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Du droit international des Etats et du droit international des hommes

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Du droit international des Etats et du droit international des hommes

KOLB, Robert

KOLB, Robert. Du droit international des Etats et du droit international des hommes. African Journal of International and Comparative Law = Revue africaine de droit

international et comparé , 2000, vol. 12, no. 2, p. 226-239

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:30127

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DU DROIT INTERNATIONAL DES ETATS ET DU DROIT INTERNATIONAL DES HOMMES

ROBERT KOLB*

1. POSITION DU PROBLEME

ll y a bientôt quatre siècles, H. Grotius distinguait dans son maître ouvtage

4e

iure belli ac pacis deux blocs mutuellement exclusifs au sein du droit inter- national. C'était le droit de la guerre et le droit de la paix. Depuis lors, à l'heure de grandes et de petites secousses, on a cru pouvoir discerner les linéaments de nouvelles distinctions opérés par les faits dans la chair vive du droit international.

Ainsi, au début du siècle, certains observateurs de la vie internationale ont parlé de la mort d'un droit international fondé sur la souveraineté égoïste et de la naissance d'un droit international édifié sur la solidarité des peuples dont l'Organisation mondiale était dépositaire.1 Ainsi toujours, dans les années soixante- dix, a-t-<JD parlé de la fin d'un droit intematiolllll basé sur la seule égalité formelle et de la naissance d'un droit inœ,national faisant large place à la notion d'égalité matérielle.2 Ce pas d'une justice commutative

yers

une justice distributive entre nations était proclamé en vertu du nouvel ordrè écononùque mondial. Arrivés à l'extrême fm de ce ~énaire, il faut s'interroger si une nouvelle reconstruction du droit international n'est pas en train de s'accomplir sous nos yeux, annonciatrice celle-là de grands bouleversements. Vécue plus que proclamée, sa portée ne semble guère moindre à celle opérée traditionnellement entre la guerre et la paix.

Tout le droit international est en passe d'être repensé et réorganisé autour d'un nouveau pôle d'ordonnateur. C'est l'homme. Ce droit international nouveau est un droit humanitaire, un droit général des droits de l'homme. L'esprit général du temps ne semble pas accorder au droit international de valeur et de justification que pour autant qu'il se voue à la protection des hommes, des minorités, des ethnies, des groupes vulnérables, des libertés, de la démocratie, des droits sociaux, des causes humanitaires. Ce nouveau pôle ordonnateur noyaute toutes les branches plusieurs fois séculaires du droit international.

n

tend progressivement à constituer un complexe de nonnes à part qui s'oppose à l'ancien corps de règles d'un droit chichement interétatique. Comme jadis la guerre et la paix, c'est désormais de plus en plus l'homme et l'Etat qui se font face et se découpent des

Chargé d'enseignement à l'Institut universitaire de hautes études internationale (Genève).

q. p.e. N. Politis, Les nouvelles tendances du droit intematio~Wl, Paris, 1927. O. Nippold, Die Gestaltung des Viilkerrechts nach dem Weltkriege, Zurich, 1917.

2 Cf R.-1. Dupuy, La Comnmnauti internationale entre le mythe et l'histoire, Paris, 1986, p.

l07ss, 121ss.

12 RADIC (2000)

226

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Du droit international des Etats et du droit international des hommes 227

«sphères d'influence» au sein du droit international. Quelle revanche pour l'individu. Traité par les anciens manuels de seul objet du droit international, médiatisé par ce qui restait un droit interétatique, il a fini, à la fin du siècle, par renVerser les fronts. L'époque n'est peut ~être pas lointaine quand 1' individu sera proclamé sujet principal d'un droit international nouveau. Le droit international des Etats se meurt, vive le droit international des hommes.

JI, PERCEES OPEREES PAR LE DROIT INTERNATIONAL DES HOMMES

De cette évolution les traces abondent. Elles opèrent, parfois avec éclat, souvent en sous~œuvre, une transformation de

r

organisation positive du droit inter- national. Quatre illustrations suffiront à cette place.

a) Le plan de la conscience juridique

n

est d'abord des faits évocateurs, parce qu'ils se situent sur le plan de la conscience juridique générale. L'affaire de l'arrestation et le litige sur l'immunité du Général Pinochet a captivé, comme c'était naturel et inévitable, l'intérêt de tous. Lorsque l'immunité fut refusée pour des actes constituant des crimes internationaux (sentence novatrice, mais juridiquement défendable) que n'a~t-on

pas vu répéter un peu partout. Ouvrir un journal, c'était apprendre que le droit international «Venait pour la première fois à s'imposer»; qu'il «se met à exister»;

que cinquante ans après la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 la communauté internationale se dotait enfin des moyens de «faire respecter le droit international». D'autres, plus rares, ont d'ailleurs parlé de la Im du droit international, mais cela ne montre qu'a fortiori 1' évolution dont il est ici question.

On serait tenté de n'y voir que le zèle de quelques profanes. Mais non. Voici que des Professeurs de droit international public interviewés parlent d'un cap décisif du droit international, d'un progrès important dans cette sphère qui constitue traditionnellement sa faiblesse majeure: la sanction. Les voici nous expliquer que le message du droit international nouveau, c'est: «Dictateurs, tremblez». Dans tout cela, les droits de !"homme sont identifiés complètement au droit inter~

national public.

b) Le pi8D de la paix internationale

D'autres faits ont une portée objectivement plus considérable. Ils sont au cœur de la préoccupation majeure du droit international, le maintien de lil paix. Pendant tout ce siècle, instruits des atrocités inhérentes à la guerre, les internationalistes se sont efforcés de refouler le pouvoir unilatéral des Etats de recourir à la force.

