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LE TOUR DE FRANCE : UNE FORME DE LITURGIE NATIONALE Author(s): Pierre Sansot

Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 86 (Janvier-Juin 1989), pp. 91-105

Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40690378 . Accessed: 01/07/2014 04:43

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UNE FORME DE LITURGIE NATIONALE

par Pierre Sansot

RÉSUMÉ

Le Tour de France constitue Vun de ces nouveaux rites qui ont nourri l'imaginaire du XXe siècle. Chaque année, il provoquait rassemblements col- leclifs, émotionnalité intense, entrée triomphale dans quelques villes, hérolsation de quelques êtres, affrontement de la soif, de la montagne, de la mort, symbo- lisation de quelques objets fétiches, récitation d'un parcours découpé en étapes.

Notre approche refuse toute attitude réductrice du phénomène sportif.

SUMMARY

t Le Tour de France » constitutes one of those new ritual activities which have fed french imagination and fiction during the 20lh century. It did every year led to collective gathering, intense emotions, triumphal arrival in certain cities, transforming a few human beings into real heroes, facing thirst, moun- tains and death, symbolizing a few fetish objects, talking over a race track made out of several stages. The author's approach goes against any attitude to reduce the importance of the very sport concept.

Notre existence aurait paru monotone à un étranger. Les semaines se succédaient sans éclat. Il fallait « une grosse bêtise » (d'un enfant ou d'un adulte), une mort subite, une grande fête comme la Noël, une période de sécheresse exceptionnelle pour nous tirer de notre léthargie. Mais, chaque année, dès le départ du Tour, nous nous laissions emporter par la joie ou l'inquiétude, nous participions à une bataille de géants qui prendrait fin à Paris, capitale de notre pays. Nous entrions dans un temps que je qualifierai de mythique car je crois que, sans artifice, il possédait les caractères essentiels du mythe : marquage d'un territoire qui

Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. LXXXVI, 1989

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92 Pierre Sansot incise la terre d'une façon originale et incontestable, instauration d'un calendrier qui se soustrait à la durée profane, densité symbo- lique et ludique des officiants et des concélébrants, émergence d'une émotionnalité collective intense, production de récits et de légendes, héroïsation de certains êtres devenus des demi-dieux, reprise dans le quotidien et, sur un mode familier, de l'épopée.

Nous n'entreprendrons pas une démonstration didactique qui prendrait en considération chacun de ces termes. Nous préférons nous livrer à une description, elle aussi épique, flamboyante. Je laisserai au lecteur le soin de découvrir par lui-même les traits à travers lesquels un processus liturgique se manifeste.

Nous avons choisi, à titre d'illustration, le Tour de France à ses heures de gloire, c'est-à-dire tel qu'il se déroulait entre les deux guerres et après celle de 1939-1945... Il nous paraît ne pas reproduire exactement les traits du pèlerinage habituel et cons- tituer cependant une forme moderne de liturgie. N'en écartons pas les spectateurs : que serait une cérémonie sans ses fidèles et ses initiés ? Que deviennent nos cathédrales vides d'un peuple ras- semblé au fur et à mesure que les touristes les traversent ? Debout ou assis sur un pliant, sur un talus, perchés sur un mur ou sur les gradins du parc Borely, ils n'ont pas pris la route et le bâton (le vélo) du pèlerin. Par un processus assez banal d'identification sur lequel nous reviendrons, ils vont, eux aussi, grimper, rouler, sprinter. Cette complicité leur est si naturelle qu'ils se livrent, quand on ne les surveille pas, à la « poussette » d'un de leurs favo- ris, qu'ils courent à côté de lui pendant quelques mètres. Parce que le peloton n'est pas toujours exact dans son horaire, ils acceptent d'attendre longuement pour avoir le droit de dire :

« J'y étais, je les ai vus. » Ils savent qu'après leur passage, leur village retombera dans l'engourdissement et cette vieille dame range son pliant qu'elle ne ressortira que l'an prochain si, par bonheur, « ils » passent à nouveau par là.

Nous devons aborder le phénomène d'une autre manière plus éclairante. A eux tous, au bord des routes de Normandie ou sur les pentes du col Bayard, ils forment une immense haie d'hon- neur de quelques centaines de kilomètres, « une gigantesque photo de famille » (A. Blondin). Oublions les individus dans leurs singu- larités. Considérons plutôt cette adoration unanime continue qui ne se produira qu'un seul mois de l'été, ce chapelet murmurant de robes à fleurs, de visages burinés par le soleil.

