• Aucun résultat trouvé

L'Ecole du Mépris, Donatien MOISDON

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "L'Ecole du Mépris, Donatien MOISDON"

Copied!
209
0
0

Texte intégral

(1)

Donatien Moisdon

L’École du Mépris

Chapitre un

Elle avait quatorze ans mais en paraissait vingt. Il serait facile de conclure qu’elle faisait simplement plus vieux que son âge… et l’on se tromperait car dans ces cas-là, il est assez facile de détecter (pour charmants qu’ils puissent paraître alors) de légers signes de laideur prématurée. Ce peut être un menton, un rien trop arrondi, qui promet d’engendrer un jumeau ; ou des seins trop précoces qui finiront en poires molles et pendulaires ; ou encore un ventre pas tout à fait assez ferme qui offrira bientôt un profil à peu près aussi aguichant que celui d’une jupe d’aéroglisseur. Les adolescentes qui sont déjà des femmes tombent en ruines au

(2)

moment précis où les petites filles ordinaires, que personne n’avait remarquées, se changent en créatures de rêve.

Maria n’était pas de celles qui grandissent trop vite. Si on lui donnait plus que son âge, cela n’avait rien à voir avec un caprice glandulaire. Son corps était très jeune : longues jambes, ventre absolument plat, hanches étroites. Quant à sa poitrine, elle était pratiquement inexistante, comme si Maria n’avait eu que dix ou douze ans.

Pourquoi, dès lors, la prenait-on pour une adulte ? Pourquoi les garçons de café lui servaient-ils des boissons alcoolisées sans sourciller ? Pourquoi les préposés aux vestiaires l’aidaient-ils à mettre son manteau comme si elle avait été une grande dame ? Tout simplement parce qu’elle avait l’air d’une grande dame, ou tout au moins, de l’idée que l’on s’en fait généralement, car vues de près, en chair et en os, les femmes riches et célèbres de ce monde ne sont le plus souvent que des êtres cruels, égoïstes et superficiels.

Maria avait les yeux d’une adulte, d’énormes yeux, noirs et profonds, entourés de sourcils arqués comme ceux des madones médiévales, des yeux gais et confiants mais qui, en arrière-plan, révélaient un

(3)

soupçon de terreur, un éclair fugace de tristesse animale. Quand Maria regardait un homme, ce dernier perdait son énergie, comme frappé par une fléchette tranquillisante. Il perdait aussi son orientation, et happé par un nouveau champ gravitationnel, se transformait en satellite. Il arrivait que certains se mettent à la suivre dans la rue avec l’audace innocente d’un petit garçon qui fait pipi devant tout le monde. D’autres, plus timides, plus sensibles peut-être, se contentaient de la suivre des yeux, bouche bée, laissant passer ce rêve dans la sueur de leur âme comme passe un vent frais sur une plaine ardente. Elle leur rappelait qu’en dépit de toutes les déceptions de la vie, ils avaient gardé au fond d’eux-mêmes un certain idéal de perfection et de beauté, un idéal auquel ils avaient fait confiance, puis qu’ils avaient abandonné, comme la croyance en la justice ou au Père Noël, mais un idéal qui soudain resurgissait devant leurs yeux, les enchantait, et en même temps, leur faisait très, très mal.

Autour de ces yeux extraordinaires, le visage de Maria formait un ovale à la fois classique et doux ; classique sans être froid et doux sans être faible ; un visage qui n’exprimait ses émotions que discrètement : pas de traits prononcés, de rainures, de nervures, et cela, même lorsque de gros chagrins ou de sourdes colères se battaient dans son âme. Ses larmes roulaient alors sur une peau presque immobile : gouttes de pluie sur la courbure d’un arum. Quand la tristesse attirait très légèrement les

(4)

commissures de ses lèvres vers le bas ou que la joie les relevait en un sourire éblouissant, on se demandait comment ces émotions, certes communes à tout le monde, pouvaient, malgré tout, habiter un être humain si beau et si parfait.

Elle marchait bien aussi, avec élégance et fermeté. Elle prenait des cours de danse à Cannes ; non pour se préparer à une carrière du spectacle mais pour instiller dans son corps cette discipline intérieure qui, sans qu’elle s’en rendît compte elle-même, lui donnait, en plus de ses autres attraits, une telle prestance que, partout où elle se trouvait, on lui donnait la première place, un peu comme on le fait dans une pièce de théâtre, lors de l’arrivée de l’actrice principale sur la scène.

(5)

Chapitre deux

Confortablement installé sur une chaise longue aux coussins jaunes et blancs, William Sparrow, en ce début d’une soirée de septembre, eut envie d’allumer un cigare. Il releva le dossier pour s’asseoir. De sa terrasse, il dominait, saupoudrés de palmiers, les toits roses et rouges des villas avec leur piscine au cœur bleu. Il dominait aussi la mer que le soleil couchant avait transformée en un immense miroir d’or blanc où les vagues n’apparaissaient que comme de fines lignes fugitives. Il se laissait aller au charme de cette Côte d’Azur qui, en dépit de ses blessures et cicatrices, pouvait encore garder ses amoureux.

Jusqu’au milieu du vingtième siècle, elle s’était vendue aux riches et aux très riches. Maintenant, elle se prostituait. Elle se vendait aux voyous, drogués, vandales et mafias de toutes sortes… S’y nourrissait, comme le font les tiques, une multitude d’immigrants douteux, aveugles à ses beautés et motivés seulement par le désir de lui sucer le sang. Malgré cela, et malgré son aspect désuet, mi-agressif (et toujours un peu m’as-tu vu ?), ceux qui l’aimaient encore ne pouvaient vivre ailleurs.

Allumer un cigare n’est pas une mince affaire. Les rites, comme ceux de la cérémonie du thé au Japon ou l’ouverture d’une bouteille d’un célèbre bordeaux vieilli à la perfection, font partie du plaisir qu’on y prend, surtout si le cigare en question

(6)

appartient, sinon à un grand cru, du moins à une grande île. De toute façon, ça ne se fait pas dans une chaise longue. William avait la flemme de se lever, et d’aller chercher la boîte humidifiée dans son placard ; mais en imagination, il préparait le cigare, le roulant légèrement sous ses doigts pour le réveiller et entendre les très légers cliquetis de feuilles frottant les unes contre les autres ; il le faisait glisser amoureusement sous son nez, prenant le temps d’apprécier la profondeur épicée de son parfum. Il le coupait à la guillotine, et le chauffait. Fermant les yeux, il se contenta de rêver aux sensations de la première bouffée. Ancien fumeur de cigarettes, il avait gardé la mauvaise habitude d’avaler la fumée.

Derrière lui, dans la salle à manger dont les portes-fenêtres donnant sur la terrasse étaient grand ouvertes, Maria, la pointe de sa langue entre les dents, les talons remontés le long des pieds de la chaise, la tête penchée sur le côté laissant retomber le rideau châtain et presque transparent de ses longs cheveux raides, avait commencé à faire ses devoirs.

Au retour du collège, et après son cours de danse, Maria aimait bien se changer car, après la douche au studio, il fallait remettre les sous-vêtements de la journée, et elle avait horreur de cela. À la maison, elle se redouchait, et s’accordait le plaisir de choisir quelque chose pour la soirée. Ce jour-là, elle avait mis un fin tricot à col roulé rouge foncé et un pantalon de même couleur. Elle aurait pu travailler dans sa chambre, mais se sentait toujours mieux si

(7)

elle était à côté de son père, un peu comme un gros chien qui n’est vraiment heureux qu’allongé aux pieds de son maître.

William aussi, d’ailleurs, ne se sentait vraiment bien qu’avec sa fille. Elle était l’un des rares êtres humains qui ne le méprisaient pas ou ne profitaient pas de lui ; elle était de ceux qu’il n’avait jamais eu à combattre ; à qui il pouvait tout dire, comme à une adulte, comme à une compagne idéale. Et de même qu’il avait imaginé le goût du cigare, il imaginait maintenant, mais de façon beaucoup plus avide, la proximité de sa fille.