C'était loin de toujours garantir la justice. Sans justice une paix durable est irréelle, mais sans paix la justice est impossible. Le recours à la force - en dehors des hypothèses de légitime défense-fut fait monopole d'un organe international.

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228 Robert Kolb

Si la procédure reste hautement politique, la représentation de toutes les grandeS Puissances assure une garantie minimale pour des checks and balances. On a cru que cet organe, réveillé du sommeil de la guerre froide, allait être le noyau d'un puissant exécutif international. C'était aller trop vite. Le nouveau droit inter- national des hommes ne s'accommode guère de conciliabules d'arrière-couloirs, de puissances frileuses dotés de l'arme du veto, de palabres interminables, de décisions ambiguës (des compromis), de moyens d'action inadéquats au-delà desquels le consensus s'arrête. L'humanitaire n'a pas de loi: Not kennt kein Gebot; il doit pouvoir agir avec infinie flexibilité et vitesse. Dès lors des doctri"{les parallèles et parfois dérogatoires aux pouvoirs du Conseil de Sécurité se ~nt créées. Elles naviguent entre les mesures pacüïques d'intervention et l'emploi de la force. Voici par exemple qu'on a parlé de droit d'ingérence par les Etats, puis d'un droit d'user de la force pour protéger le droit d'ingérence. Désormais on entend parler certains responsables politiques d'un devoir d'ingérence humanitaire.

Demain, a dit l'un d'entre eux, il y aura un devoir d'ingérence généralisé, peut- être coordonné au sein d'un organe international. L'intervention humanitaire est aussi revenue à l'avant-scène.3 Elle a été invoquée comme base à l'action des alliés en Yougoslavie actuellement en cours. Ces armes sont laissés aux Etats uti singuli. Après avoir tenté de monopoliser l'utilisation de la force à cause des dangers qu'elle fait courir, oh la redistribue aux Etats. Ainsi, le commentateur d'un journal très sérieux conclut, sans trop

tF

désapprobation, que nous nous dirigeons vers un droit international de l'intervention pour des causes humanitaires.4

c) Le plan juridique au sens strict

On assiste ensuite, en sous-œuvre, à un déplacement constant des poids au sein de l'ordre juridique international. L'humanitaire attire tout vers lui. Les détracteurs parlent parfois de «droit de l'hommisme». Un livre ne suffirait guère pour énumérer toutes les percées qu'il opère dans le corps du droit international interétatique. L'homme est tantôt base de compétences nouvelles (par exemple l'intervention par la force), tantôt limite à des compétence anciennes (par exemple à des contre-mesures). Voici quelques exemples. Dans le droit des traités, la faculté de formuler et la portée des réserves tend à se différencier selon qu'il s'agit d'instruments portant (fonnellement?) sur les droits de l'homme ou non. Le droit de l'inexécution d'un traité tend aussi à importer des distinctions et des limites selon que des normes relatives au droits de l'homme sont enjeu. De même, il a été dit que les règles de la Convention de Vienne sur le droit des traités relatives au conflit entre accords successifs ne correspondent guère aux exigences 3 L'intervention humanitaîie a ses racines dans le siècle clemier ou elle fut pratiquée par les Puissances européennes (d'aillCUIS pas toujoUIS pour des intérêts propres, présentés sous le voile lénifiant des causes humanitaires), notamment pour la protection des chrétiens contre des massacres dans des zones sous juridiction musulmane. Cf. W.G. Grewe. Epochen des Vii/kerrechtsgeschichte, 2.éd., Baden-Baden, 1988. p.573sa.

4 Neue Zürcher Zeitung du 16.4. 1999, p.3.

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Du droit international des Etats et du droit international des hommes 229 particulières des instruments sur les droits de l'homme. Dans le droit de la responsabilité internationale, il y a belle lurette que le droit des étrangers et le standard minimum a été phagocyté par la branche des droits de l'homme. Il suffit de rè:Iire la pratique des Etats, par exemple celle de la Suisse, pour s'en rendre compte. Le domaine des contre-mesures et des sanctions en général, sera bientôt une sous-branche des droits de l'homme. Dans certains Etats, traditionnellement un peu flottants dans l'application concrète de la primauté du droit international sur le droit interne, cette primauté a depuis quelques années été affirmée avec force dans le sillage de traités relatifs au droit humanitaire. Là encore la pratique suisse est instructive. Les fonctions et compétences de l'Etat sont bien entendu une place de choix pour les droits de l'homme, mais aussi des minorités, des groupes vulnérables, des personnes déplacées, des populations autochtones, questions sur lesquelles les textes s'amoncellent et des sentences (généralement de tribunaux étatiques) se multiplient. La linùte première à la compétence nationale des Etats, c'est devenu l'homme Le droit d'autodétermination lui- même a été conquis et soumis, en bonne part, au sceptre des droits de l'homme.

Là ne s'arrête pas l'appétit du droit international des hommes. Le droit de la guerre, dont une partie a été rebaptisée sous l'égide du Comité international de la Croix-Rouge en «droit humanitaire», a subi depuis la fin des années soixante et la Conférence de Téhératii l'attraction des droits de l'homme. Désormais la fusion de ces deux branches du droit est largement consommée. Les droits de l'homme, génération trois notamment, se sont aussi emparés d'autres domaines. C'est le cas par exemple du droit de l'environnement Et que dire du droit international pénal, développé à l'occasion des conflits sanglants de Yougoslavie et du Rwanda.

