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LES JUIFS DE TUNISIE Deux mille ans d une belle histoire. LES JUIFS DE TUNISIE Deux mille ans d'une belle histoire

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Academic year: 2022

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JUILLET-AOÛT 2020

N°60

Les textes publiés dans la collection des Études du Crif n’engagent pas la responsabilité du CRIF.

La rédaction n’est pas responsable des documents adressés.

LES JUIFS DE TUNISIE

Deux mille ans d’une belle histoire

UNE ÉTUDE DE

JEAN-PIERRE ALLALI

Universitaire, journaliste, écrivain

Suite en page 64

Retrouvez les numéros des ÉTUDES DU CRIF au format PDF sur www.crif.org en cliquant sur la mention “Études du Crif”.

Néo-pacifisme, nouvelle judéophobie et mythe du complot N°1 > Juillet 2003 • 36 pages Marc Knobel

La Capjpo : une association pro-palestinienne très engagée ? N° 2 > Septembre 2003

• 36 pages

Père Patrick Desbois et Levana Frenk

Opération 1005. Des techniques et des hommes au service de l’effacement des traces de la Shoah N° 3 > Décembre 2003

• 44 pages Joël Kotek

La Belgique et ses Juifs : de l’antijudaïsme comme code culturel à l’antisionisme comme religion civique

N° 4 > Juin 2004 • 44 pages Jean-Yves Camus

Le Front national :

état des forces en perspective N° 5 > Novembre 2004

• 36 pages Georges Bensoussan Sionismes : Passions d’Europe N° 6 > Décembre 2004

• 40 pages

Monseigneur Jean-Marie Lustiger Monseigneur Jean-Pierre Ricard Monseigneur Philippe Barbarin L’église et l’antisémitisme N° 7 > Décembre 2004

• 24 pages Ilan Greilsammer Les négociations de paix israélo-palestiniennes : de Camp David au retrait de Gaza N° 8 > Mai 2005

• 44 pages Didier Lapeyronnie La demande d’antisémitisme : antisémitisme, racisme et exclusion sociale

N° 9 > Septembre 2005

• 44 pages

Des mots sur l’innommable...

Réflexions sur la Shoah

N°10 > Mars 2006 • 36 pages André Grjebine et Florence Taubmann

Les fondements religieux et symboliques de l’antisémitisme N°11 > Mars 2007 • 36 pages Iannis Roder

L’école, témoin de toutes les fractures

N°12 > Novembre 2006

• 44 pages Laurent Duguet

La haine raciste et antisémite tisse sa toile en toute quiétude sur le Net N°13 > Novembre 2007

• 32 pages

Dov Maimon, Franck Bonneteau

& Dina Lahlou

Les détours du rapprochement judéo-arabe et judéo-musulman à travers le monde

N°14 > Mai 2008 • 52 pages Raphaël Draï

Les avenirs du peuple juif N°15 > Mars 2009 • 44 pages Gaston Kelman

Juifs et Noirs dans l’histoire récente Convergences et dissonances N°16 > Mai 2009 • 40 pages Jean-Philippe Moinet

Interculturalité et Citoyenneté : ambiguïtés et devoirs d’initiatives N°17 > Février 2010

• 28 pages Françoise S. Ouzan

Manifestations et mutations du sentiment anti-juif aux États-Unis : Entre mythes et représentations N°18 > Décembre 2010

• 60 pages Michaël Ghnassia Le boycott d’Israël : Que dit le droit ? N°19 > Janvier 2011

• 32 pages

Aux origines du slogan « Sionistes, assassins ! » Le mythe du

« meurtre rituel »

et le stéréotype du Juif sanguinaire N°20 > Mars 2011

• 66 pages Dr Richard Rossin

Soudan, Darfour ; les scandales...

N°21 > Novembre 2011

• 32 pages Gérard Fellous ONU, la diplomatie

multilatérale  : entre gesticulation et compromis feutrés...

N°22 > Janvier 2012

• 52 pages

Michaël de Saint Cheron

Les écrivains français du XXe siècle et le destin juif...