J'aimais spontanément ce terme de tour. Sur un circuit défi- lent des bolides indifférents au paysage qu'ils traversent. On accomplit un trajet par nécessité et même s'il épouse des courbes, il conserve une rigidité linéaire... Grâce à une procession circum- déambulatoire, les hommes ont toujours cherché à prendre pos-

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session d'un territoire qu'ils aimaient, dont ils pressentaient l'étrangeté et qu'il fallait donc apprivoiser... Les citoyens fai- saient, le soir venu, le tour de leur ville. Nous nous sommes enchantés d'accomplir le tour de la terre tant que nous l'avons considérée comme le plus précieux de nos biens, un lieu privilégié entre tous, le centre de l'univers. Un notable, un homme plus modeste se complaisaient à « faire le tour du propriétaire » de leur jardin. Le tour de taille n'avait pas rapport à de stupides mensu- rations mais à la juvénilité, à la féminité, à la fécondité d'une femme. Puis avec l'avènement généralisé des non-lieux, il n'y eut pas grand sens à faire le tour de quoi que ce soit et nous nous sommes consolés à l'aide de dérives que nous décrétions sauvages ou en allant voir ce qui se passait hors de notre terre.

Venons-en aux officiants, aux processionnaires, je veux dire aux coureurs. Ils accomplissent en quelques semaines le tour de la France, de ce pays oublié aux intérêts partagés et qui retrouve, tout à coup, d'une façon mystérieuse, son unité. Ce pays descend des tableaux idéalisés d'une école primaire admirable dans son utopie pour prendre chair et couleurs. La France endossait plu- sieurs tuniques : ainsi le mont Ventoux, était-ce un souvenir littéraire (la promenade de Dante) ? Un vin tout à fait appré- ciable ? ou encore un col cycliste à la descente redoutée ?

Le « Tour » nous réapprenait la France. A nous autres enfants du Midi, « le ballon d'Alsace » apparaissait comme un étrange caprice de la Terre. Gomme si une mongolfière était venue se poser quelque part chez nous. Nous n'en eûmes connaissance qu'en deux circonstances : pendant nos cours de géographie à l'école primaire et à l'occasion du Tour de France. Les pavés de Roubaix étaient appréhendés par les coureurs et tout un peuple avait adopté l'expression commune « d'Enfer du Nord », comme si cette région était, entre toutes, redoutable... à tel point qu'il fallut lever ce préjugé par une campagne publicitaire du Conseil général de cette région.

Avec les années, les organisateurs ont pris trop de liberté avec la réalité cartographique. Ils ont osé donner le départ à Berlin.

Pendant longtemps ils respectèrent à peu près l'ordre des choses : notre géographie sentimentale s'accommodait sans mal de quel- ques écarts comme d'une première étape en Belgique. Après moult péripéties, l'arrivée se produisait dans notre capitale, à Paris, par exemple au Parc des Princes, le long des Champs- Elysées ou encore à la « Gipale » (municipale) de Vincennes.

Jacques Goddet aimait que cette journée coïncide avec notre fête nationale, le 13 ou le 14 juillet. Les Parisiens, et les provinciaux venus à Paris, dansaient-ils à la mémoire de la prise de la Bastille, de toutes les Bastilles, ou plus simplement parce qu'ils retrou-

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94 Pierre Sansoi vaient le plaisir d'esquisser des pas de tango sur le pavé de Paris, ou parce qu'ils tenaient à remercier ceux qui avaient accompli un si long voyage autour de la France ? Avant d'emprunter le chemin des vacances, ils tenaient à recevoir avec gratitude et gentillesse l'héroïque peloton, à lire sur les traits de ceux qui le composaient un peu d'Auvergne, les embruns de la Bretagne, les coups de soleil languedociens. Les commentateurs de la vieille tsf, tout comme les coureurs, en avaient le souffle coupé. Ils n'étaient plus qu'à 20, qu'à 10 km de la capitale. Ils apercevaient la tour Eiffel, ils respiraient l'air de l'Ile-de-France (à défaut de traverser l'île Saint-Louis, trop étroite), nous revivions une seconde fois la libération de Paris, si intense était cette expérience émotion- nelle commune.

Nous associions tellement cette course à la renaissance de la France que nous aurions souhaité qu'elle se gagnât à Reims.

Gomme il aurait été beau que le maillot jaune eût été conquis définitivement là où les rois de notre pays recevaient l'onction sacrée... Quel plus beau sacre pour un coureur que celui de Reims ! Hélas, pour dire vrai, c'était la montagne ou la course contre la montre (surtout pour l'avaricieux Jacques Anquetil) qui décidaient de l'élection au titre suprême.

Un Italien ou un Belge montait parfois sur le parvis. Cette consécration d'un étranger ne nous gênait pas outre mesure.

N'avait-ce pas été le cas tout au long de notre histoire ? Celui de Catherine de Médicis et quelques autres ? Du fait de son classe- ment hors pair, il obtenait sa naturalisation, devenu citoyen d'honneur de notre pays. Certains de nos compatriotes vivaient mal la chose. Un imposteur avait mis le grappin sur le trône de France et il conviendrait, l'an prochain, de l'en chasser. Nous ne devons pas oublier que se confrontaient non point des marques commerciales (Système U, Panasonic.) mais des nations qui défendaient jalousement leur identité. Je trouve beau que des pays aient ainsi accepté, chaque année à date fixe, de remettre en question leur suprématie, leur honneur... Rien n'était jamais acquis, nous n'avions pas le droit de nous assoupir dans notre territoire. Lorsque juin approchait, les Français avaient à se réapproprier la France : nos compatriotes en avaient conscience : ils n'hésitaient pas à entraver (illégalement) la course des concur- rents étrangers les plus sérieux. Le territoire importait puisqu'un Français avait toutes les peines du monde à revêtir le maillot rose du Tour d'Italie.

