R EVUE DE STATISTIQUE APPLIQUÉE
A. V ESSEREAU
Une expérience pour tester l’aptitude à la dégustation des tabacs
Revue de statistique appliquée, tome 1, n
o1 (1953), p. 74-81
<
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UNE EXPÉRIENCE POUR TESTER
L’APTITUDE A LA DÉGUSTATION DES TABACS
par
A. VESSEREAU
Ingénieur en Chef des Manufactures de l’Etat, Professeur à l’institut de Statistique de l’Université de Paris.
Les fnéthodes
statistigtte.s
nes’appll*qitent pas
seielenesit art.~ caracté-i-i’sti’qites
siaestirables desobjets jubriqtrés.
hes obser~~utionsportant
,str desoaractère.s
a~paremn2eyat
aussisrtbjecti js
que legotît, l’arôrne,
etc...~et~~lent
aussi être
analysées ~ay
ces méthodes. On~erct
mêmeprétendre qu’elles
sontseules
capables
dedégager
des indications claires et de su bstituer àl’empirisme
une
ligne
de conduitescienti f ique
dans cesquestions
trèsdélicates,
mais de toute~ren2ière importance ~our
ledéveloppement
des ventes.L’exemple qui
vasuivre, emprzznté
à l’industrie dutabac,
estsusceptible
delarges généralisations
dansle domaine des
produits alimentaires,
de laparfumerie,
etc...Quelles
sont lesqualités
dedégustation
recherchées par les consommateurs ? Dansquel
sensest-il
avantageux
de modifier lacomposition
desmétanges ?
A ces deuxquestions,
il estindispensable
que la
Régie
des Tabacspuisse apporter
desréponses précises.
Si avisés
soient-ils,
lesquelques dégustateurs
d’un servicespécialisé
ne sauraientreprésenter.
le
goût
moyen deplus
de dix millions defumeurs,
ni même legoût
des véritables connaisseurs,qui
sont
beaucoup
moins nombreux. Il est donc utile deprocéder
detemps
entemps
à des consultationsqui dépassent
le cercle restreint desspécialistes
endégustation.
S’adresser à un
public
de fumeurs non sélectionnés pourdécider,
de deuxproduits
oumélanges, lequel
doit êtrepréféré,
conduit presque inévitablement à un échec : lesréponses
separtagent
endeux groupes
opposés, d’importances numériques
à peuprès égales.
La raison en est double :- Tout
d’abord,
lesgoûts
dupublic,
même dupublic
connaisseur, sont divers. L’inconvénient n’est pas grave ; au contraire, il est utile que toutes lesopinions,
pourvuqu’elles
soientmotivées,
se révèlent .
- En deuxième
lieu,
dans unepopulation prise
« au hasard », les véritables connaisseursne sont
qu’en
faible minorité. Pour laplupart,
le tabac est une habitudeplutôt
que le moyen d’obtenirun
plaisir
délicat. Leur avis n’a pasbeaucoup plus
de valeur que celui de lapièce
de monnaiequi répond
indifféremmentpile
ou face.Avant de
procéder
à uneenquête
sur lesqualités
dedégustation
de différentsproduits,
ilimporte
donc de s’assurer que les personnes consultéesappartiennent
à lacatégorie
des amateurséc !airés et non à celle des
intoxiqués
indifférents.Nous dirons
qu’une
personnepossède
lesqualités requises
pour êtredégustateur
detabac, lorsqu’elle
est constante dans sonopinion ; quelle
que soit d’ailleurs celle-ci. Autrementdit,
dans une séried’épreuves répétées,
où lesujet
aura à comparer en secret deuxproduits, toujours
lesmêmes,
sa
préférence
resterainvariable,
ou tout au moins ne sera que faiblement influencée par lejour, l’heure,
ou les circonstances danslesquelles
s’effectue l’essai.Trouver de tels
dégustateurs
dans le «grand public
»présente
de nombreuses difficultés.Nous les avons recherchés dans une
population qui
nous estplus accessible,
celle desemployés
dela
Régie
des Tabacs. Dansquelle
mesure cettesous-population,
dont la déformationprofessionnelle
est incontestable,
représente-t-elle
lapopulation
totale des fumeursfrançais,
est unequestion
àlaquelle
il est bien difficile de
répondre
d’unefaçon précise.
Nous croyonscependant
que, pour tout cequi
concerne les
produits
courants, l’écart doit être faible.Organisation de l’expérience.
