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La métaphore en de dans Capitale de la douleur de Paul Éluard

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La métaphore en de dans Capitale de la douleur de Paul Éluard

Christel LE BELLEC

INTRODUCTION

La simplicité des mots utilisés et, de manière paradoxale, le caractère obscur dans l’agencement des mots et dans les rapports qui s’établissent entre eux est l’une des particularités de la poésie d’Éluard.

Parmi ces mots, les noms dominent, notamment les noms concrets, et ceux-ci sont le plus souvent agencés avec d’autres noms relevant de domaines généralement incompatibles. Ce type d’assemblage contribue à faire naître la métaphore.

Ainsi, de nombreux substantifs renvoyant à des réalités fort distinctes sont reliés au moyen de la préposition de. La mise en relation de ces noms permet la création d’images insolites, obscures et déroutantes (M. Robichaud, 2011) ; le choix de ces agencements étant conditionné par l’appartenance du poète au surréalisme.

La métaphore en de, autrement appelée « métaphore par complément déterminatif » (ou génitif métaphorique : C. Brooke-Rose, 1958) s’intègre parmi les métaphores nominales et prend place aux côtés de la métaphore apposition, comme : Elle est belle, statue vivante de l’amour (p. 108)

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et de la métaphore attribut, comme : Les fenêtres seront des vases (p. 123).

Malgré une apparence de complément déterminatif, dont le rôle serait de restreindre l’extension du nom tête, la métaphore en de n’a pas toujours cette valeur restrictive et revêt plusieurs interprétations. Cette pluralité interprétative mène parfois, comme on le verra, à des ambiguïtés qui sont laissées par le poète au bon vouloir du lecteur.

Néanmoins, même si l’interprétation de ces syntagmes nominaux métaphoriques paraît parfois obscure, certains indices syntaxiques et lexicaux permettent au lecteur de décrypter la métaphore (J. Tamine, 1976). Ainsi, nous distinguerons deux grands ensembles déterminés par la présence vs l’absence de détermination du nom complément, dont le fonctionnement et les spécificités de chaque ensemble diffèrent en de nombreux points.

1. LE NOM COMPLÉMENT EST DÉTERMINÉ

La métaphore en de, dont le nom complément est déterminé, recouvre des structures sous-jacentes différentes et peut être paraphrasée de diverses manières. Ces manipulations font apparaître que, sous une apparente unité syntaxique, on distingue trois sous-types de métaphores en de (F. Rullier-Theuret, 1997).

1 Paul Éluard, Capitale de la douleur, Poésie/Gallimard, 1966. Les numéros de page renvoient à cette édition.

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Nous verrons que la métaphore en de est singulière par son fonctionnement discursif et par la pluralité des rapports qu’elle instaure entre les deux noms. Nous examinerons enfin les ambiguïtés sémantiques générées par ce type de structure.

1.1. Particularités discursives

La métaphore en de, à la différence des deux autres métaphores nominales (métaphore attribut et métaphore apposition) qui vont d’un Comparé vers un Comparant tous deux exprimés, va au contraire du Comparant vers le Comparé (F. Rullier-Theuret, 1997).

En effet, dans les trois sous-types de métaphores distingués ici, qu’il s’agisse de la métaphore équative, de la métaphore métonymique ou de la métaphore processive (voir sous-sections suivantes), l’ordre est toujours Comparant/Comparé. Ainsi, l’asile de ses yeux (p. 102) équivaut structurellement à : ses yeux sont un asile où l’asile est le Comparant et ses yeux le Comparé. De même dans : au sommet des batailles (p. 89), les batailles = le Comparé et le sommet = le Comparant.

L’ordre Comparant/Comparé instaure un fonctionnement discursif particulier dans la mesure où le terme métaphorique est toujours premier.

En effet, la métaphore est ainsi présentée comme présupposée, par exemple dans : les coqs des vagues (p. 94), la proposition « les vagues sont des coqs » est présupposée. La métaphore est ainsi présentée comme antérieure à la parole, ce qui permet d’établir

« une connivence entre l’écrivain et son lecteur, par le truchement d’un langage convenu et connu ou supposé tel. » (J. Thomas, 1970).