Une nouvelle guerre de Cent ans avait été déclarée, le 3 juillet 1903, date du premier Tour. « Les étrangers font la loi », titrait UAulo- Journal. Entendez : les Belges et les Italiens se partagent les bonnes places. « II est temps que la France se

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ressaisisse. » Nous frôlions l'incident, l'inévitable rupture.

En 1937, les Belges, Sylvère Maes en tête, se retirèrent de la compétition parce qu'ils se crurent injustement pénalisés, tout comme en 1950 les Italiens, non sans emporter le maillot jaune que F. Magni avait endossé la veille. Il fut, chaque fois, question de l'honneur d'une nation et n'oublions pas que durant le siècle dernier, des pays déclarèrent la guerre pour laver des affronts de moindre importance.

A côté de l'équipe nationale, les organisateurs mettaient sur pied des équipes régionales : de l'Ouest, du Sud-Est, du Centre- Midi : malgré quelques alliances bizarres comme ce Centre-Midi, la France jacobine prenait conscience de l'existence de ses pro- vinces. Ces dernières osaient se rebiffer et le doute (ou le ridicule) s'installait quand l'une d'entre elles obtenait un meilleur classe- ment que l'Equipe de France, comme si la partie l'emportait sur le tout, une province sur le reste de la nation.

Beaucoup d'images nous montrent les plus grands des cou- reurs extrêmement concentrés, au point d'ignorer ce qui les environne : guidon contre guidon, une masse opaque, indifférente aux paysages. Cependant, par bonheur, il leur arrivait de lever la tête. Quand ils longeaient la mer, ils flânaient, ils enviaient les heureux vacanciers qui, de « la grande bleue », leur adressaient des signes. Le peloton permettait à un régional de passer en tête dans son village natal : il embrassait sa mère, sa fiancée et il repartait : l'alliance de l'homme et de la terre avait été pendant un instant célébrée.

Mais, en fait, c'est du dehors que nous devons considérer cette procession bourdonnante, multicolore et un territoire auquel elle donne un surcroît de vie : sur l'arche d'un pont, au milieu de la Beauce, non loin des vignobles du Bordelais. J'aurais aimé que

« le Tour » dédaigne les grandes routes, qu'il emprunte des chemins, qu'il s'enfouisse au milieu des prairies, du foin que l'on coupe, là où ne passaient, en une journée, qu'une charrette et la tournée du facteur. La coexistence ensoleillée du chrome, des tuniques bariolées, des muscles longiformes et d'un pigeonnier ou d'une ferme mal entretenue, quel bel hommage rendu à la France ! Et puis, après cette longue école buissonnière, nous les aurions rendus aux villes et aux Champs-Elysées (à Paris) ou au quai des Belges (à Marseille).

Ce qui dessinait ainsi un labour de la France aussi profond que celui de Romulus lorsqu'il traça les enceintes de la future Rome, ce n'était pas seulement l'envol d'un peloton mais le passage de « la caravane ». Ce mot a pris aujourd'hui une tournure banale. Il est associé au camping, à ces lourdes machineries qui encombrent nos routes. Il possédait alors de la noblesse. Il

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96 Pierre Sansot évoquait les chameliers, les maîtres du désert, le vertige des sables et des étoiles. Evidemment, il comportait la masse des coureurs, quelques grands seigneurs de la bicyclette : grands seigneurs, ils Tétaient à la manière de Merckx refusant d'endosser le maillot jaune qu'il a dû à la chute malencontreuse de son rival Bahamontès qui avait dominé l'étape de la veille. L'homme averti admirait leur élégance, même dans leurs gestes les plus simples comme de s'emparer au vol de leur ravitaillement, de la position des coudes sur le guidon, de la finesse de leurs muscles en action...

A leur dévotion, à leurs petits soins, les « porteurs d'eau », ils donnaient à leur seigneur leur propre bidon (malgré la soif qui les étreignait) ; davantage, ils passaient leur roue en cas de crevaison et il leur fallait attendre alors un hypothétique mécano.

Ils s'effaçaient au plus vite quand un grand leur demandait le passage ; lorsque les champions avaient conclu une trêve, ils n'avaient pas le droit de rompre l'amnistie en forçant l'allure pour se détacher. Quand le favori peinait, ils le tiraient, ils cherchaient à lui permettre de recoller au peloton. Leurs forces encore vives rendaient plus pitoyable la détresse de leur maître.

Si l'un d'eux gagne « par accident », il vient s'excuser auprès de son maître, « Excuse-moi, Fausto », dira l'un de ses coéquipiers italiens. Nous avions ainsi le spectacle d'un monde féodal dont on avait parlé vaguement dans nos livres d'histoire. Ce rituel n'était pas tout à fait anachronique car nous vivions une époque où les plus riches avaient la possibilité de s'entourer d'une innombrable domesticité et de l'entretenir.