N°23 > Juin 2012

• 56 pages

Éric Keslassy et Yonathan Arfi Un regard juif sur la

discrimination positive N°24 > mai 2013

• 64 pages Michel Goldberg

& Georges-Elia Sarfati Une pièce de théâtre antisémite à La Rochelle

N°25 > octobre 2013

• 60 pages Mireille Hadas-Lebel Le peuple juif et l'État d'Israël ont-ils été inventés ? N°26 > novembre 2013

• 16 pages Georges-Elia Sarfati

Lorsque l’Union Européenne nous éclaire sur sa « face sombre »  : quelques enjeux du projet de loi-cadre contre la circoncision assimilée à une mutilation sexuelle.

N°27 > décembre 2013

• 40 pages 70 ans du Crif

1944-2014 : Recueil de textes Hors-série > janvier 2014

• 116 pages

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À la mémoire de mon cher frère Fernand Fanfan Gagou Allali, hélas trop tôt disparu

BIOGRAPHIE

N

é à Tunis en 1939, fils de Joseph Allali et de Marcelle Fellous, Jean-Pierre Allali est un universitaire, un journaliste et un écrivain.

Professeur de mathématiques, il a notamment enseigné à l’université Paris I avant d’entreprendre une carrière de journaliste. Il a été le rédacteur en chef de La Terre Retrouvée puis de Tribune Juive et collabore toujours à plusieurs médias dont le JAMIF (Journal de l’Association des Médecins Israélites de France), Les Cahiers Bernard Lazare, Tribu 12 (Rédacteur en chef adjoint) et Lev Ha’ir.

Parallèlement, il a dirigé pendant quinze ans le bureau parisien des universités françaises de Moscou et de Saint-Pétersbourg créées et présidées par Marek Halter.

Jean-Pierre Allali est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages essentiellement consacrés au judaïsme et à l’antisémitisme, dont Les Juifs de Tunisie sous la botte allemande (Éditions Glyphe, 2014) et Les douze pierres de Quba (Éditions Glyphe, 2015).

Parmi ces ouvrages, l'un a été écrit en collaboration avec Shimon Peres : Un temps pour la guerre, un temps pour la paix (Éditions Robert Laffont, 2003). Ses deux derniers livres ont été écrits avec Haïm Musicant : Les combats de la Licra (Éditions Glyphe, 2017) et 70 figures d’Israël. 1948-2018 (Éditions Glyphe, 2018).

Il a été le premier assistant-réalisateur du film Tzedek. Les Justes de Marek Halter et le conseiller scientifique du film Chalom Bakou de Murielle Abitbol-Lévy.

Sur le plan associatif, Jean-Pierre Allali a été le vice-président du B’nai B’rith européen. Il est vice-président fondateur de l’Amitié Judéo-Musulmane de France, vice-président fondateur de l’ATPJT (Arts et Traditions Populaires des Juifs de Tunisie), secrétaire général de la Fédération de Paris de la LICRA, président du Conseil des Sages de CIEUX (Comité Interreligieux pour une Éthique Universelle et contre la Xénophobie), vice-président de l’Association des Amis de l’Azerbaïdjan (AAA) et vice-président mondial de la JJAC (Justice for Jews from Arab Countries).

Membre du Comité Directeur du CRIF, il préside, au sein de cet organisme, la Commission des Relations avec les ONG, les syndicats et le monde associatif.

