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Existe-t-il une approche critique francophone du droit international? Réflexions à partir de l ouvrage Théories critiques du droit international*

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BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

Existe-t-il une approche critique francophone du droit international ? Réflexions à partir

de l’ouvrage Théories critiques du droit international*

PAR

Olivier CORTEN**

Les quelques réflexions qui suivent ont été inspirées de la lecture de l’ouvrage dirigé par Rémi Bachand et intitulé : Théories critiques et droit international (1). Partant du constat que, au sein de la francophonie, « le champ du droit international semble offrir beaucoup plus de résistance au développement d’un espace critique que dans le monde anglophone », l’ouvrage présenté rassemble les contributions de « jeunes auteurs œuvrant de près ou de loin dans le droit international et qui s’interrogent sur la critique de ce champ » (2). Comme on le détaillera plus bas, l’un des objectifs — si pas l’objectif principal — de ce livre est de diffuser, ou de fonder — une ambiguïté sur laquelle on reviendra —, une approche critique francophone du droit international. Sa lecture a en effet suscité, en tout cas dans mon chef, cette interrogation de type « identitaire », qui sera développée dans le deuxième temps de cette recension. Mais, avant tout, elle m’a permis de découvrir un échantillonnage d’études critiques qui, s’il s’est avéré rela- tivement disparate, s’est révélé particulièrement riche en enseignements. L’exposé qui constituera la première partie de ce texte ne peut prétendre rendre compte de toute la richesse des raisonnements et des réflexions qui les composent. Son but est simplement de montrer que l’ouvrage constitue une excellente ouverture sur des théories critiques du droit international (I) mais même si, comme on le verra ensuite, cet ouvrage lu dans son ensemble pose un certain nombre de questions sur l’existence et l’identité d’une approche critique francophone du droit international (II).

I. — UNEOUVERTUREÀDESTHÉORIESCRITIQUES DUDROITINTERNATIONAL

L’ouvrage suit un plan dynamique, qui part d’une recherche sur les origines de la critique (partie I), en expose les méthodes et épistémologies (partie II) avant d’ébau-

* Merci à Barbara Delcourt et Pierre Klein pour leur relecture attentive de ce texte.

** Professeur à l’Université libre de Bruxelles, Centre de droit international et de sociologie appliquée au droit international.

(1) Bruxelles, Bruylant, coll. Mondialisation et droit international, 2013, 275 p., ISBN : 978-2-8027-3873-2. L’ouvrage sera plus simplement cité ci-après comme Théories critiques.

(2) Ibid., p. 4 de couverture.

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cher quelques stratégies de déploiement (partie III) et de fournir quelques exemples d’utilisation (partie IV). Il s’agit donc d’une entreprise assez ambitieuse, et essen- tiellement théorique, voire « méta-théorique ». Même si, comme on le verra, certaines contributions font appel à des facteurs empiriques, l’objectif n’est pas d’appliquer ou de mettre en œuvre une approche critique dans des cas particuliers, mais d’en inter- roger les fondements, les spécificités et les implications. L’ensemble présente donc une certaine cohérence, même si l’examen de ses divers éléments mène parfois le lecteur à explorer des chemins bien différents, comme on le constatera en prenant connaissance de ce bref aperçu.

La première partie, qui est donc consacrée aux « origines de la critique », regroupe trois contributions.

Dans une étude ironiquement intitulée « Kennedy et moi » (3), Anne Lagerwall se demande « ce qu’une internationaliste francophone peut apprendre des NAIL qu’elle n’aurait déjà appris de l’école de Reims à propos de la guerre en Libye ». Prenant pour prétexte cette question d’actualité, elle montre comment l’on peut concrètement mettre en œuvre la théorie « rémoise » des contradictions primitives et consécutives, notamment en analysant la résolution 1973 (2011) du Conseil de sécurité, puis comment on peut appréhender le même objet avec les outils d’analyse des New Approaches to International Law (et notamment la pensée de David Kennedy), lesquelles insistent sur l’indétermination du droit et l’insuffisance consécutive des positivismes juridiques classiques pour proposer une interprétation objective. La première approche, qui se développe dans les années 1970, se déploie selon un vocabulaire entretenant un héritage direct avec le marxisme (contradictions, rapports de force, dialectique, etc.), tandis que la seconde, qui naît dans les années 1980, s’inscrit plus résolument dans l’héritage d’une pensée post-moderne (avec des termes tels que les « narrations » ou « récits », les

« discours », ou les « structures » de l’argumentation, etc.). Au-delà d’une synthèse de ces doctrines déjà abondamment commentées par ailleurs, l’auteure, si elle ne répond pas explicitement à la question qu’elle pose dans le titre de sa contribution ni ne se positionne elle-même par rapport à l’une ou l’autre d’entre elles, montre de manière très claire et didactique comment ces doctrines peuvent chacune s’avérer opérationnelles en tant qu’alternatives à la perspective positiviste qui est généralement privilégiée par les internationalistes pour appréhender des sujets comme une intervention militaire.

Dans un tout aussi stimulant deuxième chapitre, Michael Hennessy Picard et Nour Benghellad mettent l’accent sur un clivage culturel, la doctrine française étant davantage marquée par le positivisme normativiste que la doctrine anglo-saxonne, que l’on rattache habituellement à la tradition du « réalisme juridique ». Cette différence s’expliquerait essentiellement par les liens étroits entretenus par le modèle français avec la théorie de la souveraineté nationale, le législateur — contrairement au juge — étant considéré comme incarnant, seul, la légitimité de la production de normes. Par contraste, le modèle états-unien serait parqué par une méfiance vis-à-vis de l’État central et par une tendance à privilégier une souplesse et un pragmatisme seuls à même de s’adapter aux lois du marché. C’est dans ce contexte à la fois politique et intellec- tuel que l’on pourrait envisager l’histoire de l’enseignement du droit dans les facultés françaises, enseignement fortement centralisé et uniformisé sous l’autorité de l’État, comme l’illustre tout particulièrement le concours d’agrégation et le formatage qui en résulte. Dans la même perspective, la mondialisation économique, financière, mais

(3) Kennedy et moi est un ouvrage rédigé par Jean-Paul Dubois en 1996, et porté au cinéma par Sam Karmann en 1999 ; il relate de manière ironique les problèmes d’identité d’un quadra- génaire français, qui se traduit notamment dans une relation particulière avec la personnalité du président Kennedy. Dans le titre de l’article, qui exprime également une réflexion identitaire de l’auteure, « Kennedy » se réfère évidemment à David Kennedy, considéré comme le fondateur des New Approaches to International Law.