Marque extérieure, qui nous paraît aujourd'hui étonnante, les coureurs portaient, enroulés autour de leurs épaules, les boyaux de leurs roues. Le dedans, le plus intime d'un vélo, était donc affiché ostensiblement auprès de leur tête et se dépla- çait au gré des mouvements du cycliste. C'était surtout le plus vulnérable, cette fine pellicule qui permettrait à un engin de parcourir des centaines de kilomètres, d'affronter la rocaille de routes mal entretenues. Nous lisions donc, sur leurs épaules, la menace permanente d'une crevaison. Les points de faiblesse de tels athlètes nous paraissaient multiples : des furoncles, une crise intestinale, une mollesse dans les muscles, mais le plus grave, le plus injustifié, se situait ailleurs : dans une enveloppe arachnéenne qui aurait dû recouvrir les épaules d'une starlette et non point celles de ces nautoniers de la terre.

Plus tard, le système a évolué. Il a paru préférable de changer la roue tout entière. Les directeurs de course ont déshabillé les coureurs de leurs boyaux. J'ai eu comme le sentiment qu'on les avait dégradés, qu'on avait déchiré leurs epaulettes d'officiers du Tour de France.

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Quand je songe à la caravane, j'oublie le visage et le nom des coureurs, je suis plutôt assailli par toutes sortes de sensations, d'objets fétiches : les casquettes, les maillots multicolores, les musettes, les bidons, le dérailleur aux multiples et mystérieux braquets, les boyaux, les tuniques (jaune, verte, arc-en-ciel...) ; la bicyclette perd de son unité, elle devient une somme d'éléments précieux, étincelants : le guidon, le pédalier, les rayons.

La théorie s'enflait de ce que l'on nommait « les suiveurs » : directeurs d'équipes, organisateurs, voiture-balai, ambulanciers, policiers, journalistes, reporters, hommes qui devaient à leur notoriété de se glisser dans la cohorte. Certains d'entre eux se tenaient debout dans leurs décapotables, comme pour inspecter les foules, les coureurs, les montagnes, ou pour vivre plus inten- sément le début d'un bel été. Ils empruntèrent pendant quelques années des jeeps découvertes, liquidées à la suite de la dernière guerre. A demi dressés, tous les sens en alerte, ils nous faisaient penser aux héros de l'Afrika Corps ou de Montgomery. Les

« actualités » nous avaient montré dans cette position les apprentis dictateurs ou des généraux guidant leurs troupes sur le front.

Leur ivresse était d'une autre sorte - ils respiraient, à grands poumons, la poussière, la fatigue, ces routes de France que l'on avait dégagées pour mieux vivre de concert avec nos paysages.

Pour une fois, « suivre » devenait une action noble, un privilège.

Cette caravane formait bien un tout. Malgré la fatigue de tous et la souffrance de quelques-uns, ils bénéficiaient de trois semaines de vacances, entendez qu'ils prenaient congé du reste du monde, qu'ils se lançaient dans une chevauchée héroïque, presque irréelle. Eparpillés après l'ultime étape, ils étaient, malgré les critériums, « désoccupés », des hommes rendus à leur solitude et non plus un ensemble cavalcadant sur les routes de France dont ils étaient les seuls seigneurs, puisqu'elles étaient interdites à tout autre forme de circulation. Un journaliste regagnait piteusement les locaux de son journal, il ne connaissait pas l'effervescence des départs matinaux, il ne tâtonnait plus dans les couloirs d'un hôtel inconnu. Les coureurs les plus modestes revenaient à leur ferme et ils songeaient avec nostalgie

« qu'ils en avaient été ».

Comme nous n'étions pas encore blasés et que la publicité avait une allure naïve, candidement ostentatoire, nous étions éblouis par ces grands véhicules qui, dans le vacarme, vantaient une marque de cirage ou de pastis. Tous ces signes (aux couleurs vives et parfois de mauvais goût) gueulaient sous le soleil de juillet. A quoi s'ajoutait le vrombissement des motos, de toute une escadrille en alerte, d'éclaireurs qui allaient aux nouvelles, qui remontaient le peloton avant de se laisser glisser jusqu'à

es - 4

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98 Pierre Sansot sa queue, là où quelques désespérés, la bouche ouverte, luttaient contre l'abandon. De leurs véhicules, les annonceurs jetaient quelques menus cadeaux : casquettes en carton, échantillons de cirage, de sirop... Les hommes, les bonnes gens, ce peuple que nous cherchons aujourd'hui vainement à rencontrer, se conduisaient à la façon des enfants, tendant des mains sup- pliantes, attrapant au vol la manne céleste. Demain, l'objet le plus modeste nous serait compté ; dans l'instant présent, parce que c'était le temps de la fête, la gratuité, le don avaient sup- planté l'échange marchand.

Les Français étaient fous de leur Tour. Certaines familles choisissaient leur lieu de vacances de façon à pouvoir assister à son passage. Des gens de la plaine découvraient, en cette unique occasion, une montagne dont par ailleurs ils se désintéressaient.

On arrivait quelques heures à l'avance : certains saucissonnaient.

