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Les produits : objets et/ou choses ? Retour sur la pragmatique des conventions 1

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Academic year: 2021

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HAL Id: halshs-03219094

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03219094

Preprint submitted on 6 May 2021

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Les produits : objets et/ou choses ? Retour sur la

pragmatique des conventions 1

Robert Salais

To cite this version:

Robert Salais. Les produits : objets et/ou choses ? Retour sur la pragmatique des conventions 1. 2018. �halshs-03219094�

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Les produits : objets et/ou choses ? Retour sur la pragmatique des

conventions

1

Robert Salais

Original en français, écrit en 2018, de: Robert Salais, 2019, « Das Produkt : Objekt und/oder Ding ? Neue Dimensionen einer Pragmatik der Konventionen », in Robert Salais, Marcel Streng et Jakob Vogel, eds., QualitätsPolitiken und Konventionen. Die Qualität der Produkt in historischer

Perspektive, Wiesbaden, Springer VS, p. 343-401

Nous avons vu tout au long du livre2 à quel point la question de la qualité des produits est au cœur des marchés et des systèmes de production. La raison en est que, bien loin d’être marginal ou étroitement technique, l’enjeu de s’entendre sur ce qui va être produit, comment, avec qui et pour qui – autrement dit le produit - est ce qui constitue le fondement des organisations et configurations des marchés et de la production. L’enjeu déborde l’économie stricto sensu et intègre des questions en général traitées par la sociologie, la science politique ou le droit (telles les questions de la délibération, de l’accord, du cadre juridique, ou des politiques publiques). Les croisements à faire entre les problèmes pratiques à résoudre en matière de qualité par les acteurs et les conceptions théoriques proposées par les sciences sociales concernées sont complexes, car les solutions trouvées, s’il y en a, ont comme propriété d’être incorporées dans la matérialité même des produits réalisés. Elles sont constituantes de cette matérialité, non seulement dans sa forme, comme l’économie des conventions l’a amplement traité, mais aussi dans sa substance. Le concept de convention de qualité, élaboré par François Eymard-Duvernay3 désigne donc un champ et des orientations de recherche vastes qu’il s’agit d’ouvrir vers des réalités nouvelles. Le détour par l’histoire de processus concrets d’émergence et d’accord sur la qualité, pour une série de produits, le démontre amplement.

Introduction

Nous avons choisi d’analyser avec l’économie des conventions (EC) des phénomènes dont elle s’est peu préoccupée, mais dont les manifestations sont devenues des évidences aujourd’hui : le constat que les produits que nous produisons et utilisons, de plus en plus variés et sophistiqués, ne se contentent pas de nous servir, mais en retour ont des effets négatifs et destructeurs pour l’environnement et l’homme, extrêmement coûteux et mettant en danger l’avenir de

1

Nous remercions vivement Christian Bessy, Ota De Leonardis, Rainer-Diaz-Bone, Lisa Knoll , Agustin José Menéndez et Jean-Pierre Treuil pour leurs nombreuses remarques et suggestions sur une version antérieure. Nous sommes seul responsable de ce qui suit

2

D’où cette contribution est extraite

(3)

2 la planète4. De plus en plus de voix, par exemple, soulignent, chiffres à l’appui, le risque que l’économie du numérique et des énergies renouvelables, qui nous est présentée comme un modèle écologique pour demain, s’avère au moins, sinon plus polluante et destructrice que l’économie d’aujourd’hui, de manière différente certes, mais encore plus coûteuse et difficile à traiter. L’engrenage est pervers, plus nous tentons de soumettre ces objets que nous avons créés à nos volontés et désirs, plus ils s’émancipent et engendrent des effets imprévisibles.

Cette contribution est un essai d’ouverture vers ces problèmes. Elle en a à coup sûr les défauts (un survol qui mériterait bien des approfondissements) sans en avoir nécessairement les qualités (une formulation adéquate de pistes de recherche). Elle est organisée autour de cinq propositions, connectées entre elles :

- La distinction conceptuelle entre objet et chose et leur unité « conventionnelle ». Tout machin est objet et chose en même temps. Il se présente sous l’une ou l’autre de ces formes selon les processus de coordination, leurs cours et leurs caractéristiques

- L’introduction, à côté de conventions fondées sur l’équivalence des situations (dites dans ce qui suit de type 1), de conventions fondées sur l’identification des choses (dites conventions de type 2)

- L’objet relève des conventions de type 1. Il obéit au même prédicat général dans toutes les situations. Exemple : aux Etats-Unis les conducteurs d’automobile roulent à droite

- La chose relève des conventions de type 2. Toute chose est particulière. La coordination autour d’elle ou s’appuyant sur elle doit trans-identifier cette même chose entre les situations et entre les acteurs à qui elle se présente

- Etant les porteurs de voix de la nature, les choses ont vocation à être des choses publiques dès que la nature est interpellée par les actions des humains. Combiner adéquatement ces propositions est le chemin original par lequel l’économie des conventions peut réussir à élargir son champ de recherches en y incluant la nature, voilà ce que nous voudrions démontrer en se centrant sur l’objet de ce livre, la qualité des produits.

Les sciences humaines et sociales contemporaines utilisent indifféremment les concepts d’objet et de chose. Il en est ainsi de l’économie des conventions (EC) jusqu’à aujourd’hui, tout comme l’Actor-Network- Theory (ANT) de Bruno Latour et Michel Callon. Depuis Descartes – nous n’y faisons plus attention quand nous

4

Sauf quelques exceptions d’autant plus notables comme Claudette Lafaye et Laurent Thévenot 1993 et l’hypothèse d’une cité verte, ou l’élaboration d’une convention écologique sur les marchés des vins (Rainer Diaz-Bone 2005 : repris dans Diaz-Bone 2015 : 183)

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3 l’employons – l’objet est placé dans un rapport de soumission avec l’homme. L’objet est considéré pour ce dernier, soit comme une ressource dont il peut user en toute liberté, soit comme son œuvre, soit tout simplement comme non existant hors de la connaissance et de l’action humaine. Or ceci n’est plus tenable aujourd’hui ; car ces « objets » s’émancipent de notre contrôle et engendrent des effets imprévisibles, destructeurs ou pleins de potentialités négligées. Ils expriment à leur manière la « chose » qui est en eux.

Nous proposons d’introduire dans l’EC, en nous inspirant des conceptions d’Aristote et du pragmatisme contemporain, la distinction entre objet et chose. En se focalisant sur les opérations d’équivalence entre situations singulières, issues de la statistique, l’économie des conventions a conduit à une surestimation de la généralité comme principe d’identification commune aux dépens de la particularité. C’est-à-dire, si l’on prend les conceptions d’Aristote et des pragmatistes contemporains, elle a donné la priorité à l’objet (général) au détriment de la chose (particulière). A côté de la convention fondée sur l’équivalence (convention de type 1), nous proposons donc d’intégrer dans l’EC une seconde convention fondée sur l’identification (convention de type 2). En bref la convention de type 1 qualifie des objets, selon un principe de généralité et la convention de type 2 identifie des choses selon un principe de particularité5.

Le tableau 1 ci-dessous fournit au lecteur les différences entre conventions de types 1 et 2 selon une série de critères que nous expliquerons dans ce qui suit. Leur point de départ est la distinction entre objet et chose qui peut être élaborée à partir des travaux d’Aristote consacrés directement ou indirectement aux pragmata (au singulier pragma), mot grec qui désigne les choses. Ce mot constitue la racine du concept de pragmatisme, branche de la philosophie où nous distinguerons William James, Charles S. Peirce et John Dewey. D’où le rapprochement qui doit être tenté entre les conceptions d’Aristote et celles des pragmatistes (spécialement leurs conceptions relatives aux modes de connaissance des choses).