S’il n’avait pas eu peur de la déranger, il se serait levé impulsivement pour se pencher sur elle par derrière, la serrer contre le dossier de la chaise, déposer un baiser sur le haut de sa tête, et savourer la chaleur de son corps et les légers effluves de shampooing à l’orange dont elle se servait depuis quelques semaines. Il s’était souvent dit que s’il arrivait quelque chose à Maria, il ne pourrait pas lui survivre. Il n’aurait même pas besoin de se suicider : tout, en lui, s’arrêterait de fonctionner…

Maria était absorbée par l’une des dernières rédactions de sa scolarité. Elle en appréciait chaque moment. Maîtriser l’art de la rédaction (ou « exercice d’invention », comme disent les soixante-huitards) c’est apprendre à faire revivre le passé ou à le préserver ; pas simplement le passé biographique des faits et gestes mais le passé des rêves, des sensations,

(8)

des émotions et des regrets. En Seconde, il lui faudrait aborder la dissertation et sa terrifiante réputation. “Comparaison entre Corneille et Racine” ; “Untel a dit : bla, bla, bla… : expliquer et commenter” ; “Le style, c’est l’homme” ; “Madame Bovary, c’est moi”. En terminale, ce serait pire. Il faudrait employer des termes tels que dichotomie, phénoménologie, épistémologie et gestalt. On s’y faisait une réputation en pondant une demi-douzaine de pages sur La nature récurrente de l’inconscient dans les poèmes bibliques de Victor Hugo. Rien de mal à cela, bien sûr. Il faut s’entraîner à penser logiquement, à se former une méthode analytique, mais cela signifie la fin d’une joyeuse période de créativité, celle qui va du CM2 à la troisième. Devenus adultes, certains incorrigibles accros de la dissert, deviennent critiques littéraires ; non pas de ceux qui écrivent dans journaux et revues, ou discutent à la télévision de ce qu’ils aiment ou n’aiment pas, mais de ceux qui, coupant les cheveux en quatre (et en 830 pages) pondent tome après tome d’une prose inintelligible sur les aspects linguistiques les plus obscurs du roman ou de la poésie. C’était, en d’autres temps, la maladie des théologiens. Elle ne s’est pas éteinte avec eux.

Maria s’appliquait. Quand Papa est un écrivain célèbre, on s’attend, au collège, à ce que la fille ait du talent, un peu comme dans ces familles de musiciens où, si l’on n’est pas compositeur d’une génération à l’autre, on est tout de même doué pour jouer d’un instrument. Malheureusement – et Maria s’en

(9)

apercevait un peu plus chaque année – si son père était connu d’un vaste public, c’était davantage à cause de son succès financier que de son aura littéraire. Certes, il avait un talent monstre, il plaisait, on avait envie de tourner la page, mais ses romans n’étaient, malgré tout, que des produits de grande consommation. “Ah oui ” disait-on en faisant traîner la voix : “William Sparrow, oui, je connais. J’ai lu un de ses romans dans l’avion, un jour, entre Glasgow et Montréal. C’était quoi ? Alors, là, je ne sais plus : une histoire de gangsters dans le New Jersey, je crois. Il y avait de belles nanas aussi. Y en a toujours dans ses bouquins”.

Et pourtant, combien de ces lecteurs au mépris facile (y compris certains profs de Maria qui s’octroyaient le luxe de regarder William de haut) eussent été capables de pondre la moindre nouvelle ? Comme tant d’adolescents, Maria s’était progressivement rendu compte que son père n’était point parfait, loin de là… puis, encore plus douloureux à admettre, qu’il n’était pas universellement apprécié ou aimé comme, dans son esprit, il aurait dû l’être… Au lieu d’en vouloir aux autres, c’était à ce père lui-même qu’elle en voulait un peu. Il aurait dû, comme elle, s’indigner de ces attitudes cavalières et injustes mais il acceptait tout avec le sourire : en fait, il s’en foutait royalement.

Le mieux, concluait-elle, serait peut-être encore de se démarquer complètement de la création littéraire. Elle pourrait essayer la médecine, par exemple.

(10)

Ouais, “docteur”, cela sonne bien, surtout si l’on considère qu’elle aurait eu, au départ, la possibilité de passer le reste de sa vie à se vautrer dans l’argent de Papa. “Docteur”, c’était quand même mieux que “riche héritière”, avec tout ce que cela implique d’oisiveté, d’égocentrisme et de complexe de supériorité. On peut, à quatorze ans, rêver d’aller faire du bien en Afrique sans être payée, puisqu’on en a les moyens…

William regardait le verre de Rum et Coca qu’il avait posé sur le ciment, un ciment peint en vert sombre afin de ne pas refléter la lumière, et par conséquent ne pas aveugler ceux qui se prélassaient sur la terrasse. Aller chercher un deuxième verre ? Tentant mais pas raisonnable. Appeler Clémentine, la petite bonne, ou déranger Maria ? Encore moins.

Un trésor, cette Clémentine, d’ailleurs. Par contraste avec toutes les bonniches qui, systématiquement persécutées par Eileen, s’étaient succédé dans la maison, Clémentine ne se gênait pas pour nier calmement mais fermement la validité des critiques qu’elle recevait. Elle refusait également d’obéir aux exigences extravagantes de Madame. Au début, elle se faisait mettre à la porte toutes les semaines. William, excédé par les caprices de sa femme, réintégrait immédiatement Clémentine dans ses fonctions avec une augmentation. Eileen, si autoritaire avec les faibles et les soumis, avait fini, comme tous les lâches, par avoir peur de sa victime. La jeune fille était fiable, travailleuse et enjouée. Elle

(11)

avait un petit visage ovale assez ordinaire, des cheveux bouclés bruns, presque noirs, un teint olivâtre et des jambes magnifiques dont l’élégance n’avait pas échappé à William ; mais il avait trop peur de la perdre pour essayer quoi que ce soit de déplacé avec elle…

Les cubes de glace émettaient de légers cliquetis en s’effondrant et en mourant de chaleur dans le reste de liquide brunâtre qui stagnait au fond du verre. De temps en temps, au gré d’un vent mollasson, William détectait l’odeur de rhum qui s’évaporait lentement sur les parois. Un moucheron avait réussi à se faire prendre par une larme de condensation… un instant, zigzag en folie, l’instant d’après petite forme rigide, ses ailes ouvertes comme en un film arrêté sur image.

William se contentait de l’étiquette qu’on lui collait le plus souvent sur le dos : celle d’un écrivain populaire et même populiste. Il était également l’un des romanciers les plus riches du monde, et cela lui convenait parfaitement. À une époque où, en parallèle avec l’émancipation des femmes, la sexualité sous tous ses aspects, jouissait (si l’on peut s’exprimer ainsi) d’une joyeuse libération, William restait, mais seulement dans ses romans, fermement attaché à tous les vieux clichés issus d’un puritanisme répressif. La sexualité – en théorie cette parfaite expression de tendresse et d’amour – s’y accompagnait immanquablement de violence. Ses héros étaient les derniers représentants de paquets de

(12)

muscles à la poitrine velue pour qui les femmes n’étaient jamais que des poules ou des souris, quand ce n’étaient pas simplement des gonzesses. Le mâle était agressif et dominateur ; il violait plus qu’il ne faisait l’amour, prenant à peine le temps d’écraser sa cigarette avant de se jeter sur sa proie.

William pouvait également être considéré comme un grand naïf, un jeune vieillard qui pensait encore que, pour la majorité des lecteurs, l’amour était sale. C’était un puritain dans la plus magnifique tradition de la Bible Belt. Il fallait dans ses écrits, que l’amour physique soit strictement limité à l’accouplement et qu’il soit aussi accompagné d’alcool, de tabac, de pistolets automatiques, de sueur et de culpabilité, la joie étant suspecte et le plaisir abject. Quant au véritable amour entre deux êtres, il n’existait pas. Ne restait que la possession. Avec toute la subtilité d’un taureau en rut, les personnages masculins se battaient pour une femme comme si elle n’avait pas été capable de choisir elle-même son partenaire. Il faut croire qu’il y a encore, de par le monde, des millions de gens pour qui ces rites primitifs représentent un comportement normal, sans quoi William n’aurait pas eu un tel succès…

Lui-même, pourtant, était la gentillesse incarnée ; et quand il faisait l’amour, il le faisait bien, c’est-à-dire lentement, tendrement, patiemment, toujours soucieux du plaisir de l’autre, ce qui avait le don d’irriter Eileen qui, elle, jouissait rapidement mais pas très fort, et toujours silencieusement : un léger

(13)

soupir, un fugace raidissement du corps, rien de plus ; à tel point que tous ses partenaires, sans exception, lui avaient demandé à un moment ou à un autre : “ Tu as joui ?”