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aussi culturelle et intellectuelle, mènerait à une remise en cause progressive du modèle jacobin, et une introduction de modèles davantage ouverts au pluralisme juridique et au pragmatisme. Ainsi, le déclin du positivisme juridique ne serait pas nécessairement le signe des progrès d’une approche critique, mais pourrait aussi refléter les avancées de la marchandisation de la recherche, avec une pression accrue en faveur des projets à vocation « pratique », servant à mettre en œuvre effectivement les règles existantes ou à en concevoir des adaptations, par préférence à des réflexions par trop abstraites et théoriques sur la compréhension de l’ordre juridique ou l’interprétation de la règle de droit.

Dans un troisième chapitre, Vincent Chapaux se prononce quant à lui « pour une relativisation de la rupture entre approches états-uniennes et françaises du droit inter- national ». Depuis quelques années, on affirme généralement que la doctrine états- unienne présenterait des caractéristiques propres qui la démarquerait de la doctrine française (voire francophone) : d’une part, l’objectif du juriste ne serait plus l’inter- prétation de la règle de droit, mais l’étude de son élaboration ou de son application, notamment en termes de compliance ; d’autre part, et en conséquence, la distinction entre ce qui relève du droit, d’une part, de la sociologie, de la science politique ou des relations internationales, d’autre part, ne serait plus pertinente. Or, ces affirmations, très fréquemment reproduites, ne sont souvent pas étayées sur un plan empirique. En postulant que l’American Journal of International Law constitue une revue spéciale- ment représentative de la pensée juridique aux États-Unis (ce qui aurait peut-être mérité davantage d’explications, spécialement si on compare l’American Journal avec d’autres publications comme le Harvard International Law Journal), et prenant comme référence la seule année 2011 (ce qui est plus difficilement défendable, au vu du carac- tère particulièrement réduit de l’échantillon recueilli), Vincent Chapaux conclut qu’il est « interpellant de remarquer que la prétendue tendance des chercheurs américains à confondre le droit et le « non-droit » ne trouve quasiment aucune illustration dans notre matériau et que, a priori, les décrire de la sorte relève de la caricature » (4). Pendant l’année 2011, l’A.J.I.L. a en effet publié, outre des chroniques de jurisprudence ou des informations juridiques, généralement utilisées par les praticiens dans une perspec- tive positiviste, principalement des articles dont l’objectif était d’interpréter le droit international existant. Sans doute un élargissement de ce matériau serait-il susceptible d’étayer plus solidement l’affirmation, mais cette dernière a pour mérite de remettre en question une affirmation parfois relayée sans guère de motivation.

La deuxième partie de l’ouvrage vise, à partir de la prise en compte des origines de la critique, à s’interroger sur les « Méthodes et épistémologies ».

On y retrouve d’abord un texte de Rémi Bachand, « Pour une théorie critique en droit international ». Estimant que la simple mise en cause d’une interprétation ou d’une pratique juridique ne peut être assimilée à une posture Critique (avec majus- cule), l’auteur propose « quelques repères ontologiques, méthodologiques et épistémo- logiques » pour fonder et identifier cette dernière. Essentiellement, la Critique ne se contente pas de mettre en cause une pratique ou une règle en suggérant une réforme ou une amélioration du système, elle met en évidence, dénonce et propose de remplacer les structures de domination qui caractérisent le système lui-même, en défendant la cause des « subordonnés ». Se retrancher derrière une nécessaire objectivité du rai- sonnement scientifique n’a plus de sens, depuis que l’épistémologie post-moderne a démonté le mythe de l’extériorité du chercheur à son objet d’études, spécialement en sciences humaines. Aucun obstacle ne s’oppose donc aux choix d’une perspective « poli- tico-scientifique » assumée (5), ce qui a mené le coordonnateur de l’ouvrage à proposer

(4) Théories critiques, p. 111.

(5) Théories critiques, p. 122.

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un « manifeste pour la critique en droit international » en sept points qui constituent autant de commandements (6).

Le chapitre suivant est consacré à une présentation de la pensée de Martti Kos- kenniemi, et plus spécialement des relations apparemment paradoxales entre la mise en évidence de l’indétermination du droit et la promotion d’une « culture du forma- lisme ». Jean-François Thibaut montre que le paradoxe n’est qu’apparent : l’indéter- mination représente le pôle « apologétique », lié à la force du pouvoir des États — et des autres acteurs de la scène internationale — lorsqu’ils interprètent le droit dans un cas particulier ; quant à la culture du formalisme, elle incarne cette part indépas- sable d’idéalisme que suppose le droit international, dont la spécificité et l’autonomie requièrent la préservation d’un langage commun qui ne peut renvoyer qu’à des formes et à des structures, au-delà des valeurs et intérêts particuliers. Helène Mayrand s’in- téresse ensuite aux apports mutuels du constructivisme et des théories critiques, en articulant des approches de relations internationales et de droit international. En ce qu’elles puisent toutes deux dans le même appareillage doctrinal lié aux théories de la déconstruction (qu’elles soient structuralistes ou post-modernes), ces approches entretiennent des liens étroits que seuls les clivages académiques et les réseaux propres aux deux disciplines sont susceptibles de masquer. L’important, selon l’auteure, est d’enrichir et de renforcer les théories critiques en les nourrissant des développements issus au constructivisme, le tout pour mieux « rend[re] compte des situations où le droit international sert les intérêts d’acteurs hégémoniques » (7).

La troisième partie de l’ouvrage s’interroge sur les possibilités de « stratégies de déploiement » des approches critiques.

Dans une optique très pratique, Paméla Obertan estime que les cotutelles de thèses constituent une solution permettant une meilleure diffusion des approches critiques, notamment dans les pays du Sud. Une mise en œuvre de cet outil académique devrait permettre la constitution d’« intellectuels organiques », au sens gramscien de l’expres- sion, c’est-à-dire qui « sont capables de bâtir un discours contre-hégémonique, former une nouvelle conscience, aider les subalternes à comprendre le fondement de leur domi- nation » (8). Cette démarche quelque peu paternaliste devrait se traduire, en plus de la multiplication des cotutelles, par une utilisation des médias, la participation dans des mouvements progressistes et contestataires « tels que les syndicats, les forums sociaux, les mouvements sociaux, les organisations intergouvernementales ainsi que les organisations internationales » (9).