C'est devenu une partie très importante du droit international nouveau, touchant ici à la sanction des pires «violations des droits de l'homme». Parfois une compétence extraterritoriale étatique de nature civile ou pénale se propose aussi de sanctionner les violations les plus graves des droits de l'homme. Ainsi, aux Etats-Unis d'Amérique, la législation permet de porter une cause devant les tribunaux américains et de demander sanction pénale ou civile quand on se dit victime de certains actes graves passés à l'étranger, notamment des actes de torture. Nul besoin de continuer. La nouvelle constitution internationale. c'est les droits de l'homme au sens large.

d) Le plan de l'éducation

Il est enfin des aspects qui touchent à l'enseignement et à l'éducation et qui ne sont pas d'importance mineure. Des générations de juristes sont formés sous l'influence de ce droit international des hommes nouveau. La simple discussion à la cafétéria suffit pour brosser un tableau évocateur. Pour le reste, il est hautement significatif de regarder quels cours attirent les étudiants et quels sujets ceux-ci 5 Conférence internationale des droits de l'homme, Téhéran, Résolution xx:m du 12 mai 1968, Le respect des droits de l'homme en piriode de conflit unné, cf. D. Schindler 1 J. Toman, Droit des conflits annis, Genève, 1996, p.321-2.

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choisissent de préférence pour écrire un travail. Les cours «humanitaires» sont plébiscités, un autre sur les inununités souveraines déclaré assez inintéressant car trop «technique». Que dire alors de l'idée d'un cours sur la notion de source en droit international! Si on se tourne vers les thèmes choisis pour présenter an travail, ce n'est guère différent. Dans une classe de 13 personnes à laquelle je viens d'enseigner le droit international, 6 étudiants, spontanément, veulent écrire sur des sujets humanitaires: droits de l'homme, réfugiés, droit de minorités, diOit des femmes, des enfants. Si l'on regarde du côté des Conférences, colloques, publications récentes, l'humanitaire l'emporte haut la main. Je suis rq,oi-m4me invité à parler jeudi prochain dans une Conférence intitulée: «Human Rigbts, Refugee Protection and Humanitarian Action>). Enfin, de plus en plus d'enseignants du droit international sont les purs produits de ce droit international nouveau. Ce sont des juristes militants. Nul ne doit sous-estimer ces aspects culturels. La suggestion qu'opèrent ces choix toujours renouvelés, le grossissement sans mesure que leur adjoint l'effet de répétition multiple, ouvre le champ à des révisions importantes dans la pensée du droit international.

III. SUPERIORITE HIERARCHIQUE DU DROIT INTERNATIONAL DES HOMMES

Ce droit international nouveau des bommes1ne se contente pas de s'imposer progressivement, d'emporter tout ce qui n'a pas assez de vitalité pour résister à son ébranlement. Conformément à sa nature, il cherche la prépondérance quand ce n'est pas l'exclusivité au sein du droit international. Une construction juridique nouvelle a été avancée pour lui attribuer cette préséance à laquelle il aspire. La doctrine, et à sa suite la pratique, proclament avec de moins en moins d'hésitations que des normes vouées à «l'humanitaire» et (donc) aux valeurs fondamentales de la communauté internationale sont des nonnes suprêmes. Elles l'emportent sur toutes les autres en cas de conflit. Selon certains auteurs il y a ainsi un droit émergeant de la communauté intemationale,6 un ordre public international identifié largement aux valeurs humanitaires. Il est protégé contre toute velléité réactionnaire de l'ancien droit international par des concepts tels que le ius cogens, les obligations erga omnes et les obligations solidaires, les crimes internationaux, etc. Il ne s'agit plus en cette matière de techniques juridiques particulières lorsqu'il y a un intérêt de maintenir un régime juridique unitaire (ius cogens),lorsqu'il y a un intérêt d'élargir le champ de l'intérêt pour agir procédural (actio popularis, droits erga omnes), lorsqu'il s'agit de tenir compte de la gravité des actes pour définir la sanction. C'est au contraire un corps nouveau de règles hiérarchiquement supérieures qui est véhiculé derrière ces concepts. La pratique n'est pas toujours en reste. La pratique suisse montre, par exemple, que le droit international ordinaire ne peut pas être appliqué s'il y a danger de «violation» d'un précepte de (<ius cogenS»; c'est-à-dire, généralement, 6 A. CarriUo-Salcedo, Droit international et souveraineté des Etats. RCADI, Voi.257, 1996,

p.I46.

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Du droit international des Etats et du droit international des hommes 231 d'un précepte de droit humanitaire supérieur.7 Double mouvement donc:

pénétration du droit international des hommes dans l'ancien droit international et épuration progressive de celui-ci; supériorité normative dans le système des sources du droit international des hommes sur l'ancien droit international, pour autant que celui-ci subsiste.

IV. REFLEXIONS CRITIQUES SUR LE PROGRES DU DROIT INTERNATIONAL DES HOMMES

Le temps est peut-être venu de s'interroger sérieusement si ces développements sont tous salutaires. ll ne s'agit en rien de mettre en doute l'importance de l'homme et de sa protection en droit,8 ni les progrès nécessaires sur ce point dans la société internationale. Le siècle qui s'est ouvert par un déplacement sans précédent des poids de l'individu vers l'Etat, par une dépersonnalisation de l'homme, par sa soumission parfois totale aux fins de la haute politique, a fourni sur ce point un enseignement irrévocable. Ce qui est en cause ici est la valeur systématique des transformations subies par le droit international au regard de son concept, de son autonomie et de sa mise en œuvre. Considérées tant sous l'angle de l'intégrité de ce droit que sous celui des incidences pratiques, peut-on parler de progrès ou faut-il dire qu'il y a aussi nombre d'aspects qui menacent d'un recul? La question excède de loin le cadre ici tracé. Quelques réflexions ponctuelles devront suffire.