“Oui”

“Vraiment ? ”

“Mais puisque je te le dis.” Elle pressait fréquemment son amant ou son amante d’en finir. Elle eût été bien étonnée, et certainement indignée, si on lui avait dit qu’elle n’avait jamais atteint le grand orgasme, celui qui vous saisit tout le corps, et vous laisse frémissant, pantois et incrédule. Comme tant de femmes riches et comme les petits marquis de Molière, elle “jugeait de tout sans avoir jamais rien appris”.

William revenait de New York. Son agent littéraire et son éditeur avaient fait des merveilles, ayant vendu (très cher) les droits de son dernier roman, La Fourrière, à un grand studio de cinéma. Six mois plus tôt, ils avaient accompli d’autres merveilles en négociant des traductions de La Fourrière en danois, néerlandais, allemand, hongrois, espagnol et russe. Le succès, ça se fête. Il faudrait donner une soirée monstre. Cela ferait plaisir à Eileen qui lui reprochait toujours d’être un ours, de ne jamais sortir et de ne jamais inviter personne. Cette dernière critique était d’ailleurs fort injuste. William adorait inviter des amis chez lui mais seulement à raison d’un ou deux à la fois, ceci afin de profiter

(14)

pleinement de leur compagnie et de leur conversation. Autrement dit, il s’intéressait aux autres, une notion si étrangère à Eileen que cette dernière aurait été absolument incapable de la comprendre ou de l’imaginer.

Adolescent, il avait, à Brooklyn, usé ses fonds de culotte au collège avec Michael, qui était devenu prof d’anglais et Gerry qui était maintenant médecin. Plus tard, il y en avait eu d’autres : Tom le dentiste, Tony le dilettante qui jouait en bourse et gagnait gros sans trop savoir comment il s’y prenait… Quant à ceux qui avaient dû finir comme garçon d’ascenseur, vendeur de chiens chauds ou encore SDF, il n’en avait plus entendu parler. Vraisemblablement, certains avaient mal tourné et se retrouvaient soit en prison soit au fond du Hudson avec des brodequins en ciment après une petite guerre de gangs.

En France, au cours de ses méandres dans les bars de Cannes, William s’était lié d’amitié avec Renaud, un employé des postes ; Jean-Claude, ingénieur en électronique ; Jacques, livreur chez Interflora et Gerald, son médecin. Avec Renaud, il avait appris comment faire cuire une volaille sans que la chair durcisse ou se dessèche ; avec Jean-Claude, il avait fait installer un système d’alarmes sonores et lumineuses pour la villa, et avec Jacques, qui était bouddhiste, il avait découvert la littérature et la poésie japonaise. Quand il regroupait trois de ses amis, il faisait avec eux d’interminables parties de bridge.

(15)

Pour Eileen, aucun de ces “minables” ne comptait, même pas le docteur qui, à ses yeux, ne se comportait pas assez comme un vrai docteur. Eileen avait besoin de « célébrités », comme on dit aujourd’hui. Il lui en fallait aussi un certain nombre à la fois : une demi-douzaine au minimum. Cela réduisait considérablement les risques de conversations sérieuses, conversations qui, dans l’esprit d’Eileen, ne pouvaient être qu’ennuyeuses.

Pour faire plaisir à sa femme, William avait donc l’intention de donner une authentique soirée mondaine avec robes du soir, tenues de pingouin, petits fours, bonniche en uniforme, champagne et surtout, surtout, avec des « célébrités ». William tombait régulièrement dans le piège qui consistait à vouloir faire plaisir à sa femme. Ça ne réussissait jamais pour la simple raison que rien ni personne ne pouvait faire plaisir à Eileen. Elle était née maussade, exigeante, méprisante, malheureuse. Éduquée par une mère à qui elle ressemblait – mais en pire – elle savait singer le bonheur et la joie de vivre, surtout devant ses « inférieurs » mais elle n’avait ni le talent ni la force de caractère nécessaire pour maintenir longtemps cette façade, et elle laissait bientôt voir à quel point elle était amère, vide et prétentieuse.

On avait pitié d’elle, au début. On essayait de la rendre heureuse, mais on se décourageait vite. Si Eileen avait pu apprendre à considérer (ne serait-ce que de temps en temps) les autres habitants de la planète comme des êtres humains à part entière –

(16)

elle-même constituant à ses propres yeux le seul et unique insecte parfait de la ruche humaine – elle eût connu, sinon le bonheur, du moins ce banal équilibre entre bonheur et malheur que connaissent les simples mortels… mais Eileen n’était pas une simple mortelle : elle était la descendante d’une très riche famille de Virginie dont les origines remontaient, paraît-il, à un ambassadeur suédois ; signe, on en conviendra, d’une indiscutable supériorité génétique…

Alors, qui serait invité à cette soirée ? Eh bien, Marie-Chantal Vieillotte, par exemple ; à la fois grande gueule et ostéopathe… mais pas n’importe quelle ostéopathe : elle était prisée des vedettes et starlettes du festival de Cannes, et si elle n’était pas personnellement célèbre, elle avait palpé des vertèbres immortelles et ne tarissait pas d’anecdotes à leur sujet. Jacques Issihou serait là : d’abord professeur de linguistique, il avait publié des ouvrages tellement obscurs qu’on pouvait leur faire dire n’importe quoi ; et on ne se gênait pas. Les étudiants truffaient leurs thèses de doctorat de citations issihoudiennes dans le genre de : À cet endroit, désigné dans l’Histoire par des hommes tels que Bacon et Descartes, j’entends ce qui éclipse la raison d’être en tant que faux rapport entre vérité et connaissance, nous trouvons un déclin révélant cela même qu’il isole, à la fois comme désir et comme encouragement du sujet… et les professeurs, ne voulant pas avoir l’air idiot, approuvaient hautement ces élucubrations pendant

(17)

que le thésard rigolait in petto en pensant : “Et voilà pourquoi votre fille est muette.”

Charles von Saïgon serait là. Né en France d’un père allemand et d’une mère vietnamienne, il s’était forgé ce nom de plume ridicule. Journaliste, polémiste, il aimait faire scandale, d’abord en prônant un communisme exacerbé puis, dans un deuxième temps, se faisant l’avocat des criminels de guerre nazis. Son visage révélait une telle tension, une telle brûlure intérieure, que cela faisait mal, rien qu’à le regarder.

Paul Yeech serait là. Acteur remarqué, mais jamais adulé, il avait trouvé sa niche publicitaire en clamant haut et fort que n’importe qui pouvait devenir acteur, que c’était un métier et jamais un art. Il en disait autant de la littérature, expliquant à qui voulait l’entendre que Paul de Koch valait bien Gustave Flaubert et, que, par implication, William Sparrow valait bien Philip Roth.

Il y aurait… il y aurait beaucoup de monde mais le postier, l’électronicien, le docteur et le livreur ne seraient pas du lot. William ne souhaitait pas irriter sa femme par leur présence. Il ne souhaitait pas non plus imposer à ses vrais amis, gens simples (mais jamais simplistes), intelligents et généreux, la compagnie d’individus boursouflés, égocentriques et surtout profondément malheureux, même s’ils croyaient pouvoir déguiser ce malheur sous une cascade de mots d’esprit, piques et rosseries en tous

(18)

genres.

William devrait commander le whisky, le gin, le rhum, la vodka et les eaux gazeuses, ainsi bien sûr, que le champagne. Il faudrait également louer les services d’un traiteur. Eileen ne voulait jamais s’en occuper. Elle s’attendait à ce que ces soirées, qu’elle désirait tellement, s’organisent toutes seules, peut-être par l’opération du Saint-Esprit… tant il est vrai que, toute sa vie, il s’était trouvé autour d’elle des gens de bonne volonté qui se chargeaient de ces détails comme s’ils avaient eu affaire à une déesse… ou une invalide.

La soirée eut autant de succès qu’on pouvait l’espérer. Maria s’y ennuya un peu et fit souvent le voyage triangulaire entre le salon, la cuisine et la terrasse. William était fier de sa fille qui, pour sa première tenue de soirée, avait choisi une robe à manches longues brun foncé, descendant aux chevilles et montant jusqu’au cou par-devant, mais laissant le dos nu. Une large ceinture blanche rehaussait la couleur de l’ensemble, ainsi que des chaussures, blanches également. Aucun bijou. Aucun sous-vêtement non plus dont les contours auraient pu gâcher le suivi de la robe sur le corps. Un Tampax, simplement afin d’éviter le pire. Pour se donner une contenance, Maria tenait à la main l’un de ces étranges cocktails à la glace pilée où flottent un parasol miniature et une tranche de citron vert.