D'autres, par respect pour cette route sanctifiée, pique-niquaient à quelque distance. Des cars entiers déversaient sur un point du trajet des colonies de vacances.

J'aurais voulu encore plus de ferveur. Que les religieuses quittent leur abbaye et que leurs cornettes blanches délimitent le pourtour du trajet. Que les patrons octroient une demi-journée de congé (on était chiche à cette époque) à leurs ouvriers. Que les colonels délèguent la meilleure fanfare de leur régiment.

Qu'avant de mourir, l'aïeul soit transporté au bord du parcours.

Qu'en signe d'allégresse, les commerces et les balcons fleurissent de drapeaux tricolores. Que tout le reste du pays retienne sa respiration. En fait la réalité approchait de cette chimère.

Les étapes ponctuaient la ronde liturgique. Les cités se disputaient l'honneur d'abriter, pendant une nuit, les héros.

Limoges en 1960, Aurillac en 1963, Auxerre en 1965, Bordeaux en 1969... Il s'agissait, chaque fois, d'une prise de la ville (une mise à sac disaient les grincheux) par les officiants du Tour auxquels nous présentions de surcroît les plus belles filles de notre cité. En efîet, elle se métamorphosait de minute en minute. Les grands hôtels avaient été réquisitionnés, des hommes en culottes courtes, en peignoir, circulaient dans leurs halls, s'emparaient de lignes téléphoniques pour entreprendre la narration de la course. Les suiveurs s'éternisaient dans les meilleurs restaurants où ils débouchaient le champagne. A nos yeux de gens et d'enfants modestes, nous observions à distance respectueuse la venue d'une autre race, habituée à « la belle vie ». Différentes radios montaient des podiums sur lesquels, à l'aide de jeux et de vedettes, ils réjouissaient les badauds. La caravane repartait. Nous étions rendus à la vie quotidienne, à nos soucis, à nos habituelles parties de rigolade. L'amoncellement des papiers, des bouteilles,

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quelques tréteaux attestaient qu'ils étaient bien venus chez nous. Nous étions quelque peu mélancoliques mais nous étions soulagés que notre ville nous fut rendue, nous découvrions quelque sans-gêne de la part de ceux qui s'étaient installés, sans coup férir, dans notre cité, sans même avoir la curiosité d'en découvrir les beautés secrètes.

L'étape constituait tout autant une route parcourue qu'une pause. Le Tour se composait d'étapes tout comme le chemin de croix égrène des stations. Nous n'avions pas de peine à gravir (par la pensée) le chemin du calvaire parce qu'il était scandé par des scènes singulières : ici, le Christ tombe une seconde fois, ailleurs, son regard rencontre celui des saintes femmes. C'est ainsi que nous avions des étapes de montagne, des courses contre la montre, des parcours qui sentaient l'iode ou la lavande. Mais que faire de la plaine quand elle était monotone ? Les journalistes avaient assez d'imagination pour leur donner un qualificatif et pour les singulariser : seulement de quelle instance instau- ratrice s'autorisaient-ils pour les dénommer ? Lorsque l'étape respirait l'ennui, on concédait à nos héros le droit de languir, à condition qu'ils reprennent vite le lendemain leurs armes : notre Iliade moderne ne devait pas verser dans une flânerie paresseuse.

Pour que le rituel fût parfait, il aurait fallu que, d'année en année, le Tour emprunte les mêmes chemins, qu'il comporte le même nombre d'étapes tout comme ces douze stations qui composent le chemin de croix. Tel n'était pas le cas. A cette pensée, nous regrettions ces mêmes gestes que nous accomplis- sions pendant la semaine sainte pour voiler les mêmes statues de l'église de notre village et pour les dévoiler, le jour de la Résurrection. Nous sentions confusément que nous ne par- courions pas les moments d'une procession liturgique mais seulement les chapitres d'un roman.

Il valait mieux se tenir à l'écart de ce remue-ménage pour nourrir son imaginaire. En effet, les nouvelles nous parvenaient avec peine ; elles étaient souvent confuses ou contradictoires.

La TSF, par bonheur, ne nous livrait pas d'images. Nous étions donc dans l'obligation d'inventer ces anges sereins ou livides qui parcouraient la France. Il nous est arrivé d'attendre très tard le classement général... Veiller dans la mollesse d'une nuit d'été, quoi de plus délicieux ! Cette attente fiévreuse rejouait, réactua- lisait toutes les autres soirées où il nous avait fallu espérer-déses- pérer dans les ténèbres... Soirées électorales : les militants s'amas- saient devant le siège de leur parti ou du journal local, car l'on ne saurait qu'à l'aube le nom de ceux que la nation aurait choisis.

Veillées scolaires : il n'était pas rare que l'on affichât aux alen- tours de 21 heures le résultat des examens ; certains parents

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100 Pierre Sansoi s'armaient de lampes électriques pour apprendre le sort de leur progéniture. La rapidité des communications, leur quasi-instan- tanéité ne permettent plus cette ferveur et nous ne pouvons plus modeler à notre guise les ombres gigantesques des vainqueurs et des malchanceux.

