèse que l’autisme pouvait être lié à une relation défaillante de l’enfant avec son environnement, et notamment avec sa mère, entraînant un repli sur soi (Bettelheim, 1969). Il reprit ainsi le terme de mères réfrigérateurs originairement employé par Léo Kanner (ce dernier s’en détacha ensuite). À partir des années 1970, d’autres travaux 11 prirent leurs distances avec Bruno Bettelheim, notamment en refusant de se prononcer sur la question de l’origine de l’autisme 12. L’approche psychanalytique continua néanmoins à considérer l’autisme sous l’angle privilégié de la relation mère-enfant. Les psychanalystes furent aussi parmi les premiers à tenter d’apporter des soins aux enfants autistes, depuis l’École orthogénétique de Bruno Bettelheim jusqu’à la création en France en 1969 par Maud Mannoni de l’École de Bonneuil-sur-Marne, spécialisée dans le traitement des troubles mentaux infantiles.

Cet héritage explique, au moins en partie, le poids éminent de la psychanalyse dans le traitement institutionnel de l’autisme en France ; poids qui n’a aujourd’hui guère d’équivalent dans les autres pays du monde (sauf peut-être en Amérique latine). Ce type d’approche s’est pourtant trouvé vivement contesté et marginalisé, notamment dans les pays anglo-saxons, par le développement des méthodes cognitives et comportementales. Les méthodes TEACCH (Treatment and Education of Autisticand related Communication handicapped CHildren) et ABA (Applied Behavorial Analysis) se sont ainsi généralisées dans de nombreux pays, avec des résultats concrets souvent encourageants s’agissant de la prise d’autonomie et de l’inclusion des enfants, notamment pour les formes

« intermédiaires » d’autisme comme l’autisme de « haut niveau ». Ces méthodes, souvent plébiscitées par les parents, ont à leur tour été critiquées par les psychanalystes, ceux-ci les accusant d’avoir un caractère restrictif et répétitif, et les assimilant parfois à des formes de « dressage ».

La situation de l’autisme en France est donc tout à fait particulière, dans la mesure où elle se caractérise par la persistance d’une prise en charge médicale de l’autisme largement influencée par les théories et les pratiques issues de la psychanalyse, avec des moyens au demeurant notoirement insuffisants. Cette prévalence maintenue de l’approche psychanalytique se trouve depuis plusieurs années violemment mise en cause par des associations, et de nombreux parents

11. On mentionnera par exemple les approches de Margaret Mahler, Frances Tustin, ou Donald Meltzer.

12. Cette question reste aujourd’hui débattue, la plupart des spécialistes s’accordant à privilégier une approche multifactorielle. Plusieurs associations militent cependant pour la reconnaissance de l’importance des facteurs génétiques.

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d’enfants autistes, voire par certains rapports officiels. L’avis n° 102 du Comité consultatif national d’éthique rendu en 2007 insiste ainsi sur les difficultés rencontrées par les familles et sur les insuffisances de la prise en charge de l’autisme, notamment du fait de l’application persistante des théories psychanalytiques (CCNE, 2007).

C’est à la lumière de ce contexte spécifiquement français qu’apparaît nettement le caractère communautaire de Yahoo autisme. Ainsi, face à un ennemi commun clairement identifié et institutionnellement puissant, les parents participant à la liste de discussions se sentent unis à la fois par un fort socle idéologique commun, mais aussi par la nécessité d’échanger conseils et soutien pour mieux faire face aux difficultés de la vie quotidienne.

La structuration des échanges par la communauté

Les échanges prenant place sur la liste de discussion se construisent donc explicitement contre l’expertise des professionnels et des institutions médicales.

Il s’agit d’opposer à un discours dominant au sein du pouvoir médical un contre-discours le remettant en question sur tous les plans, qu’il s’agisse de l’origine des troubles autistiques ou du traitement de ceux-ci. Cependant, l’exemple de Yahoo autisme permet aussi de voir ce que l’opposition entre professionnels et profanes peut avoir de simplificateur. En effet, sur la liste de discussion, ce ne sont pas tous les professionnels qui sont visés, mais uniquement ceux qui persistent à aborder l’autisme à partir d’une approche psychanalytique. C’est donc avant tout une certaine expertise professionnelle, voire une « pseudo expertise » selon les membres du groupe, qui est mise en cause. De plus, la critique de cette « expertise » passe par la mise en avant de l’expérience quotidienne des parents aux côtés de leurs enfants, mais aussi par l’appropriation d’un autre discours expert, celui développé par les partisans des méthodes cognitives et comportementales.

Autrement dit, dans le contexte communautaire de Yahoo autisme, l’expertise profane se comprend en deux sens. D’une part, comme la revendication d’une expertise d’une nature différente de celle des professionnels : c’est-à-dire empirique, en prise directe sur le quotidien, une expertise de profanes en tant que profanes. C’est ce que révèlent tous les conseils pratiques échangés sur la liste, et ce qui ressort de certains propos de membres que nous avons interviewés : Moi ce qui m’a beaucoup servi c’est d’être très ignorante au départ et de n’avoir fait aucune étude parce que comme ça je n’ai aucune influence. Je n’ai même pas une influence scientifique par des cours que j’aurais pu avoir. C’est génial parce que je me suis rendue compte que finalement c’était un atout. Ça me permet de me poser des questions que les autres ne se posent pas parce que c’est déjà rentré en eux comme quelque

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chose de normal 13. Ici, c’est donc bien l’absence d’a priori lié au statut même de profane, et les spécificités d’un regard neuf – et dans une certaine mesure naïf – qui sont valorisés.