Dans le chapitre suivant, Mario Prost pose la question suivante : « ruptures éthiques et ruptures esthétiques : la pensée critique doit-elle continuer de s’écrire dans un lan- gage critique ? ». S’appuyant sur certains écrits de David Kennedy, il remarque que la pensée critique se décline souvent, au-delà du contenu du propos (soit la remise en cause des récits de la doctrine traditionnelle comme ceux de la neutralité ou du pro- grès du droit international), par une forme ou un procédé rhétorique original, comme l’autobiographie, le récit, voire l’anecdote. Ce style, lui aussi imprégné d’un héritage postmoderne, serait mieux à même de stimuler la réflexion mais aussi l’émotion et l’engagement, et il serait particulièrement adapté à la fois aux fondements théoriques et à la vocation militante de l’approche critique. En même temps, il risque de détour- ner de cette approche des juristes plus traditionnalistes, mais qui n’en sont pas moins progressistes et donc susceptibles d’être sensibles à la critique. Il en va de même de la tendance, que l’on retrouve souvent chez des auteurs critiques, à abuser de réfé-

(6) Ibid., p. 8. V. le détail ci-dessous.

(7) Théories critiques, p. 176.

(8) Ibid., p. 186.

(9) Ibid., p. 189.

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rences à des auteurs (Foucault, Derrida, Rorty, Gramsci, etc.) ou à des concepts et du vocabulaire qui sont difficilement accessibles aux non-initiés. Face à ce constat, Mario Prost se prononce « pour une critique à plusieurs registres » (10), qui doit « savoir se démocratiser, et ne jamais être l’apanage d’une avant-garde intellectuelle », et être capable « lorsque cela est nécessaire, [d’]articuler sa pensée en usant des concepts, des catégories, du vocabulaire, du lexique de l’ennemi » (11), à l’instar de la démarche adoptée par Jean Genet en littérature, à la fois marginal et rebelle sur le fond et conser- vateur sur la forme (12).

La quatrième et dernière partie de l’ouvrage est destinée à offrir des exemples d’« utilisations de la critique » (cette fois avec une minuscule). Martin Gallié se livre ainsi à une analyse pointue du discours des « fondateurs » du droit international, pour déterminer comment ils légitiment l’exploitation des « barbares », des « nègres » et des

« femmes ». Sur la base des textes originaux des auteurs classiques, il montre comment la référence à l’universel — et donc à une certaine égalité au sein du genre humain — doit paradoxalement se concilier avec une représentation hiérarchisée des catégories.

Cette hiérarchie s’appuie sur des arguments religieux, « naturels » (comme la liberté de commerce) puis biologiques (la « race » n’apparaissant comme concept discriminant que tardivement, aux environs du XIXe siècle), libéraux (le consentement comme fondement de la domination) et moraux (la nécessité de travailler la terre comme justification de l’occupation des territoires « sans maîtres »). Ainsi, « [l]a construction de normes universellement valables, applicables à l’ensemble du Genre humain, s’est systématiquement et concomitamment accompagnée d’une construction de catégo- ries juridiques différenciées au statut dérogatoire, visant et contribuant à légitimer l’exploitation de ces groupes sociaux catégorisés juridiquement : les indiens par les colons, les noirs par les blancs, les femmes par les hommes, les oisifs par les indus- trieux, … » (13). Ces catégories ne constituent donc pas le reflet de différences essen- tielles ou « naturelles », mais des constructions sociales et juridiques destinées à justifier les phénomènes d’exploitation.

Un dernier chapitre est consacré à une étude des femmes religieuses « à travers les lentilles de l’analyse économique du droit dans une perspective de gauche » (14).

Il s’appuie sur une recherche empirique réalisée sous la forme d’interviews dans les communautés religieuses canadiennes afin de « redonner voix et voies aux femmes religieuses » (15), spécialement par rapport au droit (que l’on doit considérer d’un point de vue formel mais aussi vivant) de la famille. En dépit du sérieux et de l’intérêt de la démarche, on éprouve quelque peine à percevoir ses liens avec une approche critique du droit international, ce qui rend cette contribution quelque peu atypique par rapport à l’ensemble de l’ouvrage.

On le constate, le livre ici commenté constitue une véritable pépinière de réflexions particulièrement variées et stimulantes qui montrent tout l’intérêt et toute l’actualité des théories critiques du droit international. On ne peut donc qu’en recommander vivement la lecture à tout(e) qui souhaite s’émanciper d’une approche juridique posi- tiviste classique se cramponnant à une interprétation de la règle sur la seule base des sources formelles de l’ordre juridique international. Sa lecture oblige à réfléchir sur les limites de ses propres pratiques, réflexions et méthodes pour appréhender et utiliser le droit international, ce qui constitue une qualité peu commune. En même temps, et le contraire aurait été décevant pour un ouvrage en appelant à une perspective

(10) Ibid., p. 213.

(11) Ibid., p. 214.

(12) Id., pp. 216-217.

(13) Ibid., pp. 245-246.

(14) Ibid., p. 253.

(15) Id., p. 252.

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résolument critique et radicale, on ne peut manquer de se poser certaines questions par rapport aux limites de l’entreprise qu’il incarne. Plus particulièrement, et c’est en même temps son grand mérite, il pose la question, au-delà de l’exposé des diverses contributions critiques que l’on vient d’exposer, de l’existence et de la définition d’une véritable approche critique francophone du droit international.

II. — PEUT-ONIDENTIFIER, OUFONDER, UNEAPPROCHE CRITIQUE FRANCOPHONEDUDROITINTERNATIONAL ?

Le Dictionnaire de droit international public, dirigé par Jean Salmon, définit une approche « critique » de la manière suivante :

« Approche doctrinale du droit international caractérisée par le souci de dépasser le formalisme juridique au profit d’une mise en relation du phénomène juridique avec la réalité sociale et, en particulier, avec les contradictions qui la caractérisent » (16).

Il s’agit évidemment d’une définition parmi d’autres, mais qui a le mérite de se retrouver dans un ouvrage — dont on sait qu’il a été dirigé par un auteur critique — qui constitue une référence, en tout cas dans le monde francophone. Cette définition n’est cependant pas citée ni évoquée dans l’ouvrage commenté ici, sans que l’on comprenne véritablement pourquoi.