Le Tour de France, parce qu'il confrontait les coureurs à la montagne, méritait d'être considéré comme une épreuve initia- tique. Elle dévoilait aux hommes ce dont ils étaient capables. Tel coureur élégant, à la pédale facile, s'effondrait. Tel autre, à l'allure modeste, « mettait » quinze à vingt minutes à ses adver- saires. L'on peut devenir un meilleur rouleur, un excellent stra- tège ; on naît grimpeur et, pour posséder ce don, il n'est pas besoin d'avoir vécu près des montagnes. C'est une vertu qui surprend l'élu. René Vietto, Raphaël Géminiani, Apo Lazarides n'ont jamais gagné le Tour mais, parce qu'ils surent grimper, ils sont entrés dans la légende. A les voir escalader des côtes à fort pour- centage, nul ne pouvait douter qu'ils n'appartenaient pas à la même race que nous : des archanges, des hommes-oiseaux, des hommes aux pieds ailés, qui ont su se soustraire à la plus dis- gracieuse des lois, la loi de la pesanteur, et qui dansent allègre- ment sur leurs roues, attirés par les nuages, par la lumière du ciel.

L'authentique grimpeur, tel l'archange Charly Gaul, ne sait plus qu'escalader les montagnes. Lâché dans la plaine, là où les autres coureurs respirent à leur aise, il devient balourd, ingambe. Il s'embourbe dans le plat parce qu'il n'est plus happé par l'azur, parce que son corps ne peut pas se déshabituer d'une certaine manière de pédaler, de prendre souffle. J'ai toujours éprouvé de la méfiance à l'égard de ces coureurs susceptibles de sprinter, de rouler, tout autant que de grimper.

Ne biffons pas la souffrance, le pathétique de la condition humaine, la proximité de la mort, tout ce qui rend sublimes cer- taines de nos actions. Sans ces éléments, il n'y aurait pas lieu de parler d'une quête initiatique. Le masque douloureux, les traits tirés, l'écume aux lèvres, l'asphyxie nous assurent qu'ils côtoient l'inhumain tout autant que le surhumain, qu'avant de revêtir l'habit de lumière (la tunique jaune) et de recueillir le baiser de gentes jeunes filles, ils auront subi une authentique passion. Le mont Ventoux, le Tourmalet, c'était encore quelque chose comme le mont des Oliviers et le Golgotha. La haine figurait au nombre de ces passions excessives que nous éprouvons rarement dans la vie quotidienne. Tel le coureur décrivant son état d'épuisement et de révolte, « j'aurais voulu frapper tous ces imbéciles qui me touchaient et qui me poussaient... », l'horreur du contact alors qu'il s'agissait de poussettes amicales.

Même les plus doués, les mieux cuirassés, risquaient de se

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laisser étrangler à l'un de ces innombrables lacets. La nouvelle circule, le champion, le campionissimo - peut-être Bahamontès - connaît la défaillance. Il refuse de continuer. Il dit : « Laissez-moi la paix. Laissez-moi rejoindre la foule des autres mortels. » L'hor- rible sorcière aux dents vertes, plus réelle que l'abominable homme des neiges, guette les coureurs et quand elle frappe l'un d'entre eux, le feuilleton rebondit.

La mort, une mort réelle et non point symbolique (comme c'est souvent le cas dans l'ordre du jeu, du sport) menace chacun des participants. Il faut prendre le maximum de risques dans la descente : on le dit communément : Descendre à tombeau ouvert.

Gomme ils paraissent frêles au milieu des éboulis, des entailles de la terre, des ravins, à la merci d'une crevaison, de l'écart d'un autre coureur, d'un tournant mal négocié. Roger Rivière suc- combera à la suite d'une telle chute ; en descendant le col de Perguret (non loin de Millau pour ceux qui ignorent la géographie du Tour). Le mont Ventoux se révélera meurtrier pour Simpson.

Bartali : le grand Bartali heurte le parapet d'un confluent de la Durance, s'évanouit et reprend la route. Des incidents absurdes mettent fin à la carrière d'un coureur : une moto ou un spectateur provoquent sa chute : une forme cinglante d'aléa.

Le public a aimé ceux que la fatalité happait et qui se rele- vaient, quoi qu'il arrive, en accumulant parfois des retards consi- dérables. Tel fut le cas de Jean Robic, surnommé affectueusement

« Biquet ». Ce presque nabot égala, en popularité, les géants de la route.

La montagne ne se contentait pas d'éliminer les faux jetons, les suceurs de roues qui, dans la plaine, jouaient la prudence der- rière les plus vaillants. Il fallait que les géants de la route se mesurent à d'autres géants qui se nommaient Galibier, Tour- malet, Aubisque, à des êtres de légende qui témoignaient de notre préhistoire, derniers rejetons d'une race de Titans. Maintenant encore ils s'éloignent de l'espèce humaine pendant l'hiver : les Ponts et Chaussées ferment les routes qui mènent jusqu'à eux...

En plein été, il leur arrivait de disparaître dans une masse de brouillards, de tonner, de foudroyer les imprudents.

