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Mali: le règlement se fera à l'échelle régionale
GIRAUT, Frédéric, ELHADJI MOUTARI, Maman
Abstract
Le spectre du conflit intercommunautaire est bien là au Mali avec la suspicion d'exactions à l'encontre de «peaux claires» (Touaregs, Arabes et autres) dans les villes libérées de l'emprise islamiste. Cette suspicion porte sur l'armée malienne et non sur les populations arrière où aucun clash communautaire n'a été signalé depuis le début du conflit. Dans ce contexte, des experts redoutent l'embrasement et préconisent non seulement un règlement politique de la question touareg au Mali (nécessaire et compliqué), mais vont parfois plus loin, en prônant le fédéralisme et «la création de provinces autonomes pour chacune des grandes ethnies présentes : touaregs, songhai, peuls, maures…». Ce serait la formule éculée du règlement territorial que l'on ressortirait là où elle a peut-être le moins de sens: au Sahel. Il est vrai que les deux dernières décennies ont vu leur lot de ces propositions ethno-territoriales, notamment en Irak où l'intervention extérieure butait sur la reconstruction d'un Etat post dictatorial oppresseur de grands groupes majoritaires, ou encore en ex-Yougoslavie où des [...]
GIRAUT, Frédéric, ELHADJI MOUTARI, Maman. Mali: le règlement se fera à l'échelle régionale.
Libération
, 2013, no. 12 février
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:34187
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FREDERIC GIRAUT ET ELHADJI MAMAN MOUTARDI (Libération, 12.02.2013) Mali: le règlement se fera à l’échelle régionale
Le spectre du conflit intercommunautaire est bien là au Mali avec la suspicion d’exactions à l’encontre de «peaux claires» (Touaregs, Arabes et autres) dans les villes libérées de l’emprise islamiste. Cette suspicion porte sur l’armée malienne et non sur les populations arrière où aucun clash communautaire n’a été signalé depuis le début du conflit. Dans ce contexte, des experts redoutent l’embrasement et préconisent non seulement un règlement politique de la question touareg au Mali (nécessaire et compliqué), mais vont parfois plus loin, en prônant le fédéralisme et
«la création de provinces autonomes pour chacune des grandes ethnies présentes : touaregs, songhai, peuls, maures…». Ce serait la formule éculée du règlement territorial que l’on ressortirait là où elle a peut-‐être le moins de sens: au Sahel.
Il est vrai que les deux dernières décennies ont vu leur lot de ces propositions ethno-‐territoriales, notamment en Irak où l’intervention extérieure butait sur la reconstruction d’un Etat post dictatorial oppresseur de grands groupes majoritaires, ou encore en ex-‐Yougoslavie où des conflits intercommunautaires sont survenus massivement, attisés par des partis ethnonationalistes. Le bilan de l’application de ces formules n’est pas évident, mais elles bloquent de toute façon, comme avant elles le grand apartheid sud-‐africain, sur le traitement de certains espaces comme celui des villes cosmopolites. Celles-‐ci, lorsqu’elles échappent à l’attribution à un groupe derrière ses frontières internes, se retrouvent face au défi vital de la cohabitation, et lorsqu’elles sont par-‐ courues de secteurs clos et «nettoyés, elles perdent leur sens même.
Dans le cas du Mali, et plus généralement de la zone sahélo-‐saharienne, c’est l’ensemble des impasses du traitement ethno-‐territorial qui apparaît. En effet, où faire passer des limites dans un espace où les logiques fonctionnelles et identitaires reposent sur des réseaux transnationaux entrecroisés bien plus que sur des territoires bornés? Sur des pratiques transactionnelles: pastorales, nomades et marchandes bien plus que sur des logiques de fixité et d’exploitation de ressources territorialisées. Denis Retaillé, en géographe du Sahel, a même pu y développer le concept «d’espace mobile».
A qui attribuer des villes comme Tombouctou ou Agadez, Gao ou Zinder ? Elles sont avant tout des cités cosmopolites marchandes et furent des capitales politiques d’empires ou de cités-‐Etats, jamais d’Etats territoriaux en lien prioritaire avec une nation ou une ethnie. Elles sont aujourd’hui reconnues comme faisant partie du Patrimoine mondial de l’humanité, et, de par leur passé précolonial, comme des lieux phares pour l’African Renaissance chère à l’Afrique du Sud. Ont-‐elles vocation à devenir des capitales de provinces ethniques contemporaines qui profiteraient de la manne des ressources du sous-‐sol?
L’argument massue de la limitation des conflits intercommunautaires que permettrait la délimitation ethnique dans sa version fédérale soft, se base sur une vision exclusive et intemporelle des divisions ethniques. Or, la définition des appartenances communautaires est bien plus changeante qu’une vision essentialiste de l’ethnie peut le laisser croire. Là encore, la situation sahélienne, et singulière-‐
ment celle du Nord-‐Mali, est éclairante. L’irruption régionale de l’islamisme radical et armé avec des moyens considérables issus de différents trafics, dont celui des otages mais surtout de l’effondrement des légions et de l’arsenal libyen, a fait apparaître une ligne de fracture au sein de différentes sociétés sahéliennes. Les alignements et les oppositions fonctionnent aujourd’hui autant sur le clivage identitaire laïque-‐fondamentaliste que sur les clivages ethnolinguistiques. A une autre échelle, on a vu auparavant du côté nigérien s’opérer des clivages internes au groupe touareg sur des bases claniques ou tribales et sur l’accès aux rentes du tourisme et de différents trafics par l’alliance à d’autres groupes.
A l’appui de la thèse du règlement territorial, se trouve aussi l’argument de la justice socio-‐spatiale passant par la réattribution des revenus de l’exploitation des richesses naturelles sur la base d’une souveraineté provinciale. Mais l’échelle locale est-‐elle vraiment plus légitime pour la captation de la rente du sous-‐sol? On sait que la justice sociale et spatiale passe plutôt par la redistribution et la
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transparence dans l’usage de la manne que par sa captation par l’élite, en lien avec les grands groupes internationaux.
Ainsi les défis politiques essentiels ne sont-‐ils pas, d’une part, la reconnaissance à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest et du Maghreb de groupes et de pratiques fonctionnant sur des réseaux culturel et économique transnationaux? D’autre part, le réinvestissement en régions sahélo-‐sahariennes de revenus de la rente de l’exploitation des richesses du sous-‐sol et l’accès facilité à leurs ressortissants aux filières publiques et privées de formation et d’emploi? Cela appelle l’ouverture aux niveaux national et supranational et certainement pas la fermeture sur des provinces ethniques qui capteraient aléatoirement la manne des ressources naturelles pour tenter de devenir de petits Etats rentiers.
On le voit, loin d’être exclusivement nationale avec imposition de frontières provinciales comme solution politique, l’échelle de référence pour le règlement des questions intercommunautaires dans la zone sahélo-‐saharienne est plutôt régionale. Cela tombe bien et n’est pas réellement fortuit : c’est aussi l’échelle à laquelle se pose la question sécuritaire des trafics de personnes et de drogue en direction de l’Europe et du terrorisme, bien que ce dernier échappe largement à toute logique territoriale, si ce n’est celle du monde. Penser le Sahel et le Sahara d’un point de vue politique et social au-‐delà des frontières à la manière du grand historien, ethnologue et romancier malien Amadou Hampaté Bâ est plus que jamais une priorité.