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Conclusion Politique de qualité et nouveau modèle de développement

Un fait est certain que nous n’aurions pu imaginer il y a 30 ans dans les débuts de l’économie des conventions. L’introduction des choses et, plus généralement, de la nature comme partenaires dans l’émergence et la mise en œuvre des conventions de qualité bouleverse non seulement le paysage théorique, mais aussi le paysage du Politique au sens large. De nouvelles qualités sont à élaborer qui vont progressivement nous engager dans un nouveau modèle de développement. Elles en seront le cœur, car il faudra en passer par l’émergence de ces qualités, ce pour l’immense collection de produits qui seront impactés par le passage de l’objet à la chose au sein des conceptions et pratiques de l’économie et des politiques publiques. Cette entrée des choses comme partenaires des conventions de qualité des produits dans lesquelles elles sont incorporées ou sont parties prenantes oblige à une recherche collective de l’ensemble des propriétés connaissables de chaque chose. Cette recherche, nous le verrons, doit s’appuyer sur une enquête délibérative où des savoirs séparés sur la chose sont mis en commun, ce qui permet l’émergence de conventions de type 2.

Le passage de l’« avant » à l’« après » introduit une incertitude massive – donc un doute systématique et durable – sur ce qu’il faudra retenir des demandes,

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Qu’accompagne une publicité pour le moins sans nuances : « Découvrez le Pesto au Basilic Panziani ! Son secret ? Du basilic extra frais cueilli et cuisiné en Italie Une recette préparée avec une sélection de savoureux fromages italiens et toujours sans colorant »

30 non seulement de maintien, de rétablissement de son intégrité, mais aussi de développement de la part de la nature, ce dans l’immense variété de ses manifestations concrètes. Le passage vers ce nouveau modèle ne se fera ni spontanément, ni par une simple convergence des bonnes volontés. L’histoire le rappelle, si besoin était59.

L’enjeu n’est autre, au niveau sociétal, que se déplacer de produits-objets vers des produits-choses. C’est-à-dire de concevoir, de produire, de vendre et d’user de produits qui portent en eux et dans leur environnement des propriétés et des appuis tels qu’ils développent la nature et l’homme et, symétriquement, préviennent autant que possible leurs atteintes et dégradations. Il s’agir à la fois de protéger les potentialités des choses et d’empêcher les destructions engendrées par les objets.

3.1. Des produits-objets vers des produits-choses, l’exemple de la forêt de pins

Voici l’exemple d’une expérience de passage d’un produit-objet vers un produit-chose.

Les Landes sont en France une vaste région du Sud-Ouest60 consacrée aux pins et à leur production de masse selon des standards de rendement et de retour rapide du capital engagé. L’INRA a développé depuis l’après-guerre de gros programmes de sélection des pins et des méthodes de culture pour favoriser les arbres les plus droits, les plus hauts, les plus larges de coupe et à croissance rapide. Les plantations sont conçues pour permettre le passage de gros engins de coupe et de traction des troncs pour un abattage rapide et un replantage aisé des jeunes plants. Compte tenu en outre du risque d’incendies, on plante en rangs les pins sur des parcelles longues séparées par des pistes permettant le passage des pompiers et des engins. Entre d’autres termes la mise en œuvre d’un compromis entre mondes industriel et marchand fondée sur des conventions de type 1, une transformation exemplaire de la nature en objet dominé par l’homme.

Ce modèle est aujourd’hui en crise durable. La sélection faite a abouti à une réduction drastique de la diversité du patrimoine génétique, ce qui rend ces pins très sensibles aux invasions d’insectes et bactéries ravageurs en tous genres. La proximité de l’océan et les risques de tempête engendrent des vents violents. Rien ne ralentit ces vents, car ils s’engouffrent dans les rangs et entre les parcelles sans rencontrer

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Jared Diamond, 2005, l’illustre par la disparition de civilisations du fait de l’épuisement de la nature engendré par les activités humaines, dans son livre Collapse. How Societies Chose to Fail or to Succeed

31 d’obstacles. Ils abattent les pins et dévastent les plantations, réduisant à zéro leur valeur marchande, alors qu’en parallèle le coût des intrants chimiques s’accroît61.

Certains producteurs cherchent à sortir de ce modèle. Une expérience réussie62 est d’un grand intérêt pour nous. En pratique elle consiste à traiter les pins et leurs forêts comme des choses en notre sens : d’une part à permettre à leurs propriétés naturelles de résistance aux parasites et aux vents de se déployer librement pour le développement des pins ; d’autre part à laisser se recréer un écosystème diversifié dans lequel pins, autres arbres (chênes), plantes, champignons, etc. coopèrent, générant ainsi une productivité plus élevée et une meilleure qualité des pins. Laisser faire la nature s’avère dans ce cas être un modèle écologique et économiquement plus efficace.

