Katherina Chryssanthaki-Nagle
L'obole
de
Les
données
archéologiques
Katerina Chryssanthaki-Nagle (UMR ArScAn - Archéologies et systèmes d’information)
Le p la c e m e n t d 'u n e m onnaie dans la b ouche d 'u n m o rt1 pour l'a c c o m p a g n e r lors d e son v o ya g e vers le royaum e d'H adès figure parm i les rites funéraires les plus connus du m o n d e g re c (Fig. 1). C e tte pratique m onétaire dans le co n te x te funéraire a é té mise en ra p p o rt a v e c le m ythe d e Charon. Le vieux nocher a va it pour mission d e transporter sur sa barque les âmes qu'Herm ès lui a m e n a it (Fig. 2). Pour les conduire au m onde des morts, Charon leur faisait traverser soit le fleuve Styx ou Achéron, soit le la c Achérousia, pour la somme d 'u n e obole. Dans les sources littéraires, c e tte obo le d e C haron est désignée co m m e vaùXoç ou niaeôç (Aristophane, Grenouilles 140), jtop0nrjvov (Callim aque, Etym ologicum M agnum , 247.41) e t SavobcTi (Pollux,
Onom asticon, IX, 82 ; Suidas, s.v. ôavcbcri).
L'exam en des sources littéraires e t des représentations iconographiques nous p erm et d e constater que, pour la période classique e t hellénistique, les références disponibles sur l'existence d e la c o u tu m e de l'o b o le de C haron sont restreintes en com paraison a ve c celles provenan t d e la d o c u m e n ta tio n archéolog ique. La prem ière attestation littéraire sur le versement d 'u n e somme d 'a rg e n t par les morts à C haron rem onte à la fin du Ve siècle av. J.-C. Dans la com édie Les Grenouilles (140 e t 270), présentée au festival d e Lénéennes sous l'a rc h o n ta t d e Callias, en 405 av. J.-C., Aristophane, par la b o u ch e d 'u n Dionysos é tonné du pouvoir universel
de deux oboles, fa it allusion à l'institution d e la
diobélie, é ta b lie pa r C léopho n en 410 av. J.-C.
Néanmoins, Aristophane en a c c o rd a v e c les auteurs plus récents, co m m e p a r exem ple Lucien, atteste que la somme nécessaire pour régler les frais à Charon est d 'u n e obole.
Pour le m om ent, on n 'a pas reconnu a v e c c e rtitu d e dans les représentations artistiques l'o p é ra tio n du p a ie m e n t des frais d e transport à Charon p a r les morts, a v a n t qu'ils m o n te n t dans sa barque.
La recherche a rch é o lo g iq u e en M a cé d o in e et en Thrace nous a ré vé lé d u ra n t les dernières décennies du XX* siècle un nom bre im portant de nécropoles fournissant des éléments intéressants sur les rites funéraires a d o p té s dans ces régions. C om m e pour d'autres régions d u m onde grec, toutes les monnaies retrouvées dans une to m b e ne sont pas toujours en rapport a v e c la m onnaie d e Charon. Ainsi il fa u d ra it mieux séparer l'o b o le d e C haron d e la
1 Selon Aristophane (Les G uêpes : 608-609 ; L'Assemblée des femmes : 817-819), la p ratique d e p la c e r d e la m enue m on n a ie dans la bo u che pour la transporter é ta it é g a le m e n t utilisée par les Grecs d e leur vivant.
Fig. 1. Partie supérieure d'un squelette ayant au niveau de sa bouche
l'obole de Charon (illustration provenant de
Praktika Archaeologikis Etaireias, 1955, pl. 38)
Rites, cultes e t religions
littérature a n tiq u e d e la m o n n a ie funéraire fo n ctio n n a n t co m m e une o ffra n d e e t représentant les biens du d é fu n t. En utilisant les d o cu m e n ts monétaires d e c a ra c tè re funéraire d e la M a cé d o in e e t d e la Thrace, nous avons essayé d'analyser :
a ) le m o m e n t d e l'a p p a ritio n du rite d e l'o b o le de Charon,
b) l'am p le u r d e l'utilisation d e la m onnaie dans les tombes,
c ) e t la p ré se n ce d e règles régissant la pratique m onétaire funéraire.
Pour reconstituer le co m p o rte m e n t m onétaire des habitants d e la M a c é d o in e e t d e la Thrace vis-à- vis du m onde des morts, nous avons classé en quatre catégories les m onnaies retrouvées dans un co ntexte funéraire
1) La m onnaie isolée p la c é e dans la bouche, dans la main (g a u c h e ou droite), sur le corps du d é fu n t ou dans un récipient, posé sur ou à c ô té d e son corps, p o u va n t être identifiée a v e c l'o b o le de Charon.