(19)

tourner la tête à aucun des invités car ils ne la connaissaient pas et restaient beaucoup trop préoccupés d’eux-mêmes. William fut l’exception : il lui envoya un sifflement d’admiration en sourdine, et pour rire, lui posa un baiser sur la nuque. La douce chaleur de la peau et les discrets effluves de Trésor de Lancôme lui montèrent à la tête et lui firent, un instant, fermer les paupières.

Le niveau sonore s’accentuait au fur et à mesure que la soirée avançait. Des doigts se dirigeaient vers des poitrines pour appuyer un argument. Des têtes se rejetaient en arrière sous le choc d’une vertueuse indignation. Des exclamations, des bribes de phrases volaient de groupe en groupe : “Il ne faut pas voir dans le nom un simple vocable…” “… la formule Hjelmslévienne…” “… le signifiant et le signifié…” “…rêveries anomatiques soutenues par les manifestations érotiques du palimpseste de l’écrivain…” “…analyse structurale…”

Appuyée contre la rambarde de la terrasse, Maria prit une gorgée de son étrange breuvage. C’était frais, amer et fort en alcool. À travers le tissu couvrant ses avant-bras, elle savourait la fraîcheur du ciment. Elle appréciait aussi la fraîcheur de l’air qui asséchait une peau déjà rendue moite par la chaleur animale de tous les invités. Elle se retourna. Des insectes virevoltaient devant les vitres de la maison. La lumière éclairait brièvement leur vol, créant, de temps en temps, des étoiles filantes miniatures. De dodus papillons de nuit voyageaient dans l’obscurité

(20)

avec des vrombissements étouffés. Dans le bleu sombre du ciel, au-dessus des arbres, au-dessus des toits, Maria percevait parfois la furtive ombre chinoise d’une chauve-souris. Les senteurs nocturnes du jardin luttaient contre celles d’alcool et de cigarettes émanant des portes-fenêtres grand ouvertes.

Eileen vint rejoindre Maria. Sa robe du soir, également à manches longues, sans décolleté mais aussi sans dos nu, était vert foncé. Les deux femmes se ressemblaient beaucoup physiquement. Maria aurait pu être le clone de sa mère. Dans la pénombre, on les aurait facilement prises pour des jumelles. C’est dans leur regard que se logeait la différence : regard profond, mais scintillant de curiosité et d’intelligence chez Maria, regard vide et artificiel chez Eileen.

Élevée entre Park Avenue et East-Hampton, Eileen souffrait d’une abyssale carence d’humour et de culture. Comme à l’époque où le prince aurait cru trahir son rang s’il s’était avisé d’apprendre à lire et à écrire, les parents d’Eileen avaient fait en sorte que l’argent remplaçât l’instruction. Ils avaient envoyé Eileen dans une école privée de Virginie où la chose la plus importante était de savoir monter à cheval. Ils avaient également fait don à cette école d’une nouvelle salle à manger, assurant ainsi à leur fille un carnet scolaire excellent et un diplôme en or. La comédie s’était renouvelée à l’université. Pratiquement tout le monde avait trouvé cela

(21)

normal. Les autres avaient été foutus à la porte. La préoccupation majeure d’Eileen et des femmes élevées comme elle, était précisément de rencontrer des femmes élevées comme elle. Il y avait des règles strictes : on louait jusqu’aux nues les membres de sa propre famille, même si, en privé, on les détestait. À East-Hampton, les “chères amies” arrivaient ponctuellement à dix-sept heures trente. Selon le temps qu’il faisait, elles baguenaudaient soit dans le grand salon, soit autour de la piscine, puis se retiraient avec une précision quasi militaire à dix-neuf heures, emportant le souvenir de la nappe sur laquelle l’hôtesse avait fait servir les rafraîchissements et les amuse-gueule. Elles notaient alors dans un carnet les caractéristiques de cette nappe, et mouraient d’envie, lors d’une autre invitation, de surprendre la même nappe chez la même hôtesse, et cela parfois bien des années plus tard car si la première règle était de toujours dire du bien des membres de sa famille immédiate, l’autre consistait à ne jamais utiliser deux fois la même nappe avec les mêmes invitées. Lorsqu’on n’appartient pas à cette caste, il est presque impossible de croire à l’existence de telles mesquineries. Elles révèlent, malgré tout, le besoin qu’ont les oisifs de se forger une étiquette aussi rigide que celle des anciennes cours royales, étiquette qui donne l’occasion de mettre au pilori tous les contrevenants.

(22)

date. Pour ajouter du piquant à l’existence, et pour se donner des frissons, elle se risquait parfois à mettre une ancienne nappe, mais seulement lorsqu’elle était certaine qu’aucune des invitées de ce jour-là ne l’avait encore vue. Elle s’exposait alors à la cruauté triomphante de celles qui, par l’intermédiaire d’une “amie” se faisaient inviter à la dernière minute puis, caressant négligemment la nappe du bout des doigts, murmuraient assez clairement pour être entendues de tout le monde : “Oh, que c’est joli ! Mais où ai-je donc vu cela ?” Le fin du fin était de faire semblant d’avoir reconnu la nappe, jetant alors l’hôtesse dans des doutes et des angoisses à lui en faire perdre le sommeil. “On ne se rend pas compte à quel point cette maison me donne du souci.” murmurait souvent Eileen quand elle résidait à East Hampton. Et pourtant, sur la Côte d’Azur, ce genre de souci lui manquait. Il lui tardait de retrouver ce qu’elle appelait “la civilisation”.

Appuyées contre la rambarde, mère et fille regardaient, tout en bas, un énorme yacht dont la présence n’était révélée que par des hublots luisant comme une rangée de perles rouges. Eileen échangea avec Maria quelques banalités sur la météo du jour et celle du lendemain. Depuis quelque temps, elle essayait de se rapprocher de sa fille. Cela faisait partie des habitudes de famille. Après avoir laissé les nounous faire le travail pendant une douzaine d’années, on essayait de gagner la confiance des enfants. Cela marchait plutôt mal au début, puis ces

(23)

mêmes enfants, sentant confusément que la survie de leur tribu et la validité de leur héritage étaient en jeu, apprenaient vite à décrire père et mère devant les « inférieurs » et les « égaux » comme des parents “âââbslment mêêêrveilleux !”

Élevée en France depuis l’âge de six ans, Maria rentrait plus difficilement dans le moule. Au lieu de la flopée de serviteurs – cuisinier, jardinier, chauffeur, femmes de chambre, secrétaire – qui s’agitait dans les presque-châteaux de Long Island, la taille relativement modeste de la villa de William n’avait besoin que de Clémentine, la petite bonne. Des jardiniers professionnels venaient de temps en temps rafraîchir l’aspect des pelouses et des plates-bandes, et on louait les services d’un traiteur pour les réceptions. William se passait volontiers de secrétaire. Cette existence de style bourgeois n’avait pas, sur une adolescente comme Maria, l’influence délétère qu’aurait eue l’ambiance quasiment aristocratique des « grandes familles » de New York.

Une autre différence entre Maria et les jeunes filles de son milieu, avait été sa scolarité : école primaire locale puis collège, et bientôt, lycée ; le parcours ordinaire, mais de bonne qualité, d’une enfant de la région. C’était l’une des croix qu’Eileen devait porter car elle eût préféré envoyer sa fille en pension dans son ancienne école. William, par contraste, avait beaucoup de respect pour l’éducation que recevait sa fille, la comparant favorablement avec l’atmosphère de violence et base-ball dans

(24)

laquelle, enfant pauvre, il avait baigné à Brooklyn ; la comparant aussi avec les relents de snobisme et de crottin qui se dégageaient de l’établissement haut huppé où Eileen avait passé sa jeunesse.

Maria ne détestait pas sa mère, loin de là, mais elle avait de plus en plus l’impression de se trouver comme une adulte face à une adolescente, adolescente un peu perdue d’ailleurs, toujours malheureuse et potentiellement dangereuse. En effet, fabuleusement riche et souvent inflexible comme l’enfant gâtée qu’elle n’avait jamais cessé d’être, Eileen réagissait souvent de façon imprévisible et hystérique. Une fois de plus, la conversation entre les deux femmes s’enlisa. Eileen se rabattit sur son sujet favori, c’est-à-dire elle-même et tout ce que la vie en France lui faisait subir. Cela pouvait aller de l’odeur des fromages, à la difficulté de trouver du pain de mie ou de la moutarde américaine. Maria, qui n’avait passé la soirée à la maison que pour faire plaisir à son père, regrettait maintenant de n’être pas allée au cinéma avec Gérard, un copain de collège, qui l’avait invitée. Elle eut le tort de le dire.