Jean-Pierre Allali

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SOMMAIRE

BIOGRAPHIE / 03

CHAPITRE 1 / Une histoire des Juifs de Tunisie 06

CHAPITRE 2 / Galerie de portraits 16

Haï TAÏEB Lo Met 16

Le rabbin qui ne peut pas mourir

Nessim SAMAMA 18

Un « Caïd » pour les Juifs de Tunisie

Albert SAMAMA 20

Le Prince de Chikly

Albert BRAÏTOU-SALA 22

Le peintre des années folles

Habiba MSIKA 24

L’oiseau de feu

Young PEREZ 26

De Tunis à Auschwitz

Max GUEDJ 28

L’as des as de l’aviation française

David GALULA 30

Le Clausewitz de la contre-insurrection

Georges WOLINSKI 33

Le caricaturiste assassiné

CHAPITRE 3 / Arpèges, variations et miscellanées 35 Un statut infâmant, la dhimma 35 L’Ariana une « petite Jérusalem » 36 La catastrophe des enfants d’Oslo 38

Des « Tunes » en fêtes 39

Jeux me souviens 40

Le couscous, la boukha et la boutargue 41 Le Belleville des Juifs tunisiens 42

CHAPITRE 4 / La force du destin 43

Richard ABEL 43

Un Juste en Tunisie

La famille SCEMLA 48

Une terrible tragédie

Albert MEMMI 50

Le Franz Fanon juif de la Tunisie

CONCLUSION / Il était une fois… des Juifs en Tunisie 52

BIBLIOGRAPHIE 53

SÉLECTIVE /

(5)

L

a présence juive en Tunisie à des époques particulièrement reculées est attestée par des traces matérielles tangibles et irréfutables.

C’est ainsi qu’ont été découvertes à la fin du siècle dernier, notamment par le révérend père Delattre, des lampes juives en terre cuite décorées du chandelier juif, la menorah et datées du IIe siècle de notre ère. De la même époque date une plaque en marbre blanc trouvée à Carthage.

Les symboles juifs qu’on y distingue sont nombreux  : chandeliers à sept branches, loulav1, ethrog2, shofar3 et, pour couronner le tout, une inscription en hébreu  : chalom4. À Gammarth, au nord-est de Tunis, une nécropole juive datant du IVe siècle a été révélée en 1833.

La synagogue Naro à Hammam-Lif, ville côtière de la banlieue sud de Tunis, édifice datant du Ve siècle, avec ses mosaïques somptueuses, a été mise au jour, elle, en 1880 par le capitaine Prud’homme.

Enfin, plus récemment, l’équipe du professeur Mounir Fantar, de l’Institut National du Patrimoine, a découvert les restes d’une synagogue datant du Ve siècle avant J.C. à Kélibia, dans la région du Cap Bon, à 110 kilomètres de Tunis.

Parallèlement à ces vestiges authentiques et scientifiquement datés, il y a bien

évidemment la légende, la petite histoire.

On raconte, par exemple, que la bourgade de Salammbô, ville voisine de Carthage au nord-est de Tunis, immortalisée par l’écrivain Gustave Flaubert, tirerait son nom de l’hébreu « Chalom Po » (La paix est en ce lieu), que Carthage renvoie, quant à elle, à « Karta Hadacha » (Ville nouvelle) ou encore que, lorsque les Juifs voulurent s’installer à Tunis intra-muros au Xe siècle, ils sollicitèrent le juriste tunisien Sidi Mahrez. «  Combien êtes- vous ? », demanda Sidi Mahrez. « Hara » (Quatre) assura précautionneusement le délégué juif. Et Sidi Mahrez, dit-on, de lancer au loin son bâton en proclamant :

«  Où mon bâton tombera votre “Hara”

s’installera ! ». De là viendraient le nom et le lieu du quartier juif de Tunis, la

« Hara ».

Légende mêlée d’histoire, aussi, que cette reine judéo-berbère, la Kahéna, héroïne de la résistance à l’invasion arabe. À la tête de la tribu berbère judaïsée des Djéraoua, elle serait morte au combat à l’âge canonique de 125 ans.