Le test consiste à faire exécuter par
chaque
candidatdégustateur
5épreuves
en secret ; chacuneporte
sur lacomparaison
de deuxproduits qui
sont les mêmes d’uneépreuve
à l’autre. Lesproduits
sont
présentés
de tellefaçon qu’aucun
indice extérieur nepermette
de les reconnaître. Ledégustateur indique chaque
fois sapréférence
et note s’ilapprécie
celle-ci commeimportante,
peuimportante
ou faible. Une
épreuve
accessoireporte
sur lacomparaison
de deuxproduits identiques
entre eux,cette identité n’étant naturellement pas révélée à l’avance.
Enfin,
ledégustateur
est invité àindiquer quel
est leproduit qu’il
consomme leplus
couramment.Nous avons fait choix de 3 sortes de tabac bien
homogènes qui
serontdésignées
par les lettrest,
L et P.A
partir
dechaque
sorte, il a étéconfectionné,
avec leplus grand
soin, 3 lots decigarettes
Gauloises. Toutes
précautions
ont étéprises
pourqu’aucun signe
extérieur nepermette
d’identifier les tabacs(cigarettes
sanstimbre, paquets
sans marque deréférence, etc...).
Les différencesd’aspect
du
scaferlati,
sur les tranches descigarettes,
sont très peu sensibles et nepeuvent
être décelées que par un observateur très averti.Chaque dégustateur reçoit
un colis contenant 6 lots de chacun deuxpaquets
decigarettes
réunis par une banderole. Il doit
procéder
à lacomparaison
de deuxpaquets
du même lot etindiquer
sa
préférence
sur une fiche contenue dans le colis. Les 6 lotscomprennent :
.5 lots constitués d’un
paquet
1 et d’unpaquet
L.1 - deux - P.
Les lots sont numérotés 1 à 6 dans
chaque colis,
la numérotation étant faite strictement auhasard : te lot double P
porte
donc des numérosquelconques
entré t et 6 dans les différents colis.Les 12
paquets
d’un même colisportent
12 numéros à la suiteaccompagnés
de la lettre de la Manu- facture àlaquelle appartient
ledégustateur ;
les numéros des deuxpaquets
d’un même lot se suivent,mais sont
désignés
parpile
ou face : danschaque
lot(I/L)
l’affectation des numérospairs
ouimpairs
à chacun des deux tabacs est donc strictement aléatoire.
Exemple
de constitution d’un colis : COLIS R 8plus
une fiche dedégustation
et un modèleindiquant
lafaçon
deremplir
la fiche.La
correspondance
est la suivante :40 colis de ce modèle ont été confectionnés à l’intention de chacune des 20 Manufactures de Tabacs = au total 800 colis. Les Directeurs des Manufactures ont été
priés
derépartir
les colis entreleurs
employés.
Autotal,
654 personnes ontparticipé
àl’expérience.
Dépouillement des résultats. Test des dégustateurs.
Considérons la
comparaison I/L, répétée
5fois,
en secret, par chacun des 654dégustateurs.
Le tableau ci-dessous
donne,
danschaque Manufacture,
le nombre dedégustateurs ayant préféré :
Globalement,
on a :D’après
notredéfinition,
devraient être considérés commepossédant
desaptitudes
à ladégus-
tation les 45 + 25 = 70
dégustateurs ayant
manifesté unepréférence invariable,
soit pour le tabacI,
soit pour le tabac L .
77
Toutefois,
ce résultat demande à être examiné deplus près.
1) Imaginons
que tous lesdégustateurs,
danschaque épreuve comparative,
s’en soient remisau seul hasard pour décider du
paquet qu’ils désigneraient
comme le meilleur. Alors l’ensemble del’expérience
serait assimilable à 654parties
depile (1)
ou face(L), chaque partie comportant
5 cou,ps.Les
probabilités
de 5piles
et 0face,
4piles
et 1face,
etc... sont les termes successifs dudéveloppement
du binome.
et dans 654
parties,
les nombres «théoriques »
sont lesproduits
de cesprobabilités
par 654.Le calcul donne les résultats suivants :
--
Ces deux distributions - observée et
théorique -
sont-ellessignificativement
différentes ? Le test de Pearson donne :’X2 =
40.82 avec 5degrés
de libertécorrespondant
à uneprobabilité
extrêmement faible(le point
1% correspond
àXz = 15.0).
Ladifférence entre les deux distributions est donc certaine. En
fait,
la distribution observée estdissy- métrique,
cequi
montre latendance,
pour lesdégustateurs,
àpréférer
en moyenne le tabac 1 - etplus
fournie aux extrémités que la distribution de
pile
ou face - cequi
prouvel’existence,
chez certainssujets,
d’uneaptitude
réelle à ladégustation.