5

A surtout ne pas confondre avec les conventions 1 et 2 définies par Olivier Favereau (1986). La convention 1 repose sur une mécanique d’anticipations croisées à la Lewis ; la convention 2 est de l’ordre de la coutume selon Max Weber ou Michael Piore

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4 Tableau 1. Caractéristiques comparées des conventions de type 1 et de type 2

Convention de type 1 Convention de type 2 Identification Equivalence entre situations

selon un prédicat général

De dicto

Trans-identification de la chose particulière d’une situation à l’autre, d’une personne à l’autre

De re

Principe d’action de la convention

Qualifie les objets selon un principe de généralité

Identifie les choses selon un principe de particularité Rapports Nature - Etre humain Objet soumis au sujet Chose faisant face à l’être

humain Détermination du sens

(signification et direction) en situation

Personnes points focaux des autres

Logique d’interprétation et d’anticipations croisées

Focalisation sur la particularité des choses

Logique de connaissance Contenu sémantique Sans contenu sémantique Avec contenu sémantique Coordination vers une visée Montée en généralité

vers une justification commune

Descente en particularité Vers une explication commune Détermination Détermination fonctionnelle de

l’objet

Indétermination de la chose Recherche du connaissable Le connaissable de l’objet est

déjà connu à partir de ses spécifications fonctionnelles et techniques

Le connaissable de la chose est sans limite

L’enquête pragmatique comme recherche de ce connaissable en un lieu et temps donnés Mode de connaissance Découverte individuelle des

repères menant de l’objet au prédicat général

Délibération entre acteurs et porte-parole des choses

Objectif Vérification du CK (Common

knowledge)

Formation d’un savoir de sens commun

La distinction entre objet et chose n’est pas nouvelle en philosophie contemporaine. Heidegger a réactualisé le concept de chose [Ding en allemand], tout en disqualifiant le concept d’objet, ce qu’a critiqué l’école de Bruno Latour qui défend l’usage du second. L’erreur, symétrique, des deux approches a été de partir d’un dualisme entre objet et chose, de considérer que l’un s’oppose à l’autre et, en conséquence, de devoir choisir comme fondement de leur approche, soit l’un, soit l’autre. L’économie des conventions est en mesure de renvoyer dos à dos ces deux approches, par le fait de s’intéresser aux conventions de coordination et à leur pluralité. Un même machin est objet pour les acteurs quand ceux-ci ont recours aux conventions de type 1 (équivalence et montée en généralité), il devient chose quand les acteurs ont recours aux conventions de type 2 (identification et descente en particularité). Il peut passer

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5 d’un état à l’autre, de l’objet à la chose ou de la chose à l’objet, voire adopter un état composite.

Relues ainsi, les conventions de qualité des produits apparaissent comme des compromis émergents et variables dans le temps et selon les lieux entre conventions de type 1 et conventions de type 2.

Les trois parties de la contribution

La partie I vise à démontrer la nécessité d’introduire dans l’EC la distinction entre objet et chose. Suivant Aristote, nous allons d’abord préciser en quoi la chose n’est pas un objet. La poussette pour enfant, étudiée par Laurent Thévenot, 1994, nous permet de rendre la distinction concrète, ce qui conduit à quelques interrogations sur la formalisation adoptée dans De la justification de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, 1991.

La partie II est consacrée à définir et caractériser la convention de type 2. La conceptualisation de la chose (pragma en grec) par Aristote est approfondie. Le terme de pragmatisme est issu de pragma, donc en rapport avec le traitement des choses. Le pont avec les conventions est fait en connectant la distinction faite entre objet et chose à celle, déjà présente dans les travaux de David Lewis, 1969, entre équivalence et identification. Elle conduit à l’hypothèse de deux types de conventions, un premier type reposant sur une équivalence entre situations fondée sur un prédicat général, un second sur une trans-identification entre situations fondée sur la particularité de la chose. Nous illustrons la mise en place d’une convention de type 2 avec l’exemple de l’extrudeuse à biscuits. L’extrudeuse peut voyager sur le marché sans devoir passer à une convention de type 1 parce que chaque exemplaire possède une identité et une biographie. Mais ce n’est pas le cas pour tous les produits. Nous prenons l’exemple contraire du pesto industriel à qui l’on fait mimer une convention de type 2 pour dissimuler son état d’objet standardisé.

La partie III conclusive s’interroge sur ce que serait une politique de qualité des produits fondée sur la chose. La nature s’exprime à partir des choses et non des objets comme le montre une forêt de pins où on a laissé la nature exprimer librement ses propriétés. Intégrer les besoins de maintien, renouvellement ou développement de la nature dans les produits, ainsi que l’impact des dégâts que sa réduction au statut d’objet provoque demande donc qu’on fasse apparaître les choses (au sens que nous avons donné) qui sont en eux ; et par là-même que la priorité soit reconnue aux conventions de type 2. Les intégrer implique une nouvelle conception du Politique, des modalités de connaissance des propriétés des choses et de leur prise en compte au cours du cycle de vie des produits, de la naissance à leur disparition. C’est l’occasion pour nous de chercher une forme de synthèse entre les théories de la connaissance d’Aristote et des pragmatistes, et de s’interroger sur les apports et

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6 faiblesses de l’Actor-Network-Theory. Bruno Latour a proposé la création de « parlements des choses » pour doter les choses, via une variété de porte-parole, de voix (voices) qui soient entendues lors de l’élaboration des politiques publiques. Nous tentons, brièvement, d’imaginer ce qu’ils pourraient être en relation avec notre approche. L’évolution ne peut pas être spontanée, ce qui invite à reconsidérer les modes d’action de l’Etat respectant l’antécédence des conventions sur les institutions tout en s’avérant capable de diriger le processus.

I.

De la nécessité de considérer les choses

Le concept d’objet est indissociable de celui de sujet ; dans notre tradition occidentale, l’objet est dans un rapport de soumission au sujet qui le crée et en use à sa guise. Cette conception a une longue histoire dans le détail de laquelle on ne peut entrer ici. Pour nous, les modernes6, Descartes en est le créateur. Il donne la place centrale à la subjectivité. En faisant de l’ego la sphère de certitude, Descartes jette le doute sur l’autonomie des choses. Ce que nous saisissons de la chose, ce n’est que notre représentation, et non son être sensible. On verra que cette conception est beaucoup plus ancienne. L’homme est-il ou non la mesure de toute chose est une question déjà débattue dans la philosophie grecque classique. De surcroît le modèle type de l’objet est aujourd’hui l’objet marchand, des produits fabriqués en série et au plus bas coût possible.

Le concept de chose renvoie en revanche à l’ensemble, indéterminé, des propriétés naturelles qui sont dans l’objet. L’objet, certes, garde les propriétés des choses naturelles dont il est issu. Mais ce qui est exploité n’est qu’une partie des propriétés de ces choses, ce qui conduit à ne leur accorder aucune valeur, à ne pas se préoccuper de leur reproduction et à risquer de détruire des potentialités qui pourraient dans le futur s’avérer comme essentielles pour l’homme et la nature. En revanche la chose dépasse l’objet tout en l’englobant. S’appuyer dessus oblige à une actualisation dans le cours de l’action de la valeur et des potentialités futures de la chose. Une approche des produits en termes de chose ainsi comprise, que ce soit dans leur conception, leur production et leur usage, est-elle capable de renverser cette tendance et d’accorder toute sa valeur, y compris de renouvellement et développement, à la nature physique et vivante ?