À travers les siècles, le judaïsme tunisien s’est constitué autour de trois rameaux essentiels. Un rameau «  israélien  » composé de marchands ou de navigateurs venus de la terre d’Israël qui, pour les

CHAPITRE

UNE HISTOIRE

DES JUIFS DE TUNISIE

Avec l’islamisation de la Tunisie, les populations juives subissent le statut de la «  dhimma  », qui fait d’eux des citoyens protégés, mais de seconde zone : les synagogues, comme les églises d’ailleurs, doivent être plus modestes et moins élevées que les mosquées avoisinantes  ; les Juifs montent des ânes ou des mulets, jamais des chevaux. Les armes leur sont interdites et leur témoignage est sans valeur face à celui d’un Musulman. Ils portent des vêtements distinctifs et sont assujettis à un impôt spécifique de capitation, la

« djézia », qu’ils sont obligés de payer tout en recevant une claque sur la nuque, la « chtaka ».

Il n’empêche. La vie s’organise.

L’activité économique des Juifs est florissante. Les communautés se structurent. Un «  nagid  »6, dirige la

« djamaa »7, tel Abraham Ben Nathan Ben  Ata, qui exerça entre 1010 et 1020. Pour sa part, le rayonnement intellectuel juif est à son apogée.

Les commentaires et les traités des savants juifs tunisiens sont appréciés à travers le monde. Qu’on pense à Hananel Ben Hushiel, grand érudit de Kairouan, à la lignée des Ibn Shahun, à celle des Ben Sogmar ou encore à celle des Ibn  Jami, trois familles réputées pour leur savoir, à l’époque.

Avec les persécutions almohades8, Kairouan, capitale du pays et centre de la vie juive, perd son statut privilégié au profit de Tunis qui devient dès lors le raisons les plus diverses, ont décidé de

s’installer en Afrique du Nord.

Ce groupe sera rejoint par les Juifs fuyant la terre d’Israël après la destruction du Temple. Un rameau berbère, composé des tribus locales qui adoptèrent le judaïsme, comme les Djéraoua, les Néfoussa, les Fendélaoua, les Médiouna, les Ghiata et les Fazaz, s’ajoutera à eux.

Plus tardivement, enfin, le rameau italo- hispano-portugais, les « Granas », venus en Tunisie dans le sillage des migrations forcées des Juifs de la péninsule ibérique, victimes de l’intolérance de la très catholique Isabelle Ière, reine de Castille.

Les Granas se sépareront des Juifs autochtones, les «  Touansas  », de 1710 à 1944 : autorités religieuses distinctes, lieux de culte séparés, cimetières différents. C’est seulement à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, que la fusion finira par s’opérer.

Dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, on voit les Juifs s’organiser en communautés autonomes sous la direction de gérousiarques5. Le judaïsme, en concurrence avec le christianisme, est même prosélyte.

Dans une certaine partie de la société tunisienne d’alors, il est souvent de bon ton de judaïser. Hélas, sous le règne de l’empereur Julien, de 361 à 363, cette convivialité religieuse va se gâter. Honnis, les Juifs deviennent des parias et sont marginalisés. Ils le resteront sous les Vandales et, dans une grande mesure, sous les Byzantins.

(6)

par « La solitaire », « L’abandonnée »,

«  L’étrange  », «  L’extraordinaire  » ou encore « La merveilleuse ». On raconte que la synagogue aurait été construite afin de conserver le souvenir d’une mystérieuse étrangère dont la mort aurait été suivie de prodiges. Ce sont des documents miraculeusement conservés dans la fameuse genizah11 du Caire, qui constituent les témoignages les plus anciens sur cette communauté. On y apprend que les Juifs de Djerba entretenaient, aux temps les plus anciens, des relations commerciales avec les Juifs d’Égypte.

Au XVIe siècle, en 1560, sur l’une des premières cartes géographiques qui furent dressées de l’île, les deux pôles juifs sont bien mentionnés  : Hara Al Kebira dite Zadaïca et Hara Al Seghira dite Giudeï. Plus tard, le grand voyageur juif Benjamin II, qui séjournera dans l’île en 1853, apportera un témoignage précieux sur la vie des Juifs de Djerba, considérés comme très religieux et particulièrement savants.

Le recensement de 1946 enregistrera 4294 Juifs dans les deux quartiers juifs de l’île. Lors de la création, en 1948, de l’État d’Israël, les Juifs de Djerba seront parmi les plus nombreux en Tunisie à rejoindre Jérusalem. La Ghriba, on le sait, fait l’objet d’un pèlerinage annuel très couru.