Peut-être cette omission traduit-elle un certain trouble identitaire qui pourrait être à l’origine de l’ouvrage. Le projet est en effet présenté comme la suite d’une « rencontre ratée » (les guillemets sont dans l’original) qui a eu lieu lors d’un colloque organisé par Emmanuelle Jouannet et Anne Orford en décembre 2009. Cette rencontre visait à faire le point sur le bilan et les perspectives des théories critiques de part et d’autre de l’Atlantique. L’échec serait essentiellement dû à l’incompréhension qui persisterait entre les critiques anglo-saxons et les critiques francophones. Afin de la surmonter, l’ouvrage serait guidé par la mise en évidence de « l’importance d’une critique, inspi- rée autant par les enseignements de la Critique anglophone que de l’école de Reims ainsi que des autres critiques francophones » (17), ce qui devrait mener à « joindre les enseignements des Critical Legal Studies et des New Approaches to International Law à ceux de l’école de Reims » afin de les diffuser dans la Francophonie (18). Même si ces extraits peuvent prêter à interprétation, il semble que l’entreprise qui a été à la base de l’ouvrage présente une double dimension : informative, tout d’abord, dans la mesure où il s’agirait de favoriser le dialogue et l’interaction entre les théories critiques ; fondatrice, ensuite, puisqu’il s’agirait de « joindre les enseignements » de ces théories, ce qui indique une volonté plus créatrice et constructive. Toutefois, que l’on aborde la question sous le premier ou le second angle, il est, de mon point de vue, difficile de considérer que l’ambition de l’ouvrage a été pleinement accomplie.

1. — Mieux diffuser les doctrines critiques ?

Régler la question de la diffusion implique de réaliser un diagnostic sur l’état des connaissances des différentes théories critiques, notamment de part et d’autre de l’At- lantique. Or, pour avoir participé personnellement à cette « rencontre ratée » — pour

(16) Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant-A.U.F., 2001, p. 290.

(17) Théories critiques, p. 2.

(18) Ibid., p. 3.

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reprendre les termes précités —, il me semble que le problème ne réside pas tant dans la méconnaissance des écrits anglo-saxons par les Francophones que dans le phénomène inverse : pour des raisons liées, au moins en partie, au renforcement de l’hégémonie de la langue, de la culture et des cadres de références anglo-saxons, il était manifeste, lors de ce colloque de Paris (qui s’est, de manière significative, déroulé presqu’exclu- sivement en anglais), que la pensée critique d’inspiration francophone était largement ignorée, si pas au-delà de l’hexagone, certainement de l’Europe continentale. À partir de ce constat, il aurait été particulièrement indiqué de diffuser la pensée francophone à destination du monde anglophone, et donc de réaliser une publication en anglais reprenant les enseignements — et bien entendu les limites — de la tradition critique francophone en droit international. C’est dans cette perspective que Monique Che- millier Gendreau a publié un article sur l’école de Reims dans le European Journal of International Law (19) ou que les résultats d’une rencontre ayant confronté les NAIL à des auteurs critiques non anglo-saxons ont été publiés dans un ouvrage récent (20).

Tel n’est cependant le cas, on l’a compris d’emblée, de l’ouvrage commenté.

Cependant, si on a bien compris l’ambition de l’ouvrage, il serait plus — ou en tout cas tout aussi — utile de mieux faire connaître la pensée critique auprès des juristes francophones, lesquels resteraient (bien) plus conservateurs et « traditionnalistes » que leurs collègues anglo-saxons. La position se défend, même si elle aurait peut-être mérité d’être appuyée autrement qu’à partir de la rencontre de Paris, qui ne constitue cer- tainement pas le meilleur exemple d’une ignorance par les Francophones des théories critiques, répétons-le. Mais, même dans ce cas, on peut se demander quel est l’apport de cet ouvrage, dont bon nombre de contributions diffusent les écrits d’auteurs comme Martti Koskenniemi et David Kennedy, lesquels sont bien connus dans la doctrine francophone depuis plusieurs années. La création de la Société européenne de droit international, qui a initié des colloques biannuels depuis 2004 puis des rencontres annuelles, combinée avec la mondialisation de la culture juridique sous l’égide des cadres de référence anglo-saxons (si bien mise en évidence dans l’article précité de Michael Hennessy Picard et Nour Benghellad) ont en effet abouti à une diffusion particulièrement répandue des thèses de ces auteurs, qui sont devenus, à leur manière (et peut-être à leur corps défendant), des incontournables, et donc les incarnations d’un certain courant mainstream. Martti Koskenniemi (21) et David Kennedy (22) ont d’ailleurs vu leurs écrits traduits et présentés en français dans la collection « Doc- trine(s) » dirigée par Emmanuelle Tourme Jouannet, laquelle a beaucoup œuvré ces dernières années pour diffuser leurs travaux dans le milieu universitaire français, par des rencontres, des débats, ou des cours.

Mais qu’en est-il de l’école de Reims ou de la tradition critique francophone ? L’un des intérêts de l’ouvrage commenté aurait pu être d’en assurer une meilleure connais- sance dans le champ de la doctrine non pas anglophone (ce qui supposerait, comme on l’a vu, une publication en anglais) mais francophone elle-même, et ce, dans la lignée d’autres écrits publiés récemment (23). C’est ce que semblent suggérer certains passages

(19) M. CHEMILLIER GENDREAU, « Contribution of the Reims School to the Debate on the Critical Analysis of International Law : Assessment and Limits », E.J.I.L., 2011, pp. 649-661.

(20) D. KENNEDY et I. DELA RASILLA (dir.), New Approaches to International Law : Lessons from the European Experience, The Hague, TMC Asser Press, 2012.

(21) M. KOSKENNIEMI, La Politique du Droit International, Paris, Pedone, coll. Doctrine(s), 2007, 423 p., présentation d’Emmanuelle Jouannet.

(22) D. KENNEDY, Nouvelles approches de droit international, Paris, Pedone, coll. Doctrine(s), 2009, présentation de Rémi Bachand.