1.1. La distinction entre objet et chose

Suivant ici Aristote (on s’explique sur ce rapprochement paragraphe 2.1), notre prémisse est qu’un produit, bien qu’il s’agisse d’un objet créé par l’homme,

6

Une expression favorite de Bruno Latour qui, en revanche (voir partie III), est passé à côté de la distinction entre objet et chose

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7 n’en demeure pas moins une chose. Conception, production et usage d’un objet, quel qu’il soit, ne peuvent donc faire autrement que de chercher à connaître ces propriétés pour s’appuyer dessus et tenter d’en tirer parti. Ce que ces activités pourraient rencontrer dans leur développement, c’est la chose. Dans nos économies, elles ne cherchent et ne visent que l’objet, et ce d’autant plus que l’objet est aujourd’hui de plus en plus réduit à l’objet marchand, support de profit pour les capitaux.

La soumission de l’objet

Le problème principal est que l’objet a ceci de spécifique qu’il nie la chose dont il est extrait et séparé. Cette réduction et séparation s’abstraient de la dimension matérielle de la chose et ainsi la nient. Elles rendent la chose malléable et, surtout, la soumettent à la généralité, ce qui la rend apte en tant qu’objet à voyager sur le marché sans plus aucune attache. Les opérations essentielles dont part l’économie des conventions pour rendre compte de la coordination des êtres humains – la mise en équivalence des situations singulières et la qualification des choses, c’est-à-dire pour l’acteur les qualifier dans la perspective de s’appuyer sur elles – le démontrent. Que ces opérations soient essentielles est bien résumé dans cette citation de Laurent Thévenot7 : « les investissements de forme qui établissent des repères communs impliquent à la fois une qualification des personnes assurant leur mise en équivalence politique ou sociale et une qualification8 des choses propres à équiper le traitement des humains ès qualité ». Mais, en prenant comme point de départ l’objet, et non la chose, les recherches tendent à sous-estimer le risque de tautologie, dans la mesure où le concept d’objet, étant en soi soluble dans la généralité, présuppose déjà l’évidence des opérations d’équivalence et de qualification. En d’autres termes, quels sont donc la portée et le domaine de validité de concepts-clé comme les conventions d’équivalence ou les conventions de qualité ? Sont-ils suffisamment spécifiés, si l’on considère la chose et non l’objet ?

L’autonomie de la chose

Car la chose, chaque chose, c’est autre chose. Elle a une existence qui lui est propre, une autonomie de développement qui échappe à tout espoir de détermination et de sujétion. Dans la conception d’Aristote, même produite par l’homme comme « objet », la chose continue de lui faire face et de lui résister. Et elle lui résiste dans sa particularité, sans se laisser réduire à une catégorie générale. Ainsi que le souligne Aristote : « La chose n’est pas seulement ce qui se tient devant l’homme pensant, mais aussi ce qui se tient par soi. Les choses comme les hommes

7

Thévenot, 1994. Ce texte est commenté au paragraphe suivant

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8 sont des sujets, c’est-à-dire possèdent en elles de quoi se soutenir »9. L’approche répond étonnamment aux réalités actuelles. Les recherches dans le domaine de l’écologie ou de l’environnement, plus généralement des sciences montrent qu’il en est bien ainsi, ne serait-ce que l’émergence de variétés de plantes, de bactéries mutantes, de maladies qui résistent aux traitements chimiques et médicaux auparavant efficaces, de maladies nouvelles. Des propriétés nouvelles sont découvertes, des propriétés que l’on croyait connaître sont réinterprétées dans un cadre nouveau, etc. Dans une tout autre direction, la création d’objets connectés, l’intégration de logiciels dans les produits, l’intelligence artificielle, la robotique font naître des choses qui obéissent à la définition d’Aristote : potentialités d’une existence et d’un développement qui échappent à leurs concepteurs, producteurs et usagers. Plus l’homme crée d’objets sous son contrôle, plus les choses qui sont en eux lui échappent.

Partir d’une prémisse d’autonomie des choses par rapport à l’être humain, est sans aucun doute une voie prometteuse pour faire prendre en compte véritablement la nature dans les affaires humaines.

A la recherche du connaissable

Comme le souligne Aristote, la connaissance nécessaire aux activités humaines va être contrainte par ce qui, de la chose, est connaissable en cet instant et ce lieu. C’est, en cet instant et ce lieu, la chose qui détermine ce connaissable, son étendue et sa nature, non l’être humain. Certes celui-ci va déployer des efforts et, en se heurtant à cette chose, va tenter de trouver des prises pour s’approcher de ce qu’il cherche et dont il a besoin. Mais s’il est dans un monde d’objets, ce qu’il a à connaître est bien inférieur à ce qui serait connaissable10, car seules l’intéressent les propriétés utiles à court terme pour produire avec profit un objet formaté pour le marché. Si l’être humain vit dans un monde de choses, il doit au contraire aller à la recherche du

connaissable de la chose. Ce connaissable, son étendue et le mode de recherche sont

des enjeux cruciaux pour la connaissance dont il a besoin pour agir avec effectivité. Il doit, dit Aristote, chercher « l’énoncé vrai », c’est-à-dire « l’énoncé disposé de telle sorte qu’il porte sur le réel »11.

9

Gilbert Romeyer Dherbey, p. 10. Cette position théorique d’Aristote rappelle les débats sur le réalisme en physique, toujours actuels. Suffit-il de bâtir un modèle mathématique général en se satisfaisant de ce qu’il colle à tous les résultats issus des observation et des expériences, qu’il corresponde ou pas à une réalité du monde ? Ou doit-on s’efforcer de « s’approcher » d’une réalité externe à l’observateur qui en est, par ailleurs, membre. Quoiqu’inatteignable, cette réalité serait le test ultime de la validité des découvertes scientifiques ? Cette remarque m’a été suggérée par Jean-Pierre Treuil. Sur les problèmes posés par la physique quantique, Bricmont 2007

10

Voire, ce qui est souvent le cas, de ne prendre qu’une partie du déjà connu, car pour un objet il n’a que faire du reste

(10)

9 C’est une quête dans laquelle existe nécessairement une distance inconnue entre les choses et ce qui est énoncé sur elles. De ce fait, dans la rencontre toujours

située en un instant et un lieu entre la chose et l’être humain, pour Aristote - dans un

renversement saisissant par rapport à nos croyances - c’est la chose qui a le dernier mot. Au vu des exemples donnés plus haut, il faudra bien que nous commencions à nous avouer que ceci reste vrai aujourd’hui comme hier. La conceptualisation des activités de connaissance, production et usage, qu’il s’agisse de choses naturelles ou d’artefacts doit donc partir, au minimum, d’une égalité en importance et légitimité des points de vue, celui de la chose et celui de l’être humain, ainsi que de leurs développements.

De manière générale12 à titre de premier repérage, nous considérerons comme choses des entités non humaines : entités physiques individuelles telles que produits, plantes, animaux, matériaux, … ; entités physiques collectives telles que champs, forêts, écosystèmes, ainsi que des entités plus abstraites et globales telles que le climat, la biodiversité, … Nous verrons (par. 2.1) qu’Aristote étend la définition de la chose des objets matériels au champ des entreprises humaines, c’est-à-dire aux affaires communes ou choses publiques. Cette extension souligne que les entités non humaines dont nous parlons révèlent leur existence et, comment dire, leurs exigences aux humains lors des affaires communes à ceux-ci et deviennent ainsi des choses publiques.