« En sylviculture conventionnelle, la remise en exploitation d’une parcelle dont on vient de récolter la totalité de la production (coupe rase) va comporter les opérations suivantes: dessouchage, débroussaillement, période de jachère, nouveau débroussaillement, labour, plantation de jeunes pins achetés en pépinière (et dont les racines ont été tranchées par un système mécanique)… Toutes ces opérations et les coûts qu'elles génèrent (écologiques et économiques) sont inutiles si on laisse se faire une régénération naturelle. De plus, dans les conditions d’une régénération naturelle, la densité des jeunes semis favorise leur croissance en hauteur, garante de grumes de belle longueur… »63

Dans une « troisième parcelle … s'est déjà installée une régénération naturelle abondante et diversifiée. Cette parcelle… offre une illustration exemplaire de ce que peut être un peuplement irrégulier (c'est-à-dire dans lequel les arbres sont d'âges et de hauteurs variée : des grands, des moyens, des petits, des semis...). Diverses espèces y cohabitent : résineux, feuillus, arbustes comme la bourdaine ou l’aubépine. La totalité de l’énergie lumineuse tombant sur la parcelle est utilisée pour produire de la matière végétale. Cette productivité primaire très élevée ne se traduira pas à court terme par des bénéfices en espèces sonnantes et trébuchantes, mais sera récupérée lentement, à long terme, pour fournir de la matière organique permettant de régénérer le sol. Ainsi, les arbres qui meurent naturellement … alimentent le cycle de décomposition dans le sol, source d’humus et de recyclage des ions minéraux indispensables. Quand on fait le bilan d’une exploitation, il n’y a pas de raison de laisser de côté les bénéfices écologiques même s’ils sont difficilement quantifiables, ou différés dans le temps. Sur une parcelle ainsi conduite, les arbres d’âges différents assureront un revenu étalé dans le temps. La récolte des arbres arrivés à «maturité» favorisera la croissance des arbres un peu plus jeunes : c'est un cycle continu qui commence.64 »

3.2. Des organisations internationales, des Etats, des marchés inadaptés Les Etats et les organisations internationales se tournent vers une politique des normes au sens étroit, entendues comme ensembles d’indicateurs à atteindre (ou de seuils à respecter). Une telle politique, si elle obtient quelques résultats comme le

61 Par exemple, l’ouragan Klaus en 2009 a mis à bas une bonne partie des plantations 62

Jacques Lazera, 2015. Pour une approche de la région des Landes, Guy – Jean Miard, 2011

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Lazera, p.8

32 rappelle l’exemple des poussettes pour enfant65, au mieux ne traite le problème que par morceaux hétérogènes liés au choix des normes à respecter. Ces normes sont trop souvent manipulées ou contournées par les multinationales ; celles-ci gardent secrète la connaissance complète des processus par lesquels elles sont arrivées aux résultats qu’elles affichent66. Une telle politique produit par ailleurs des effets pervers, au sens où elle favorise la concentration, la disparition des petites et moyennes entreprises incapables de supporter le coût de leur mise en œuvre, en un mot elle perpétue le modèle industriel productiviste qu’il s’agit au contraire d’affaiblir. Les accords internationaux, compte tenu de la nécessité d’obtenir la signature d’une majorité de pays, autorisent tellement d’exceptions et de manœuvres dans les détails techniques et se résignent si souvent, pour les domaines essentiels, à la libre adhésion sans obligation qu’ils perdent toute efficacité.

L’attention de la discipline économique à la conservation de la nature et de ses ressources pour les générations futures ne date pas d’hier. Dans son Economics of

Welfare, Pigou souligne : « It is the clear duty of Government, which is the trustee for

unborn generations as well as for its present citizens, to watch over, and if need be, by legislative enactment, to defend the exhaustible natural resources of the country from rash and reckless spoliation. How far it should itself, either out of taxes, or out of State loans, or by the device of guaranteed interest, press resources into undertakings from which the business community, if left to itself, would hold aloof, is a more difficult problem. Plainly, if we assume adequate competence on the part of governments, there is a valid case for some artificial encouragement to investment, particularly to investments the return from which will only begin after the lapse of many years”67.