Le caractère présupposé de ce type de construction est manifeste à travers notamment le choix des déterminants : le nom tête représentant le Comparant est précédé d’un déterminant défini (ou de l’article zéro), mais n’est jamais précédé d’un indéfini (F.

Rullier-Theuret, 1997). En revanche, dès que l’on restitue l’ordre Comparé/Comparant, le déterminant défini devient indéfini, par exemple : les armes de mon triomphe (p. 92)

= mon triomphe a des armes, car le nom des armes devient le rhème de la proposition.

De même, lorsque le nom tête est non-déterminé (en cas notamment d’apposition, le groupe apposé étant généralement présupposé, ce qui justifie l’article zéro), comme : éclairs des veines (p. 23), il devient déterminé par un indéfini une fois placé dans le rhème de la proposition (= les veines sont des éclairs).

1.2. La métaphore équative

La métaphore équative établit une relation d’identification entre les deux noms, on dit qu’elle a une valeur équative en raison du rapport d’égalité qu’elle instaure, paraphrasable au moyen du verbe être (par ex. : le filet de ses paupières (p. 92) = ses paupières sont un filet). Le complément du nom fonctionne alors comme un attribut, à la différence qu’au lieu d’établir un rapport d’identité, comme le fait l’attribut avec son sujet, le complément en de établit un rapport d’identification, car il permet d’identifier des éléments entre lesquels aucune relation préalable n’existe (J. Tamine, 1979).

Dans Capitale de la douleur, les configurations où le nom complément représente une

partie du corps du poète ou une caractéristique qui lui est afférente sont nombreuses ; le

lien au poète étant matérialisé par la présence d’un déterminant possessif de 1

re

personne devant le nom complément.

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3

À travers cette structure, le poète manifeste son abattement et son désespoir face à son amour perdu ; en témoigne la métaphore roue brisée de ma fatigue (p. 32) (= ma fatigue est une roue brisée), à travers laquelle le poète exprime son éreintement, à l’instar d’un véhicule auquel il manque une roue, peinant ainsi à avancer. En outre, l’utilisation de l’adjectif brisé fait écho à l’expression être brisé de fatigue.

La décadence du poète est palpable dans : le gouffre effrayant de mes songes (p. 107) (=

mes songes sont un gouffre effrayant), qui rappelle la sensation de chute vertigineuse parfois éprouvée dans les rêves, comme en témoigne le vers suivant : et je tombe et ma chute éternise ma vie, chute dont les effets se font sentir bien au-delà du rêve.

Néanmoins, le désespoir du poète est source d’inspiration. Ainsi, la métaphore : o jardin de mes yeux ! (p. 92) (= mes yeux sont un jardin), renvoie à la fertilité de l’activité créatrice du poète, puisque son regard transforme des fruits en fleurs (cf. tous les fruits sont ici pour figurer des fleurs)

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. De même que l’éternel ciel de ma tête (p. 119) fait référence à l’imagination inépuisable du poète ; les feux de paille de mes regards (p.

129) (= mes regards sont des feux de paille) traduit ce sentiment vif mais éphémère qu’éprouve le poète face à l’inspiration poétique.

Éluard utilise amplement la métaphore en de pour décrire la délicatesse de la femme aimée et ainsi exprimer la fascination qu’il éprouve à son égard ; cela se manifeste par la présence du déterminant possessif de 3

e

personne devant le nom complément :

l’aumône de ses seins (p. 92) (= ses seins sont une aumône, affichant la générosité du corps de la femme)

les filets de ses paupières (p. 92) (= ses paupières sont comparées à des filets qui s’emparent du cœur des hommes)

les sifflets de ses chevilles (p. 102) (= ses chevilles sont fines et délicates comme le son aigu et la finesse des sifflets)

l’asile de ses yeux (p.102) (= ses yeux sont un asile, où le poète trouve son refuge)

l’éventail de sa bouche (p. 140) (= sa bouche est un éventail, qui rappelle le souffle du vent produit par ce dernier)

La métaphore équative participe ainsi pour une large part dans la célébration de la femme aimée, mais elle donne aussi une tonalité mélancolique à l’œuvre. En effet, les souvenirs du temps passé rejaillissent douloureusement, comme l’atteste la métaphore : le vertige des années défendues et des fruits perdus (p. 64) (= les années défendues et les fruits perdus sont vertigineux), doublée d’une hypallage, où les années perdues fait référence aux regrets d’une époque révolue et les fruits défendus à l’histoire d’amour avec sa bien-aimée.