(23) V. not. E. JOUANNET, « La pensée juridique de Charles Chaumont », R.B.D.I., 2004, pp. 259-289 ; C.M. HERRERA, « Les traditions critiques du droit international. Pratiques d’une théorie », in Mélanges en l’honneur de Madjid Benchikh, Paris, Pedone, 2011, pp. 257-272 ;

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déjà cités de l’ouvrage mais, à sa lecture, on ne peut que manifester une certaine per- plexité. Si l’on excepte l’article d’Anne Lagerwall, qui s’appuie sur une solide analyse et une lecture exhaustive des rencontres de Reims, force est de constater que ces der- nières ne sont guère — voire pas du tout — exploitées (24). Plus grave, de mon point de vue, des auteurs qui étaient des piliers de ces rencontres et qui ont continué à publier régulièrement des analyses critiques bien après que les colloques de Reims ont pris fin, sont largement ignorés. Il en va ainsi de Monique Chemillier Gendreau, qui a réalisé de nombreux ouvrages et études développant une perspective critique renouvelée qui, au-delà de la « période rémoise », s’attaque à une déconstruction — et en appelle à un dépassement — de la souveraineté (25). Il en va de même de Jean Salmon, lequel, à côté d’une diffusion active dans le cadre de son enseignement auprès de générations d’étudiant(e)s (26), a poursuivi la publication d’études critiques (27), avec notamment ce stimulant cours à Bancaja (28) qui offrira aux concepteurs de l’ouvrage un excellent exemple d’un manuel critique de droit international qu’ils semblent appeler de leurs vœux (29).

Par ailleurs, la tradition critique francophone ne peut certainement se réduire aux rencontres de Reims. Il faut en effet mentionner, comme cela est fait dans une contri- bution de l’ouvrage, le mouvement plus général « Critique du droit », incarné par des auteurs comme Michel Miaille (30), et sa transposition en droit international. Mais, précisément, les auteurs pertinents ne sont que très exceptionnellement — et le plus souvent pas du tout — cités dans les Théories critiques. Où sont, en particulier, les mentions de l’Introduction critique au droit international rédigée par Madjid Benchick, Robert Charvin et Francine Demichel (31), ou des autres publications de ces auteurs ?

J.-P. COLIN, « Le ciel et l’enfer. À propos des colloques de Reims », in E. JOUANNET et I. MOTOC (dir.), Les doctrines internationalistes durant les années de communisme réel en Europe, Paris, coll. UMR de droit comparé, 2012, pp. 277-297.

(24) Pour rappel ou information, le texte intégral de ces rencontres est désormais librement acces- sible en ligne via : http://cdi.ulb.ac.be/ressources-documentaires/les-colloques-de-reims/. V. aussi plusieurs contributions aux Mélanges Charles Chaumont (Paris, Pedone, 1984 ; v. sp. G. CAHIN,

« Apport du concept de mythification aux méthodes d’analyse du droit international », pp. 89-115), qui ne sont guère citées dans l’ouvrage.

(25) V. not., outre de nombreux articles, M. CHEMILLIER GENDREAU, Humanité et souverainetés.

Essai sur la fonction du droit international, Paris, La Découverte, 1995 ; Droit international et démo- cratie mondiale : les raisons d’un échec, Paris, Éditions Textuel, 2002 ; « Quelle méthode d’analyse pour les développements récents du droit international ? », in R. BEN ACHOUR et S. LAGHMANI, Les nouveaux aspects du droit international, Paris, Pedone, 1994, pp. 15-30 ; « À quelles conditions l’uni- versalité du droit international est-elle possible ? », R.C.A.D.I., 2011, t. 355, pp. 17-40. V. aussi : M. CHEMILLIER-GENDREAU et Y. MOULLIER-BOUTANG (dir.), Le droit dans la mondialisation, Paris, Presses Universitaires de France, Actuel Marx, 2001.

(26) V. mon étude, « La diffusion d’un enseignement d’inspiration marxiste du droit international en Europe occidentale : l’exemple de Jean Salmon », in E. JOUANNET et I. MOTOC (dir.), Les doctrines internationalistes durant les années de communisme réel en Europe, op. cit., 2012, pp. 225-236.

(27) V. sa bibliographie complète jusqu’en 2007 dans ses Mélanges, dont le titre exprime la filiation directe avec l’approche critique : Droit du pouvoir, pouvoir du droit, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp. XXXV-XLVI ; plus récemment, « Quelle place pour l’État dans le droit international aujourd’hui ? », R.C.A.D.I., 2010, t. 347, pp. 9-78 ; v. également dans les Mélanges la contribution de P. KLEIN, « Jean Salmon et l’école de Reims », pp. 19-38.

(28) J. SALMON, « Le droit international à l’aube du XXIe siècle », Cours Euro-méditerranéens Bancaja de droit international, Valencia, vol. VI, 2002, pp. 35-363.

(29) Théories critiques, p. 7.

(30) V. spécialement Une introduction critique au droit, Paris, Maspero, 1976.

(31) Coll. Critique du droit, Presses universitaires de Lyon, 1986.

(9)

(32). Au-delà de ce mouvement que l’on confine généralement aux années 1970, ne peut-on pas placer sur l’échiquier de la pensée critique francophone de nombreux autres écrits de personnalités comme Georges Abi Saab (33), ou surtout Slim Laghmani (34) ? Dans le même sens, pourquoi ne pas s’être référé aux travaux réalisés dans le cadre du Centre de droit international de l’U.L.B., qui s’inspirent directement de l’école de Reims, comme l’indique un article particulièrement expressif de ses statuts : « Les membres du Centre mènent leurs recherches en accordant une attention toute parti- culière à la pratique des sujets de l’ordre juridique international de manière à dépasser une approche purement formaliste des règles de droit international. Dans cette perspec- tive, ils prennent également en compte le rôle des rapports de force dans les processus de création et d’application de la règle » (35). On comprend dès lors que des publications de membres du Centre ont porté sur les ambiguïtés et contradictions du discours du juge international (36), les incohérences du discours développé par les États européens en Yougoslavie (37), les ambivalences de la légitimation par le droit international lors de la guerre du Kosovo (38) ou dans le cadre d’autres conflits (39), l’analyse critique de

(32) V., p. ex., Critiques du droit. Hommage au professeur Robert Charvin, Paris, Publisud, 2012 ; R. CHARVIN, Relations internationales, droit et mondialisation. Un monde à sens unique, Paris, L’Harmattan, 2000 ; Vers la post-démocratie ?, Paris, Éd. Le temps des cerises, 2006 ; M. BENCHICK,

« Sous-développement et inégalité compensatrice en droit international », in G. GUGLIEMI et G. KOUBI (dir.), L’égalité des chances, Paris, La découverte, 2000, pp. 185-195 ; « Souveraineté des “États post-coloniaux” et droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », R.Q.D.I., 2012 (hors-série), pp. 73-99.

(33) V. not. son article « “Humanité” et “communauté internationale” dans l’évolution de la doctrine et de la pratique du droit international », in Humanité et droit international. Mélanges René- Jean Dupuy, Paris, Pedone, 1991, pp. 1-12.