a) Le droit et l'homme

D'un point de vue général, il n'est peut-être pas inutile de rappeler qu'indirectement tout ordre juridique sert l'homme. Le droit interétatique n'y fait pas exception. Les protections du droit international, derrière l'Etat, servent sa population qui est un élément constitutif de l'Etal Toute dichotomie excessive entre le droit international des Etats et le droit international des hommes doit donc être repoussée. La souveraineté sert autant l'autodétennination que l'interdiction d'utiliser la force préserve l'intégrité physique d'individus. L'Etat n'est pas non plus nécessairement l'ennemi eo puissance des droits de l'homme. C'est la seule entité capable de les garantir. Le trop de pouvoir vaut largement l'absence de pouvoir. La disparition du pouvoir étatique, comme on a pu le voir il y a quelques années en Somalie (jailed State ), aboutit à des situations oil les droits les plus élémentaires des personnes disparaissent. Aucun gouvernement international n'a pour l'heure la possibilité ni la légitimité d'administrer de tels territoires à moyen et long terme à la place des peuples concernés eux-mêmes. Cette ambivalence des fonctions de l'Etat, menace tantôt, garant ailleurs, commande retenue dans les 7 q. la Revue Suhse de droil intematiOIUJl et de droit européen, Vol2 (1992), p.SS2, S70; Vol.8

(1998), p.618. Annuaire suisse de droit international, Vol.46, 1990, p.163.

8 Ce n'est pas à la fm du vingtième, mais au troisième si~cle, qu'Hennogénien écrivit: «hominum causa omne ius canstitutum est» (De statu homimun, Dig., 1. S. 2).

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232 Robert Kolb

politiques ayant pour effet d'affaiblir les structures locales.

Comme l'objet indirect de tout droit est toujours l'homme, l'opposition du droit international des hommes au droit international des Etats équivaut dans les faits à opposer deux classes d'hommes et d'intérêts, de sacrifier l'une à l'autre selon un choix politique non explicité. Les critères de ce choix demeureront en effet masqués tant qu'on s'en tiendra à la fiction lénifiante de l'honune d'un côté, de l'Etat de l'autre. Des priorités suffisamment objectives et donc généralisables, nécessaires à l'opération de la règle de droit, ne peuvent guère se cristalliser dans un tel climat. De telles questions resteront marquées en fait par des co~tingÏces hautement politiques.

L'intervention militaire pour la protection des droits de l'hollliile avait par exemple été soutenue par les Etats-Unis d'Amérique en l'affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (1986).9 La Cour internationale de Justice l'avait repoussé. Comment ne pas voir, dans la très grande majorité des cas, les dangers énormes d'une telle doctrine, le fait que pour protéger quelques hommes (avec ou sans succès) on sacrifie d'autres hommes.

Selon quelle mesure peser des morts contre des morts? Et qui plus est: comment laisser l'appréciation de l'opportunité d'une telle intervention à un/des Etat(s) uti singuli?

b) Problèmes de justice et d'ol'gllJÙSation de la sociéiAS

D'un point de vue plus spécial, on se heurte à une série de problèmes qui ne font pas toujours l'objet de l'attention qu'ils méritent. L'esprit messianique emporte les poids de la matière récalcitrante. Voici quelques exemples.

Problèmes de justice ou d'organisation internationale d'abord. Depuis quelque temps on entend dire par des décideurs politiques _qu'il est au fond normal de passer outre un droit international «procéduraliste», voire poussiéreux, quand des intérêts importants sont en jeu. Les limites imposées par le droit international en viennent de plus en plus à être considérées comme quelque chose d'artificiel dans une société internationale nouvelle, globalisée, humanitaire. L'erreur est grossière et prépare, si l'on ne fait amende, à de graves déconvenues. Les limites imposées par le droit international (on peut dire plus simplement: les exigences du droit international) ne sont pas des limites légalistes ·sans légitimité. Elles sont des enseignements de l'expérience la plus pratique. Tout l'effort du droit, lors de son transit de sociétés primitives vers des sociétés plus évolués, se concentre à limiter et à policer les pouvoirs détenus par chaque membre de la société au regard des exigences de la communauté. Des organes communs sont créés. Les fonctions·

législatives, exécutives et judiciaires sont confiées à des organes préposés à l'harmonisation des droits et intérêts de chacun en vue du bien commun.

Obéissant aux mêmes lois d'évolution, tout 1 'effort du droit international a été de limiter le pouvoir d'action unilatéral des Etats, surtout par la force, dans les

9 CIJ.,Rec., 1986,p.134-5.

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Du droit international des Etats et du droit international des hommes 233 relations internationales. C'est la raison d'être du droit international. Un pouvoir d'action individuel virtuellement illimité et incontrôlable est incompatible avec la règle de droit. Aussi, le droit international s'efforce de limiter la souveraineté dan's sa projection «agressive», c'est-à-dire dans les pouvoirs d'action unilatérale qu'elle confère à chaque Etat. C'est incompatible avec l'ordre, la justice et le bien commun internationaux. L "expérience à montré que l'action unilatérale, rarement désintéressée (et c'est naturel) n'était pas un moyen d'arriver à la justice ni à la protection de l'homme. eest pourquoi on s'était ingénié, dans le droit consti- tutionnel étatique, à échafauder un système compliqué de séparation et de contrôle des pouvoirs, des checks and balances. Montesquieu avait bien vu la raison de cette nécessité. C'est la tendance inhérente à tout pouvoir à s'étendre, à s'échapper des fonctions licites: «C'est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser, il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites».10 ll n'y a pas toujours volonté d'abus ni mauvaise cause; mais il pourra y avoir passions, exagération des intérêts propres, défaut d'écoute et d'information, tendance à la précipitation. Cette vérité vaut aussi pour les relations internation- ales. Une fois la porte des actions unilatérales ouverte, on ne voit pas où l'on s'arrêtera. De proche en proche le droit reculera devant le pouvoir qui présentera ses causes sous l'aspect de la justice, mais subjective et incontrôlable. En fait, c'est le blanc seing donné aux Etats puissants. C'est retourner à une société progressivement naturelle et anarchique, dominée par l'hégémonie de la puissance.

