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Anonymat et pseudonymie dans la littérature latine médiévale

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Anonymat et pseudonymie dans la littérature latine médiévale

TILLIETTE, Jean-Yves

TILLIETTE, Jean-Yves. Anonymat et pseudonymie dans la littérature latine médiévale. Critica del testo, 2009, vol. 12, p. 279-296

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:80638

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Si la science philologique moderne est toujours hésitante au moment de définir l’ensemble textuel à associer au nom « Homère », celle du moyen âge n’a pas de ces pudeurs.

Ce que les catalogues médiévaux de bibliothèques rangent invariablement sous l’appellation Homerus, c’est l’abrégé en vers latins de l’Iliade connu aujourd’hui sous le nom d’Ilias latina, une paraphrase scolaire datant du milieu du premier siècle de notre ère et vraisemblablement composée au cours de ses années d’études par le sénateur poète Publius Baebius Italicus dont le cognomen se lit en acrostiche dans les vers liminaires d’invocation à la muse1. C’est que la qualité d’une œuvre se mesure à son autorité et que, pour garantir l’auctoritas, il faut qu’il y ait un auctor, aurait sans doute dit Monsieur de La Palice… Le nomen auctoris est l’un des premiers lieux que doive parcourir l’accessus, ou introduction aux œuvres étudiées à l’école, qui vise à en définir le propos et les enjeux, et donc à en orienter la lecture. Comme le rappelle fort à propos Luciano Rossi dès les premières pages de sa belle édition de l’œuvre poétique de Cercamon2, le nom de l’écrivain, ou l’appellatif sous lequel il se désigne ou est désigné, contribue à cette construction du sens. Ainsi Ovide, selon certains de ses commentateurs médiévaux, doit-il son cognomen Naso moins au volume de son appendice nasal qu’à sa sagacité, à son flair, et son nom d’Ovidius, quasi ovum dividens, au fait que les premiers vers des Métamorphoses mettent en scène le démiurge occupé à

1 Baebii Italici Ilias latina. Introduzione, edizione critica, traduzione italiana e commento a cura di M. Scaffai, Bologna 1982 ; Récits inédits sur la guerre de Troie. Iliade latine. Ephéméride de la guerre de Troie.

Destruction de Troie, traduits et commentés par G. Fry, Paris 1998, pp. 13-67. Sur l’attribution à Homère de l’Ilias latina par les pédagogues et bibliothécaires médiévaux, voir B. Munk Olsen, I classici nel canone scolastico altomedievale, Spoleto 1991, pp. 63-74 et passim.

2 Cercamon. Oeuvre poétique. Édition critique bilingue avec introduction, notes et glossaire par Luciano Rossi, Paris 2009 (CFMA 161), pp. 7-11.

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ordonner le chaos primordial en séparant (dividens) les quatre éléments pour constituer à partir d’eux l’œuf cosmique (ovum)3. Au nom de la science étymologique – celle d’Isidore de Séville bien sûr, non celle de von Wartburg -, l’auteur et son œuvre se motivent donc réciproquement : le poète de Sulmone était voué par éponymie, et donc ontologiquement, à écrire les Métamorphoses, et celles-ci programmées en vue d’une lecture allégorique, qui mette au jour le savoir sur le monde qu’elles exposent de façon voilée. Telle est du moins l’hypothèse formulée par l’un des commentateurs les plus consciencieux, sinon les plus inspirés, de l’œuvre d’Ovide, Arnoul d’Orléans, qui glose d’ailleurs modestement son propre nom, Arnulfus, en ARdua NULla FUgienS, « celui qui n’esquive aucune difficulté »4.

Mais Ovide est un classique et Arnoul un vaniteux. Si le nom de l’auteur est à ce point important dans la compréhension d’une œuvre – et on le mesure aujourd’hui encore à l’occasion des débats furieux qui opposent partisans et adversaires de l’attribution à Héloïse et Abélard des Epistulae duorum amantium ou de ceux, plus feutrés, que soulève la reconstitution par Françoise Hudry de la bio-bibliogrpahie d’Alain de Lille5 -, il reste que le régime le plus habituel de la transmission des œuvres latines du moyen âge semble bien être celui de l’anonymat, ou de la pseudépigraphie. Dans un article passionnant sur « la critique d’attribution », François Dolbeau inventoriait naguère avec la rigueur méthodologique qu’on lui connaît les circonstances ou les raisons qui peuvent amener les agents de la transmission

3 F. Ghisalberti, Medieval Biographies of Ovid , in « Journal of the Warburg and Courtauld Institutes », 9 (1946), pp. 10-59 (p. 53).

4 Arnulfi Aurelianensis glosule Ovidii Fastorum. Kritische Erstedition und Untersuchung vorgelegt von J.R.

Rieker, Firenze, 2005, p. 271.

5 Le premier de ces débats a suscité trop de contributions, d’aloi d’ailleurs inégal, depuis la parution de l’ouvrage de Constant Mews en 1999, pour qu’il ne soit pas vain d’espérer en rendre un compte exhaustif dans le cadre d’une note. On en trouvera un bilan honnête, assorti de l’ouverture de perspectives qui nous semblent neuves et intéressantes, dans la dernière (à ce jour…) de ces contributions, celle de Francesco Stella, Epistulae duorum amantium : nuovi paralleli testuali per gli inserti poetici, in « The Journal of Medieval Latin », 18 (2008), pp.

375-397.Sur la réinterprétation complète de la vie et de l’œuvre d’Alain de Lille à la lumière de la collection de lettres transmise par le manuscrit de Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 13575, voir Françoise Hudry (éd. et comm.) Alain de Lille ( ?). Lettres familières (1167-1170), Paris 2003, ainsi que le compte rendu dubitatif de cet ouvrage par François Dolbeau, in « Archivum Latinitatis Medii Aevi », 61 (2003), pp. 338-342.