En ces quelques lignes, Pigou anticipe le dilemme insurmontable dans lequel l’économie, dans son trend dominant, demeure prisonnière, s’agissant de la prise en compte de la nature. Comme le démontre, déjà en 1967, John Krutilla, on ne peut compter ni sur l’efficience du marché, ni sur l’Etat pour assurer ce qu’il appelle la « conservation » de la nature. Il faut bien admettre que les choses ont une valeur

d’existence68, mais comment la définir, l’évaluer et l’employer ? On a longtemps nié, par exemple à la Banque Mondiale, le problème en estimant que les progrès

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Paragraphe 2.1

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Ce qui est délivré publiquement par elles comme information est bien loin du connaissable nécessaire pour juger sur le fond dans bien des sujets. De plus, elles participent à ou influencent la fixation de la norme. Les juristes spécialistes de droit à l’information sur la non nocivité des médicaments, sa définition juridique, son respect par le marché et sa mise en œuvre sont de plus en plus conscients du fait que ce à quoi ils ont accès ne leur donne pas les informations qui leur seraient nécessaires sur les processus de production des données diffusées. Voir Noiville et Remondet 2014

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Cité par John Krutilla, 1967, p. 777

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Terme qu’il ne prononce pas, mais qui court tout au long de son texte, comme le suggère Alexandre Rambaud

33 technologiques compenseraient la diminution des ressources naturelles et qu’il serait possible de faire une équivalence monétaire générale entre les gains et les pertes que technologie et exploitation de la nature engendrent69. Ce qui revient à nier la particularité comme propriété essentielle de notre monde.

Restant dans une approche néo-classique par le marché, Krutilla a cherché une estimation de la valeur d’existence des choses par le biais du concept économique de valeur d’option. La valeur de l’option - conserver la nature telle qu’elle est en raison des gains de bien-être (pour le consommateur) ou de profit (pour l’entrepreneur) qu’on peut en attendre dans le futur, plutôt que d’investir dès maintenant dans son exploitation - se mesure au différentiel actualisé de bien-être ou de profit que cette option offre. Cette approche s’avère incapable de surmonter les difficultés que posent les problèmes que constituent pour le marché et l’Etat l’anticipation d’un long (trop long) terme a priori indéfinissable, l’irréversibilité des atteintes quantitatives et qualitatives issues de leur exploitation (en particulier la réduction de la diversité), la croissance de la demande des consommateurs de pouvoir jouir d’un environnement naturel préservé, etc. Il en concluait qu’un tel calcul est impossible tant pour des investisseur privés et publics.

3.3. Une autre conception de la Cité et du Politique

La question des institutions est donc posée. Il s’agit pour nous de tout ce qui relève de la dimension collective des activités humaines : les politiques publiques, les responsabilités et engagements des différents acteurs, la définition des buts collectifs et des moyens, leur évaluation publique, la pratique politique. En un mot les institutions traitent-elles des rapports de dominés à dominants entre les objets et les sujets humains, laissant en dehors et en friche tout ce qui en sort ? Ou traitent-elles des rapports entre les choses et les humains dans leur face-à-face selon une égalité de considération, auquel cas c’est la totalité de la vie de l’objet comme chose qui doit être saisie, que ce soit avant, pendant et après sa phase de réduction au statut d’objet. Notre conjecture est que les institutions contemporaines reposent massivement sur des conventions de type 1 centrées sur l’objet. Quelle serait leur nature si elles s’appuyaient sur des conventions de type 2, centrées sur la chose ? L’enjeu n’est pas la recherche de recettes politiques, mais la conception de la Cité et du Politique que nous devons et devrons tenter de faire vivre.

La cité chez Aristote

Il nous faut aborder – trop rapidement - la notion de cité telle qu’Aristote, observant les réalités de son temps, la concevait. Car elle est indissociable de sa

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Sans parler de la croyance, elle aussi intéressée, que la découverte de ressources supplémentaires n’est qu’une question de prix

34 conception du Politique, laquelle se noue autour de la démocratie et du citoyen. Pour lui le Politique est un dispositif qui rend possible et effective, ce qui ne veut pas dire réalisable à tout coup, la délibération collective sur les choses dans leurs particularités. Il implique la recherche d’une articulation adéquate entre le général et le particulier où l’accent est mis sur le particulier.

Nous contemporains, économistes et sociologues spécialement, pensons au travers de l’opposition micro-macro, le micro étant le petit, le local, le négligeable, le macro étant le grand, le global, l’essentiel. Nous en sommes véritablement intoxiqués. Cette façon de voir, s’agissant du Politique, se met en travers de notre chemin, car elle déploie une conception tronquée de la représentation. Qu’est-ce que la représentation ? L’élection (ou le choix) de représentants chargés ensuite au niveau global de nous représenter avec nos intérêts, valeurs et idéologies dans les choix collectifs à faire ? Ou la tâche de re-présenter, au niveau des choix collectifs à faire, ce sur quoi concrètement on doit débattre, délibérer et prendre des décisions70. Cette tâche de re-présenter demande à la fois des données concrètes sur le réel et des procédures de choix adéquates les unes aux autres. . En ce sens, il s’agit bien de présenter à nouveau au niveau de la décision les faits pertinents sous une forme adéquate dans un cadre de délibération apte à s’en saisir. C’est l’enjeu, et peut-être le seul véritable, du Politique. C’est ce qu’avait compris Aristote et ce qu’Athènes au temps de sa gloire (du 5ème au 4ème siècle avant JC) avait tenté de mettre en œuvre.