(34) S. LAGHMANI, Histoire du droit des gens. Du jus gentium impérial au jus publicum euro- peaum, Paris, Pedone, 2004 ; « Le nouvel ordre politique international et son impact sur le droit international », in E. JOUANNET, H. RUIZ FABRI et J.-M. SOREL (dir.), Regards d’une génération sur le droit international, Paris, Pedone, 2008, pp. 229-245 ; « L’ambivalence du renouveau du jus gentium », Cahiers marxistes (numéro spécial : le défi impérial), 2006, pp. 53-63, ou Select Proceedings of the European Society of International Law, Oxford, Hart Publi., 2008, pp. 209-220 ; « La volonté des États est-elle encore au fondement du droit international ? », Cours Euro-méditerranéens Bancaja de droit international, 2007-2008, pp. 55-306 ; « Droit international et diversité culturelle », R.G.D.I.P., 2008, pp. 241-253 ; S. LAGHMANI et R. BEN ACHOUR (dir.), Harmonie et contradictions en droit inter- national, Paris, Pedone, 1996.

(35) Art. I, § 2 des statuts : http://cdi.ulb.ac.be/a-propos-du-centre/statuts-et-rapports-dacti- vites/. Cet exemple, unique à ma connaissance, est mentionné dans mon ouvrage Méthodologie du droit international, Bruxelles, Éd. Université de Bruxelles, 2009, pp. 67-68.

(36) V. mon ouvrage, L’utilisation du “raisonnable” par le juge international. Discours juridique, raison et contradictions, Bruxelles, Bruylant, 2007.

(37) B. DELCOURT, Droit et souveraineté. Analyse critique du discours européen sur la Yougoslavie, Bruxelles, Peter Lang, 2003 ; B. DELCOURT et O. CORTEN, (Ex-)Yougoslavie. Droit international, poli- tique et idéologies, Bruxelles, Bruylant, 1998.

(38) O. CORTEN et B. DELCOURT, Droit, légitimation et politique extérieure. L’Europe et la guerre du Kosovo, Bruxelles, Bruylant, 2001 ; B. DELCOURT et Y. BOVY, Que nos valeurs sont universelles et que la guerre est jolie, Mons, Éd. Cerisier, 1999.

(39) B. DELCOURT, « Pre-Emptive action in Iraq : Muddling Sovereignty and Intervention », Global Society, 2006, pp. 47-67 ; « The Normative Underpinings of the Use of Force. Doctrinal Foun- dations and Ambiguities in the CFSP/ESDP Discourse », Baltic Y.I.L., 2006, pp. 155-181 ; « The Doctrine of “Responsibility to Protect” and the EU Stance : Critical Appraisal », Studia Diploma- tica, 2006, pp. 69-93 ; « La question de la violence légitime dans un monde globalisé », Revista de Estu- dios Juridicos, 2006, pp. 385-405 ; « Le recours à la force et la promotion des valeurs et normes inter- nationales : quel(s) fondement(s) pour la politique européenne de sécurité et de défense ? », Études internationales, 2003, pp. 5-24.

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la notion de « terrorisme » (40), ou encore les appels à un « positivisme critique » (41). En France, outre les auteur(e)s précité(e)s, pourquoi ne pas avoir mentionné les travaux d’Emmanuelle Jouannet qui, si elle ne se définit pas expressément comme « critique », a réalisé une œuvre de référence qui s’inscrit certainement dans cette tradition (42) ? Et qu’en est-il des rencontres comme celle intitulée « Impérialisme et droit internatio- nal en Europe et aux États-Unis », qui a eu lieu à Paris en 2005 et débouché sur une publication qui, comme son titre l’indique, présente une indéniable dimension critique ? (43) Ces éléments ne témoignent-ils pas de l’existence et de la persistance d’une pensée critique dans les milieux universitaires continentaux, y compris français, pensée qui est loin de ne regrouper qu’une « poignée de chercheurs » (44), même si cette pensée reste indéniablement très minoritaire ? Une lecture approfondie de toute cette littérature aurait certainement permis de nuancer certaines des affirmations reprises dans l’ou- vrage, qui véhiculent l’image d’une doctrine francophone totalement engourdie voire ensommeillée dans le domaine de la critique, en tout cas depuis la fin des rencontres de Reims. Elle aurait permis aussi de découvrir d’autres filiations intellectuelles possibles pour nourrir la pensée critique francophone, qui est loin de se résumer à une déclinaison ou même à un héritage de la pensée marxiste. On pense notamment aux théories de l’ar- gumentation, spécialement celle de Chaïm Perelman, que Jean Salmon a transposées au droit international en insistant sur l’indétermination de l’interprétation juridique et sur les limites du modèle du « syllogisme judiciaire » (45), et ce parallèlement — mais sans se référer — aux Critical Legal Studies de l’autre côté de l’Atlantique (46). Au vu de l’ensemble de ces éléments, il est en tout cas bien difficile de considérer l’ouvrage ici commenté comme une tentative sérieuse de diffuser une pensée critique francophone qui, pour l’essentiel, est soit sous-estimée, soit négligée, soit tout simplement ignorée.

À ce stade, il est difficile de ne pas se demander, tout simplement, pour quelles raisons. Une première hypothèse serait celle de la méconnaissance de cette partie de la doctrine. Elle est cependant peu crédible, au vu de la personnalité du directeur de l’ouvrage, lequel a rencontré bon nombre d’auteurs précités, que ce soit au colloque de Paris sur les approches critiques en 2009, au Centre de droit international de l’Univer- sité libre de Bruxelles, ou encore lors de rencontres, à Paris notamment. Une deuxième piste de réflexion mènerait au prestige ou à l’honorabilité académique de ces auteurs critiques francophones, qui est certainement bien inférieur(e) à celui de personnalités mondialement connues que sont Marrti Koskenniemi ou David Kennedy. On pourrait

(40) V. plusieurs contributions dans K. BANNELIER et al. (dir.), Le droit international face au terro- risme, Paris, Pedone, 2002, ainsi que dans Les guerres antiterroristes, numéro spécial de Contradic- tions, 2004 ; v. aussi plusieurs passages de l’étude de P. KLEIN, « Le droit international à l’épreuve du terrorisme », R.C.A.D.I., 2007, t. 321, pp. 203-484.

(41) V. mon ouvrage, Le discours du droit international. Pour un positivisme critique, Paris, Pedone, coll. Doctrine(s), présentation d’Emmanuelle Jouannet, 2009.