Eileen ne répondit qu’avec un gémissement. Le cinéma. Quelle décadence ! Comme si les gens de Park Avenue allaient au cinéma ! Connaître des vedettes de Hollywood, assister à des premières de gala, oui, ça se comprenait, mais aller simplement au cinéma ? Ah, si seulement elle pouvait ramener Maria à New York pour lui faire connaître des gens « bien » ! Entre temps, il fallait accepter l’idée d’avoir

(25)

une fille qui adorait le cinéma et la littérature. À son âge, elle, Eileen, avait tout juste lu Mon Amie Flicka. L’éducation de Maria était à reprendre complètement.

Quand Eileen s’en plaignait à William, ce dernier riait gentiment et lui disait qu’elle ne comprendrait jamais pourquoi il insistait pour que Maria continue ses études secondaires à Cannes. Après, et après seulement, il n’avait aucune objection, bien au contraire, à ce que sa fille s’en aille aux Etats-Unis où, soutenu par un enthousiasme et un élan vital remarquables, le niveau général des universités reste parmi les meilleurs au monde, mais dans l’esprit d’Eileen, il serait trop tard : la mauvaise herbe aurait pris racine… Maria serait trop différente de ses contemporaines ; elle se ferait rejeter par toutes les familles qui comptaient dans le pays. On lui refuserait l’entrée au Colony Club. Quelle humiliation ! Eileen n’aurait jamais dû épouser un William Sparrow, même s’il était l’un des romanciers les plus célèbres et les plus riches d’Amérique. On ne doit jamais sortir de son milieu. Elle le savait pourtant ; on le lui avait assez seriné dans sa jeunesse. Persuadée de sa supériorité intrinsèque, elle avait cru que c’était vrai pour les autres mais pas pour elle-même.

Elle rentra dans la maison. La soirée se termina calmement. À minuit, beaucoup d’invités s’étaient déjà éclipsés. La bonne appelait un taxi toutes les cinq minutes pour les gens prudents. Les visiteurs les

(26)

plus nantis avaient leur propre chauffeur. Certains autres, malgré un taux d’alcoolémie si élevé qu’avec des larmes dans les yeux ils avaient pardonné à leurs ennemis, décidaient, malgré tout, de prendre le volant. Entre les coups de téléphone, Clémentine distribuait des cafés noirs bien serrés. Cela faisait ricaner William à qui un flic de New York avait dit un jour : “Un café avant de prendre la route, ça veut dire qu’au lieu d’être saoul et fatigué, tu es saoul et réveillé mais tu es toujours saoul.” Les traiteurs étaient partis vers onze heures.

Des quelques couples qui restaient, l’un dansait mollement au son d’un morceau de jazz en sourdine… Coleman Hawkins, semblait-il. Les autres étaient devenus silencieux et rêveurs, ayant tout bu, tout dit… ayant aussi la flemme de s’en aller, de s’arracher au confort des sofas sur lesquels il aurait été si tentant de s’allonger puis de fermer les yeux. Les derniers invités prirent congé vers quatre heures du matin. Après leur départ, William trouva son deuxième souffle, et comme un général victorieux, se mit, fendant l’atmosphère enfumée où se mêlaient des relents mélangés de Pernod, cognac, café ou malt whisky, à parcourir le champ de bataille : verres sales que la bonne emportait par plateaux entiers pour les mettre dans le lave-vaisselle, cendriers débordant de mégots, serviettes en papier chiffonnées, laissées sur les tables basses ou sur le tapis, mais objets oubliés aussi, tel ce briquet plaqué or ou ce châle en soie rouge foncé avec des

(27)

impressions de Paisleys mauves ou encore ce minuscule sac à main noir évoquant les longues jambes bronzées et le parfum sensuel de sa propriétaire… Eileen était allée se coucher.

Maria, qui avait bu trois Grasshoppers, se sentait un peu grise, un peu molle sur ses jambes mais en même temps, elle partageait, sans trop savoir pourquoi, l’énergie enthousiaste de son père. Elle s’était sentie plus mûre que sa mère, tout à l’heure. Envers Eileen, ce n’était pas très difficile. Maintenant, l’alcool aidant, elle imaginait avec indulgence et amour la préadolescence de son père, taurillon vigoureux, à peine sorti de l’école primaire, aussi à l’aise dans les rues de Brooklyn qu’un chat sauvage en Arizona et partageant avec une bande de poulbots, une cigarette, une canette de bière ou des attouchements sur une fillette du même âge dans un chantier désaffecté.

Elle attrapa William à l’occasion d’un de ses va-et-vient, lui posa un baiser d’oiseau sur les lèvres et se serra contre sa poitrine. Ce torse chaud, mâle et athlétique sentait la chemise neuve aux soupçons de Boucheron Pour Homme. Elle se sépara de son père puis ayant attrappé le châle oublié par sa propriétaire – car l’air refroidissait rapidement – se dirigea vers la terrasse. “Tiens, je parie que c’est Faubourg” murmura William qui possédait l’odorat d’un coureur des bois. (Peut-être avait-il aussi un peu de sang amérindien. La façon dont il contemplait gens et choses avec la tête rejetée en arrière, comme s’il se

(28)

forçait à les voir par la partie inférieure de lunettes à double foyer, renforçait encore cette impression). En France, il aurait pu être un « nez » dans une grande maison de parfums.

“C’est quoi Faubourg ?”

“Le parfum du châle que tu viens de mettre.” “Ah ? Et qui le portait ?”

“Lianne Sherlock.” “Je ne vois pas qui c’est.”

“Une grande tige… assez belle, d’ailleurs. Longue robe blanche. Elle était assise au bout du sofa. Elle avait des cheveux noirs, tirés en arrière. Elle fumait beaucoup, et ses doigts tremblaient chaque fois qu’elle allumait une cigarette.”

“Tu ferais un bon témoin si tu étais interrogé par la police. C’est tout ?”

“Non : elle est obsédée par l’idée de vieillir sans avoir trouvé un mari. C’est une femme à bout de nerfs, très déprimée.”

“Comment le sais-tu ?”

“Je ne sais pas : j’invente au fur et à mesure.” “Oh Papa !”

Maria passa son bras gauche dans le dos de son père. William, délicieusement conscient de la souple fragilité du corps adolescent qui respirait contre le

(29)

sien, lui encercla les hanches. Comme avec Eileen quelques heures plus tôt, Maria se mit à contempler la mer. Les hublots du yacht ne luisaient plus. Seuls restaient allumés les feux de position. Distraitement, Maria posa la main droite sur celle de William, et caressa le dessus des phalanges où se battaient quelques poils bruns, presque roux. Au salon, la radio jouait la sérénade de Hoffstetter dont la pureté, simple comme un “Je t’aime”, en possédait à la fois l’émotion et la force.

(30)

Chapitre trois

Maria avait rencontré Gérard par l’intermédiaire d’une collégienne, Suzanne, qui sortait avec lui. Les deux filles se connaissaient depuis la sixième, et avaient toujours été attirées l’une par l’autre. Cependant, aucune des deux ne comprenait ou ne voulait comprendre ce qui lui arrivait. Maria n’était pas intolérante envers l’homosexualité mais ne pouvait l’admettre pour elle-même. Suzanne qui, semblait-il, partageait les mêmes hésitations, sortait ostensiblement avec Gérard. Cependant, si l’on considère la façon dont Suzanne prenait souvent la main de Maria, la façon dont, les yeux voilés de désir, elle contemplait son amie, la façon, surtout, qu’avaient ses lèvres de lui effleurer le coin de la bouche lors des soi-disant innocents baisers de leurs rencontres matinales, il était évident que l’attirance était réciproque, et que la fréquentation de Gérard n’en réduisait pas l’intensité.

Ce dernier, au début, ne s’était rendu compte de rien. Plus tard, quand il fallut bien se rendre à l’évidence, il se dit que les filles ne faisaient de mal à personne, surtout pas à lui-même. Beau et jeune méridional, très sûr de lui, il les invitait souvent toutes deux à sortir, que ce soit au cinéma, au café, à la plage ou encore, bien sûr, chez lui… car, à seize ans à peine sonnés, il avait un chez lui. Beaucoup enviaient cette liberté et la confiance que lui faisaient les parents. Ça

(31)

le rendait très populaire. Pour le petit groupe de copains et copines dont Maria faisait partie, aller chez Gérard, qui était presque toujours disponible, c’était plus sympa que de s’agglutiner au coin des rues ou autour d’une table de foot miniature.