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des textes à oblitérer ou à falsifier le nom de leurs auteurs6. Passons sur ce qui ne relève que des aléas matériels, et des effets malheureux d’une tradition pauvre : il sera bien difficile d’attribuer avec certitude un ouvrage transmis par une copie acéphale, à moins qu’un contemporain ne s’y réfère avec une précision suffisante. A l’inverse, les traditions trop copieuses sont elles aussi génératrices de confusion : la Lettre aux frères du Mont-Dieu du disciple de Bernard de Clairvaux Guillaume de Saint-Thierry est transmise par près de trois cents témoins. Une famille assez copieuse de ces manuscrits en octroie la paternité à Guigues Ier, prieur de Chartreuse, sans doute parce qu’elle dépend d’un modèle où l’auteur n’est désigné, comme cela arrive assez souvent, que par son initiale W., et parce qu’un copiste zélé, constatant que le traité s’adresse à une communauté de chartreux, l’a rapatrié à l’intérieur de l’ordre. A côté de ce transfert abusif, que l’on peut imputer à la surinterprétation, un autre semble bien relever du maquillage intentionnel : dès le début du XIIIe siècle, l’ordre cistercien, en principe bien informé de la réalité des faits, diffuse la Lettre aux frères du Mont- Dieu sous l’identité de saint Bernard, qui représente une autorité plus convaincante au plan théologique que Guillaume de Saint-Thierry7.

Cet exemple nous rappelle que l’on ne prête qu’aux riches : une quantité considérable de pseudo-Augustin circule dès le Ve siècle – et même bien plus tard : ainsi, l’on a attribué à l’évêque d’Hippone, contre toute vraisemblance linguistique et historique, un opuscule dévot De visitatione infirmorum composé à l’intention de son neveu malade par un auteur qui m’est cher, Baudri, abbé de Bourgueil, à la fin du XIe siècle8 ; cet ouvrage, le seul de son auteur qui ait connu une abondante diffusion, notamment dans les milieux de la devotio moderna, aurait sans aucun doute rencontré un moindre succès s’il avait circulé sous

6 F. Dolbeau, Critique d’attribution, critique d’authenticité. Réflexions préliminaires, in « Filologia mediolatina », 6-7 (1999-2000), pp. 33-59.

7 Guillaume de Saint-Thierry. Lettre aux frères du Mont-Dieu (Lettre d’or). Introduction, Texte critique, traduction et notes par J. Déchanet, Paris 19852 (Sources chrétiennes 223), pp. 50-121.

8 PL 40, col. 1147-1158. Au sein d’une tradition fort riche, un seul témoin, le manuscrit de Londres, Lambeth Palace 363 (saec. XIII), attribue le traité à Baudri ; cette attribution est garantie par des parallèles textuels probants avec d’autres œuvres de cet auteur.

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le nom du prélat angevin, dont on avait sans doute, dans le monde rhénan de la fin du XIVe siècle, à peu près tout oublié. Encore un exemple, celui d’Hugues de Saint-Victor, le champion peut-être des fausses attributions. Parmi bien d’autres, il est crédité de celle des opuscules du beaucoup moins illustre Hugues de Fouilloy9, au bénéfice sans doute de l’homonymie, d’une spiritualité commune (tous deux suivent la règle canoniale dite de saint Augustin), et peut-être d’une certaine similitude de méthode dans leur démarche intellectuelle.

On pourra encore citer ce commentaire sur le Pater, Expositio orationis dominicae, imprimé aux tomes 175 et 178 de la Patrologie latine parmi les œuvres authentiques d’Hugues de Saint-Victor et de… Pierre Abélard (on peut difficilement imaginer des auteurs aussi dissemblables), mais que des indices de critique interne plutôt convaincants autorisent à restituer à Richard de Saint-Victor10. Comme si le seul nom d’Hugues suffisait à faire resplendir les productions de l’ordre dont il est l’astre le plus étincelant et que son nom en soit venu à désigner comme un label la pensée victorine.

Entre poly-attribution et mentions apocryphes, une partie non négligeable des textes recueillis dans les grandes collections, comme les Acta sanctorum, les Monumenta Germaniae ou la Patrologie latine seraient donc res nullius. Ce qui amène l’excellent philologue et historien de la poétique Paul Klopsch à consacrer à « l’anonymat de la littérature médiolatine » la leçon par laquelle il inaugurait voilà une quarantaine d’années la chaire de latin médiéval de l’université d’Erlangen11. Pour le mettre aussitôt en question, cet anonymat, en imputant justement la légende aux naïvetés du romantisme allemand qui tendait à faire, comme on sait, de toute création artistique médiévale, cathédrales gothiques ou Niebelungenslied, le produit de l’âme collective. Face au corpus dont Klopsch entreprenait l’étude, la réfutation de telles chimères est aisée : il paraît difficile de voir dans l’œuvre des

9 W.B. Clark, The Medieval Book of Birds. Hugh of Fouilloy’s Aviarium, Binghamton (NY) 1992, pp. 7-12.

10 C. Burnett, The ‘Expositio orationis dominicae’ Multorum legimus orationes’. Abelard’s Exposition of the Lord’s Prayer ?, in «Revue Bénédictine», 95 (1985), pp. 60-72.

11 P.Klopsch, Anonymität und Selbstnennung mittellateinischer Autoren, in « Mittellateinisches Jahrbuch », 4 (1967), pp. 9-25.