(42) E. JOUANNET, Le droit international libéral-providence. Une histoire du droit international, Bruxelles, Bruylant, 2011 ; v. aussi « La pensée juridique de Charles Chaumont », R.B.D.I., 2004, pp. 259-289.

(43) E. JOUANNET et H. RUIZ FABRI (dir.), Le Droit international et l’impérialisme en Europe et en Amérique, Paris, 2007 ; v. aussi E. JOUANNET et I. MOTOC (dir.), Les doctrines internationalistes durant les années de communisme réel en Europe, op. cit.

(44) Théories critiques, p. 188.

(45) On pense spécialement au cours de l’Académie de La Haye, « Le fait dans l’application du droit international », R.C.A.D.I., 1982, t. 175, pp. 257-414 ; v. par ailleurs l’ensemble des contribu- tions regroupées dans J. SALMON, Argumentation et droit international, Bruxelles, Bruylant, 2014, ainsi que mon étude, « Jean Salmon et l’héritage de l’école de Bruxelles », Droit du pouvoir, pouvoir du droit. Mélanges Jean Salmon, op. cit., pp. 3-18.

(46) Comp. le récit selon lequel c’est David Kennedy qui aurait développé l’indétermination du droit « pour la première fois » en droit international ; Théories critiques, pp. 165-166.

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bien sûr envisager le positionnement de cet ouvrage dans le milieu académique — ainsi que les réactions qu’il suscite, y compris le présent commentaire — en reprenant des théories inspirées de Bourdieu sur les stratégies individuelles des acteurs dans un champ donné. Mais, en tout état de cause, si l’on en revient à un critère de cohérence de la démarche, il est difficile de concilier cette sous-estimation de la doctrine franco- phone avec une vocation « critique », qui semble impliquer la prise en compte de, voire l’accent sur, certains courants de pensée non dominants. Reste donc une troisième hypothèse, que l’on exploitera ci-dessous : ces auteurs francophones ne pourraient être qualifiés de « critiques » en tant que tels ; il serait donc nécessaire, non pas de s’inscrire dans la suite de (ou en rapport avec) leurs écrits, mais de fonder une nouvelle approche Critique francophone à partir, essentiellement, de la pensée critique prévalant dans le monde anglophone.

2. — Fonder une « nouvelle » Critique francophone ?

La volonté d’établir de nouvelles fondations pour une critique francophone, en esti- mant devoir se départir des auteurs anciens et actuels ou les dépasser, est parfaitement légitime. Une première étape devrait cependant consister à se positionner par rapport à ces derniers, de manière à montrer qu’ils n’incarnent pas, ou pas suffisamment, une pensée critique. Or, une des conséquences de l’absence de prise en compte des critiques francophones existants est non seulement l’absence de diffusion mais aussi l’inexistence d’un débat à ce sujet. Comme on l’a signalé, on peut par exemple s’estimer insatisfait de la définition de l’approche critique dans le dictionnaire Salmon ou, plus généralement, de la pensée critique existant dans le monde francophone. Mais encore faudrait-il, dans ce cas, expliquer pourquoi.

Pour aller plus loin, on peut tenter d’identifier ce qui constitue une approche authen- tiquement « Critique » — la majuscule est ici de mise, on y reviendra — au sens de l’ou- vrage, afin de mieux comprendre ce qui fait sa spécificité. On constatera ainsi que le directeur de la publication rejette résolument « l’objectivité de la science » (47) et estime que la théorie Critique « se transformera en une théorie de l’insubordination vis-à-vis de l’ordre établi et cherchera à proposer des solutions pour le renversement des institutions et des rapports de domination et d’exploitation » (48). Le propos est relayé dans d’autres contributions, qui insistent sur le « point de vue normatif [qui] est nécessaire à toute entreprise critique » (49). Ce point de vue normatif s’est d’ailleurs, comme on l’a signalé, traduit par la rédaction d’un « manifeste pour le critique en droit international », en sept points, que, étant donné son importance, on reproduira ici :

« 1. La Critique est politique.

2. La Critique prend position en faveur des subalternes contre les dominants.

3. Il ne sert à rien pour la Critique de faire de la recherche analytique si celle-ci n’est pas directement liée à des enjeux d’exploitation et de domination.

4. Les structures de domination et d’exploitation (le capitalisme, l’impéria- lisme, le patriarcat, le racisme, etc.) se maintiennent par la coercition et par une légitimité acquise par des procédés idéologiques qui assurent le consentement spontané des masses (dominés autant que dominants) à leur endroit.

(47) Ibid., p. 118.

(48) Id., je souligne, p. 120.

(49) Ibid., p. 160.

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5. L’objectif de la Critique n’est pas d’adoucir et de légitimer les structures de domination et d’exploitation, mais de participer à leur dénonciation et à leur renversement.

6. La Critique s’attaque aux différents mécanismes de reproduction des struc- tures de domination et d’exploitation, et notamment aux discours permettant leur légitimation.

7. La Critique a aussi, tant par son travail académique et sa production intel- lectuelle que par sa pratique professionnelle, comme mandat d’appuyer les subalternes dans leur résistance face aux structures de domination et d’exploi- tation » (50).

En tant que « manifeste », ce texte se présente comme un programme d’action, consti- tué de sept commandements. Peut-être pourrait-on considérer que ce manifeste incarne cette « nouvelle Critique » fondatrice en permettant d’en saisir les spécificités. Cela pose toutefois autant de problèmes que cela n’apporte de réponses. Tout d’abord, en quoi ces commandements ne correspondent-ils pas aux options privilégiées par tous les auteurs que l’on pourrait rattacher à un courant critique marxiste (51), et notam- ment à ceux de l’école de Reims ? On revient ici au problème évoqué plus haut, et qui a trait à un problème d’identité ou d’héritage décidément non résolu. Ensuite, et on touche là à la cohérence interne du projet, on peut se demander si cette déclinaison quelque peu prosélytiste de la pensée critique est réellement partagée par l’ensemble des auteurs repris dans l’ouvrage. Le « manifeste » a un statut incertain. Il est signé par le seul Rémi Bachand, « avec la collaboration » (dont la teneur n’est pas précisée) de trois autres auteur(e)s (mais pas des autres qui ont contribué à l’ouvrage) ainsi que d’une autre internationaliste. Mais, quels que soient les auteurs du texte, l’essentiel est que l’on ne sait pas qui, exactement, y a adhéré : tous les auteurs de l’ouvrage ? Seu- lement certains d’entre eux, et si oui, lesquels ? D’autres chercheurs encore ? Serait-il indispensable, pour acquérir le statut d’auteur « Critique », d’adhérer à ces sept com- mandements, ou seulement à certains — une majorité ? — d’entre eux ? La lecture de l’ensemble des contributions ne dissipe pas l’ambiguïté, spécialement dans la mesure où on n’y retrouve jamais de réelles propositions de « solutions pour le renversement des institutions et des rapports de domination et d’exploitation ». La vocation privilégiée de la critique exprimée dans les différentes contributions dont la teneur a été exposée ci-dessus semble plutôt se concentrer sur une dimension explicative ou compréhensive, sans que l’on estime nécessaire de l’assortir de propositions de type normatif (52).