La France, la douce France des plaines et des coteaux, des rivières paisibles et des guinguettes charmantes s'apercevait qu'elle était capable de tutoyer le sublime, qu'elle possédait des montagnes redoutables, qu'elle n'était pas seulement un jardin à la française, un ensemble de terres entretenues avec patience, qu'elle portait en elle de l'inhabitable. Alors les écoliers de France qui épelaient les sources de nos fleuves, la litanie de nos 89 (92) départements, découvraient, ravis, des noms qu'on leur avait cachés.

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102 Pierre Sansoi Certes, la France était encore un pays de légendes. Nous lisions en toute candeur La mare au diable de G. Sand ou La vouivre de M. Aymé. Nous n'aurions pas été surpris de rencontrer des elfes, des fées. C'était un même soleil qui blondissait le blé, pro- cédait à la cuisson du pain et réchauffait les rhumatismes de nos vieux. Quand nous étions malades, vraiment malades, nos parents préféraient l'assistance d'un guérisseur à celle d'un médecin.

Quand eux-mêmes accumulaient les catastrophes, ils recher- chaient qui, dans leur entourage, avait eu recours à un jeteur de sorts. Ceci rappelé, nous situions instinctivement la légende dans le passé, dans une histoire terrible ou merveilleuse dans son inhu- manité. Trop de nos gestes coutumiers s'inscrivaient dans la prose la plus quotidienne, la plus explicable.

Or voilà que par le fait du Tour, la France redevenait épique, abondait en faits « mémorables », en figures héroïques. En ce temps-là (in ilio tempore), lors des premiers tours, certaines étapes débutaient en pleine nuit vers 3 heures du matin. Cette fois, la légende s'écrivait au présent, au vu et su de tous. N'entrait pas qui voulait dans l'histoire « du Tour ». Il fallait accomplir une action hors du commun, prononcer une parole encore in-ouïe. On continuait à parler de Christophe, « le vieux Gaulois », il avait cassé la fourche de son vélo. En vertu du règlement, il lui fallait la réparer lui-même. Ce à quoi il s'attela pendant quatre heures dans une forge de Sainte-Marie de Campan. Les héros méritaient comme autrefois un surnom : « Aigle de Tolède » (F. Bahamontès),

« le Fou pédalant » (F. Kubier), « le Blaireau » (B. Hinault). Des exploits dignes de la chanson de gestes se produisaient. Koblet roula seul pendant 140 km au cours de l'étape Brive-Agen, malgré une chasse éperdue, menée par des as comme Coppi, Magni ; il arriva avec 2 mn et 25 s d'avance. Nous avons dit que les géants se respectaient (évidemment on nous cachait leurs mesquineries).

F. Coppi dominait un Bartali sur le déclin qui lui souffla, tandis qu'ils grimpaient : Tu vas gagner ce tour demain. Aujourd'hui je fête mon 35e anniversaire, alors... A l'arrivée à Briançon, Fausto

s'effaça devant Gino pour lui permettre de gagner l'étape. Le cocasse appartient au même registre que le sublime. De là l'extra- ordinaire popularité de Zaaf qui, pour avoir bu trop de vin en Languedoc, prit la route à l'envers.

Grâce au Tour de France, nous nous apercevions que nous accomplissions avec nos bicyclettes les mêmes gestes que les plus grands et ils y gagnaient en noblesse. Seulement nous pédalions à notre cadence. Il fallait qu'existe cette grande messe annuelle pour que nous nous percevions instituteurs de nos routes, de nos villages. Les grands mythes ont partie liée à l'enfance, celle de l'humanité, celle indépassable d'une vie. Un vélo venait souvent

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récompenser une réussite scolaire et l'adolescent, en roulant, fai- sait l'expérience de la rotondité de la terre. Pour nous confirmer dans notre dignité de coureurs cyclistes, nous reprenions à notre compte leur langage. « Je vais casser la baraque », « J'ai la soc- quette légère », « Ne suce plus ma roue », « Garnir la chaudière »,

« Pédaler avec les oreilles ». Nous prenions la route à jeun, nous

« sautions » le repas de midi, nous titubions jusqu'à une ombre propice. Les crampes, signes du « sur-régime » de notre chevauchée étaient les bienvenues et quand nous faisions une chute, nous badigeonnions nos genoux avec une quantité excessive de mer- curochrome.

La bicyclette (« notre bécane », « la petite reine ») recouvrait le domaine de la vie quotidienne et de la fête, de la fantaisie. De la vie quotidienne, les hommes en usaient pour aller à l'école, au marché, au travail. Mais on ne concevait pas une kermesse sans une belle course cycliste tout aussi nécessaire que le bal. Ce terme d' « échappée » si souvent employé dans le récit des courses, m'a toujours laissé rêveur. Cet art de la fugue (de la fuite) me paraissait relever d'une adolescence rêveuse ou de la cavale d'un prisonnier. Le peleton organisait une poursuite impitoyable et, au terme de cette traque, tout rentrait dans l'ordre. Parfois un authentique champion se permettait de se « faire la belle » pendant 100 km et il franchissait seul la ligne d'arrivée.