Les Juifs, par le biais des écoles du ré- seau de l’Alliance Israélite Universelle et des lycées français, entrent de plain- pied dans la modernité. Ils deviennent

médecins, avocats, ingénieurs, ensei- gnants, écrivains, peintres... Certains se lancent dans la politique. L’organi- sation communautaire est bien struc- turée.

Au lendemain du protectorat, un dé- cret du 13 juillet 1888 organise la

« Caisse de Secours et de Bienfaisance Israélite de Tunisie  ». Neuf membres dirigent alors la communauté dont les compétences vont du culte à l’as- sistance. Le 30 août 1921 est créé un

« Conseil de la Communauté Israélite » élu par l’ensemble des Juifs de Tunisie.

Ce Conseil compte soixante délégués élus (45 Touansas et 15 Granas ou Por- tugais livournais) et douze conseillers (9 Touansas et 3 Granas). Le 13 mars 1947, le nombre de délégués est porté à quarante et celui des conseillers à dix.

En 1956, les Juifs de Tunisie seront 120 000 au moment de l’indépendance du pays. L’instauration de la Régence donne le coup d’envoi à l’occidentali- sation de la population juive. Le parler judéo-arabe laisse peu à peu la place au français. La Hara se dépeuple au profit des quartiers européens plus salubres et plus attractifs. Le complet veston, le canotier, les robes et les tailleurs, sup- plantent les costumes traditionnels  : chéchia et kouffia, kamiza, gebba12 et pantalons lamés d’or.

point d’ancrage de la plus grande partie du judaïsme tunisien. Elle le restera jusqu’à la période la plus récente.

Les Juifs exercent pour la plupart des métiers artisanaux. Ils sont forgerons, quincaillers, bijoutiers, savetiers, tailleurs, fileurs, colporteurs et, bien sûr, négociants et prêteurs. Certains jouent un rôle charnière de médiation avec l’Europe en général et avec la France en particulier. Les frères Lumbroso, au XVIIe siècle et, plus tard, les Carillo, les Galula, les Cohen-Solal et bien d’autres feront de Marseille leur seconde patrie. Les souverains tunisiens, les beys9, ont souvent des conseillers, des médecins ou des interprètes juifs.

Avec l’avènement d’Ahmed Bey en 1837, puis de Mohamed Bey, la communauté juive entre dans l’ère des réformes et de la liberté. Le « Pacte Fondamental », promulgué en 1857, en reconnaissant l’égalité de tous les citoyens tunisiens, Juifs et Musulmans, abolit, de fait, la dhimma. Ce texte révolutionnaire dû à la plume du chroniqueur Ahmed Ben Diaf, conseiller du bey Mohamed, fut adopté sous la pression des consuls de France et d’Angleterre, à la suite de la dramatique affaire «  Bathou Sfez  ». Bathou Sfez, cocher du caïd des Juifs, Nessim Samama, s’était pris de querelle avec des Musulmans et, dans son emportement, aurait maudit le prophète Mahomet.

Malgré tous les appels à la clémence, il fut condamné à mort et exécuté. Un récit populaire, Qinat Bathou, a conservé le souvenir de ce douloureux événement.

Les Juifs de Tunisie en 1881

À l'aube du protectorat français, qui interviendra en 1881, les Juifs de Tunisie sont environ 40 000. En dehors de la capitale, les Juifs étaient présents dans de nombreuses villes de Tunisie.

Selon le recensement du 6 mars 1921, les Juifs tunisiens sont 3531 à Sousse.

Ils sont alors 3379 à Djerba, 1540 à La Goulette, 3331 à Sfax, 2523 à Gabès, 1545 à Nabeul, 1522 à Bizerte, 1373 à L’Ariana et 1140 à Béja.

Juifs à Djerba

Juifs de Djerba à la Grande Synagogue de la Ghriba (Photo Yvan Lumbroso. Tunis).