Dans un tel système tous les ingrédients sont réunis pour que Créon triomphe et Antigone soit bâillonnée.

Ce n'est pas le moindre des paradoxes que cette tendance anachronique dans l'évolution sociale a été soutenue sous la bannière de doctrines nouvelles dont le but affiché est au contraire de faire progresser le droit et la protection de l'bomme.11 Jusqu'ici, c'est le pouvoir qui contestait au droit ses avancées et ses victoires. En cette fin de siècle, c • est un mouvement juridique (et politique) qui se propose de restituer au pouvoir des Etats les attributions que le droit lui avait arraché. Pour offrir une sanction plus effective aux «valeurs fondamentales (notamment humanitaires) de la communauté internationale», on postule d'élargir le pouvoir de sanction des Etats uti singuli. Les tentatives d'établir des organes internationaux dotés de réels pouvoirs (ce qui constituerait la seule voie compatible avec la justice internationale) ont été déjouées avec succès par ces mêmes Etats qui craignaient d'abdiquer ainsi des attributs essentiels de leur souveraineté. ll vaut mieux garder ou récupérer du pouvoir, que de le céder. A la place de mesures collectives plus réductibles à des termes juridiques, chaque Etat devrait désonnais pouvoir réagir à la violation de droits essentiellement «humanitaires», parce que leur respect concerne directement tout Etat de la communauté internationale. Comme jadis le pirate, l'Etat anti-humanitaire se met bors la loi et s'expose à la sanction de tous. En droit on a forgé, et souvent détourné de leur 10 De l'esprit des lois, liv. Xl, cbap. IV. D ajoute: «Qui le dirait 1 la vertu meme a besoin de

limites».

Il On dit L'Enfer peut être pavé des meilleURis intentions.

(10)

234 Robert Kolb

fonction propre, des notions telles que le ius cogens ou les obligations solidaires (erga omnes) à cet effet. La voie de la sanction, c'est les contre-mesures, les décisions de sanction par embargo, blocus ou d'autres mesures économico- politiques, parfois l'intervention année. On réinstalle ainsi dans une ampleur inquiétante le système primitif de la justice privée. Car c'est là que le bât blesse.

Ces mesures unilatérales, présentées, sous l'aspect de la sanction, comme progrès du droit, sont, sous l'aspect de l'organisationjuridique, un net recul de la règle de droit. Libérés des contraintes gênantes, les Etats puissants pourront alors utiliser discrétionnairement, pour des motifs incontrôlables non toujours confo~ à ceux affichés, des moyens incisifs de gestion internationale. La subjectivité ~ appréciations, la sélectivité des applications,l'incontrôlabilité des mesures et de leur causes génératrices, la menace permanente à la paix sociale, la propension à créer et à amplifier des conflits,la politisation croissante des rapports, tout ceci ne peut que contribuer à l'affaiblissement de la règle de droit, y compris de sa crédibilité. et à l'affaiblissement de la jnstice.

Depuis des siècles on a compris qu'il n'y avait qu'une issue au dilemme de l'impuissance face au violateur du droit et de la subjectivité anarchique des réponses à la violation de la règle.12 Exproprier les pouvoirs anarchiques sur le plan des sujets uti singuli, non pour les laisser sans défense, mais en travaillant sans relâche à établir des institutions communes susceptibles d'administrer plus objectivement le droit au sein d'un corps social, D'un autre côté: ne laisser subsister le système de la réaction de droit décentralisée que dans le cadre le plus strict, résiduellement aux progrès de la collectivisation des fonctions constitutionnelles.

Peut-être est-on en train de casser les ressorts de cette longue et lente évolution. En élargissant considérablement le champ des actions unilatérales on accroît la primitivité du droit international et on risque de

r

étouffer. Le discri- minatoire, l'unilatéral et le subjectif de la puissance prend le pas sur l'égalité, l'objectivité et l'intégrité relatives dont se nourrit la règle de droit.

n

ne faut d'ailleurs pas se tromper sur la portée «humanitaire» de ces constats.

Prenons 1' exemple des sanctions. Ceux qui en pâtissent c'est encore les hommes.

ceux qu'on appelle la population civile innocente. A la souffrance d'un groupe d'hommes par un Etat peu scrupuleux on ajoutera la souffrance d'autres hommes -

en quoi cela rachète-t-illes torts commis? En quoi cela est-il un progrès? C'est 12 L'histoire du droit fQUIIlit l'exemple des représailles privées (contre-mesures). Dans une société primiùve, non ~e de pouvoirs supérieun aux justiciables capables de trancher des litiges et d'imposer la paix socî.ale, l'unique moyen de réagir à la violation du droit est de se faite justice soi-même. Dans une telle société, on ne peut refuser ce moyen parce que cc serait donner automatiquement gain de cause au violateur du droit. L'effet anarchique des replésailles était quelque peu limité par une stricte définition des droits propres dont la violation pouvait donner lieu à réaction. Représailles, moyen de sanction du droit, donc. Mais l' exeœice de ce pouvoir laissé aux membres sociaux s'avéla irréductible à des tennes de droit. La subjectivité de son exercice, l'amplification des conflits, les abus divers, menèrent à des situations de guene privée incompatibles avec l'idée de droit et de justice. Dès lors, l'une des premières actioll5 du pouvoir croissant de l'Etat moderne fut de monopoliser l'administration de la justice en expropriant le droit de se faile justice soi-m8me. On voit bien ici l'ambiguïté des représailles en droit: moyen primitif, «existentiellement»- juridique, mais «essentiellement» anti-juridique.