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héritiers de Cicéron ou des imitateurs de Virgile que sont les auteurs latins du moyen âge une émanation du Volksgeist. De plus, les progrès de la philologie ont depuis lors redonné consistance à bien des figures d’auteurs : les douze fascicules parus depuis l’an 2000 du monumental Compendium Auctorum Latinorum Medii Aevi (C.A.L.M.A) publié sous la direction de Michael Lapidge enregistrent déjà 2395 de ces auctores, et ce répertoire n’en est encore qu’à la lettre C, et à Conrad de Mure. Il n’empêche : à l’époque où Klopsch commençait sa carrière de professeur, et nous notre carrière d’étudiant, le brouillard où paraissait se dissoudre la figure de l’écrivain nous convenait bien : c’était l’âge d’or du structuralisme, de la mort de l’auteur, ce gêneur, et de la canonisation du texte. Et puis vint Michel Zink, et sa Subjectivité littéraire12, et nous dûmes bien nous aviser que les déterminations contextuelles facilitaient l’accès à l’œuvre.

Parmi ces déterminations, celle du nom de l’auteur n’est pas la moins problématique. Par-delà les accidents matériels et les manipulations volontaires inhérents au mode de la transmission manuscrite, que j’ai déjà évoqués, il assume un statut plutôt incertain et variable, à l’intérieur du corpus restreint auquel je limite désormais mon enquête, à savoir les œuvres surtout poétiques, que l’on pourrait anachroniquement qualifier de littéraires, composées entre le renouveau carolingien et l’essor de la scolastique (fin VIIIe-début XIIIe s.).

C’est donc à la lumière des données philologiques d’anonymat et de pseudonymie que j’aimerais maintenant m’interroger successivement sur la conscience littéraire et la communication littéraire (j’avoue en revanche être plus embarrassé par la catégorie logico- grammaticale, d’ascendance aristotélicienne, d’hétéronymie, qui semble moins opératoire qu’à propos des écrits de langues vulgaires).

12 M. Zink, La Subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris 1985.

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Les noms comme indicateurs de la conscience de soi de la littérature

Il se vérifie tout d’abord que, décidément, une part très volumineuse de la poésie latine du moyen âge nous est parvenue sans nom d’auteur : c’est, sauf assez rares exceptions, celle qui relève de l’hymnologie et du drame sacré, en somme de la liturgie. Selon Guido Maria Dreves, l’un des éditeurs des Analecta hymnica, la proportion d’hymnes signées s’élève

« au plus à un sur dix, peut-être même à un sur cent »13, évaluation bien floue, mais qui dessine une tendance nette. La raison n’en est guère malaisée à comprendre : face à l’absolu divin, et la louange qu’il suscite, toute référence à l’individuel est incongrue. En outre, le chant sacré entend être l’expression d’une entité collective, la communauté ecclésiale en prière, dont l’hymnographe n’est que l’occasionnel médiateur. Lorsque l’on parle alors d’hymne ambrosienne ou de séquence notkérienne, c’est à une forme que l’on renvoie, non à un auteur. D’où la difficulté pour les philologues modernes de faire le départ entre l’authentique et l’apocryphe, jusques et y compris dans l’œuvre lyrique d’Ambroise14.

On pourrait presque faire le même constat à propos de la littérature hagiographique – le troisième genre selon Klopsch, après l’hymne et le drame sacré, à se couvrir systématiquement du voile de l’anonymat. Là encore, l’humilité invite l’écrivain à s’effacer derrière l’éminente dignité de son sujet. En quoi il ne fait que suivre l’exemple du grand modèle du genre, qui en conditionne toute l’évolution ultérieure, la Vie de saint Martin. A la fin de son épître dédicatoire à Didier, Sulpice Sévère déclare : suppresso si tibi videtur nomine libellus edatur. Quod ut fieri valeat, titulum frontis erade, ut muta sit pagina et loquatur materiam, non loquatur auctorem. « Supprime le nom de l’auteur si tu le juges bon en publiant ce petit livre. Pour ce faire, gratte le titre sur l’en-tête, afin que la page soit muette et qu’elle parle de son sujet sans parler de l’auteur ». Cette apparente discrétion, venant couronner une préface qui est un petit chef d’œuvre de double langage et où, dans le fameux

13 Cité par Klopsch, Anonymität cit., p. 16 n. 22.

14 Cf. J. Fontaine et alii, Ambroise de Milan. Hymnes, Paris 1992.

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topos, l’affectation l’emporte largement sur la modestie, est jugée sévèrement par Jacques Fontaine, qui croit y discerner une réminiscence précieuse d’Ovide. Celui-ci, dans l’une des Pontiques, déclare à son correspondant qu’il n’a pas besoin de signer les lettres qu’il lui adresse, tant son style est incomparable ; de même Sulpice, feignant l’humilité, aurait en fait considéré que l’élégance toute sallustéenne de sa propre écriture suffisait aux membres du petit cercle cultivé auquel est destinée la Vita sancti Martini pour en identifier l’auteur, sans qu’il soit nécessaire à ce dernier d’en dire plus15. Je doute un peu que les imitateurs médiévaux de l’hagiographe aquitain aient su percevoir de telles subtilités, mais il est bien possible en revanche qu’ils aient pris pour argent comptant la mention suppresso nomine.