Sous une autre
forme,
laprobabilité
d’un classement invariable -toujours
dansl’hypothèse
d’une
probabilité égale pour
1 et L -est 1; le
nombrethéorique
de telsclassements,
dans 654épreuves
,
16 6
est 654 = 40 environ, tandis que le nombre observé est 70. Ces 2 nombres sont
significativement
,16
différents,
comme il résulte du calcul de t’écart-réduit :qui correspond
à uneprobabilité
d’environ 1 millionnième.2)
Dans l’ensemble del’expérience,
le tabac 1 a étépréféré
1.371 fois sur un total de : 654x5 = 3.270comparaisons.
.Imaginons
un schémaanalogue
à celui duparagraphe précédent,
danslequel
lesprobabilités
relatives à 1 et L ne seraient
plus égales,
mais les suivantes :78
Les nombres
théoriques,
dans cette nouvellehypothèse,
sont les termes successifs dudéveloppe-
ment du binôme :
654
/
+B~
654
0,53
+0.47 !
ce
qui donne,
tous calculsfaits,
lacomparaison
suivante :La
comparaison
des deux distributions par le test de Pearson donne :-X2 23,37
avec 4degrés
de libertéqui correspond
à uneprobabilité
très faible(le point
1% correspond
à-X2
--13,28).
Les deux distributions ont même moyenne, mais la distribution observée est
significativement plus
fournie à ses extrémités, et moins fournie dans sapartie centrale,
cequi
achève de prouverl’existence,
chez certainssujets,
d’uneaptitude
réelle à ladégustation.
En
conclusion,
nous admettronsprovisoirement
que les 70dégustateurs ayant
donné un classe-ment invariable dans la
comparaison IjL,
manifestent une réelleaptitude
à ladégustation.
Les117 -+ 96 =- 213
dégustateurs ayant
commis une inversion dans leur classementpeuvent
bénéficierd’un
préjugé favorable,
mais leuraptitude
demande à être confirmée.Comparaison des tabacs 1
etL.
1)
Dans l’ensemble des 3.270comparaisons effectuées,
lapréférence
s’estportée :
1.731 fois sur le tabac 1 -
proportion
p =0,53,
1.539 fois sur le tabac L -proportion
q =0,47.
Ces chiffres sont-ils
compatibles
avecl’hypothèse
d’uneproportion égale
depréférences
enversl’un et l’autre
tabac,
si un nombre infinimentgrand
dedégustateurs
était consulté ?L’écart-réduit :
correspond
à uneprobabilité
inférieure à1 /1.000.
Les résultats bruts font donc
apparaître
unesupériorité significative,
bienqu’assez faible,
du tabac 1 sur le tabac L.
2)
Considérons le groupe des 70dégustateurs ayant
donné un classement invariable. Il donne : 45 x 5 = 225préférences
pour le tabac 1 -proportion
p =0,64,
25 x 5 = 125
préférences
pour le tabac L -proportion
q =0,36.
Les
sujets
«présentant
uneaptitude
réelle à ladégustation
»préfèrent
donc le tabac dans laproportion
des 2/3 environ.Les
dégustateurs ayant
commis une inversion donnent :(117
x4) - (96 > 1) )
= 564préférences
pour le tabac 1 -proportion
p =0,53, (117 1)
-+-(96
x4)
== 501préférences
pour le tabac L -proportion
q =0,47.
Ces
proportions
sontidentiques
à celles trouvées sur l’ensemble.79
Enfin,
lesdégustateurs ayant
commis deux inversions donnent :(200
x3)
+(171
x2)
= 942préférences
pour le tabac 1 -proportion
p =0,5 l,
(200
x2)
+(171
x3)
= 913préférences
pour le tabac L -proportion
q =0,49.
Dans le tableau suivant, ces résultats sont rassemblés et testés par
rapport
àl’hypothèse p = q = 0,5.
Pour
juger
de la différence entre 1 etL,
on doit s’enreporter
auxdégustateurs ayant
effectuéun classement
invariable ;
ceux-ci, dans !aproportion
de 2 sur3, témoignent
en faveur du tabac 1.La moyenne des
dégustateurs ayant
commis une inversion est encore en faveur deI, quoique beaucoup plus
faiblement.Quant
au groupeayant
commis 2 inversions, tout se passe comme si, dans son en-semble,
il avait tiré àpile
ou face le résultat dechaque dégustation.
Comparaison du lot double ~~ P’’.
Chaque dégustateur
avaitégalement
à comparer 2paquets
decomposition identique (tabac P)
et à déclarer s’il trouvait la différence :
Importante
ou AssezImportante (F)
Peu
Importante (M)
Faible
(f)
Considérons les classements effectués par les
dégustateurs,
suivantqu’ils appartiennent
à l’un des groupesdéjà
étudiés(0, 1, 2,
inversions dans lacomparaison I/L).