Pour conclure et éviter un malentendu, rappelons qu’objet et chose sont deux concepts différents pour rendre compte du statut d’un même machin (pour employer un terme neutre). Un machin peut être une chose ou un objet, car il les contient tous deux toujours en lui. Il peut changer de statut dans sa carrière. L’attribution d’un de ces deux statuts ou le passage de l’un à l’autre dépendent de la configuration et de la dynamique de la situation dans lequel il est pris. Ce n’est absolument pas une qualification, au sens cognitif de la notion. Cette attribution relève du processus observé. Elle est, en notre sens, conventionnelle, des êtres humains étant présents dans la situation. Mais ceux-ci ne sont pas les seuls à pouvoir faire des attributions, les choses aussi peuvent le faire.

1.2. Laurent Thévenot et la poussette pour enfant : objet ou chose ? à quels moments de sa carrière ?

Laurent Thévenot fait partie du petit nombre de chercheurs qui ont eu l’intuition qu’il y avait dans les choses de quoi perturber sérieusement l’économie des conventions. Il faut compter aussi parmi eux, entre autres, Nicolas Dodier,

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10 Christian Bessy et Francis Chateauraynaud13. Certes, comme tous les contributeurs du numéro de Raisons pratiques14 « Les objets dans l’action », Laurent Thévenot place les objets dans un monde entièrement humain dans lequel le rôle attendu des objets est de servir l’homme, de coopérer avec lui, de s’engager pour favoriser la réussite des entreprises humaines. Or cela n’a pas de sens d’affirmer qu’un objet s’engage ou coopère ! Il n’est pas un être humain. S’il « s’engage », c’est qu’il a été fonctionnellement conçu ou programmé pour cela. Mais cette fonction ne concerne qu’un pan, parfois anecdotique, des multiples façons d’exister issues des propriétés physiques de la chose. Et elle est très loin de résumer la carrière complète de la chose tout au long de son existence. Et plus largement dans son histoire longue, comme le montre Anne-Françoise Garçon à propos de l’acier dont les conceptions et le connaissable ont considérablement changé au cours des siècles15

Mais Laurent Thévenot n’en reste pas à l’objet .’ S’appuyant sur les recherches menées avec Emmanuel Kessous16 sur la poussette pour enfant et sa normalisation européenne, il fait des découvertes troublantes. Il constate que l’observation de l’usage des produits révèle les capacités de détournement, d’innovation et de découverte d’usages nouveaux. L’intérêt selon nous est que ces usages n’étaient pas prévus par les concepteurs de l’objet, mais potentiellement contenus dans la chose – que cet objet est en même temps - sans que personne au départ ne l’ait su. Dans l’objet normé sommeillait la chose ; celle-ci n’attendait qu’une impulsion humaine adéquate pour se réveiller. Pas n’importe quelle impulsion, une qui touche un point sensible, une dimension du connaissable alors non connu de la chose. Ainsi naît une course dans lequel l’objet court après la chose. Autrement dit, pour rester dans le domaine de notre livre, ainsi se poursuit un processus dans lequel la convention de qualité d’un produit, prise entre la chose et l’objet, est malmenée ou plutôt toujours en devenir, est différemment comprise par les acteurs au vu de leurs intérêts, et comporte des normes dans un jeu avec elles.

En fait comme l’indique sa qualification des choses comme soutenant, engagées, intégrées, insérées dans l’action humaine en y favorisant des jugements communs, … Laurent Thévenot reste prisonnier dans ce texte de la conception de l’objet soumis à l’homme. Néanmoins, c’est important à souligner, il a mis le doigt sur le problème. Il est « l’ouvreur » », comme on dit en rugby, qui a relancé le jeu. Nous ne sommes plus chez Descartes et son rationalisme. Laurent Thévenot exprime la posture de l’économie des conventions, qui consiste à se demander comment,

13

Spécialement dans la postface de la seconde édition de leur livre Experts et faussaires. Pour une sociologie de

la perception (2014). Voir plus loin

14 Conein, Dodier et Thévenot 1993 15

Contribution d’Anne-Françoise Garçon dans ce livre, Ein ausserordentliches Metall ? Die Topiken der Stalhdefinition vom 11. Bis 19 Jahrhundert, p. 51-72

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11 socialement, se met en place l’intégration des choses dans la coordination des actions humaines, au minimum leur compatibilité avec elle. Et il offre la possibilité d’aller plus loin.

Le formatage des choses en objets n’a pas à être présupposé, comme il l’est dans les axiomes du modèle rationnel propre, entre autres, à l’économie standard. Ce modèle part d’une présupposition d’applicabilité générale à tout objet indistinctement d’une grille préexistante, élaborée a priori et d’en haut. Les opérations de formatage des choses en objets solubles dans l’action humaine sont, au contraire, au centre des attentions de l’économie des conventions, qui apporte là une contribution importante et nouvelle aux sciences humaines et sociales17.

Pourtant faut-il en rester là ? De fait, quoique non pensées, la différence et l’articulation entre chose et objet, ainsi que leur importance, émergent dans le texte. On va en profiter pour avancer dans leur caractérisation. Que nous dit en effet Laurent Thévenot de la poussette et de ses avatars ? Il expose à son propos un processus qui n’est autre que l’émergence d’une convention de qualité, ce dans un moment de création et intégration d’une norme : « Nous suivons la chose non seulement dans sa carrière (conception, modèle, fabrication, achat, prêt ou don à un parent ou un proche), mais aussi dans la variété des formes d’appréhension selon laquelle elle est saisie : depuis ses qualifications les plus publiques, celles qui ont rapport à des lois sur la sécurité, ou à des normes, des marques et un marché jusqu’à ses usages les plus personnalisés. Nous avons considéré l’ensemble des acteurs engagés avec cette chose d’une manière ou d’une autre : fabricants, associations de défense des consommateurs, laboratoires d’essais, organes de certification, commission de sécurité, service de répression des fraudes, comités de normalisation à l’échelon français ou européen. »18

Face à et par différence avec le livre De la justification et sa formalisation des grandeurs (selon l’ordre d’exposition du texte, marchande, industrielle, civique, domestique, de l’opinion, de l’inspiration), sa position est d’affirmer l’existence d’un régime de familiarité aux choses (qualifié aussi de régime du proche19 dans ses travaux ultérieurs), original en ce qu’il s’appuie, à la différence des grandeurs, sur des qualifications des choses qui ne relèvent pas « de cadres généraux d’évaluation et de coordination »20.

Est mise en scène une opposition stricte entre d’un côté l’ensemble des grandeurs et des cités (et de leurs modalités de dispute et de justifications) qui

17

Rainer Diaz-Bone, 2015

18 Page 80. Nous citerons à plusieurs reprises ce texte passionnant 19

Qu’il insérera sur une pluralité de formes d’engagement dans l’action. Nous ne les considérerons pas ici (voir par exemple Thévenot, 2007)

(13)

12 s’appuient sur la généralité et de l’autre un régime de familiarité qui s’appuie sur le particulier. Mais le second ne questionne-t-il pas les premières quant à l’adéquation de leur compte rendu du réel ? N’y aurait-il pas avantage à intégrer les caractéristiques de ce régime au sein même de la caractérisation plus générale des cités ?

Ce régime de familiarité est caractérisé par Laurent Thévenot comme un accommodement réciproque des choses aux personnes qui, de fait, déborde leur normalisation. Cette familiarité n’est pas un apprentissage au sens où il s’agirait d’assimiler les règles d’utilisation de l’objet. Elle « progresse à partir de repères, d’indices visuels, auditifs, tactiles... Ces indices sont souvent personnalisés ; ils ne coïncident pas avec les repères explicités dans des règles fonctionnelles ou des prescriptions d’utilisation ». « La dynamique d’accommodement qu’implique ce commerce de proximité se distingue nettement d’un traitement orienté vers un jugement général et une justification favorisant la coordination avec des tiers anonymes 21». Ainsi décrite, cette familiarité est en réalité un débordement de l’objet par la chose qu’il est aussi. Elle ne se limite pas en effet à la seule découverte d’usages non prévus, mais produit des effets caractéristiques sur les opérations de tests en laboratoire pour vérifier que la poussette normée respecte bien les normes.