Avec quelques restrictions néanmoins. Si le récit hagiographique est rarement assumé par une instance auctoriale qui se désigne nommément, le paratexte, quand on l’a conservé, et en particulier les lettres de dédicace, est en général plus explicite. Heiric d’Auxerre, au moment d’offrir à Charles le Chauve sa vie métrique de saint Germain ; Gauthier de Spire, quand il compose vers l’an mil une double vie, en prose et en vers, de saint Christophe à la requête de son maître l’évêque Baudri ; Reginald de Cantorbéry, envoyant à son ami Hildebert du Mans un exemplaire de sa vie de saint Malch (pour citer trois textes fort élaborés sur le plan littéraire) ne laissent rien ignorer, dans le contexte de ces envois, de la part qu’ils ont prise à de telles compositions16. Même si c’est pour déplorer avec une emphase suspecte leur incapacité et opposer leur petitesse à la grandeur de leur correspondant17. J’y vois volontiers une façon de se représenter, en format miniature, dans un coin du tableau, comme feront

15 Sulpice Sévère. Vie de saint Martin. Introduction, traduction et notes par J. Fontaine, Paris (Sources chrétiennes, 133-134), t. I, 1967, pp. 250-251, et II, 1968, pp. 392-393.

16 Heirici [Autissiodorensis] Vita sancti Germani, éd. L. Traube, Berlin 1896 (MGH, Poetae 3), pp. 428-517 (pp.

428-432); Walther von Speyer. Vita et passio sancti Christophori, éd. K. Strecker, Leipzig 1937 (MGH, Poetae 5/1), pp. 10-78 (pp. 10-12, 63-66 et 78) ; L.R. Lind, The Vita sancti Malchi of Reginald of Canterbury. A Critical Edition, Urbana (Ill.) 1942, pp. 11-13 et 37-38.

17 Dans ce contexte, le lien avec le commanditaire, comme caution d’autorité, est crucial : voir les exemples cités par Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le moyen âge latin (trad. fr.), Paris 19862, t. 2, pp. 351- 356 (Excursus 17 : Indication du nom de l’auteur), ou encore l’Alexandréide de Gautier de Châtillon, où l’initiale des premiers vers de chacun des dix chants compose le nom du dédicataire GUILLERMUS (l’archevêque de Reims Guillaume aux Blanches Mains), sur lequel prend appui l’auteur, qui ne se nomme pas lui-même, pour légitimer son entreprise.

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d’eux-mêmes ou de leurs commanditaires les peintres de la fin du moyen âge, en vue de recueillir un peu de la grâce diffusée par le héros de la pieuse biographie. Et cette façon de se montrer tout en se cachant se traduit souvent, notamment dans les vitae métriques d’inspiration volontiers précieuse, par d’ingénieux acrostiches – ou, mieux, dans la célèbre collection de carmina figurata composés à la gloire de la Croix par Raban Maur, par l’inscription du nom de l’auteur à l’intérieur du dessin du moine agenouillé en prière dans le dernier poème du corpus (Fig.. 1).

Fig. 1 – Raban Maur, De laudibus sanctae crucis. Carmen 28 (détail). Biblioteca apostolica vaticana, ms. Reg. lat. 124, f. 35v.

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Il faudrait sans doute faire un sort particulier au cas, dont j’ignore s’il est très répandu, mais qui ne me semble pas exceptionnel, où l’auteur supposé est lui-même un personnage de l’intrigue : je pense au diacre Jacques d’Antioche, témoin de la conversion et de la pénitence de la courtisane Pélagie, dont il relate les péripéties à la première personne, dans une Vita de saveur bien romanesque (n’oublions pas que ce que les chrétiens du premier millénaire goûtent en fait de récits d’aventure et d’amour, ce sont d’abord des vies de saints)18. La présence du narrateur fictionnel, mais sûrement pas perçu comme tel, et son implication dans l’histoire garantissent l’authenticité de celle-ci. Et c’est probablement la raison pour laquelle, dans un contexte générique voisin, les écrits historiographiques, à l’exception peut-être des annales qui se limitent à enregistrer des dates, sont généralement signés : l’identification du narrateur est caution de la véracité de son propos et de la réalité du fait dont il témoigne pour l’avoir vu ou entendu19.

Aussi vaudrait-il sans doute la peine, comme le suggère Klopsch et comme je ne fais ici que l’esquisser, d’étudier le rapport entre la signature d’un texte et le genre littéraire auquel il appartient. Voyons donc ce qu’il en est des œuvres d’imagination. Des compositions que la critique moderne tient pour les plus originales et les plus passionnantes de la littérature médiolatine, le Waltharius, poème héroïque à sujet germanique, le Ruodlieb, embryon déjà viable du roman de chevalerie, l’Ecbasis captivi et l’Ysengrimus, épopées animalières et satiriques annonçant le Roman de Renart, aucune ne porte de signature, et il n’y a pas d’apparence, malgré les efforts de savants, qu’elles puissent un jour être attribuables20. On aura remarqué que, dans les quatre cas, l’inspiration des poètes anonymes est proche de celle des écrivains de langue vulgaire qu’ils précèdent d’assez peu. Mais le même genre

18 P. Petitmengin et alii, Pélagie la pénitente. Métamorphoses d’une légende, 2 vol., Paris 1981-1984.

19 Cf. B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris 1980, pp. 129-147 et passim.

20 Emblématique est le cas du Waltharius, dont la querelle d’attribution est polluée par l’expression parasite des nationalismes culturels, voire ethniques. Un état récent, objectif, prudent et bien informé de cette question a été établi par Francine Mora, dans La Chanson de Walther. Waltharii poesis, Grenoble 2008, pp. 31-41.

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d’incertitude peut se manifester à propos de compostions plus traditionnellement classiques. Il est ainsi vraiment très ardu et très incertain d’établir le canon des œuvres poétiques profanes, épigrammes ou épîtres en vers, d’Hildebert de Lavardin et de Marbode de Rennes, dispersées dans une foule d’anthologies et entremêlées de compositions d’autres auteurs21.