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Du droit international des Etats et du droit international des hommes 235 surtout une forme primitive de responsabilité: la responsabilité objective du groupe pour les fautes de l'un de ses membres. Quant à l'efficacité politique de telles sanctions, c'est encore une autre question.

On

aboutit donc à ceci: -ce que l'intérêt général avait dicté d'enlever à la sphère de la puissance incontrôlée est aujourd'hui de proche en proche restitué au pouvoir au nom de valeurs issues de ce même intérêt général de la communauté internationale. Et avec quel résultat? Visant à circonscrire la puissance,l'humani~

tarisme aboutit à renforcer les compétences incontrôlables précisément de la puissance étatique. Par un contre~courant, le droit international des hommes nourrit ainsi une forme déviée de droit international des Etats: un droit inter- national des Etats léviathanesque où les visées du pouvoir sont de moins en moins enserrés dans le droit. TI a été dit avec raison par Ch. De Visscher13 que l'excès d'optimisme fraie le chemin à de cinglantes déconvenues. Ce n'est en tout cas pas par l'action unilatérale des Etats qu'avancera la justice, la paix et l'ordre dans les relations internationales. Il est des boîtes qui sont de Pandore.

c) Problèmes pollüques

Cela mène droit aux problèmes politiques. Les progrès du droit international des hommes, il ne faut pas se le cacher, apportent dans leur cortège une politisation et idéologisation qui risque de s'étendre à toutes les branches du droit. Droit interculturel, le droit international plus que d'autres systèmes juridiques ne peut atteindre à une certaine efficacité que s'il jouit d'un degré d'acceptation appréciable. Celui-ci dépend d'une certaine distance qu'il réussit à garder par rapport aux controverses idéologiques ou politiques. Tout système juridique et plus encore le droit international est fondé sur un certain degré de formalisme, à savoir sur un écart indispensable entre les activités sociales spontanées ou les représentations des valeurs, et les exigences de ses règles. Ce formalisme est inhérent à la règle de droit parce que celle~ci repose sur les idées de légalité, d'égalité, de bilatéralité (réciprocité) et de généralité. L'individualisation à outrance tue la règle; elle s'ouvre à la discrétion qui est le propre du politique. Le droit international des hommes relève trop largement de cette dernière catégorie.

On risque de voir se propager en conséquence à travers tout le droit international le poids du politique, c' est-à~dire de l'opportunité. 14 Cette idéologisation du droit aboutit toujours à son discrédit et à son affaiblissement (ce n'est pas un hasard si les doctrines les plus idéologiques, comme le marxisme, déclarent le droit super- structure vouée à la mort). Elles ouvrent ici encore la voie aux desseins de la haute politique parée de tous les attributs de la puissance incontrôlable.

Nul besoin de s'étendre sur un autre aspect du politique, la sélectivité. Propre au politique, elle lui est en quelque sorte congéniale. Si elle n'est pas nécessaire- 13 Ch. de Visscber, Théories et réalités en droit international public, 4.éd .• Paris, 1970, p.69ss.

14 Meme les enceintes de l'ONU, vouées à la protection des droits de l'homme ne peuvent ici servir de modèle pour tout le droit internaûonal: leur politisation (qui en leur sein pent avoir sa place) est notoire.

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ment condamnable dans ce cadre, elle pose de graves problèmes en droit. Or l'unilatéral est essentiellement sélectif.15 Mis au cœur du droit international, il nuirait à sa crédibilité et donc à son efficacité à moyen et à long terme.

Il ne faut pas non plus se cacher que des critères suffisamment objectifs et consensuels manquent dans bien des domaines couverts par le droit international des hommes. S'il ne s'agit pas d'obstacles insurmontables, il faut au moins faire l'effort de bien s'en rendre compte. Qu'en est-il par exemple de l'immunité deS (anciens) chefs d'Etat? Pinochet, très bien. Mais voilà qu'on demande d'élargir la levée immunité aux chefs d'Etats en fonction. Voilà que d'innol!lbra~es procédures pourront d'être lancées devant les tribunaux d'Etats idéologiquemclnt sélectionnés. On suggérait récemment, dans un journal très sérieux, qu'il n'y a peut-être pas de raison de ne pas traduire en justice les dirigeants actuels de la Russie pour leurs actes sous le régime communiste. Et que dire de la complicité?