Franchir cette dernière étape poserait du reste des questions d’ordre à la fois théo- rique et stratégique. Sur le plan théorique, comment fonder scientifiquement les pro- positions normatives qui seraient le propre d’une approche Critique ? Comment, plus particulièrement, définir et fonder non seulement les « solutions » mais aussi identifier les problèmes, et notamment ces « subalternes » à la protection desquels les Critiques devraient consacrer tous leurs efforts ? Quel rapport, notamment, entre la « subordina- tion » et la « domination », autre concept cité dans le « manifeste » et qui a une définition particulière en sociologie politique ?

Rémi Bachand évoque les catégories du genre, de la classe, de la « race » et du Tiers monde (53), mais on peine à comprendre comment l’on peut précisément croiser ces variables (par exemple, les cinq jeunes femmes qui sont remerciées pour avoir assuré

(50) Id., p. 8.

(51) Au vu de son contenu et de sa terminologie, on ne peut que faire le lien avec le célèbre Mani- feste du parti communiste, rédigé par Karl Marx et Friedrich Engels.

(52) Sur ce clivage, v. mon ouvrage précité, Méthodologie du droit international public, Éd. de l’Université de Bruxelles, pp. 34-36.

(53) Théories critiques, p. 124.

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la mise en page du livre dans sa première note pourraient-elles être considérées comme

« subalternes », et si oui, quelles en seraient les conséquences ?). Fondamentalement, la mise en évidence d’une dimension normative ne dépend-elle pas d’un acte d’adhésion, voire de foi, qui ne peut par définition que recouvrir certains groupes de personnes, et si oui, lesquels ? Quelle est la philosophie politique dont le choix s’imposerait pour pouvoir prétendre entrer dans ce cercle apparemment fermé du nouveau « courant Cri- tique » ? Dans sa contribution, Rémi Bachand estime que celles ou ceux qui critiquent la torture à Guantanamo ou la politique environnementale du gouvernement Harper (premier ministre canadien en fonction depuis 2006) ne peuvent prétendre émarger à l’école Critique mais sont tout simplement « sain[s] d’esprit » (54). Au-delà de l’ironie probablement véhiculée par cette formule politiquement incorrecte (il s’agit malgré tout, a contrario, de taxer de fous/folles ou de dément(e)s celles ou ceux qui ne partagent pas son opinion), celle-ci ne suggère-t-elle pas que l’auditoire potentiellement réceptif à l’argumentation « contre-hégémonique » que sont supposés développer les « intellectuels organiques » est par définition restreint ?

Mais, et on touche là au volet stratégique, quel est exactement l’auditoire qui est visé et, en conséquence, comment le sensibiliser, voire le convaincre, efficacement ? S’agit-il principalement des « subalternes » eux-mêmes, que l’on devrait « aider à com- prendre le fondement de leur domination » (55), ou bien des — ou de certains, et si oui, lesquels ? — intellectuels « éclairés » ? Dans le premier cas, il va de soi que le langage utilisé dans le manifeste, et plus largement dans l’ouvrage, paraît particulièrement peu approprié, de même que l’on peut se poser plus généralement des questions sur l’utilisation de moyens d’expression de type académique. Dans le second, le problème du langage se pose aussi, le pluralisme des cadres de référence intellectuels, des récits, des « grammaires » (au sens structuraliste du terme) et des discours utilisés étant de mise parmi les intellectuels également, y compris ceux qui sont susceptibles d’adhérer à un programme de l’approche Critique. Il y a là une ambiguïté qui est fort bien mise en évidence par Mario Prost, qui remarque que « la singularité de la signature critique et son surcodage font obstacle au message » (56) et en appelle par conséquent à une critique « à plusieurs registres », capable de « communiquer avec le pouvoir et la tradition » (57), et donc de gagner à sa cause non seulement des radicaux — pour la plupart déjà convain- cus — mais des internationalistes « de gauche » ou « progressistes ». Mais, dans ce cas, peut-on réellement espérer s’appuyer sur un registre normatif et sur un discours et des références particulièrement marqués (comme on en retrouve dans le « manifeste » pré- cité), qui ne pourront que susciter la controverse, voire l’aversion, auprès de beaucoup, ou ne doit-on pas plutôt se concentrer sur une analyse de type explicatif mettant en évidence les rapports de force et les contradictions qui sous-tendent et déterminent la règle de droit et son interprétation ? Et on doit même poursuivre la réflexion : si l’objectif est (au moins en partie) de susciter un esprit critique au sujet de la règle de droit, ne doit-on pas également favoriser la compréhension de la logique qui préside à cette dernière, spécialement auprès des étudiant(e)s dont certain(e)s pourraient être considéré(e)s comme des « subalternes » ? En d’autres termes, comment articuler et combiner une nécessaire — car, pour critiquer le langage du pouvoir, ne faut-il pas d’abord le comprendre et le maîtriser ? — initiation aux aspects techniques du droit et une prise de distance critique associant les enseignements et les méthodes d’autres sciences humaines (sociologie, sciences politiques, relations internationales, etc.), ce qui suppose au demeurant une compétence particulièrement étendue ?

(54) Ibid., p. 116.

(55) Ibid., p. 186.

(56) Ibid., p. 213, italiques dans l’original.

(57) Ibid., p. 214.

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On le voit, le titre de l’ouvrage, qui évoque des « théories critiques », au pluriel, rend bien compte de la richesse des réflexions et des interrogations que suscite une attitude ou une sensibilité qui est susceptible de bien des déclinaisons différentes.

C’est toute sa réussite d’en offrir un stimulant échantillonnage qui, loin de refermer la discussion, l’ouvre sur d’anciens mais aussi de nouveaux horizons qui restent lar- gement à explorer.

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