Ce dernier exemple nous aide sans doute à comprendre ce qu’il en est des mécanismes d’authentification par le nom de l’auteur. Ce qu’Hildebert signe, en sa qualité d’évêque du Mans, ce sont ses traités doctrinaux, ses lettres de monition ou de direction, pour les autoriser. Quant aux poèmes – dont le style pourtant est destiné sans le vouloir peut-être à révolutionner l’écriture poétique médiolatine -, ils ne sont pas dignes de pareille caution. C’est qu’il n’existe pas encore, à cette époque du moyen âge, d’espace légitime pour ce que nous désignons comme « littérature », et partant d’écrivain professionnel – seulement des prélats, des moines, des professeurs ou des juristes, dont le nom est associé à l’exercice de ces fonctions, et à rien d’autre. Remarquons au passage qu’il est, symétriquement, tout à fait logique, que le jongleur, dont c’est précisément le métier de chanter, signe ses propres compositions.

Nous finissons donc là par nous approcher de situations comparables à celle de Cercamon : il me semble en effet que, vers le milieu du XIIe siècle, le champ du littéraire commence, y compris en latin, à s’autonomiser. Le premier agent de ce processus, c’est le double bouffon et parodique d’Hildebert, qu’il pastiche à l’occasion et avec qui il semble avoir eu personnellement maille à partir22, Hugues d’Orléans, dit « le Primat », dont le je s’affirme avec une fermeté sans précédent. L’orgueilleux sobriquet que le maître orléanais s’applique à lui-même avec constance ne tarde pas à devenir, en compagnie de quelques

21 A. Wilmart, Le Florilège de Saint-Gatien. Contribution à l’étude d’Hildebert et de Marbode, in « Revue bénédictine », 48 (1936), pp. 3-40, 147-181 et 235-258 ; A.B. Scott, The Poems of Hlidebert of Le Mans : A New Examination of the Canon, in « Mediaeval and Renaissance Studies », 6 (1968), pp. 42-83.

22 A. Wilmart, Les épigrammes liées d’Hugues le Primat et d’Hildebert, in « Revue bénédictine », 47 (1935), pp.

175-180. Si l’hypothèse de Wilmart est fondée, on est, avec ces épigrammes, en présence d’une manière de tenson – forme exploitée plutôt rarement par la poésie latine du moyen âge.

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autres, Golias, Galterus, l’emblème d’une forme poétique et d’un registre d’inspiration.

L’enquête menée par Arthur G. Rigg sur les manuscrits anthologiques démontre que ces surnoms sont interchangeables et renvoient à une poésie de forme lyrique et de sujet satirique23 : destinés à « construire un personnage de parchemin, imposer une figure, donner une marque (…), ces noms collectifs désignent une figure mythique, emblématique ». Je cite ici Jacqueline Cerquiglini, qui évoque aussi le senhal de la poésie occitane. « Le nom donne du sens, il est comme une métaphore »24. Métaphore de quoi ? Pour Primat et Golias, de la persona du voyou, du picaro avant la lettre voué aux plaisirs de la gula qu’endosseront après lui Rutebeuf et François Villon, mais aussi de l’écrivain de génie, du vates vatum ou Archipoète, justement révolté contre une société aveugle à reconnaître la valeur authentique.

Le surnom de Galterus, l’un des plus diffusés, semble aussi le moins connoté. Il renvoie probablement, et simultanément, à la personne historique de Gautier de Châtillon, satiriste à la plume acérée, et à la personnalité littéraire de Gautier Map et à son inspiration mordante. Il est piquant de noter que cet écrivain, le plus soucieux de tout le XIIe siècle de passer à la postérité pour son talent de plume, et le plus impatient de constater qu’il faut être mort depuis longtemps pour accéder au statut d’auctor25, n’a en fait connu le succès qu’au travers de compositions apocryphes, à savoir les poèmes attribués fallacieusement à Galterus, et celui des chapitres de son De nugis curilaium qu’il a signé d’un nom d’emprunt, la satire anti- matrimoniale qu’il place sous l’autorité usurpée de Valère Maxime : la Dissuasio Valerii ad Rufinum ne uxorem ducat est largement diffusée, tandis que le reste du De nugis curialium n’est conservé, un peu par hasard, que par un manuscrit tardif et médiocre…26

23 A.G. Rigg, Golias and other Pseudonyms , in « Studi Medievali », 18 (1977), pp. 65-109.

24 J. Cerquiglini-Toulet, Ecrire au Moyen Âge. La question de l’auteur, dans J.-Y. Tadié (dir.) La Littérature française : dynamique & histoire I, Paris 2007, pp. 54-76 (pp. 65-66).

25 Gautier Map, De nugis curialium 4, 5 (éd. M.R. James, C.N.L. Brooke et R.A.B. Mynors, Oxford 1983, p.

312).

26 J. Hinton, Walter Map’s De nugis curialium : its plan and composition, in « Publications of the Modern Languages Association », 32 (1917), pp. 81-132; R.J. Dean, Unnoticed Commentaries on the “Dissuasio Vaelrii” of Walter Map, in « Mediaeval and Renaissance Studies », 2 (1950), pp. 128-150.

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Les noms comme instruments de la communication littéraire

De l’anonymat sans doute à jamais impénétrable du Waltharius aux stratégies éditoriales retorses de Gautier Map, nous avons vu la « fonction auteur » accompagner l’essor de la conscience de soi de la littérature. J’aimerais maintenant parcourir à rebours, en suivant quelques exemples, ce chemin chronologique en vue de considérer le rôle assumé par l’anonymat et par la pseudonymie dans la communication littéraire.