Ces opérations ne portent pas sur la simple vérification de l’information fournie au consommateur dans les notices d’emploi, sur leur véracité discursive en quelque sorte. Ce sont de véritables « épreuves de réalité » comprises comme des épreuves du réel en situation d’usage (s’en approchant du plus possible). Quelles sont les propriétés de la poussette dans les situations d’usage, celles du moins sur lesquelles se concentreront les garanties contractuelles et réglementaires ? Ici Laurent Thévenot met en contraste les épreuves propres aux laboratoires scientifiques (« l’extraction de propriétés qui pourront être aisément attachées à des lois de la nature, et donc à des instruments de mesure classiques orientés vers la validité de ces lois ») et celles qu’il faut mettre au point pour les poussettes : « Les propriétés dépendront d’un traitement des évènements dans le registre de l’action : le test doit juger de la bonne conduite de la chose. Pour détacher ces propriétés des circonstances de l’usage, il faut convoquer au sein du laboratoire des forces de la nature et des êtres humains dans des formes appropriées à la mesure, ce qui tend à élargir démesurément le catalogue canonique des propriétés scientifiques répertoriées. La tâche consistant à détacher la résistance au brouillard salin d’un comportement en bord de mer est, par exemple, particulièrement difficile à réaliser tant la propriété est ancrée dans une situation et impossible à déceler dans la plupart

(14)

13 des autres circonstances. Mais la convocation d’êtres humains est plus problématique encore… »22.

Autrement dit, il s’avère que la poussette en tant que chose (qui se tient par soi, posée face à l’homme) échappe au jugement dans l’ordre du général. Ses propriétés ne peuvent être qu’approchées par un jugement dans l’ordre du particulier, situé, c’est-à-dire pris dans sa situation, celle-ci étant appréhendée par des caractéristiques qui s’avéreront tout à coup pertinentes.

1.3. Autour de De la justification : montée en généralité ou descente en particularité La conclusion va plus loin et, à notre sens, questionne la formalisation élaborée dans De la justification.

Premièrement, la dispute, en cas d’incident, porte-t-elle sur la poussette comme objet ou comme chose ? Si c’est l’objet en elle qui est jugé, la justification peut s’appuyer sur un jugement général, selon l’axiomatique même de la formalisation. Si c’est la chose qui apparaît dans le processus, la justification, pour être reçue, doit relever en revanche d’un jugement en particularité. Pour prendre un exemple emprunté aux contributions du livre23, si un incident se produit dans une usine de transformation de la potasse en engrais, il faudra non seulement vérifier la potasse comme objet (sa composition chimique obéit-elle aux spécifications annoncées), mais aussi savoir en tant que chose (minerai) de quelle mine elle vient, à quel moment a-t-elle été extraite, par qui et comment, et ainsi de suite. Monter en généralité ou descendre en particularité pour trouver un accord est ainsi une question clé de toute dispute, et plus largement de toute délibération. La réponse, variable, est elle aussi située et son format (général ou particulier) ne peut être présupposé. Sans être formulée ainsi, la question est au cœur des réflexions d’Aristote. Elle est étroitement liée chez ce dernier à la conception de la Cité, laquelle diffère grandement de celle mise en œuvre dans De la justification (voir paragraphe 3.3).

Secondement, la caractérisation des grandeurs favorise à l’excès la généralité au détriment de la particularité. Elle n’a pas totalement abandonné les fondations cartésiennes. Que les grandeurs marchande et industrielle relèvent du principe de généralité n’est pas discutable. Leurs investissements de forme sont fondés sur le détachement des produits des personnes qui les ont fabriqués ou possédés antérieurement, ce qui leur permet de voyager dans un espace marchand aussi large que souhaité. Ce détachement est le plus souvent obtenu par la standardisation des objets techniques (machines, matériaux notamment) et de l’organisation du travail ainsi que par des variations modulaires des produits pour tenter un compromis entre

22

Id, pages 80-81

23

Contribution de Jakob Vogel dans ce livre, Buntes Steinsalz oder Kali ? Die Erfindung eines Rohstoffes im 19 Jahrunhert, p. 97-122

(15)

14 prise en compte de la diversité des demandes et standardisation24. Ces produits ont comme forme celle de l’objet ; car ils sont totalement assujettis, et entièrement réductibles, à tout le système de contrôle qui les encadre, y compris pour traiter de leurs désordres.

Des grandeurs relevant de la particularité

Le choix de la généralité pour en rendre compte est très discutable en revanche pour les grandeurs civique, domestique ou de l’inspiration25. Pour les grandeurs domestique et inspirée, l’évaluation commune repose sur la formation d’une communauté composée de producteurs (ou créateurs), d’usagers (ou collectionneurs) et de toutes celles et celles et ceux qui gravitent autour (par exemple pour la cité inspirée les galeries, les critiques, les acheteurs des musées, les commissaires-priseurs). Il s’agit moins d’une communauté au sens substantiel, que d’un collectif de personnes qui émerge autour du travail ou de l’œuvre considérés et évolue, dont la composition change d’une œuvre à l’autre. Toutes et tous ont des liens interpersonnels et partagent un savoir spécialisé, le plus souvent non compréhensible par les personnes extérieures à la communauté. Ce savoir ne peut être écrit comme discours général qui, ainsi, parlerait à tous, en particulier dans ses aspects les plus idiosyncratiques. Seuls le possèdent ceux qui le pratiquent et en ont l’expérience. Son expression doit donc être le fait des personnes, dans des situations et des moments particuliers. Il ne peut voyager tel quel - sauf sous des conditions que nous verrons paragraphe 2.3 - contrairement à la formalisation de De la

justification, rappelée par Laurent Thévenot dans son texte. Ce mode d’accès à la

connaissance, fondé sur le cumul de situations d’expérience, n’a rien de local. Il produit des connaissances qui s’avèrent aussi valides pour l’action et la délibération que le savoir général, mais au prix d’une attention aux particularités du contexte auquel on fait face26. Ces grandeurs relèvent en vérité du régime de familiarité de Laurent Thévenot et, dans Les mondes de production, des mondes interpersonnel et immatériel, donc de la particularité. Elles relèvent de la convention de type 2, résumée dans le tableau introductif, que nous traiterons sur le fond, paragraphe 2.2. Ici nous rejoignons par un autre chemin les développements de Christian Bessy et Francis Chateauraynaud sur les régimes d’authenticité des œuvres d’art qui reposent sur l’attention aux choses, à leur parcours et leurs situations d’épreuves27

En effet les objets que ces grandeurs et mondes interpersonnel et immatériel produisent laissent une ouverture plus large à l’expression des choses qui sont en eux,

24

Voir la caractérisation du monde marchand dans Salais et Storper, 1993 : 42-55 et dans Thévenot, 2011, comme régi par des standards qui ne donnent accès qu’à un nombre réduit de possibilités

25

En laissant de côté la grandeur de l’opinion

26

Voir à propos du discernement nécessaire le paragraphe 2.1

(16)

15 via l’interprétation humaine, en somme grâce à un dialogue avec elles. Cela, parce que la réalisation du produit doit y manœuvrer au sein des contingences, donc d’incertitudes, mais aussi de « stimulations » qui naissent de la situation, singulière, des matériaux et des outils. De ce fait ces produits possèdent en eux des potentialités et des surprises.