1.3. La métaphore métonymique

La métaphore métonymique (ou synecdochique) établit une relation d’appartenance entre les deux noms et présuppose donc un rapport de contiguïté, le plus souvent de la partie pour le tout. Elle est paraphrasable au moyen du verbe avoir (par ex. : au bras des ombres (p. 92), présuppose que les ombres ont des bras).

Ce type de métaphore, à la différence de la précédente, n’est pas in praesentia (F.

Rullier-Theuret, 1997), car elle oblige à passer par une double présupposition (cf. les

2 Cette métaphore fait également écho à les herbes de mes yeux (p. 67).

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ombres ont des bras, ce qui signifie que les ombres sont des êtres humains). C’est donc le Comparant qui est évincé de la construction et dont on ne présente qu’une partie (les bras en l’occurrence).

Lorsque le nom tête désigne une partie du corps et que le nom complément désigne un non-humain, la métaphore se double alors d’une personnification, où les entités décrites se voient attribuer des caractéristiques humaines.

Ainsi, le poète a recours à ce type de métaphore lorsqu’il fait référence notamment au passé : (prenons) la main de la mémoire (p. 68), afin de la guider comme on guide un enfant ; (fermons) les yeux du souvenir (p. 68), soulignant l’idée que les souvenirs peuvent être endormis et maintenus enfouis dans la mémoire, afin d’avancer.

Comme l’indique C. Détrie (2001 : 236), la métaphore permet de transformer une abstraction en une réalité nommable, parce que reconnue expérientiellement.

En effet, les entités abstraites ou inanimées personnifiées prennent parfois l’apparence de la femme aimée : (le ciel a) la voix du sable et les gestes du vent (p. 83), les éléments de la nature, comme le souffle du sable et le tournoiement du vent, ramènent le poète au souvenir de sa bien-aimée (cf. la nature s’est prise aux filets de ta vie). De même que la passion amoureuse renvoie le poète à sa propre expérience : la bouche des passions (p.

80), où les passions sont assimilées à la couleur rouge de la bouche. À travers la chevelure de la route (p. 89), le caractère changeant et instable de la route ramène le poète vers la femme aimée (la route est fuyante et souple comme une chevelure, ce que marquent les termes rigide et ne fuit plus dans le vers suivant : a mis son manteau rigide et elle ne fuit plus).

Parallèlement à cela, des abstractions présentent parfois des caractéristiques animales, comme : le plumage entier de la perdition (p. 94) ; la perdition est comparée à un coq, à travers la métaphore filée dans laquelle elle est comprise (un bouquet tout défait brûle les coqs des vagues).

Inversement, des entités abstraites se voient attribuer des caractéristiques qui correspondent habituellement à celles d’éléments concrets ; la métaphore se double alors d’une réification : la forme de mes paroles (p. 89), où les paroles du poète sont comparables à un objet.

D’une manière générale, si le nom tête est un terme qui n’est compatible qu’avec un très petit nombre de compléments, comme épines dans les épines de l’orage (p. 13), alors le complément introduit par de sera assimilé au terme habituellement associé au nom tête (J. Tamine, 1976). Ainsi, la foudre est comparée à une épine de rose (qui se défend par sa piqûre), par son caractère fulgurant, comme lorsqu’elle frappe la terre et illumine le ciel.

Les éléments de la nature (le feu, la terre, l’eau et l’air) sont glorifiés par le poète à travers cette structure : (ouvrir) les portes de la mer (p. 23) (= la mer a des portes), par cette métaphore, le poète présente la mer comme une accueillante demeure. Les éléments se réunissent dans : soutiens du ciel (p. 53) (périphrase métaphorique pour désigner les arbres), les flammes de la terre (p. 105).

Le poète nous fait également part de sa vision du monde : toutes les écluses de la vie (p.