2) Les trésors d e m onnaies fo n c tio n n a n t com m e des offrandes pour a c c o m p a g n e r le m ort dans sa nouvelle vie au royaum e d'Hadès.
Ces trésors qui sont enfouis, sans a u c u n e intention d 'ê tre récupérés plus tard, coexistent dans les tombes, dans plusieurs cas, a v e c l'o b o le de Charon, c o m m e par exem ple dans la nécropole de l'é p o q u e im périale mise au jour récem m ent au Sud du site d'Am phipolis. L'obole d e C haron a été posée dans la b o u ch e e t le trésor d e monnaies sur le corps du défunt. Or, les limites entre nos deux premières catégories ne sont pas toujours faciles à définir p a rce que l'o b o le d e C haron est représentée dans certains cas sous la form e d 'u n p e tit lot d e monnaies.
3) Les monnaies retrouvées dans le rem blayage des tom bes d a ta n t d e la période d e la construction, du tem ps des visites d e la to m b e (c'e st le cas des tom bes familiales qui sont utilisées plus d 'u n e fois) ou des pillages.
4) Les monnaies faisant partie d e trésors cachés entre deux tom bes ou dans des tom bes familiales afin que leur propriétaire puisse les retrouver plus tard.
Nous pouvons citer co m m e exem ple une pe tite o e n o c h o é (cruche) qui a é té enfouie enfre deux inhumations en ciste dans le cim etière Est d e Pella e t qui c o n te n a it 10 monnaies d 'a rg e n t e t 19 monnaies de bronze d'A lexandre III. Les textes littéraires signalent ég a le m e n t q u e les tom bes é ta ie n t d e bonnes cachettes pour les trésors (Appien, Guerres Civiles IV, 73).
L'étude des contextes funéraires provenant d e la M a c é d o in e e t d e la Thrace nous a co n d u it à différentes conclusions :
a) En M a cé d o in e e t en Thrace, l'ap parition de la c o u tu m e d e l'o b o le d e C haron p e u t remonter jusqu'au milieu du V* siècle av. J.-C. ou un peu plus tôt, c'est-à -d ire q u 'e lle est antérieure aux premières références littéraires. En M acédoine, c e tte co u tu m e du culte des morts c o m m e n c e à devenir plus régulière vers la fin du V* e t au d é b u t du IV* siècle, co m m e dans d'autres régions du m onde grec. L'élargissement à c e m om ent d e l'utilisation d e c e tte nouvelle pratique m onétaire dans un c a d re funéraire p e u t être mise en rapport a v e c la m onétarisation d e l'é co n o m ie des cités grecques e t l'utilisation généralisée des petites dénom inations d 'a rg e n t. La m onnaie est, à c e tte époque, l'outil principal utilisé lors les transactions quotidiennes, dans la gestion d e Voikos (famille) e t des affaires d e la c ité e t de la vie religieuse.
b) C ontrairem ent à la M acédoine, l'a p p ro c h e du m atériel disponible té m o ig n e q u e la présence de l'o b o le d e Charon e t des trésors funéraires est extrêm em ent limitée dans les tom bes d e la Thrace égéenne. Par exemple, pour les im portantes nécropoles d 'A b d è re , nous ne connaissons que 11 tom bes qui co m portaien t
Fig. 2. Le batelier Charon sur sa barque (illustration provenant de UMC III, 1, Charon)
Katherina Chryssanthaki-Nagle
des m onnaies (1 d e ia fin d u V*, 7 d e la deuxièm e m oitié du IV* siècle e t 3 tom bes pour l'é p o q u e hellénistique - IIe siècle). Le m atériel num ism atique, bien qu e restreint, e t le mobilier funéraire nous p e rm e tte n t d e signaler que ces tom bes é ta ie n t relativem ent riches. En revanche, le nom bre impressionnant d e trésors funéraires, c o m m e n ç a n t à app a ra ître à partir du milieu du IV* siècle dans la M a cé d o in e d e l'Est, est rem arquable. Par exem ple, pour la prem ière m oitié du II* siècle, parm i les 40 trésors en bronze retrouvés en M acédoine ce n tra le e t orientale, 29 sont des trésors funéraires.
c) La présence des trésors d e monnaies dans les tom bes semble m ontrer q u e le m ort continue à utiliser d e la m onnaie dans le m o n d e des morts pour payer les frais de son transport e t pour satisfaire ses besoins. D'ailleurs, les noms populaires d e l'o b o le d e Charon c o m m e KpanaxaXôç yciGia ou kîkkcxPoç, utilisés par les com iques e t cités dans l'O no m asticon d e Pollux (IX, 83), bien qu'ils soient imaginaires, désignent les différentes d é n o m in a tio n s des m onnaies qui a v a ie n t cours dans le m o n d e d 'H a d è s e t ra p p ro c h e n t ainsi le fo n ctio n n e m e n t e t les besoins du m onde des vivants a v e c celui des morts. Pour les auteurs comiques, la m onnaie a continué d'exister e t à être utilisée dans le m onde des morts : le Kpa7tataÀ6ç a v a it la valeur d 'u n e drachm e, la vœGia d 'u n triobole e t le kîkkocPoç éta it la plus petite m onnaie des Enfers.