Il en est ainsi du travail de l’artisan ou de l’œuvre du créateur attachés à l’intégration des singularités en leur sein. Dans ses manques, écarts, surprises et débordements qui le singularisent par rapport au schéma initial, le produit dispose d’une autonomie et, comment dire, d’une réserve inconnue de connaissable. Dans un livre ou un article de recherche par exemple, il est bien connu que leurs lecteurs y découvrent des significations, des horizons de pensée dont l’auteur n’avait pas la moindre idée. Certains créateurs, tels les céramistes japonais, essaient de favoriser l’engendrement, foncièrement aléatoire, de défauts lors de la cuisson dans la pièce produite, qui lui donneront une plus-value de beauté et de valeur. Une potière qui vit et travaille dans les Pyrénées nous invitait récemment à observer la surface d’une de ses œuvres, très brute et couturée. Pour moi, disait-elle, elle me rappelle la falaise du cirque de Troumouse, que je connais bien, avec ses striures et sa forte présence. Elle ne voulait pas dire qu’elle l’avait copiée, mais que, après coup, elle constatait une influence, dont elle n’avait pas conscience, de son environnement dans l’élaboration de sa poterie. Enfin le monde immatériel, par définition, s’attache à faire avancer le connaissable qui reste dans la chose.

Pour les grandeurs domestique et de l’inspiration comme pour les mondes interpersonnel et immatériel, la valeur est aussi, sinon plus dans la chose et ses potentialités, que dans l’objet et son assujettissement au marché. La chose est ainsi susceptible de changements, non seulement de valeur, mais aussi de type de valeur selon le statut qu’elle prend à tel ou tel moment de sa vie. Le passage à la généralité marchande ne va donc pas de soi. L’opération de passage vers la grandeur marchande, autrement dit la négation de ce qu’il y a de chose dans les produits qui en sont issus, doit être étudiée en elle-même. On ne peut se satisfaire de considérations sur la confiance et la réputation. Car la chose ainsi marchandisée n’est plus qu’une contrefaçon, une chose contrefaite, c’est-à-dire un objet « mort », qui n’a ni valeur, ni sens (voir, plus loin, paragraphe 2.3, sur les produits alimentaires).

Nous pensons que les mêmes difficultés se posent pour la grandeur civique. En dehors du problème que pose l’absence de l’Etat dans le modèle, la grandeur civique est, néanmoins, équipée de dispositifs de choix, de sélection, de jugements de qualité et de délibération. Ces dispositifs doivent être considérés comme des lieux de tension entre l’objet et la chose quant au statut des réalisations. L’objet tire ses justifications langagières (montée en généralité) d’attendus sur la contribution au bien commun (ou l’intérêt général), comme l’emploi ou le développement local. La

(17)

16 chose qui est en eux surgit de l’examen des particularités défaillantes dans le projet présenté. Si d’aventure ce projet était mis en œuvre il ne résisterait pas à ces défaillances, trop souvent cachées et s’avèrera obéir à une logique d’intérêts qui n’ont rien de civique. Les associations de défense de l’environnement sont bien au fait de ces enjeux. Derrière le langage de justification par l’intérêt général, peuvent se cacher la perpétuation d’atteintes à l’environnement. Pour les faire apparaître, il faut un questionnement selon la chose qui entre dans les détails concrets, et non un questionnement limité à l’objet.

On trouve à l’inverse dans la vie courante des passages de l’objet marchand à la chose particulière lors de transactions marchandes. Anna Schneider28 montre comment, dans un grand magasin spécialisé dans les produits de mode standard, l’employé et la cliente arrivent à faire émerger la chose dans le teeshirt produit en Chine et enjeu de la transaction en cours. En essayant ce teeshirt, la cliente trouve qu’il lui va très bien (et l’employé fait chorus). Comme ces usagers des poussettes qu’évoque Laurent Thévenot, la cliente a découvert dans ce teeshirt, lorsqu’elle le porte sur elle, des propriétés physiques (aspect, toucher, forme) qui ne tiennent qu’à elle, qui lui appartiennent et donnent sa valeur au teeshirt. Le teeshirt a réussi l’épreuve de réalité selon la chose dont nous parlions plus haut, ce qui lui a permis de changer d’état, de l’état industriel vers l’interpersonnel.

A ce stade de notre discussion, nous constatons que l’économie des conventions a tendance, dans la plupart de ses travaux, à se focaliser sur le statut du produit – et, plus généralement des choses - comme objet. Tout en intégrant un champ nouveau et important, les opérations sociales qui qualifient les choses comme objets, elle n’a pas abandonné la référence cartésienne de sujétion rationnelle des choses aux êtres humains. L’avancée que nous suggérons est qu’elle prenne à son compte la considération de la chose au sens d’Aristote. Ne pourrait-elle faire un pas en avant qui mettrait au même niveau deux possibilités de statut pour les choses dans l’action : celui, cartésien, d’objet et celui, aristotélicien, de chose ? Elle ouvrirait ainsi une voie pour traiter de réalités nouvelles où, d’un côté, la chose tend à s’autonomiser de l’homme et, de l’autre, où sa réduction à l’état d’objet entraîne des dégradations29 croissantes de la nature et, en conséquence, de l’être humain.

II.

A la recherche de la convention de type 2

Il y a deux grandes modalités de convention de coordination, et non une seule : celle qui part d’un peuplement du monde en objets cartésiens (convention de type 1);

28

Anna Schneider 2016

29 Les exemples de dégradation de la nature et de l’humain sont spectaculaires dans la nouvelle économie

fondée sur le numérique et les énergies renouvelables. Celle-ci emploie en quantités croissante des terres rares, dont les réserves connues sont faibles et limitées, l’extraction dévastatrice de la nature et de la vie de ceux qui y travaillent, et dont le recyclage est techniquement difficile et hors de prix. Voir Pitron 2018

(18)

17 celle qui considère son peuplement en choses aristotéliciennes (convention de type 2); ainsi que dans la réalité différents arrangements entre les deux types. Avant d’aller plus avant, même si nous n’avons pas la moindre ambition philosophique, ni la compétence, un détour vers Aristote est nécessaire sur sa conception des choses.

Elaborer les conventions de type 2 passe par un approfondissement des conceptions d’Aristote sur les choses. Il faut ensuite distinguer les concepts d’équivalence et d’identification : en s’aidant d’abord des apports de David Lewis en la matière ; ensuite en l’illustrant par un produit, l’extrudeuse à biscuits. Enfin revenir sur l’équipement des choses relevant de la convention de type 2 nécessaire à leur voyage sur le marché. On constatera que bien souvent le discours de marketing travestit l’identité de la chose en simple justification d’un objet qui lui est substitué « frauduleusement ».

2.1 Les choses selon Aristote

On s’appuie dans ce qui suit sur le maître livre de Gilbert Romeyer Dherbey,

Des choses mêmes, la pensée du réel chez Aristote, Lausanne, L’Age d’Homme, 1983.

Le premier rappel (ou découverte selon celui qui le lit) qu’effectue ce livre est que « chose » en grec (ancien en tout cas) se dit pragma (les choses ta pragmata). Ce qui nous renvoie au terme de pragmatisme. Ainsi donc, le pragmatisme aurait un rapport étroit aux choses du temps d’Aristote30.

S’agissant d’Aristote, il y a diverses précautions à prendre. Le terme pragma ne désigne pas chez lui que la chose au sens contemporain d’objet matériel. Il s’étend au champ des entreprises humaines dont nos choses ne sont qu’une partie, jusqu’à l’entreprise politique : les affaires communes ou choses publiques (koina pragmata). Il s’en suit qu’Aristote n’oppose pas l’être humain à la chose, ni le discours (logos) à la réalité des choses. Il réfléchit à leur articulation en partant du primat des choses en son sens, du « réel », dirions-nous aujourd’hui. Son « réalisme » n’a rien de cartésien, ni de positiviste. Il y a une antécédence des choses sur la pensée humaine. Même si nous, êtres humains, produisons de plus en plus d’objets, nous n’en sommes pas moins toujours confrontés aux choses dans un face-à-face avec elles. Y compris comme objets formatés, elles restent pré-organisées dans leur être préalablement à la pensée.