135) (= la vie est une rivière qui comporte des écluses, des obstacles dans son

déroulement) ; et de son activité créatrice : les herbes de mes yeux, de mes cheveux et de

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mes rêves (p. 67) (= mes yeux ont des herbes, ce qui présuppose que mes yeux sont un jardin où pousse de l’herbe ; cf. la métaphore : o jardin de mes yeux !, p. 92).

1.4. La métaphore processive

Dans la métaphore processive, il y a un rapport de type verbal entre les deux noms, le complément du nom exprime un procès et peut être paraphrasé par le verbe dérivé du nom tête.

À l’instar de la métaphore métonymique, il s’agit d’une métaphore in absentia dans la mesure où l’on doit passer par une double présupposition : la menace rouge d’une épée (p. 99) présuppose qu’une épée menace, car elle a des propriétés humaines (tel un homme en colère, d’où la menace rouge, par référence à l’expression être rouge de colère). De même que : contorsions du soleil (p. 137) (= le soleil se contorsionne, ce qui présuppose que le soleil est apparenté à un animal qui se contorsionne, comme le serpent).

1.5. L’ambiguïté sémantique

Certaines métaphores en de supportent plusieurs paraphrases et lorsque le contexte linguistique ne permet pas de sélectionner l’une ou l’autre interprétation, les deux versions sont alors disponibles aux yeux du lecteur, ce qui contribue à multiplier les images inédites et déconcertantes. Le poète joue ainsi avec le lecteur en lui laissant le libre choix de l’interprétation : plusieurs solutions interprétatives s’offrent à lui, entre lesquelles il peut choisir (C. Fuchs, 1996).

L’ambiguïté sémantique se produit généralement lorsque les noms figurant dans la métaphore en de présentent certaines caractéristiques sémantico-lexicales, notamment lorsque l’un des deux noms est polysémique ou homonymique. Elle se joue essentiellement entre la métaphore équative et la métaphore métonymique.

Le titre même de l’œuvre est un exemple très éloquent d’ambiguïté sémantique.

Plusieurs reformulations lui sont possibles : la douleur est une capitale, la douleur a une capitale, la douleur s’écrit en lettres capitales (F. Rullier-Theuret, 1997) en raison du caractère polysémique du terme capitale : il renvoie aussi bien au caractère d’imprimerie qu’à une ville principale. Ainsi, dès le titre, le poète donne le ton à son lecteur, il le met d’emblée face à diverses possibilités interprétatives, ce qui va teinter l’ensemble de son œuvre.

Le titre du poème Au cœur de mon amour (p. 52) est également ambigu ; il peut supporter plusieurs paraphrases car les noms cœur et amour sont polysémiques. Les possibilités interprétatives sont alors multipliées : mon amour peut renvoyer au sentiment amoureux ou à la personne aimée, de même que cœur peut renvoyer à l’organe (du poète ou de la femme aimée) ou au centre :

au centre de mon amour mon amour a un cœur mon amour est un cœur

Par ailleurs, le poème portant ce titre ne dément aucune des interprétations, elles restent

toutes en suspens : Et qui donc veut me prendre le cœur ? (p. 53) ; Une femme au cœur

pâle (id.) ; L’amour a découvert la nuit sur ses seins impalpables (id.).

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Nous relevons un autre exemple remarquable jouant sur la polysémie du mot amour, il s’agit de l’hémistiche homonymique : O tour de mon amour (p. 62) (= mon amour a un tour tel un objet ou mon amour est une tour ou a une tour) qui fait écho à autour de mon amour. L’ambiguïté est liée à l’homonymie du mot tour qui renvoie à une circonférence ou à un bâtiment élevé à la verticale, tandis que l’ambigüité de mon amour, qui persiste malgré l’antanaclase qu’elle forme avec l’autre hémistiche : autour de mon amour, renvoie autant à l’être aimé qu’au sentiment amoureux.

Ainsi, comme le signale J. Gardes-Tamine (2011 : 184), la métaphore n’impose pas une interprétation, elle est seulement porteuse de significations virtuelles.

2. LE NOM COMPLÉMENT SANS DÉTERMINANT

Dans les configurations précédentes, le rapport entre les deux noms allait du nom complément vers le nom tête, tandis que dans la configuration du nom complément sans déterminant, ce dernier se présente comme une simple spécification du nom tête, le rapport est donc orienté du nom tête vers le nom complément (J. Tamine, 1976).