En fin de compte, nous étions des millions à accomplir le tour de la France. Seulement nous limitions notre course à un canton, à une ville. Sans notre diligence, notre pays se serait décomposé en une multitude d'isolats. Je garde toute ma tendresse aux fac- teurs, à ces hommes qui allaient, chaque jour, de ferme en ferme et qui ainsi, tissaient un paysage singulier. Peu importait le cour- rier, au demeurant rare. Il battait le rappel des hommes, des bêtes, des champs. Je crois ne pas m'égarer en évoquant une France rurale qui ne communiquait avec elle-même que par des hommes réels, grâce au dévouement de leurs muscles. En outre, dès que l'on approchait des cols ou dès que l'on s'écartait des grands axes de circulation, les routes étaient mal entretenues. Les coureurs du Tour se frayaient un chemin dans la boue, dans la neige, au milieu des gravillons. Les routes n'étaient donc pas tellement différentes de celles que j'empruntais dans mon Lot-et-Garonne.

Les Ponts et Chaussées n'avaient pas encore saigné la France de véritables boulevards. J'aimais sentir sous mes roues cette France rugueuse, calleuse, parfois revêche, parce qu'elle mettait en alerte tous mes muscles et parce qu'elle était à l'image de tous ces gens qui étaient à la peine et dont les mains étaient, elles aussi, calleuses.

Une liturgie est toujours commemorative. Elle ne naît pas du

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104 Pierre Sansoi caprice des hommes. Elle répète d'autres dramaturgies dont le rituel a été fixé avec exactitude faute de quoi Tordre du monde basculerait dans le désordre. Le Tour de France réactualisait d'autres tours. Son peloton se composait de plus de disparus que de vivants. Sylvère Maes, Charles Pélissier, Antonin Magne, Guy Lapébie continuaient à pédaler aux côtés de Fausto Coppi, Gino Bartali et ces derniers quand ils eurent cessé de courir se mêlèrent à Eddy Merckx, Charly Gaul, Federico Bahamontès. Une civili- sation par trop rationnelle acceptait exceptionnellement cette fraternité des morts et des vivants. Nous fûmes ensuite saisis par la passion de l'éphémère, nous n'eûmes plus l'ouïe assez fine pour entendre le timbre des chères voix disparues. Le peloton perdit en consistance le jour où André Leducq et Louison Bobet, Sylvère Maes et Jacques Anquetil ne tutoyèrent plus ensemble l'Aubisque et n'engagèrent plus les uns à côté des autres le dernier sprint sur la piste du parc des Princes. J'ai cru cependant surprendre le sourire d'une jeune fille qui dédiait son bouquet de fleurs à l'un de ces glorieux fantômes plus qu'au coureur qui lui faisait face.

Braves sentinelles infatigables, agiles éclaireurs sans lesquels la France aurait été en grand danger de perdre ses frontières, de s'épancher dangereusement dans la plaine belge, d'abandonner une partie de l'Alsace, un pic des Pyrénées, la capitale de l'Au- vergne ou du Limousin.

Tandis que je vivais mes Tours de France, je ne vieillissais pas. Je demeurais l'enfant émerveillé qui avait découvert le premier d'entre eux... Les visages des coureurs, l'allure de la cara- vane se modifiaient, j'étais leur témoin invisible, un regard qui n'avait pas une année de plus. Je me croyais éternel comme la France, comme ces livres d'orthographe, comme ces cours de récréation de l'école laïque, sur lesquels le temps n'avait pas de prise. Le Tour de France ou l'enfance retrouvée à volonté, l'éter- nel présent. Et pourtant, je m'aperçois aujourd'hui à quel point il a été lié à l'histoire pathétique de notre xxe siècle. Quelques grands coureurs ont disparu pendant la première et la seconde guerre « mondiales ». Plus significatif encore, certains d'entre eux eurent à enjamber les cinq années de la dernière d'entre elles.

Vietto, Bartali, sautèrent ainsi du tour de 1939 à celui de 1946, Coppi fait prisonnier en 1942, rencontra un admirateur anglais qui lui permit de s'entraîner pendant la guerre en Grande-Bretagne.

Plus positivement, ce n'est pas un hasard si le Tour a connu ses plus belles heures de gloire à partir de 1936... Les Français redécouvrirent alors, grâce aux congés payés, le grand air, la campagne, le soleil qui cogne, le camping, les moments d'ivresse collective.

Grâce à la bienveillance de l'Histoire, une société, un frag-

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ment de la société, bénéficiait d'une liturgie populaire, nationale, susceptible de lui manifester, à l'excellence, jusque dans la déme- sure, ce qu'on lui avait concédé de vivre pendant quinze jours.

Car c'était bien la signification ultime de cette échappée d'une centaine d'hommes restitués aux génies du paganisme, aux éner- gies élémentaires, cette fois source de bonheur et non plus seule- ment d'un travail contraint : coups de chaleur, coups de froid, épuisement d'un corps qui ne distingue plus la souffrance, l'épui- sement de la jouissance.

Université Paul Valéry, Montpellier.

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