Baudri de Bourgueil est pour moi le premier à avoir, vers 1100, reconnu la dignité du poétique comme tel et par conséquent désiré son autonomie27. Et il n’est sans doute pas indifférent que ce soit l’œuvre d’un poète dont l’on a parfois, peut-être un peu hâtivement, rapproché l’inspiration de celle des troubadours28, qui soulève la question du nom de son auteur. Ainsi, dans la pièce liminaire du recueil qu’il a fait copier de ses écrits en vers, une adresse à son livre imitée de ses modèles Horace et Ovide, il déclare : « Si le souci des frères te réclame ton nom, dis-leur : « Vous demandez un nom : je n’en possède point. Mais si votre sollicitude trouve à m’approprier le nom que je mérite, j’accepte, je ne dis pas non ; conférez […] à votre filleul un titre immortel29 (… vestro perpetuum filiolo titulum : on aura noté le jeu sur le mot titulus, qui renvoie au propre à un lieu précis du livre – voir la phrase de Sulpice Sévère citée plus haut – et au figuré à la gloire) ». A une époque où la gratuité du jeu littéraire hésite encore à s’assumer comme telle – rappelons que Marbode et Hildebert, si souvent rapprochés de Baudri, ne signent pas leurs poèmes -, l’abbé de Bourgueil confie à la

27 J.-Y. Tilliette, Troiae ab oris. Aspects de la révolution poétique de la seconde moitié du XIe siècle, in

« Latomus », 58 (1999), pp. 405-431.

28 La vieille hypothèse, construite en des termes un peu différents par Brinkmann et Bezzola, de l’existence d’un lien génétique entre l’œuvre des « poètes de la Loire » et celle des premiers troubadours a été récemment reprise et modernisée par Corrado Bologna et Tiziana Rubagotti, « Talia dictabat noctibus aut equitans » : Baudri de Bourgueil o Guglielmo IX d’Aquitania ?, in « Critica del testo », 1/3 (1998), pp. 891-917. L’existence de relations au moins administratives et politiques entre l’abbé du monastère de Bourgueil, abondamment possessionné en Poitou, et le comte de Poitiers ne fait en tous cas aucun doute.

29 Sique tuum nomen uult fratrum sollicitudo, / « Nomen quod petitis », dic sibi, « non habeo. / Si tamen et dignum uigilantia uestra coaptet, / Annuo, non renuo, dicite… / Vestro perpetuum filiolo titulum (Baudri de Bourgueil, c. 1, Contra obtrectatores consolatur librum suum, vv. 5-8 et 10, éd. J.-Y. Tilliette, Paris 1998, p. 1).

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bienveillance des « frères » le soin de lui conférer un statut. Qui sont donc ceux-là ? Au seuil d’un long poème, qui sonne comme un manifeste poétique et qu’il adresse à son ami Godefroid de Reims, une de ses grandes admirations littéraires, Baudri déclare encore : « Si tu veux connaître le nom et le pays (locus) de celui qui t’adresse son salut, le pays, c’est Bourgueil – cela te fera deviner le nom (nomen id insinuet) »30. Ainsi, additionner

« Bourgueil » et « salut poétique », c’est insinuer « Baudri »31. On pense à l’anecdote rapportée par Pline selon laquelle un inconnu, ébloui lors d’une conversation par la culture littéraire de Tacite, déclare à ce dernier : « Il faut que tu sois ou Pline ou Tacite » (ep. 9, 23).

Vers 1100, les écrivains qui communient dans le goût de la poésie antique et la volonté de l’émuler ne sont pas si nombreux et, dans des lieux aussi distants entre eux que sont Reims et Bourgueil, points cardinaux de ce que Brian Stock appellerait une « communauté textuelle », il n’est pas besoin de beaucoup d’indices pour se reconnaître32.

Mêmes effets, mais motivations sans doute bien différentes, il me semble percevoir un genre de situation comparable, vers la même époque, dans un autre climat géographique et moral, autour de deux poètes qui signent d’un pseudonyme, Eupolemius et Sextus Amarcius. En dehors de désignations génériques et diffuses, de type Golias, le phénomène est rare en latin médiéval. Leurs deux œuvres, à la tradition manuscrite très similaire et présentant nombre de rencontres intertextuelles avérées, ont été composées dans le monde germanique, sans doute rhénan (il est difficile d’être plus précis), autour de 1100, mais appartiennent à des genres différents. Eupolemius écrit une épopée sacrée, une espèce de Messiade, relatant l’affrontement entre Cacus, le diable, et Agatus, Dieu, pour le contrôle de

30 Sique salutantis uis nomen nosse locumque, / Burgulius locus est, nomen id insinuet (Baudri de Bourgueil, c.

99 Ad Godefredum Remensem, vv. 3-4, éd. cit., p. 105.

31 Voir également ces vers, extraits d’un poème adressé à un certain Payen d’Angers : Andus Marbodum, Remis laudat Godefredum, / Me quoque Burgulius iactitat esse suum (Baudri de Bourgueil, c. 223, sans titre, vv. 19-20, éd. Tilliette, t. 2, Paris 2002, p. 150).

32 Cf. G. A. Bond, ‘Iocus amoris’ : The Poetry of Baudri of Bourgueil and the Formation of the Ovidian Subculture, in « Traditio », 42 (1986), pp. 143-193. On notera pour l’anecdote que l’unique occurrence du nom de Baudri dans l’ensemble du manuscrit des poèmes se trouve au premier vers du seul texte qui ne soit pas de notre auteur, un éloge dithyrambique que lui adresse un certain Odon (c. 204, éd. cit., t. 2, p. 137) – une façon oblique et retorse de signer son œuvre…

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l’âme d’Antropus au fil des principaux épisodes de l’histoire du Salut ; le poème pourrait être à lire en lien avec la propagande en faveur de la croisade33. Amarcius, quant à lui, écrit quatre livre de sermones satiriques en hexamètres pour stigmatiser, sous l’angle du contemptus mundi, les vices de son temps, avarice, orgueil et goût du luxe, et exalter les vertus et le dogme chrétiens ; le contexte de production de l’ouvrage semble être celui de la Querelle des investitures et de la lutte entre le Sacerdoce et l’Empire34.