Livraisons d'armes à des génocidaires, soutien politique à des tortionnaires. La Présidence américaine a récemment soutenu des rebelles au Congo qu'on a accusé d'avoir commis, au su des autorités d'outre-atlantique, des actes de génocide. Peu de chefs d'Etat pourraient s'échapper à des reproches analogues, plus ou moins construits. Ceci n'est pas dire que les crimes doivent rester impunis, mais où s'arrêtera-t-on? Où trouver des critères matériels suffisamment objectifs de discrimination? •

La situation n'est pas différente pour les cri10es de guerre ou autres crimes liés à des conflits armés. Nul doute que les criminels allemands et japonais après la seconde guerre mondiale devaient être traduits en justice (justice par ailleurs remarquablement objective). Mais si le droit s'attache uniquement aux actes, que dire de Truman? La bombe atomique sur Hiroshima fit 110,000 morts. C'était une attaque indiscrirninée. Et que dire de Churchill auquel nous devons en partie notre liberté?

n

collabora à la fabrication de la bombe atomique, fut d'accord pour son utilisation. Que dire aussi des bombardements indiscriminés sur Leipzig avec des plaquettes de phosphore incendiaires: 135,000 morts. Que dire de l'action actuelle en Yougoslavie? Si les opérations en cours manquent de base légale (ce qui est très probablement le cas), les chefs d'Etats alliés sont-ils des criminels contre la paix? Où trouver un fondement ferme: dans des critères formels, parfois trop larges, ou dans des critères matériels, plus idéologiques, et donc moins partagés?

ll ne faut pas non plus se cacher que malheureusement pour les masses la morale applicable aux relations entre Etats diffère encore de la morale applicable aux relations entre individus. C'est une aberration. L'assassin qui agit à titre privé est condamné comme individu indigne et sa mort est même parfois réclamée par la vindicte populaire. Trop souvent hélas, aussitôt que l'individu agit pour la nation, massacrant des milliers d'individus ennemis, sera-t-il fêté par les mêmes 15 Les organes communs tels que le Conseil de Sécurité sont eux aussi des organes politiques et n ·offrent certes pas des ganmties qualitativement différentes. Mais un minimum de checks and ba/onces et donc de légitimité existe sur ce plan. D y a par la confrontation plus large des opinions. par les contre-poids et contrôles, des garanties plus importantes dans la formation d'une volonté.

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Du droit international des Etats et du droit international des hommes 237 masses comme un héros national. Aucune construction intellectuelle ne peut oblitérer ce fait. ll est l'expression de l'absence d'un vrai esprit international, d'un esprit communautaire. fi témoigne de la faiblesse de la solidarité inter- rultionale dans l'esprit des masses. A chaque différend qui met aux prises l'Etat et

«l'étranger», surtout en cas de crise grave, la solidarité afflue vers l'Etat. On aboutit à cette situation: dans l'Etat, plus l'ordre social est menacé, et avec plus de force le peuple se range derrière la nation; dans la société internationale, plus les enjeux sont importants, comme le maintien de la paix, et plus la solidarité se dérobe pour refluer vers son foyer traditionnel, la nation.16 Cet état des choses augure mal de la pénétration de la règle de droit dans ces domaines. La situation n'est pas différente aujourd'hui, par exemple dans le territoire de l'ex- Yougoslavie, de ce qu'elle était en Allemagne à la fin de la première guerre mondiale. Quand la Cour suprême de Leipzig condamna des militaires allemands pour des crimes de guerre (ils avaient tiré sur des naufragés militaires et les avaient tués), un grand nombre d'individus sortirent de la foule toute acquise aux condamnés, pour aller les féliciter personnellement. La foule quant à elle menaçait les britanniques qui assistaient au procès parce que les militaires assassinés étaient leurs compatriotes. Les britanniques durent sortir de la salle d'audience à la dérobée par une porte cachée, sous protection policière. Dans de telles conditions des procédures contre les divers criminels de guerre des camps opposés peuvent rouvrir des plaies purulentes et s'opposer an règlement de paix.

(Ce n'est pas mécoiliUlÎtre que la même chose peut être dite de l'absence de telles procédures).

Ces problèmes ne sont pas insolubles, car il ne faut pas simplement reculer devant les obstacles. Mais encore faut-il en être conscient et peser ces obstacles et ces ornières à leur juste poids. Cela est loin d'être toujours le cas.

d) Problèmes juridiques

Evoquons enfin des problèmes juridiques. Au delà de l'affirmation des valeurs fondamentales de la communauté internationale et des concepts véhiculaires de ces valeurs (ius cogens, obligations solidaires, etc.), tout reste dans le vague et l'approximation. De minimis non curat praetor. Mais on oublie que le droit est une science des valeurs et des instruments pour mettre en œuvre ces valeurs. La détermination des valeurs à servir ressortit à la politique juridique, leur mise en œuvre concrète à la science du droit positif. ll est insuffisant de postuler des 16 «Dans l"Btat, cc sont les intérêts vitaux, les plus hautement politiques, qui déclenchent les solidarités suprêmes. C'est l'inverse qui se produit pour la communauté internationale. On y relève des solidarités mineures, dans l'ordre économique ou technique par exemple; mais plus on se rapproche des questions vitales, comme le maintien de la paix et de la guem, moins la communauté exeœe d'action sur ses membres; les solidarités faiblissent à mesure que grandissent les périls qui la menacent; celles qui s'affirment refluent vers leur foyer traditionnel.

la nation. Les hommes ne contestent pas. en raison, l'existence de valeurs supranationales; dans l'ordre de l'action, ils n'obéissent guère qu'aux impératifs nationaux». (Cb. de Visscber, Thiorie:s et réalité;; en droit international public, 4.éd., Paris, 1970, p. 112).

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238 Robert Kolb

valeurs sans s'occuper des innombrables implications sur le plan positif. Or c'est ce qui se passe. ll est frappant et inquiétant de voir que de plus en plus d'auteurs ou d'opérateurs juridiques croient avoir tout dit dès qu'ils ont produit la phrase rituelle sur les valeurs fondamentales de la communauté internationale et cité les paragraphes 32-3 de l'affaire de la Barcelona Traction. Au lieu d'essayer de dissiper le vague inhérent à des valeurs très générales par un effort scientifique rigoureux, on se laisse guider par des formules faciles et toutes faites, par des impressionnismes peu réfléchis, par des clairs-obscurs rassurants, par la promiscuité des notions et le conceptualisme juridique. On est à des lieues de,. la science juridique qui est un art de distinctions précises, articulées et s8vantcts.