d ) La présence ou l'a b se n ce d e la m onnaie funéraire ne p e u t pas être reliée à un certain type d 'a rc h ite c tu re funéraire ou a v e c le sexe du défunt. Hommes, femmes e t enfants sont a cco m p a g n é s par des monnaies. Néanmoins, dans certains cas, le m étal d e la m onnaie funéraire reflète le statut social du défunt. Ainsi, dans les tom bes m acédoniennes non pillées, il est possible d e constater q u e la m onnaie représentant l'o b o le d e C haron est souvent en or ou en argent. À Agios Athanassios, à 20 km à l'O uest d e Thessalonique, la pe tite to m b e m a c é d o n ie n n e d é co ré e d e la fam euse peinture du symposion m a cé d o n ie n , a va it com m e o ffrande un q u a rt d e statère d 'o r d e Philippe II de l'ate lier royal de Pella.
e) Les monnaies utilisées dans les contextes funéraires sont, dans leur majorité, des émissions locales, des émissions des cités voisines e t des émissions royales en or, en arg e n t e t en bronze pour les nécropoles des cités m acédoniennes.
f) Mis à part quelques cas isolés c o m m e à A b d è re ou à Strymé, les m onnaies fo n c tio n n a n t pour régler le dû d 'u n dé fu n t à C haron ne représentent pas la valeur d 'u n e obole, mais des sommes ta n tô t inférieures ta n tô t supérieures. De fait, il n'existe pas d e règle stricte dans le choix d e la m onnaie funéraire qui est posée dans la b o u c h e ou la m ain du défunt. C om m e dans d'autres régions du m onde grec, une gra n d e liberté e t une g ra n d e diversité d e c o m p o rte m e n t m onétaire sont attestées pour les contextes funéraires de la M a c é d o in e e t d e la Thrace. C epend ant, nous avons le cas d'O lyn the e t d 'A c a n th e où le p la c e m e n t d e la m onnaie funéraire semble suivre des règles un peu plus strictes. Le nom bre d e m onnaies ne dépasse pas 4 par to m b e à O lynthe e t 3 à A ca n th e . M êm e si les monnaies dans ces deux cas ne représentent pas la valeur d 'u n e o bo le en arg e n t ou en bronze, elles attestent du souci de suivre des règles dans la pratique m onétaire funéraire.
g) La présence d'im itations d e monnaies en or e t en a rg e n t po rta n t sur une seule fa c e un type m onétaire ou d e petits disques en or sans typ e iconographique, co m m e par exem ple à Amphipolis, est un usage co u ra n t dans les tom bes d e la M acé d o in e e t d e la Thrace. Ces fausses monnaies, que les Anglais a p p e lle n t ghost-money, c o m m e n c e n t à apparaître dans les tom bes à partir d e la dernière m oitié du IV* siècle, elles d evienn ent plus fréquentes lors de la période hellénistique e t continue nt à être é g a le m e n t utilisées durant l'é p o q u e impériale. Dans certains cas, une m onnaie p e u t coexister a v e c une fausse m o nnaie dans la b o uche du dé fu n t co m m e dans une to m b e en ciste de Pydna, d a té e du milieu du IV* siècle, qui a p p a rte n a it à une jeune fe m m e riche.
h) La m onnaie retrouvée dans la b o u ch e des défunts pe u t fonctionner c o m m e une p iè c e d 'id e n tité ou une preuve solide du p a ie m e n t par le d é fu n t des frais du passage pour le m onde des morts, co m m e les deux statères d e Philippe II p o rta n t les noms d e EENAPIZTH e t d'ANAPQN provenan t d e Pydna. La gravure des noms des défunts sur les monnaies rappelle une pratique similaire reconnue dans la c a p ita le Pella, où le nom du dé fu n t est inscrit sur des feuilles d 'o r posées sur la bouche.
La m onnaie dans la to m b e représentant l'o b o le de Charon ou une o ffra n d e funéraire, bien qu'elie m aintienne sa valeur intrinsèque (pour les monnaies frappées dans un m étal précieux, en or ou en argent) est dém onétisée e t elle perd ses deux autres valeurs principales : la valeur nom inale e t la valeur com m erciale. Néanmoins dans la tom be, la m onnaie prend une valeur symbolique. Elle de vie n t ainsi le sym bole d 'u n rite de passage entre les deux m ondes e t elle tém oigne du statut social des défunts, du respect qui leur a été a c c o rd é ainsi que des croyances e t des inquiétudes des vivants fa c e à la mort.
Rites, cultes e t religions
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