Gérard connaissait un peu les circonstances familiales et financières de Maria, et avait adopté envers elle une attitude de grand frère protecteur. Il avait dit à Suzanne que si quelqu’un essayait de soutirer de l’argent à Maria parce qu’elle était riche, ou pis encore, si on essayait de la kidnapper, on aurait affaire à lui. Il avait des contacts. Vantardise d’adolescent ? Qui sait ? En tous cas, il n’eut jamais à mettre ses promesses en pratique.

L’élégance de Maria était beaucoup plus physique que vestimentaire. Elle portait ce que portaient les autres jeunes filles, arrivait parfois au collège à mobylette, ne parlait jamais d’argent, de l’immense maison que sa mère possédait à East-Hampton (ville dont les Français n’ont d’ailleurs jamais entendu parler), de son impressionnant appartement de New York ou encore des séjours d’une ou deux semaines qu’elle passait avec Eileen dans les palaces les plus extravagants du monde, que ce soit aux Bermudes ou aux pistes d’Aspen.

Eileen profitait régulièrement de ces « vacances » pour avoir une liaison effrénée avec un instructeur de tennis ou de ski ; jamais un autre résident. Elle se cachait aussi peu de sa fille que si cette dernière n’avait

(32)

pas existé. À chacun de ces étalons, Eileen laissait croire qu’il était devenu l’homme de sa vie, et qu’elle en était vraiment amoureuse. Ceux qui avaient un peu d’expérience jouaient le jeu sans y croire. Les autres, fascinés par la richesse et la beauté de celle qu’ils croyaient être leur conquête, tombaient dans le piège et se faisaient briser le cœur le jour de son départ quand, d’une remarque cinglante, elle les remettait à leur place. Elle essayait d’entraîner Maria dans son sillage, c’est-à-dire dans l’art de se moquer des hommes et de les faire souffrir mais Maria ne mordait pas.

“Quand j’ai fait l’amour avec un homme”, expliqua un jour Eileen dans l’avion qui les ramenait en France, “il ne m’oublie jamais. Les autres femmes deviennent fades en comparaison. Tu vois, Maria, je suis belle, je le sais. Inutile de prétendre le contraire, c’est comme ça. Mais les belles femmes, il y en a treize à la douzaine de nos jours. La différence, quand je suis avec un homme, c’est que je fais tout ce qu’il veut… tout, absolument tout ; ses fantasmes deviennent les miens, sans arrière-pensées, sans restriction, sans mignardise, sans tabou. Une femme qui ne dit jamais ‘non’ peut déstabiliser n’importe quel homme et le rendre amoureux fou en l’espace de quelques heures. Une prostituée en fait autant, diras-tu ? Mais la prostituée n’est pas convaincante. Elle ne persuade jamais son client qu’elle en est tombée amoureuse. En plus, j’offre la fascination de mon style de vie et de ce qu’il implique en termes de compte en banque. Le pauvre

(33)

imbécile croit vraiment avoir gagné le gros lot. Non, Maria : moi, on ne m’oublie jamais… jamais.”

“Mais enfin, Maman, pourquoi fais-tu cela ?”

“Parce que ça me donne du plaisir. Qu’y a-t-il d’autre dans la vie ? Les hommes vont bien à la chasse, eux. Ils tuent de splendides animaux, comme des tigres ou des éléphants pour le plaisir. Moi, je ne tue personne mais je laisse mon empreinte et ça, tu vois, j’adore.”

“Tous les hommes tombent dans le panneau ?” “Il y a des exceptions : ceux qui se croient irrésistibles et trouveraient normal qu’une femme fasse tout ce qu’ils veulent… ceux-là, je les repère dans les cinq minutes, et je les évite comme la peste. Mes victimes idéales, sont les hommes qui ont gardé la capacité de s’émerveiller… car je les émerveille, sois-en certaine.”

“Tu as déjà fait l’amour avec des femmes ?”

“Oui mais, avec elles, je suis honnête. On s’amuse, un point c’est tout, et on le sait. Il y en a tout de même qui tombent amoureuses de moi. C’est comme si on m’avait jeté un mauvais sort.”

Cette dernière conversation avait profondément troublé Maria, elle qui n’avait encore jamais fait l’amour avec personne. Elle devait admettre que si Gérard et Suzanne s’embrassaient, ce n’étaient pas les lèvres, la langue, le goût et la chaleur de Gérard qu’elle

(34)

imaginait contre ses propres lèvres… Elle avait également envie de voir Gérard aller plus loin qu’un baiser, et l’observer en train de caresser Suzanne, et même de l’étreindre. Il lui semblait qu’ainsi, elle aurait fait l’amour avec Suzanne par personne interposée. Elle sentait instinctivement que Suzanne aurait joué le jeu. Ce serait pour elle-même un deuxième stade d’éducation sexuelle.

C’est à Clémentine que Maria dut le premier stage de cette éducation et la découverte du plaisir. Un mercredi après-midi, elle avait surpris la petite bonne en train de se masturber. William et Eileen étaient à New York. Allongée sur un sofa, genoux en l’air, cuisses grand ouvertes, Clémentine, avait remonté sa jupette noire et descendu sa culotte sur les chevilles. De la main gauche, elle tenait une lettre qu’elle lisait et relisait avidement. De la droite, elle se caressait. Entrée silencieusement dans le salon, car en socquettes la plupart du temps, Maria s’était figée à l’entrée. Le visage de Clémentine était caché par la lettre.

Les doigts allaient et venaient de plus en plus vite. La lettre tomba sur le tapis, et Clémentine, les yeux fermés, les joues écarlates, soupira profondément, puis son corps se raidit, son bassin se souleva, et elle émit une sorte de hurlement baillonné, un long cri en sourdine. Finalement, elle se détendit, ouvrit les paupières et rencontra le regard de Maria. Elle remonta sa petite culotte en vitesse, rabattit sa jupe, s’assit normalement, et visage caché dans les mains, murmura : “Désolée, Mademoiselle. J’avais oublié

(35)

qu’on était mercredi et que vous étiez à la maison. C’est une lettre de mon petit ami. Il s’est engagé dans la Marine. Il est parti pour plusieurs mois. Vous comprenez, n’est-ce pas ?”

“Oui, bien sûr”, répondit Maria qui n’avait pas compris… ou du moins pas compris au niveau immédiat, logique et rationnel, car un instinct profond lui parlait dans un langage aussi indéfini que le lointain grondement d’une cascade. Elle monta dans sa chambre où elle ne put s’empêcher d’imiter ce qu’elle avait vu.

Quand Maria se retrouva de nouveau seule à la maison avec Clémentine, elle lui demanda d’une voix tremblante : “Tu as reçu une autre lettre de ton petit ami dernièrement ?”

“Oui, Mademoiselle. Il va bien.”

“J’aimerais que tu la lises devant moi, sur le sofa, comme la dernière fois.”

Clémentine regarda sa jeune maîtresse avec des yeux ronds et paniqués.

“Comme la dernière fois ?”

“Oui, exactement comme la dernière fois.”

“C’est pour vous moquer de moi et raconter cela à vos copines ? Sans cela vous me dénoncez à vos parents, et on me fout à la porte, n’est-ce pas ?”

“Non, Clémentine, je te jure. Je ne ferais jamais rien de tel. Je… simplement. Je… j’avais envie…

(36)

excuse-moi. Je suis désolée. Je n’ai pas le droit… je n’ai rien dit.”

Le visage de Clémentine se radoucit. Il n’exprimait plus l’affolement, mais un effort évident pour comprendre. Elle regarda Maria intensément et se mit à sourire. “C’est-à-dire que… on n’aurait même pas besoin de lettre, en fait ?”

“Non, Clémentine, plus jamais besoin de lettre.” “Et vous, Mademoiselle, vous ne feriez que regarder ou bien… ?”

“Ça te mettrait plus à l’aise si on le faisait ensemble ?”

“Oh oui ! D’ailleurs, pour être franche, moi aussi je meurs d’envie de vous regarder.”