Aspects procéduraux (erga omnes) et matériels (ordre public, crimes), aspects ayant trait aux sources du droit (ius cogens) et aspects situés en dehors des sources (responsabilité, contre-mesures, etc.), notions générales (ordre public) et spéciales (ius cogens) et bien d'autres encore sont allègrement confondues sur l'autel diffus des valeurs fondamentales. Du ius co gens l'on tire, sans arrêter un seul instant la réflexion critique, des conséquences en matière de contre-mesures ou en matière d'obligations solidaires. A l'inverse dès qu'une règle est proclamée importante, le statut de ius cogens est immédiatement avancé à son égard. La qualité pour agir par voie d'obligations erga on~~Ws est sans façons confondue avec la faculté de la Cour d'ex!rcer sa compétence (voire le titre de compétence).

Le conceptualisme des intérêts fondamentaux Il aussi obscurci la relativité de la notion de ius cogens qui s'accommode parfaitement d'être régional ou conven- tionnel Et que dire d'autres problèmes! S'il y a un corps de normes «absolues»

retenues au titre de l'ordre public, corps par ailleurs croissant, qu'advient-il de la collision entre les normes absolues? Y a-t-il une hiérarchie dans la hiérarchie? La solution du conflit est-elle laissée au domaine politique? Si l'obligation est erga omnes,l' auteur d'une violation du droit peut-il être tenu en réparation par tous les Etats? Comment apprécier alors les quote-part? En cas de contre-mesures comment mesurer la proportionnalité: collectivement ou individuellement? L'Etat directe~

ment lésé perd-il le droit de libérer l'auteur du fait illicite en renonçant à faire valoir sa responsabilité? Faut-il une renonciation de tous les Etats pour arriver à ce résultat? Si un Etat est satisfait avec les réparations offertes, quel est le statut juridique des autres Etats? Quelle est la relation entre une sanction adoptée uti singuli ayant caractère punitif et la sanction pour crime international prévue par les textes? Les dangers de cumul sont ici importants. De plus, le danger d'une multiplication des relations conflictuelles tant politiquement que juridiquement est réel. Point n'est besoin de continuer à cette place. TI ne s'agit pas de récuser des concepts à bien des égards nécessaires (mais dont le sens juridique est à notre avis souvent différent de celui qu'on leur attribue). TI s'agit au contraire de montrer les déficits cinglants d'organisation positive que sous la bannière messianique de l'humanitaire on est en passe de considérer, dans le meilleur des cas, secondaire, dans le pire, négligeable.

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Du droit intematiotull des Etats et du droit international des hommes 239

V. CONCLUSION

Comment conclure ces rapides esquisses et réflexions?

En disant d'abord qu'il ne doit pas y avoir un nouveau droit international des bommes opposé à un ancien droit international des Etats. L'un et l'autre, l'individu et l'Etat, doivent garder leur place au sein d'un droit international œcuménique, ouvert toutefois aux réajustements. Un corps juridique sain comme tout corps sain doit être constitué de cellules très différentes, aux fonctions diverses mais coordonnées entre elles. Au bon fonctionnement du corps humain les cellules hautement spécialisées de la masse cérébrale contribuent autant que les humbles cellules intestinales. Cet organisme fonctionnera bien tant que chaque type de cellule remplira ses fonctions à la place qui est la sienne. Une multiplication sans contrôle de certaines cellules, une hégémonie par métastase, étouffe l'organisme et prépare sa décomposition. ll en va de même en droit L'histoire montre que la prédominance trop accusée d'un corps de nOimes (par exemple du droit public)17 est le propre de périodes instables, de décadence et de déclin. L'humanitaire a toute sa place en droit international et les garanties de son efficacité doivent croître avec le reste du corps normatif. ll est dangereux en revanche de sacrifier les innombrables garde-fous et équilibres internes du droit international léguées par une longue expérience. Au lieu de faire avancer le droit on risque de le faire reculer.

ll faut enfm mettre en garde contre un état d'esprit qui a de plus en plus cours, volontaire, naïvement idéaliste, lénifiant, dédaigneux du poids des réalités. Faut- il rappeler que ce qui parait bon à première vue n'est pas plus nécessairement bon que le chemin le plus court n'est pas nécessairement le meilleur. ll semble y avoir chez beaucoup de personnes de nos jours un de ces esprits impalpables faits d'optimisme et de progressisme, un peu comme dans les années vingt, un de ces esprits qui portent en germe de cruelles déceptions. C'est un état d'esprit purement abstrait, souvent sentimental, peu analytique et franchement anti-bistorique. Mais les professions de foi ne peuvent pas remplacer la réalité. Ce n'est pas par des architectures irréelle$ de l'esprit maia par une analyse méticuleuse des données du réel (ne fO.t-ce que pour connaître les obstacles à surmonter) et par une adaptation de la conduite à suivre à ces données, qu'un progrès dans le droit est possible.

Les faits internationaux de ces dernières années et de ces derniers mois n'ont pas de quoi rassurer à ce propos.

17 Avec le cortège d'une rapide succession des lois, l'abandon du principe de non-rétroactivité, une législation d'exception abondante, la tendance à une individualisation législative excessive, un

nomb~e trop important de nonnes impératives, etc. L'époque de Dioclétien. marquée par de graves prob~mes sociaux et économiques, est un exemple type.

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