Le pseudonyme d’Eupolemius est transparent : le chantre de la lutte du Bien contre le Mal est « le bon guerrier », « celui qui combat pour le bien ». Celui de Sextus Amarcius Gallus Piosistratus, pour lui donner son nom complet, est plus énigmatique. Amarcius renvoie sans doute par modestie au grec hamartia, le péché ; Gallus pourrait reprendre le nom de celui que Virgile et Ovide désignent comme le prince des poètes de leur temps, et Piosistratus évoquer le tyran d’Athènes dont Cicéron, relayé par Isidore de Séville, vante le talent d’orateur ; quant au prénom Sextus, il symboliserait le progrès accompli depuis l’œuvre d’un autre auteur de sermones, Quintus Horatius Flaccus. Le recueil, composé sous l’impulsion d’un maître nommé Eufronius, le bon penseur, est dédié à un certain Candidus Theopistus Alcimus, ce dernier cognomen renvoyant à la fois à la force, alkè, et à l’un des modèles de notre auteur, l’évêque-poète Alcimus Avitus, Avit de Vienne35.

Le simple décryptage, laborieux, de ces suscriptions donne une idée du pédantisme rare de poèmes qui sont en effet fort ardus et donc destinés à quelques happy few. Peut-on en éclairer l’intention ? Ce qui ressort nettement de l’analyse des textes, c’est que l’influence poétique majeure des deux auteurs – à supposer qu’il ne sont pas en fait à identifier l’un à

33 Ed. K. Manitius, Eupolemius. Das Bibelgedicht, Weimar 1973 (MGH. Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters 9). Les études récentes sur ce texte sont rares. On recommandera cependant, en dépit de son caractère parfois conjectural, l’essai riche et stimulant de C. Ratkowitsch, Der Eupolemius – ein Epos aus dem Jahre 1096 ?, in « Filologia mediolatina », 6-7 (1999-2000), pp. 215-271.

34 Ed. K. Manitius, Sextus Amarcius. Sermones, Weimar 1969 (MGH. Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters 6). Voir P.C. Jacobsen, Sextus Amarcius – un imitateur des satires d’Horace vers 1100, dans H.

Baader (éd.) Onze études sur l’esprit de la satire, Tübingen – Paris 1978, pp. 197-219, et l’étude de Ratkowitsch citée à la note précédente.

35 Manitius, éd. cit., pp. 10-12.

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l’autre, ce qui me fournirait enfin un cas unique d’hétéronymie en latin médiéval36 -, c’est Prudence, notamment la Psychomachie. Et l’on sait que l’usage constant de cet auteur a été d’affubler de noms grecs les œuvres dont il a méticuleusement établi l’édition. Considérons d’autre part que nos deux poètes (ou notre poète) du XIe siècle pourrai(en)t bien avoir appartenu à l’entourage de l’empereur Henri IV et de sa créature, l’antipape Clément III, alias Guibert de Ravenne, qui s’emploient à promouvoir contre la réforme grégorienne une contre- réforme, faisant comme elle appel, à titre de légitimation, à la tradition ecclésiale de l’Antiquité. Quoi de plus logique, dans un tel contexte, que de faire appel à l’autorité de Prudence, héraut s’il en fut du césaropapisme ? Le ou les individu(s) qui se cache(nt) derrière les noms d’Eupolemius et d’Amarcius aurai(en)t donc entendu être le(s) Prudence de ce Théodose que veut être Henri IV. Leur œuvre double indiquerait alors, tout comme celle du poète espagnol, les deux voies complémentaires, morale (Amarcius) et eschatologique (Eupolemius), qui caractérisent tout programme de réforme digne de ce nom. Telle est la lecture politico-ecclésiologique que leurs pseudonymes, véritables senhals pour le coup, suggéreraient d’appliquer à leurs œuvres – une hypothèse dont je reconnais volontiers la fragilité, tant elle se fonde sur des données rares et conjecturales.

Beaucoup mieux connu est en revanche le milieu constitué par ce que l’on appelle parfois « l’académie palatine », le groupe de savants rassemblés par Charlemagne à sa cour d’Aix-la-Chapelle en vue d’organiser la réforme linguistique et liturgique qui oriente son idéal de restauration impériale. Des échanges interpersonnels entre les membres de ce réseau plutôt fermé – on a pu parler à leur sujet de « solipsisme culturel » -, on a conservé les traces plutôt denses sous forme d’échanges poétiques. Sous une phraséologie compassée, et tissée de références intertextuelles, se laissent entrevoir, jusque du moins au point où leur caractère très allusif les rend opaques, alliances et rivalités, amitiés et antagonismes, mutations de statut

36 L’existence de citations croisées, dans des textes qui ne semblent pas avoir joui d’une très large diffusion, assure en tous cas qu’ils sont originaires du même milieu intellectuel.