Et les deux filles s’étaient mises à rire, un rire bref, rapidement étouffé par l’émotion. Un quart d’heure plus tard, Clémentine, se rajustant, avait précisé : “La prochaine fois... je suppose qu’il y aura une prochaine fois, j’apporterai un gode, mais si tu veux t’en servir, je te préviens que, techniquement parlant, cela voudra dire que tu ne seras plus vierge.”

Comme Maria ne répondait rien, Clémentine avait ajouté : “Je te le conseille, d’ailleurs. Il vaut mieux se déflorer soi-même que de laisser un garçon plutôt maladroit le faire à ta place.”

(37)

Suzanne lui avait dit : “Viens, je vais te présenter à mon fiancé.” et le mot “fiancé” avait tellement surpris Maria qu’elle s’était sentie déséquilibrée et timide. C’étaient en des moments comme celui-là qu’elle prenait conscience de ses différences d’origine et de classe. Elle regarda Suzanne avec étonnement : grande et souple jeune fille, allant sur ses quinze ans, avec un beau visage ovale et de longs cheveux noirs, encore tirés en arrière, comme ceux de Maria, car les deux amies sortaient d’un cours de danse. Suzanne faisait-elle partie de cette population féminine qui mûrissait rapidement, se mariait à l’adolescence, perdait sa beauté à la trentaine et devenait grand’mère à quarante ans ? Avait-elle, par ailleurs, envie de goûter à l’homosexualité comme à une dernière aventure avant que sa vie, à peine commencée, s’oriente déjà vers le mariage et la monotonie ? Maria ne savait pas que le mot « fiancé » s’emploie dans certains milieux pour signifier « petit ami ». Pour Maria, « fiancé » évoquait sans hésitation le mot « mariage ».

Dans son esprit, l’idée de voir Suzanne « se caser » si jeune semblait à la fois bizarre et attristante. Elle-même n’envisageait pas d’épouser qui que ce soit avant d’avoir au moins vingt-cinq ans… plutôt ving-huit, même. Il lui semblait préférable d’avoir un enfant avant de se marier que de se marier pour avoir un enfant. Elle sortait d’un milieu où l’enfant n’est ni une contrainte – car il suffit d’employer une nounou – ni, bien sûr, un fardeau financier. De toute façon, parmi les gens qu’elle connaissait à New York, Montauk,

(38)

East-Hampton ou Martha’s Vineyard, les couples n’avaient souvent qu’une existence temporaire, et leurs enfants étaient rarement tous du même lit. Elle s’était aussi rendu compte, en observant les comportements masculins, qu’une jolie femme de trente ans avec, par exemple, une gamine de sept ou huit ans sautillant autour d’elle, attirait des hommes qui, dans l’ensemble, étaient beaucoup plus intéressants et beaucoup plus sympathiques que les admirateurs des magnifiques adolescentes s’agitant sur les courts de tennis ou paradant en bikini autour des piscines en plein air. Aussi mince et jolie que ses concurrentes, la jeune maman possédait, de surcroît, un passé, une vie, un mystère… à condition, toutefois, que son satellite soit féminin car le petit garçon capricieux, remuant, fatigant et bruyant qui fait l’intéressant, grimpe sur les sièges sans enlever ses chaussures, et ne pense qu’à taper dans un ballon est un repoussoir automatique.

Suzanne et Maria arrivèrent à l’endroit du port où l’on réparait les bateaux. L’un d’eux venait d’être hissé hors de l’eau par une grue et arrosait encore les dalles du quai, les rafraîchissant d’une odeur iodée comme celle d’une huître. Un adolescent en blue-jean et chemisette blanche tournait autour de l’embarcation. Il effleurait la coque avec ses doigts comme une infirmière qui aurait cherché à piquer la croupe d’un malade.

(39)

collège l’année dernière et maintenant il travaille pour ses parents.”

“Qu’est-ce qu’ils font ?”

“Ils louent des bateaux aux touristes et pas simplement aux touristes. Il y a beaucoup de gens par ici qui ne veulent pas s’embarrasser d’un bateau. Ils préfèrent en louer un de temps en temps pour aller pêcher en mer.”

Maria mourait de soif. En général, après un cours de danse, les filles allaient dans un salon de thé où Maria insistait pour régler l’addition. Cette fois, elles étaient allées au port directement, et Maria sentait sa gorge se durcir comme si elle s’était solidifiée et fendillée. Avant de commencer à suivre des cours de danse, elle ne s’était pas rendu compte à quel point cette discipline était exigeante et implacable. Elle ressentait maintenant une révulsion presque physique pour ceux qui, étalant leur ignorance, considéraient encore les danseurs comme des êtres mièvres et maniérés.

Suzanne fit les présentations, et Gérard emmena les deux filles chez lui, à cent mètres de là. C’était un pavillon sis dans les anciens jardins d’une maison de maître. La maison, celle des parents de Gérard, existait toujours mais les parterres fleuris et les pelouses avaient depuis longtemps disparu sous une accumulation de bouées, ancres, cordages, remorques pour bateaux et autre attirail maritime aux parfums de rouille et de sel. Seuls avaient survécu quelques pins et

(40)

un magnifique cèdre du Liban. On entrait sur la propriété, bien entourée de murs à tessons de bouteilles, par un solide portail en fer forgé, et on était accueilli par deux molosses, de race indéfinie, qui firent fête à Gérard et à ses invitées mais auxquels un étranger aurait été mal avisé de se frotter.

Quelques minutes plus tard, avec de grands soupirs de soulagement, Suzanne et Maria se partageaient une bouteille d’eau minérale que Gérard venait de sortir du frigo. Alors seulement Maria s’intéressa au jeune homme. Pas très grand, mais énergique et musclé, il avait un visage rond, de beaux yeux noirs, intelligents et malicieux, et des cheveux, noirs également, ondulant et presque bouclés. Ses gestes, la façon dont il se mouvait, dénotaient une sorte de noblesse aussi incontrôlable qu’inconsciente qui fascinait Maria. Un gosse de riche peut envier la bicyclette d’un enfant pauvre simplement à cause de l’aisance avec laquelle ce dernier se tient sur la selle et pédale. Gérard, qui était loin de connaître la pauvreté mais encore plus loin de soupçonner la distance financière qui le séparait de Maria, donnait, la plupart du temps, une impression de calme élégance, tout en accomplissant les tâches les plus ordinaires.

Le pavillon, destiné autrefois au gardien, jardinier ou autre domestique, comprenait un salon où l’on entrait de plain-pied, deux chambres, une salle de bain, et entre les chambres, une cuisine-couloir, étroite, toute en longueur comme celle d’un wagon-restaurant ou comme la cambuse d’un voilier. Pas de salle à

(41)

manger. Gérard allait prendre ses repas avec ses parents ou sortait acheter un sandwich ou encore se préparait un petit quelque chose qu’il posait sur la table basse du salon.

L’intérieur était gai : murs blancs où étaient accrochés des plateaux marocains en cuivre repoussé, sofas protégés de couvertures bariolées, marocaines également, joli tapis dans le même style posé sur un sol en grès vert pâle, et grosse table à café en bois sombre et sculpté. Maria remarqua immédiatement que tout était propre et en ordre. C’était la première fois qu’elle mettait les pieds dans ce qu’en imagination, elle appelait encore une garçonnière. Toutes les garçonnières qu’elle avait vues à la télévision ou au cinéma avaient exhibé un désordre épouvantable, impliquant, d’une façon plutôt sexiste, que seule une présence féminine était capable de transformer la caverne préhistorique du mâle en espace habitable et civilisé.

Ayant enlevé leurs chaussures, les trois amis s’étaient assis sur le sol : Suzanne et Gérard d’un côté de la pièce et Maria leur faisant face. Suzanne portait une chemisette blanche et une jupe assez longue à petits carreaux noirs et gris – mais pas assez longue pour cacher les jambes – et un joli slip blanc parsemé de minuscules imprimés de fleurs bleues. Maria était en T-shirt bleu et jupe noire très courte qui exhibait également sa petite culotte mais les habitués de la danse classique glorifient le corps, et cela les rend beaucoup plus indifférents que d’autres aux tabous de

(42)

ce genre. Maria était consciente, malgré tout, des regards de Gérard qui passaient sur elle et essayaient poliment de ne pas trop s’y attarder. Elle était encore plus consciente des regards de Suzanne qui, eux, ne se gênaient pas pour exprimer leur désir et leur admiration. Repensant soudain aux exhibitions réciproques qui avaient lieu lors des rares occasions où elle se retrouvait seule dans la villa avec Clémentine, Maria se rendit compte qu’elle suintait. Gérard passa un bras autour des épaules de Suzanne, et sa voix fit sursauter Maria.