On obtient le tableau suivant :
Les
dégustateurs n’ayant
commis aucune inversionmanifestent,
dans leurensemble,
une nou- vellesupériorité, puisque 39 %
d’entre eux déclarent faible ou nulle la différence entre les deuxpaquets identiques,
tandis que ce%
s’abaisse à 28%
pour lesdégustateurs ayant
commis au moinsune inversion.
Toutefois,
dans lepremier
groupe, 17sujets
sur 70 déclarentimportante
la différence entre 2 tabacsidentiques ;
il estpermis
de se demander si leur réussite dans lacomparaison I/L
n’est pas,80
pour une
part, Je
fait du hasard. Dans le deuxième groupe(une
inversion au classement!/L)
59dégus-
tateurs sur 213 déclarent faible ou nulle la différence entre les deux tabacs
P ; parmi
ceux-ci, il existepeut
être de bonsdégustateurs
mal servis par la chance. Ces constatations confirment l’utilité d’une deuxièmeexpérience,
à titre de confirmation pour lesdégustateurs
actuellement classés dans lepremier
groupe, et derappel
pour ceux classés dans le deuxième.Préférences
etconsommation habituelle des dégustateurs.
Sur la fiche de
dégustation,
ledégustateur
avait àindiquer quel
est leproduit qu’il
consommehabituellement
parmi
les suivants : IlScaferlati C. 0. en 40 grs en
cigarettes
- - - à la
pipe
-
Supérieur
encigarettes
- - à la
pipe
-
Caporal Doux
1
en
cigarettes
- - à la
pipe
Cigarettes
Gauloisescaporal
ordinaire- - doux
Cigarillos Cigares
Le
dépouillement
est assezmalaisé ; beaucoup
dedégustateurs indiquent
à la foisplusieurs produits, parfois
très différents. Poursimplifier,
nous avonsadopté
lesrègles
suivantes :1)
Classement en deuxcatégories
seulement :-
Cigarettes
toutesfaites,
- Scaferlati en
paquet.
~2)
Pour toutdégustateur indiquant
à la fois les deuxcatégories,
classement dans lacatégorie
« scaferlati en
paquet».
Cetterègle
est un peuarbitraire ;
elle revient à admettre que legoût préféré
est celui du tabac « le
plus
fort »parmi
ceuxqui
sont habituellement consommés.La
répartition
totale est la suivante :Cigarettes
toutes faites 411 t 63%
,Scaferlati en
paquet
226 35%
Divers
(ou
sanspréférence)
17 2%
654 100
%
Elle est assez
comparable
à larépartition
des ventes de ces 3 sortes deproduits.
~
Si l’on essaye de lier ces
renseignements
à ceux trouvés dansl’expérience
dedégustntion,
onob tient les résultats suivants :
1) Groupe
dedégustateurs ayant
effectué un classement invariable dans lacomparaison I/L
Aucune liaison nette
n’apparaît
entre lespréférences
manifestées dansl’expérience
dedégus-
tation et le choix du tabac de consommation courante.
CONCLUSIONS GÉNÉRALES
De cette
expérience,
il résultequ’il
estpossible
de sélectionner par test dessujets ayant
uneaptitude
à ladégustation.
Sur 654employés
de laRégie
desTabacs,
on a été amené à donner :une forte
présomption
à 70 d’entre eux(10 %),
un
préjugé
favorable à 213 d’entre eux(33 %).
Une deuxième
expérience,
limitée aux 283sujets
ainsisélectionnés,
a étéentreprise.
Nousn’en donnerons pas les
détaiJs,
nous bornant àindiquer qu’elle
a finalementpermis
de retenir80 « bons
dégustateurs
». Ceux-ci ont été consultés àplusieurs reprises.
Leur avis apermis,
danscertains cas, de détruire des
préjugés
nereposant
sur aucune basevalable,
dans d’autres cas, dechoisir,
en toute connaissance de cause, les solutions lesplus
favorables au consommateur, par suiteau
développement
des ventes.On remarquera que le nombre de
dégustateurs
finalement retenus est faible -_= 12%
environ de l’effectif total initialement soumis au test. Mais il estplus utile,
dans unproblème
un peudélicat,
de consulter 80dégustateurs ayant
fait leurs preuves, que de demander l’avis du « consommateur moyen » dont lesaptitudes
en matière dedégustation
se limitent àt’opinion
flatteusequ’il
a de lui-même.