Dans Capitale de la douleur, le nom complément est le plus souvent un terme de matière qui vient spécifier le nom tête ; dans d’autres cas il constitue avec ce dernier une métaphore hyperbolique.

2.1. Le complément de matière

De nombreux termes mis en position de complément de nom sans déterminant sont ainsi convertis en termes de matière lorsqu’ils sont associés à un autre nom au moyen de la préposition de. Le plus souvent ce nom complément renvoie à une substance non comptable et la métaphore naît lorsque ce dernier ne convient pas au nom tête.

Ainsi, Éluard associe, de manière récurrente, à un nom tête nécessitant une complémentation très spécifique, des noms relevant de domaines généralement incompatibles, comme : un bouquet d’épées (p. 110), au lieu de : bouquet de + [nom de fleur], ce qui contribue à créer des images insolites. Les éléments de la nature sont ainsi mis en relation de la façon la plus inattendue : les branches de fumée (p. 20) (au lieu de branches + nom d’arbre) ; (jambes de pierre) aux bas de sable (p. 20) (au lieu de bas de + nom de tissu ; le nom de matière sable étant justifié par le nom pierre) ; la bourrasque de palmes et de vin noir (p. 111) (au lieu de bourrasque de vent) (en référence aux lieux d’ivresse).

Certaines locutions sont détournées au profit d’un nom complément d’un tout autre ordre :

jambes de pierre (p. 20) (au lieu de jambes de bois)

(pris dans) sa traîne de pavés (p. 23) (au lieu de traîne de mariée)

un clin de retour de flamme (p. 111) (au lieu d’un clin d’œil) (en référence à l’incendie animal)

Le poète va jusqu’à réunir, grâce à la métaphore en de, l’univers du concret et de l’abstrait : la configuration nom concret suivi d’un nom complément abstrait est commune et elle donne parfois lieu à des périphrases métaphoriques :

l’oiseau d’habitude (p. 32) (périphrase métaphorique pour désigner un papillon)

la brume de dérision (p. 87)

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7 ces beaux murs blancs d’apothéose (p. 102)

On trouve également la configuration inverse : un nom tête abstrait suivi d’un nom complément concret. Ainsi, un miracle de sable fin (p. 46) est une périphrase métaphorique désignant un rayon de soleil, qui évoque la brillance d’une pépite d’or au milieu du sable ; la métaphore est filée dans tout le premier quatrain : transperce les feuilles les fleurs, éclot dans les fruits et comble les ombres).

D’après C. Détrie (2001 : 172), le rôle de la métaphore est d’exprimer la perception de corrélations entre divers domaines d’expérience. Ainsi, des noms désignant des éléments relevant de domaines perceptibles différents sont parfois associés, créant des métaphores synesthésiques :

- le visible, l’audible et l’olfactif : une tache de silence, une tache de rose (p. 28) - le visible et le tactile : une ville de velours et de porcelaine (p. 123)

- le visible, l’olfactif et le gustatif : masques de poix et de moutarde (p. 125), miel d’aube (p. 36)

Ces métaphores permettent au poète de revitaliser la perception, de créer des sensations inédites et surprenantes. Ainsi, les périphrases métaphoriques comme une tache de silence, une tache de rose (pour désigner un grain de beauté), permettent au poète de rendre compte de la saveur que lui procure la vue d’un grain de beauté, tant au niveau visuel, qu’auditif et olfactif. Le grain de beauté chez la femme aimée se présente comme une rose dont l’intensité de la sensation rend inaudible tout bruit alentour, d’où le silence qui l’accompagne.

Le mélange des règnes (animal, végétal et minéral) est aussi commun dans Capitale de la douleur. Éluard parvient ainsi à réunir les éléments de l’univers et à renverser les frontières entre les règnes :

-

règnes végétal et minéral : la rose d’ambre (p. 60)

-

règnes animal et végétal : le papillon d’orange (p. 132), des femmes de bois vert et sombre (p. 59)

-

règnes animal et minéral : au front de nacre (p. 123), (ta bouche aux) lèvres d’or (p.