“Tu es vierge, Maria ?” “Oui.”

Aucune réaction de la part de Gérard ; à se demander pourquoi il avait posé la question. “Tu restes un peu ?”

“Si ça n’embête pas Suzanne. Vous avez certainement envie d’être seuls tous les deux.”

“On a peut-être envie d’être seuls tous les trois”, reprit Suzanne d’une voix blanche, douce comme un murmure, et qui tremblait un peu.

Se demandant si quelque chose d’important allait se passer (pourquoi pas la fin de sa virginité ?) Maria avala sa salive, mais parvint à dire d’un ton qui se voulait ferme : “Il faut d’abord que je téléphone à mon père.”

(43)

Elle dut se lever pour téléphoner mais, quand elle se rassit, elle le fit près de Suzanne. Elle s’aperçut alors que Gérard avait déboutonné la chemisette de son amie et, comme elle ne portait pas de soutien-gorge, il lui caressait doucement les seins. Penché légèrement en avant, il regardait Maria en souriant. Elle ferma les yeux, respira profondément. Elle sentit une main qui passait sous son T-shirt. C’était la main de Suzanne. Le contact des doigts avec sa peau la fit frissonner. Quand ils atteignirent les seins qui, comme ceux de Suzanne, étaient trop petits pour avoir besoin de soutien-gorge, Maria ouvrit la bouche, et aspira bruyamment comme si elle manquait d’air. La main se retira. Pendant de longues minutes, le frais passage de cette paume sur une partie du corps que nul n’avait encore touchée, continua d’envoyer des vagues de plaisir. Maria imaginait le retour de la main, et chaque fois son cœur battait un peu plus vite.

Soudain Suzanne se leva, et le plus naturellement du monde, demanda : “Vous voulez un Coca, tous les deux ?” Sans attendre la réponse, elle ajouta : “Tu viens m’aider, Maria ?” Aider Suzanne à rapporter trois canettes de Coca ? Hypnotisée cependant, Maria se leva et alla rejoindre son amie dans la cuisine. À peine furent-elles ensemble, que Suzanne passa un bras autour des hanches de Maria, et l’embrassa sur la bouche. Maria essaya de détourner la tête puis céda à la curiosité mais aussi à l’attirance qu’elle ressentait depuis longtemps. Elle fut tout étonnée de sentir, sous ses propres lèvres, que les lèvres de Suzanne étaient

(44)

brûlantes. Elle sombrait dans un océan de vagues tièdes et douces. La langue de Suzanne toucha rapidement la sienne par deux reprises, et Maria, avec un discret gémissement, crut qu’elle allait s’évanouir. Ses jambes ne pouvant plus la supporter, elle se sépara de Suzanne. Quand elle revint dans le salon, elle s’aperçut que Gérard la regardait avec sympathie et amitié mais aussi avec une pointe d’ironie… et pour la première fois de la soirée, Maria rougit jusqu’aux oreilles. Ses deux amis avaient conspiré pour la déniaiser, et elle devait admettre que cela lui avait été extrêmement agréable. Elle en avait des fourmis au bout des doigts.

Elle aurait voulu continuer mais ne pouvait le faire en prenant les devants. Il lui fallait absolument la complicité active de ses amis. Or ils semblaient soudain se désintéresser d’elle. Debout devant la fenêtre, elle but son Coca pendant que Suzanne et Gérard s’asseyaient sur le sofa (cette fois) et s’embrassaient. Un petit vent glacé, mélange de regret et de jalousie passa sur le cœur de Maria. “Je vais appeler un taxi maintenant”, dit-elle assez froidement.

Quand une Mercedes blanche arriva quelques minutes plus tard, Suzanne sortit de la propriété avec Maria et murmura à l’oreille de son amie : “J’ai la clef du chalet de Gérard. Je lui ai demandé si je pouvais t’y amener. Il est d’accord.” Puis, comme Maria la regardait sans avoir l’air de comprendre, Suzanne ajouta avec un grand sourire : “Même les chiens sont d’accord.”

(45)

Lorsque, deux jours plus tard, Maria sonna à l’intercom du grand portail vert-pâle, elle ne reçut pas de réponse, mais la poterne s’ouvrit électriquement. Les chiens, à qui on avait dû parler de la visite, se contentèrent d’un ou deux aboiements en sourdine tout en remuant la queue ; puis ils retournèrent à leur occupation favorite consistant à déchirer un vieux ballon de foot. Maria frappa à la porte du pavillon et entendit la voix étouffée de Suzanne qui criait : “Entre.” Le salon était vide. “Je suis dans la chambre de gauche” continua la voix, plus claire cette fois.

Maria poussa la porte. Suzanne, complètement nue, était couchée sur le lit mais pas sur toute la longueur du lit : sa tête reposait vers le milieu et ses pieds sur le sol. C’était un lit sans pourtour de bois ou de métal, un lit aux rebords doux et arrondis. Les jambes de Suzanne étaient grand ouvertes. Maria avait souvent eu l’occasion de voir le corps de Suzanne, et vice-versa car, après le cours de danse, la douche était absolument nécessaire mais ici, dans une chambre, et dans cette position, la nudité de son amie prenait une autre dimension : celle de l’érotisme ; érotisme souligné par le fait que le sexe de Suzanne, saillant, gonflé et légèrement entrouvert, comme les pétales d’un bourgeon de tulipe, laissait entrevoir une goutte blanche. D’après ses expériences avec Clémentine, Maria savait maintenant reconnaître les signes du désir et du plaisir. Elle se laissait aussi émouvoir par l’espace qui s’était formé entre les petites lèvres et les grandes, ainsi que par le déplié de l’aine dont la lisse continuité

(46)

accueillait à la fois le haut des cuisses et la naissance du ventre. Comme toutes les danseuses, Suzanne était complètement épilée. Maria aussi, bien entendu.

Elle s’agenouilla entre les jambes de Suzanne et se pencha en avant jusqu’à laisser sa tête reposer sur le ventre de son amie. Elle sentait la chaleur de la vie respirer doucement sous son visage, et fermant les yeux, se laissa envahir par un exquis mélange de douceur et de fermeté. Elle avait envie de descendre un peu et d’explorer de sa langue un sexe qui ne demandait certainement que cela mais un sursaut de timidité et même de peur, lui fit prendre la direction opposée. Elle fit lentement glisser sa bouche vers le haut du corps : croisière sur une peau douce et brûlante. Les lèvres des deux filles se rencontrèrent en un baiser beaucoup plus tendre et prolongé, bien plus sensuel aussi, que celui de l’avant-veille. “Déshabille-toi”, murmura Suzanne. “Je vais te lécher.” Une heure plus tard, serrées, nues, l’une contre l’autre, elles dérivaient doucement vers le sommeil.

Dans le taxi qui la ramenait chez elle, Maria était secouée par des vagues d’émotions contradictoires. Elle n’avait pas perdu sa virginité mais, imitant Eileen sans le vouloir, elle avait fait l’amour avec une femme. Elle ne pouvait pas, comme sa mère, comparer cette expérience avec d’autres. Rentrée dans sa chambre, elle mit ses réflexions par écrit afin d’y voir plus clair en elle-même.

Références

Documents relatifs

Symbolic Numeric Analysis of Attractors in Randomly Generated Piecewise Affine Models of Gene Networks..

Then more poleward in these sectors they show Mantle (which extends across the entire dayside and is just the low energy ion “tail” precipita- tion seen on the open polar cap

Scheme of the AMBER configuration: (1) multiaxial beam combiner; (2) cylindrical optics; (3) anamorphosed focal image with fringes; (4) ”long slit spectrograph”; (5) dispersed

The simple example shows that accepting the multi- objective nature of model calibration and integrating it into the modelling process increases the amount of information retrieved

ainsi que pour la morphosyntaxe, des améliorations légèrement plus importantes ont été observées dans le groupe avec musique et que seul ce groupe s’est amélioré de

In other words exploring lecturers’ conceptions and epistemological beliefs about teaching may assist in the improvement of teacher education, professional development programs

La Revue recherche et encourage aussi la publication des travaux de chercheurs internationaux, stimulant ainsi, à travers le monde, le dialogue entre spécialistes sur

Les cerises sont sur la nappe noire et l'orange est sur la nappe