Cependant, l’expertise profane se dit aussi en un autre sens, qui est celui de l’appropriation de connaissances théoriques et pratiques censément réservées aux experts : c’est la contestation de l’expertise, mais sur le terrain même de l’expertise. Dans le cadre du groupe Yahoo autisme, cette deuxième dimension semble loin d’être négligeable, sans pour autant annuler la première. Ainsi la mère que nous venons de citer, qui revendique son ignorance de départ comme un atout, affirme plus loin que les parents arrivent à un niveau de connaissance sur le handicap nettement supérieur, mais vraiment nettement supérieur, à celui des professionnels. Ici, le profane ne se situe donc plus dans un registre différent du professionnel, mais vient au contraire mettre celui-ci à l’épreuve sur son terrain, celui des connaissances médicales et scientifiques, et des résultats obtenus avec les personnes souffrantes.

Cette appropriation d’un autre savoir expert – en l’occurrence celui des approches cognitives et comportementales par opposition à celui des psychanalystes – semble représenter un enjeu important pour plusieurs membres du groupe de discussion, non seulement pour mieux comprendre la maladie de leur enfant et les traitements possibles, mais également à des fins d’autolégitimation. Il s’agit en effet de dépasser une ignorance de départ, qui va de pair avec une soumission au discours de l’expert : Mais quand vous êtes vraiment dans l’ignorance, vous vous dites que la personne en face a fait des études de pédopsychiatrie, quand même... Voilà moi, qu’est-ce que je suis, je suis maman 14. La communauté joue alors un rôle crucial, en permettant des formes d’apprentissage qui sont aussi des gains de confiance en soi, de légitimité, et in fine des gains de pouvoir dans les relations ultérieures avec les institutions : Je suis coiffeuse au départ, donc (rires) vous arrivez, il faut y aller là. Toutes les études que vous n’avez pas faites, en un an il faut tout rattraper. Il faut comprendre un certain langage, c’est impressionnant, ça aussi c’est un autre aspect. Justement quand on arrive sur internet, tout ça permet de bien récupérer toutes les lacunes 15.

Il semble donc que l’acquisition d’une expertise profane en un sens « faible » – c’est-à-dire l’appropriation d’un savoir expert – se présente bien souvent comme un préalable nécessaire au développement d’une expertise profane au sens

« fort » – c’est-à-dire d’un savoir du profane en tant profane. D’autre part, on notera que la fertilité des échanges menés sur la liste Yahoo autisme apparaît

13. Entretien avec Cathy, mère d’un enfant autiste.

14. Entretien avec Annie.

15. Entretien avec Cathy.

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étroitement corrélée à l’existence d’un accord tant sur les règles formelles des discussions, que sur le contenu des réponses à apporter aux troubles autistiques.

Ainsi, sur la liste de discussion, on trouve peu de traces des modalités de communication dominant certains réseaux sociaux généralistes, où la dimension communautaire est moins affirmée. Bien que les participants soient souvent aux prises avec des situations personnelles compliquées et/ou douloureuses, la liste accueille peu de messages de personnes venant décharger sans distance leur angoisse ou leur solitude au prix d’une certaine agressivité. Au contraire, la plupart des contributions apparaissent maîtrisées, et soucieuses de ne pas brutaliser les autres participants ; caractéristique qui peut aussi être rapportée au fait que les contributeurs interviennent en leur nom propre et non pas anonymement. Il s’agit ainsi moins d’un flot ininterrompu de messages, que de paroles et d’expériences échangées à l’intérieur d’un cadre construit et partagé, qui leur préexiste et leur donne un sens. La proximité née d’une commune condamnation de l’approche psychanalytique permet à la plupart des participants de se sentir en terrain familier, et garantit la bonne tenue globale des échanges.

Ceux-ci bénéficient aussi du fait de s’inscrire dans une certaine quotidienneté. La plupart des participants choisissent en effet de recevoir un e- mail par jour, regroupant l’ensemble des messages postés sur la liste durant les dernières vingt-quatre heures. La lecture de ceux-ci devient ainsi un rendez- vous du quotidien, que certains attendent comme on pouvait autrefois attendre le passage du facteur. Une participante parle ainsi de Yahoo autisme comme de sa boîte aux lettres. Ce parallèle signale également que les échanges s’organisent exclusivement autour de l’écrit, moyennant une interface technique très simple, qui pourra évoquer aux « anciens » de la communication en ligne les groupes Usenet des années 1980.