136)

Au-delà du mélange des perceptions, de la réunion des règnes, le poète joue avec la langue. On retrouve ainsi de nombreuses métaphores filées surréalistes dont les caractéristiques ont été décrites par M. Riffaterre (1969 : 49-50) :

Un mot donné du système peut déterminer l’occurrence des mots qui le suivent en vertu d’une similitude de forme, laquelle l’emporte sur le sens s’il y a conflit. Par exemple, des parallélismes phonétiques (rimes, assonance) et des jeux de mots avec ou sans rationalisation narrative (…) ou bien en vertu de ses associations stéréotypées (appartenance à un groupe phonétique, à un cliché, à une citation, etc.).

Ainsi, des termes aux sonorités semblables se voient rapprochés dans ce type de

structure en dépit d’une non-conformité sémantique : les poissons d’angoisse (p. 13)

(répétition des sons [was] à travers la graphie « oiss »), la voiture de verdure (p. 13)

(répétition des sons [v] et [y R ] à travers les graphies « v » et « ure »). Les liens

sémantiques entre les termes disparaissent mais les mots s’associent par glissement d’un

terme à l’autre. La métaphore surréaliste fait ainsi apparaître des rapports cachés entre

les objets (J. Gardes-Tamine, 2011).

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Certaines métaphores ne se laissent décrypter que grâce au contexte qui permet au lecteur de comprendre certaines associations insolites. Ainsi, le syntagme dans une ville de laine et de plumes (p. 64) ne se laisse appréhender que grâce à la phrase qui suit : un oiseau sur le dos d’un mouton (par association des termes laine/mouton et plumes/oiseau).

De même, le syntagme métal de jour (p. 103) se justifie par le syntagme qui le précède

« métal qui nuit », par glissement d’un terme à l’autre, on passe de « nuit » à « jour », par homonymie. L’expression : ses bras d’enfer (p. 132) fait écho à la phrase interrogative précédente : « Qu’en faire ? » par association homophonique, ce qui justifie alors l’apparition du nom enfer comme complément du nom bras.

Enfin, les cas d’hypallage sont légion, où les noms compléments sont habituellement associés à un autre terme présent dans la même phrase ou construction. Ainsi, le syntagme : la poudre d’or du chercheur de noir (p. 120), peut également se comprendre lorsque les noms compléments sont inversés (la poudre noire du chercheur d’or).

2.2. La métaphore hyperbolique

Dans ce type de métaphore, la paraphrase explicitante est dépendante du contexte, par exemple : un ciel de larmes (p. 122) a pour paraphrase : une quantité infinie de larmes, où l’écoulement des larmes est comparé à l’écoulement de la pluie. Cette configuration consiste en l’utilisation d’un « englobant massif » (océan, ciel, montagne, etc.) comme quantificateur (I. Tamba-Mecz, 1981). Ainsi, cette métaphore hyperbolique permet au poète d’exprimer l’intensité de la tristesse.

On trouve dans Capitale de la douleur quelques exemples de ce type de structure : nuée d’insectes (p. 71), apposé à la lumière, signifie que la lumière est si intense que l’on n’y voit plus que des points noirs grouillant tel un nuage d’insectes. Enfin, le syntagme : (parfums éclos d’) une couvée d’aurores (p. 139) révèle l’intensité des parfums auroraux.

CONCLUSION

L’examen de la métaphore en de, dans Capitale de la douleur, nous a permis de voir la richesse et la diversité des interprétations qu’une structure unique en apparence pouvait renfermer.

Éluard fait un usage considérable de cette métaphore pour des raisons non seulement esthétiques mais aussi référentielles : la mise en relation de deux noms au moyen de la préposition de donne plus de liberté au poète pour associer des réalités ordinairement incompatibles et pouvoir ainsi créer des images des plus surprenantes.

Ainsi, par le biais de la métaphore en de, le poète fait apparaître des rapports nouveaux et inédits entre les choses : il exalte les éléments de la nature en les unissant et célèbre la femme aimée ; et dans le même mouvement, il laisse transparaître dans son œuvre toute sa mélancolie face à son amour perdu.

BIBLIOGRAPHIE

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