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par rapport à la faveur du prince, au fond tous les jeux de pouvoir dont la cour, conçue et vécue comme le centre et l’empyrée de l’univers social, constitue le théâtre. Or, ces échanges sont assumés par les sobriquets que se sont attribués les membres de ce petit groupe de litterati : Alcuin est Flaccus, c’est-à-dire Horace, Angilbert Homère, Modoin Nason, alias Ovide, Eginhard, l’architecte du palais impérial, Beseleel, le constructeur de l’arche d’alliance, et ainsi de suite…37

On peut sourire de la vanité naïve que dénotent de telles usurpations d’identité, ou saluer la volonté dont elles témoignent de restaurer, par-delà les siècles obscurs, la continuité spirituelle avec un âge d’or mythifié. Il reste que ce phénomène, peu fréquent dans l’histoire des lettres, mérite, en ce qu’il reflète un usage non pas occasionnel, mais systématique et constant, d’être considéré de façon moins superficielle. Michele Ferrari formule à son sujet les justes remarques suivantes : « Il ne s’agit pas de nier le caractère ludique d’une telle pratique, non plus que d’en exagérer l’importance, mais il convient d’être attentif à sa nature complexe.

Les surnoms empruntés pour l’essentiel à la prosopographie littéraire classique ou à la Bible, créent un espace idéal, distant et éloigné des contingences du présent, où nom, origine et habitus « réels » des membres du groupe sont effacés au profit d’une altérité qui renvoie à un système de positions acquises en d’autres temps et en d’autres lieux »38. Une telle prise de distance permet au champ du littéraire de s’autonomiser et de s’auto-légitimer, suggère Ferrari qui emprunte ici à Pierre Bourdieu son approche méthodologique et son lexique parfois abstrus. Si je comprends bien son propos, le monde parallèle que construisent les lettrés de la cour carolingienne dans le cadre d’un jeu de rôles dont ils dictent les règles se pose en espace littéraire ayant une existence en soi, et affranchi des contraintes, notamment politiques, du réel. Le problème, c’est que la tension qui demeure entre cet univers idéel, ou idéal, et

37 M. Garrison, The Social World of Alcuin. Nicknames at York and the Carolingian Court, in Alcuin of York, Scholar at the Carolingian Court, éd. L. Houwen et A. McDonald, Groningen 1998, pp. 59-79.

38 M.C. Ferrari, Potere, pubblico e scrittura nella comunicazione letteraria dell’alto medioevo, dans Comunicare e significare nell’alto medioevo. Atti della LIIa Settimana di studio della Fondazione Centro di studi sull’alto medieovo, Spoleto 2005, t. 2, pp. 575-614 (p. 586).

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l’anecdote du quotidien dont un patient décryptage permet quelque fois de discerner l’écho dans les textes, est extrême, au point que le sens de l’entreprise finit par échapper au non- initié.

Il peut toutefois se comprendre à la lumière rétrospective de « l’hypothèse limousine » exposée par Martin Glessgen et Luciano Rossi pour expliquer l’origine de la lyrique des troubadours39. Dans les deux cas, une expérimentation littéraire totalement neuve accompagne une situation de rupture (politique, sociale, culturelle) ; dans les deux cas, elle s’exprime au moyen d’un langage strictement codifié, et qui n’est pas une langue maternelle, le latin antique tel que réhabilité et réinventé par Alcuin d’un côté, la langue d’oc dont les chartes auvergnates du haut moyen âge consacrent l’accession au statut de langue écrite de l’autre ; dans les deux cas, on assiste d’emblée à la production de textes d’un extrême raffinement formel ; dans les deux cas, on est en présence d’une écriture qui fait volontiers retour sur ses propres pratiques, en une démarche auto-réflexive ; enfin, dans les deux cas, les œuvres paraissent circuler au sein d’un groupe plutôt fermé, dont les membres se mettent en scène au moyen d’identités fictives. Pourtant, le succès de l’une et l’autre entreprise est très inégal : l’horizon d’attente idéal des premiers troubadours, Guillaume IX, Cercamon, Jaufré, Marcabru, de nature érotico-mystique, est aisément repris en charge par les générations suivantes. Au contraire, la perspective politico-mystique dans laquelle s’inscrivent les lettrés de la première génération carolingienne, celle de Charlemagne, Alcuin ou Angilbert, celle de la renaissance d’un empire romain doublement catholique (comme chrétien et comme universel) ne tarde pas à s’estomper, et la tradition poétique qui s’évertuait à la porter devient très tôt caduque40.

39 M. Glessgen, La Genèse du trobar, à paraître dans la prochaine livraison de la « Revue de linguistique romane » ; cf. aussi la contribution de L. Rossi au présent volume.

40 En témoigne notamment la médiocrité de la tradition manuscrite de ces poèmes de circonstance, alors que les pourtant difficiles Laudes Sanctae Crucis de Raban Maur, qui témoignent de valeurs plus universelles et intemporelles, connaissent une carrière « éditoriale » florissante (Ferrari, Potere, pubblico cit., pp. 588-600).

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Ce constat marque les limites du phénomène que j’ai exposé. Si, comme l’avait déjà signalé Curtius, l’indication du nom de l’auteur, sans être la règle ordinaire, n’est pas pour autant rare en latin médiéval41, elle est littérairement moins productive qu’elle ne l’est dans les littératures de langue vulgaire. Dans la situation qui se rapproche le plus de celles-ci, la cour carolingienne, le pseudonyme est certes un masque, mais un masque qui ne couvre qu’un visage sans traits, transparent. A la pseudonymie, on peut dès lors opposer l’anonymat qui attend, quant à lui, que le regard de l’autre lui dessine un visage, et au texte qui finirait par ne plus signifier que lui-même préférer le poème, celui de Baudri de Bourgueil, qui se met en chemin sans posséder de nom, en quête des parrains qui sauront lui en trouver un.

Jean-Yves Tilliette

41 Cit. supra n. 16.

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