Le paradoxe est qu’elles sont l’union de l’omniprésence et de l’inaperçu. Les faire apparaître exige, pour Aristote, un mode spécifique de connaissance. « Du point de vue de la connaissance du réel, le vrai n’appartient pas au connaître par le simple fait que celui-ci est un contenu de pensée, mais du fait qu’il est un contenu de pensée

(19)

18 particulier, adéquat dans sa structure à la structure des choses hors la pensée… Les choses sont les pierres de touche pour la vérité. Dans le cheminement de la vérité, l’initiative appartient aux choses 31». « Le vrai est enraciné dans la chose et tout le mouvement du connaître est de l’exhiber. La connaissance ne donne pas aux choses leur vérité, mais la reçoit d’elles »32.

L’ouverture aux choses

Pour nous, contemporains, l’approche d’Aristote surprend et, même, suscite le scepticisme. Nous devons ne pas faire de contresens dans l’interprétation contemporaine de sa pensée quand on entend la rapprocher des débats actuels. L’enjeu n’est pas que la vérité est déjà là dans la chose et qu’il nous revient de la révéler, y compris en la lui arrachant. Ce que dit Aristote, si l’on exprime en termes d’action de connaître, c’est que le mouvement de celle-ci avance, non pas en partant d’une modélisation a priori, mais d’une ouverture de la pensée aux choses, au fond à ce qu’elles lui disent de concret. C’est une conception riche du concret, spécial en ce sens que son expression par le langage donne à celle ou celui qui y réussit un chemin vers le savoir potentiellement universel qu’il contient. S’il veut entendre leur message – ce qu’Aristote nomme la vérité -, l’homme ne doit donc pas s’opposer aux choses, mais s’ouvrir à elles33. Et c’est un cheminement, permanent et inachevable par nécessité, vers ce qui est connaissable de chaque chose en un moment et un lieu donnés ; vers ce qu’elle a à nous offrir, mais que nous ne connaissons pas et que nous ne connaîtrons peut-être jamais. Et un cheminement qui se modifie au fil du temps et au gré des lieux et qui évolue en même temps que notre anticipation du connaissable. Gadamer l’exprime admirablement dans la perspective d’une lecture différente d’Aristote, celle de la critique de la conception universaliste du Bien chez Platon. Pour Gadamer (et Aristote), il n’est de biens que particuliers, ce qui n’empêche pas la recherche de ce qu’a de commun la recherche de ces biens. Il s’agit d’un jugement pratique visant la « meilleure » pratique parmi celles possibles pour atteindre ce que Gadamer appelle le « ce en vue de quoi », c’est-à-dire la fin visée : « L’expérience du jugement pratique ne peut donc s’appuyer sur le mode de la détermination comme le pensera Kant. Le bien donne lieu à chaque fois à une « expérience critique », qu’il s’agit d’élaborer à fond jusque dans la concrétude de la situation »34. Rapporté au mode de connaissance privilégié par Aristote, il s’ensuit que les biens que ce dernier vise sont les vérités de chaque chose. Nous verrons qu’on retrouve, formulée différemment, une approche voisine chez les pragmatistes, spécialement chez Peirce.

31

Romeyer Dherbey, p. 15

32

Idem, p. 20

33 Comme le disait le peintre Bonnard, commentant un de ses tableaux : « Cet olivier m’a obligé à le peindre »,

signe qu’il se passait quelque chose entre lui et cet olivier. Cité dans l’émission d’Arte, Pierre Bonnard, les

couleurs de l’intime, Dimanche 2 juillet 2017, 18h05

(20)

19

Particularité de la chose et délibération

Le discours, l’emploi du langage, ne s’oppose donc pas à la connaissance de la chose. Il est même nécessaire si l’on veut s’en approcher. Mais Aristote se défie du discours général, car pour lui être, c’est toujours être quelque chose, la chose désignant ici la particularité, non la singularité. Ce point est à souligner.

Le singulier est pour lui la simple répétition de la particularité de la chose. Par exemple deux exemplaires d’une même plante (prenons l’iris) diffèrent par une quantité indéfinie de détails et sont ainsi singuliers, mais ils ne sont que deux exemples d’une même particularité, celle de l’iris, que nous apprenons à repérer. En revanche l’iris n’est pas une rose. Seule la particularité a une valeur pour la connaissance35. La particularité chez Aristote est ce qui se révèle à l’examen de la chose sous revue, comme le connaissable non seulement nécessaire, mais aussi pertinent pour s’approcher de sa réalité. C’est donc en s’ouvrant au particulier que le discours a le plus de chance de dire la vérité, plus précisément de s’approcher d’elle.

Le problème est que le niveau de particularité adéquat au problème à traiter n’est pas donné d’avance. Il faut, collectivement, s’accorder sur lui. Wade Davis36 rapporte la mésaventure d’un ethnobotaniste américain très fameux Richard Evans Schultes, spécialiste entre autres de l’hévéa, qui fut envoyé en Amazonie pendant la seconde guerre mondiale pour voir s’il y avait possibilité de développer une production de caoutchouc. Interrogeant les indiens, il retrouva les variétés très nombreuses d’hévéa qu’il connaissait, sauf une où les indiens - observant les choses - en voyaient trois et lui – classant par critères - une seulement. Pourtant les indiens les reconnaissaient facilement à distance, de même que d’autres tribus de la région. Lui n’y voyait qu’une seule espèce.

La chose au sens d’Aristote que nous confrontons à l’objet cartésien ne peut se penser et, comment dire, se pratiquer en société sans être mise au centre d’une délibération à son égard. Pour Aristote c’est une délibération d’un type particulier. Non pas un dialogue au sens de Platon (ou d’aujourd’hui) où l’on échange des arguments purement langagiers et conceptuels37. Aristote le critique pour son biais anthropologique qui a tendance à mettre hors circuit le monde naturel. « La solution d’un problème opérée par une démarche intellectuelle peut être satisfaisante au niveau du concept et résoudre la question posée, tout en ne résolvant pas la difficulté

35

C’est une logique de classification. Aristote s’est intéressé à la classification des plantes. Les distinctions entre individu, espèce et genre et la recherche des critères de classement sont les grands problèmes de la botanique à partir de la Renaissance. Sur l’histoire de la représentation de l’ordre naturel, James Larson, 1971. Voir les liens entre classification et particularité dans la contribution de Dominique Margairaz, Qualität und. Fiscalität. Die Definition der Produkt durch den Binnenzoll im Ancien Regime (Frankreich, 18. Jahrhundert), p. 185-214

36

Wade Davis 1996, p. 345-349

(21)

20 présentée par la situation réelle ; une telle solution est alors « insuffisante en ce qui concerne la chose, c’est-à-dire la vérité » »38. Tout comme le dialogue, la délibération reste en tant que telle un échange discursif, la différence essentielle étant que l’usage du langage est orienté vers la restitution commune de ce qu’il y a de « réel » dans la chose, c’est-à-dire la découverte du connaissable en tant que propriétés caractérisant la particularité de cette chose. Selon l’expression bien connue, il s’agit « d’aller au fond des choses ».