Il est toutefois possible de se demander si le revers de la médaille n’est pas une forme de clôture communautaire – nous rencontrons ici un sens plus négatif de l’idée de communauté, contrairement à l’affirmation de Raymond Williams (1983, cf. supra) –, les personnes restant dans un cercle étroit, et n’acceptant personne susceptible d’être considéré comme étranger. Plus exactement, l’autorégulation qui opère au sein du groupe conduit à en éloigner rapidement les personnes présentant un profil quelque peu différent : Voilà, donc on est à peu près tous avec des enfants de quelques mois, jusqu’à l’adolescence. (…) En fait, il n’y a pas une sélection en disant : « Vous, non, faut pas que vous veniez sur notre forum ! ». C’est nous-même, quoi ! (…) Et donc, c’est une solution automatique, quoi. La personne, elle a dit ce qu’elle avait à dire, et puis après, elle ne revient plus, hein 16.

16. Entretien avec Annie.

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On notera aussi que l’existence d’un sentiment communautaire, au sens de buts et de valeurs partagés, ne prémunit pas contre l’émergence de formes d’inégalités quant au statut des participants. Le fait de devoir s’exprimer par écrit demeure ainsi pour de nombreuses personnes un frein majeur à la contribution aux échanges. La peur de se discréditer en faisant des fautes d’orthographe, ou en adoptant des formulations maladroites, retient certains de poster un commentaire, un récit ou une critique : Il y a des personnes sur la liste qui ont certainement un degré d’instruction bien plus haut que le mien, et qui disent les choses tellement bien, en une phrase, avec les mots qu’il faut. Et moi, je me sous-estime par rapport à ça. J’ai peur de m’étendre, de trop en dire. Il y a des « têtes » sur le forum, alors je leur laisse le soin de faire ça 17.

D’autre part, il est évident que même parmi les « profanes », certains apparaissent plus « savants » que d’autres sur les questions en jeu, et donc plus légitimes à intervenir dans le débat. La distribution des contributions sur Yahoo autisme est ainsi très inégalitaire, certains membres intervenant très souvent et d’autres jamais. Ce poids persistant de l’expertise renvoie à la fois à des inégalités quant aux connaissances maîtrisées (ou perçues comme telles), mais aussi aux différences de statut social. En effet, le rapport au savoir et à l’expertise n’est pas le même lorsqu’on se considère soi-même comme un

« expert » dans un domaine donné, quand bien même ce domaine n’a rien à voir avec la médecine. Même dans un cadre « communautaire », il semble donc impossible d’éviter les questions de légitimité – telles qu’elles sont perçues par les individus, en fonction de leur niveau d’étude, de leur environnement culturel et de leur place dans la hiérarchie sociale – et les inégalités qui en découlent.

Comme le remarque le sociologue P.A. Mercier, le style, c’est encore souvent… une question de classe (P.A. Mercier, 2008).

Conclusion

Par-delà la rhétorique communautaire trop souvent utilisée abusivement par les concepteurs et gestionnaires de sites, il nous semble possible de repérer au sein de l’océan informationnel qui caractérise l’internet de santé des îlots communautaires, où la conscience de buts et de valeurs partagées structure les échanges et protègent ceux-ci du déchaînement immaîtrisé des affects. Yahoo autisme, liste de discussion dont les participants se trouvent unis par une commune opposition à l’approche psychanalytique des troubles autistiques, paraît être une bonne illustration de ce phénomène.

17. Entretien avec Annie.

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Les savoirs qui s’échangent, et parfois émergent, sur la liste peuvent être qualifiés de « profanes », au sens où ils sont ceux de non-professionnels, mais surtout dans la mesure où leur référence n’est pas le savoir expert (spécialisé et institutionnellement légitime), mais un savoir fondé sur l’ensemble des expériences acquises par les proches concernant ce qu’implique aussi bien socialement que physiquement le handicap. La communauté Yahoo autisme développe ainsi, en parallèle ou en complément à l’action des associations, une contestation de certaines formes d’expertise, qui met en jeu une opposition au pouvoir médical, mais surtout une invitation à prendre en compte l’expérience du handicap dans ses éléments les plus concrets et quotidiens.

Remerciements

Nous tenons à remercier Sylvie Craipeau et Gérard Dubey de l’Institut Telecom Management Sud Paris avec qui nous avons mené ces recherches sur les réseaux sociaux de santé. Merci également aux patients, médecins et responsables associatifs qui nous ont fait la confiance de nous accorder des entretiens. Une pensée enfin pour l’équipe du CGIET, et en particulier Robert Picard, qui a su encadrer nos recherches de ses remarques attentives et pertinentes.

Bibliographie

Benkler Y., The Wealth of Networks, New Haven and London, Yale University Press, 2006.

Bettelheim B., La forteresse vide, Paris, Gallimard, 1969.

Broca S., Craipeau S., Dubey G., Koster R., Enjeux et développements des logiciels sociaux dans le domaine de la santé, Rapport d’étude remis au CGIET (Conseil général de l’Industrie, de l’Énergie et des Technologies), mars 2011, Institut Telecom Management Sud Paris.

Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE), Sur la situation en France des personnes, enfants et adultes, atteintes d’autisme », Avis n°102, 11 août 2007, disponible en ligne : http://www.ccne-ethique.fr/avis.php.

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