Le citoyen de la Cité grecque est en charge de la chose publique. C’est son affaire et elle le définit. Plus précisément, sa responsabilité est de rendre publique la chose publique, de la faire vivre en d’autres termes. Car la chose publique n’est pas un état, mais un mouvement, une pragmatique collective sans cesse reprise, qui ne se rapporte pas à la chose en général, mais aux choses à débattre dans leurs particularités.

La chose rendue publique apparaît, en filigrane, dans divers passages du livre de référence écrit par Gustave Glotz, La cité grecque. Chacun allait volontiers à l’Assemblée « apportant dans une petite outre de quoi boire avec une croûte de pain, deux oignons et trois olives71 ». L’Assemblée (l’Ecclesia) se tenait sur le Pnyx, une colline d’Athènes, sur laquelle avait été édifié un hémicycle de 6000 m2 qui aurait pu contenir 25000 personnes debout et sur les banquettes qu’on y installa trouvaient encore place 18000 auditeurs. On devenait citoyen à sa majorité (18 ans) en prêtant solennellement un serment civique ; ce n’était pas un contrat tacite et vague. On

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Salais 2008

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Aristophane dans L’assemblée des femmes, selon le Chœur : « Non, lorsque le brave Myronidès était arkhonte, personne n’eût osé administrer, pour de l’argent, les affaires de la ville. Chacun venait, apportant de quoi boire dans une petite outre, avec du pain, deux oignons et trois olives. Mais aujourd’hui, on cherche à gagner un triobole, quand on travaille à l’œuvre publique : on est des gâcheurs de plâtre ». Aristophane, 1897, cité par Glotz, 1988, p. 167

35 contractait des obligations avant d’avoir des droits72. Parmi ces droits, chaque citoyen avait le droit d’initiative et le droit d’amendement. Ces droits en pratique étaient fortement encadrés. L’Assemblée s’interdisait d’adopter une proposition quelconque sans la soumettre aux délibérations du Conseil (l’organe exécutif) et ne votait de décrets qu’en seconde lecture. Les abus dans l’usage de ces droits étaient sanctionnés durement : condamnation pour illégalité, perte du droit de faire la moindre proposition après trois condamnations, amendes. Malgré toutes les critiques faites alors, Glotz, suivant Aristote, souligne que « la politique était [pour le commun des citoyens] une occupation régulière, un devoir de tous les instants… Chacun apprenait son métier de citoyen par la pratique… En suivant les débats du Pnyx, on pouvait se mettre au courant des affaires grandes et petites, peser les opinions diverses et les faits sont là pour prouver que les Athéniens avaient assez d’esprit pour ne pas se laisser prendre si souvent aux seuls prestiges de l’éloquence »73.

Aristote était très critique sur les pratiques démocratiques effectives, loin d’être parfaites en effet 74; mais son attention se portait sur l’usage politique du langage. Le citoyen devait acquérir les capacités à s’exprimer et à tenir des discours en Assemblée au plus près de ce que disent de pertinent pour la décision collective à prendre les choses en débat. Pour Aristote les réunions d’une Assemblée démocratique au niveau global de la Cité ne sont pas des espaces virtuels de montée en généralité et de dispute dont le déroulement mélangerait justification et accommodement. Elles doivent être des lieux de bonne articulation entre descente en particularité et montée en généralité, de manière à ce que le débat s’inscrive dans une recherche collective de la vérité, autrement dit d’une explication (au sens scientifique du terme) de la décision prise et non d’une simple justification (au sens politique du terme).

Aristote cherchait les procédures qui acceptent la diversité au sein de la chose rendue publique et fassent émerger d’elle des décisions collectives ajustées au réel des choses. C’est sur ce point que les pragmatistes apportent une contribution importante pour nous.

L’enquête comme mise à l’épreuve des choses

L’enquête sur le réel est tout à la fois un concept et une méthodologie clés du pragmatisme. La pratique de l’enquête est familière aux sciences humaines et sociales : un questionnement, une population à interroger et une méthode. Les pragmatistes ne l’entendent pas comme cela. Chez eux elle devient une activité

72 Aristote, 1891, La constitution d’Athènes, 42, 1, cité par Glotz, p. 144-145 73

Aristote, 1874, Politique, 3, 1, 5, cité par Glotz, p. 187

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Il y avait au 5ème siècle de l’ordre de 40000 citoyens à Athènes ; le quorum pour les résolutions qui devaient

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