On conçoit que la quête des propriétés pertinentes pour décrire la particularité d’une chose est une quête sans fin où il faut s’approcher le plus possible d’un objectif dont il faut accepter qu’il soit inaccessible et mobile. Reprenons l’exemple de l’iris. Faut-il s’en tenir à la recherche de ce qu’ont de commun en tant qu’individu les différents individus « iris » observés ou faut-il élargir aux caractéristiques géophysiques, voire historiques de la situation de chaque individu iris (c’est-à-dire son habitat, son écosystème…), ou s’en tenir à mi-chemin chercher à caractériser l’habitat ou l’écosystème typiques de l’espèce iris (ou d’une variété spécifique). La réponse est : cela dépend de la question qu’on se pose, de l’action à entreprendre, des acteurs qui délibèrent… Ce sera la position des pragmatistes.

L’homme n’est pas la mesure de toutes choses

Aristote s’est heurté à son époque aux Sophistes, une école philosophique qui, déjà et à sa manière, anticipait sur l’approche de Descartes selon laquelle la chose n’est qu’un objet soumis au sujet, à l’être humain. Les sophistes défendaient la théorie de l’homme-mesure de toutes choses. Selon Protagoras, un des sophistes auquel s’est attaqué Aristote, la chose n’est pas un sujet (i.e. douée d’autonomie), « mais bien plutôt assujettie ; soumise au décret humain qui la mesure, c’est-à-dire la maîtrise ; les choses sont ce que l’homme les veut, c’est-à-dire en fin de compte n’importe quoi ; ici la réalité est moins composée de choses que d’un certain quelque chose que l’on fait surgir et prendre forme de différentes façons »39. Pour Aristote en revanche, la pensée s’exerce sur un être déjà existant ; l’homme connaissant intervient dans un monde déjà là et debout par lui-même40. Aussi interprète-t-il la formule «l’homme mesure de toute choses » comme l’affirmation d’une position opposée. Le monde est réduit à sa perception, et même à sa représentation par le sujet. Il y a coïncidence entre l’apparence et le réel.

La conséquence de cette position pour Aristote est l’éclatement des choses et leur dissolution au sein de leur phénoménalité. Une éclipse des choses se montre dans la disparition de tout fondement de la nécessité. Si la chose est réduite à ses aspects 38 Id. P. 34 39 Id. p. 65 40 Id. p. 61

(22)

21 divergents, elle se volatilise et ne peut plus s’imposer dans sa forme propre : l’homme reste seul arbitre d’un réel arbitraire41. Or, pour Aristote, non seulement l’homme n’est pas la mesure de toutes choses, mais au contraire toute chose est la mesure du savoir que l’homme en a42. Il conduit avant la lettre une critique radicale de la réduction de la chose à l’objet cartésien. Ce qui interpelle l’économie des conventions dans son choix dominant d’une conception de la convention en termes d’équivalence. S’il existe une pluralité d’équivalences selon le type de coordination pour la même chose, celle-ci est saisie selon plusieurs formes. Elle se dissout ainsi dans des apparaître partiels, divergents, au mieux juxtaposés sans articulation.

2.2. Equivalence versus identification. La Convention de type 2

La priorité donnée à l’équivalence a conduit à une surestimation de la généralité par rapport à la particularité, autrement dit la seule considération des objets et non des choses au sein des formes de coordination, des grandeurs, des cités et des mondes (pour parcourir la grammaire des conventions.) Comme le disait Paul Ricoeur de l’essence de la chose chez Aristote, elle n’est pas seulement essence de quelque chose, mais aussi essence dans quelque chose ; elle échappe ainsi « au malheur de la généralité »43.

Retournons-nous vers David Lewis et les indications fournies dans son livre

Convention avant d’illustrer la convention de type 2 par l’exemple de l’extrudeuse. Retour à David Lewis

Dans l’introduction du livre, nous avons considéré la qualité d’un produit (en tant qu’ensemble de propriétés, de critères ou de spécifications) comme émergeant d’un processus collectif d’identification commune. Ce qui se dégage d’Aristote est la question suivante : cette identification commune porte-t-elle ou non sur l’identité de la chose dans sa particularité et dans sa situation? Si oui, la (re)connaissance de la chose dans son identité particulière devient le passage obligé de la réussite de la coordination (convention de type 2). Si non, l’identification change de nature ; elle n’est plus qu’une équivalence et s’en tient au repérage d’un principe de généralité au sein de la situation (convention de type 1). La chose disparaît au profit de l’objet dans

41

Id. p. 60

42

Id. p. 66

43 Cité par Gilbert Romeyer Dherbey, op. cité, p. 90. Il ne cite pas sa source, que je n’ai pas retrouvée. Etant

élève de Paul Ricoeur, il a certainement assisté aux cours que donnait celui-ci dans les années 1970 à la Sorbonne (repris de ses cours à l’Université de Strasbourg en 1953-1954 ;voir Ricoeur, 1971). La citation pourrait être issue des notes prises en cours par Romeyer Dherbey

(23)

22 la formalisation des conventions de qualité44. Il y a donc bien deux modes d’identification de la qualité, selon l’objet ou selon la chose.

L’exemple pris par David Lewis

L’exemple est celui dans lequel, roulant en voiture, vous aller croiser une voiture conduite par le chef de la police de la ville, du surcroît un ivrogne notoire, fait bien connu des habitants. Pour en traiter, David Lewis s’appuie sur une très longue tradition en logique modale et distingue, non pas deux modes d’équivalence comme il est affirmé à tort dans Salais 1999, mais deux principes de saisie de la situation de coordination, un principe d’abstraction (de dicto) et un principe d’identification concrète (de re)45.

Le premier principe (de dicto) effectue une équivalence entre situations qui permet de monter en généralité et de s’y tenir. Tous les mondes possibles où une telle situation pourrait se produire relèvent du même prédicat général « les conducteurs du pays où je suis conduisent à droite ». A la limite il vous suffit d’apercevoir d’un coup d’œil qu’une voiture, voire à peine un objet plutôt un machin, va vous croiser, sans même vérifier s’il y a dedans un conducteur. L'autre fait de même et cela se passe bien46.

Le second principe, en revanche, est un principe d’identification de la « chose » (de re) que vous allez croiser. Il est spécialement valide dans le cas où le conducteur d’en face est le shérif ivrogne de la ville. Il est bon de le savoir pour être vigilant et s’adapter à la moindre velléité d’écart de ce dernier. C’est bien un principe d’identification dans l’application duquel vous devez descendre dans les propriétés de la chose (dans l’exemple l’être humain qui vous fait face) et son comportement pour savoir comment agir. C’est même un principe de trans-identification entre situations qui vous aide à repérer le « segment » de l’ensemble des mondes possibles dans lequel vous allez devoir agir. Mais l’accès à ces mondes n’est pas garanti à l’avance. Il reste hypothétique (et d’ailleurs à quel niveau de « concrétude » se placer ?), car en pratique c’est la chose (le shérif dans l’exemple) qui est à l’initiative. Il n’est pas, dans ce cas, un objet maîtrisable et assujetti. Autrement dit, à la différence de l’équivalence, l’identification demande une attention soutenue à la chose particulière, toujours à renouveler, mais qui profite des rencontres antérieures. Elle exige une capacité de discernement, un mode de connaissance qui est typiquement celui

44

J’avais commencé à en traiter dans deux contributions, l’une indirectement en 1993 dans une explicitation de la notion de convention chez Lewis et sa relation aux mondes possibles, l’autre en 1999 dans une

application aux conventions de qualité des produits alimentaires

45

David Lewis 1969 : 65-68

46

Notons que la vérification de l’existence d’un conducteur va devenir problématique dans les voitures autonomes dont l’une des caractéristiques est, précisément, de ne pas en avoir

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