La communauté juive de Djerba, l’« île des Lotophages  »10, installée depuis des millénaires, vénère la Ghriba, dont les fondations contiendraient, dit-on, des fragments, une porte, peut-être, du Temple détruit de Jérusalem. La dénomination même de «  Ghriba  » est sujette à débat. Elle est parfois traduite par «  L’isolée  », mais aussi

11. La tradition hébraïque interdisant la destruction d’ouvrages à caractère religieux, les livres et autres documents usagés étaient conservés, en attendant d’être enterrés dans des cimetières, dans des entrepôts à l’intérieur des synagogues, locaux désignés sous le vocable hébraïque de « genizah ».

12. Les Juifs de Tunisie, comme les Musulmans, hommes et femmes, portaient des vêtements spécifiques. La  chéchia, calotte rouge, était portée sur la tête des hommes. Le régime de la « dhimma » imposait aux Juifs une chéchia noire. La gebba était un ample vêtement généralement blanc porté par les hommes. La kouffia,  sorte de hénin pointu, était la coiffure des femmes et la kamiza, une chemisette.

9. Le mot « Bey » est un mot turc signifiant « Chef de clan ». Il a été utilisé en Tunisie pour désigner le souverain  du royaume ou plus précisément le « possesseur du royaume ». Les beys de Tunisie, dynastie husseinite, se  sont succédés, de 1705 à 1956. Le premier d’entre eux a été Mourad 1er et le dernier, Lamine Bey. Succédant à son père, Moustapha Bey, Ahmed 1er a régné de 1837 à 1855. Son fils, Mohammed Bey, a repris le trône  de 1855 à 1859.

10. Les Lotophages ou « mangeurs de lotus », sont un peuple imaginaire de la mythologie grecque dont on dit qu’il aurait notamment séjourné à Djerba.

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Figures juives de Tunisie

Parmi les Juifs de Tunisie qui se sont distingués, au cours des siècles, une reine guerrière, Damia Ben Nifak Cohen alias La Kahéna, un rabbin miraculeux, Haï Taïeb Lo Met, un peintre de renommée internationale, Albert Braïtou Sala, un aviateur héroïque, Max Guedj, un inventeur de génie, Albert Samama, prince de Chickly, un grand dessinateur, Georges Wolinski, qui sera assassiné lors de l’attentat de Charlie Hebdo en janvier 2015, ou encore David Galula, stratège militaire de premier plan. Plus près de nous, l’écrivain Albert Memmi et, dans un tout autre domaine, le comédien Michel Boujenah, donnent des exemples parfaits de la réussite des «  Tunes  » en dehors de leur pays d’origine. Sans oublier l’économiste Jean-Paul Fitoussi, le cinéaste Serge Moati, les frères Pariente, fondateurs de Naf-Naf, ou encore Jules Ouaki, créateur des magasins Tati. Et comment oublier que la contribution des Juifs et des Juives à la musique, à la danse et au chant en Tunisie, est véritablement légendaire. De Habiba Msika à Cheikh El Afrit, en passant par Acher Mizrahi, les sœurs Chemama ou Leila Sfez.

Sous la botte allemande

L’avènement d’Adolf Hitler en Alle- magne, la Deuxième Guerre mondiale

et l’instauration du régime de Vichy dirigé par le maréchal Pétain vont avoir de lourdes conséquences sur la vie des Juifs en Tunisie. Dans un premier temps, à l’instar de ce qui sera mis sur pied en France, un Statut des Juifs est imposé avec ses mesures infamantes  : numerus clausus et interdictions de toutes sortes.

Puis, pendant six mois, de novembre 1942 à mai 1943, la Tunisie sera occu- pée par les troupes allemandes. Les Juifs connaîtront alors les lourdes amendes collectives, les réquisitions de biens, le travail obligatoire, les assassinats et même, pour certains, la déportation dans les camps de la mort. Arrêté en France, l’ancien champion du monde de boxe, idole des Juifs tunisiens, Young Perez, mourra à Auschwitz.

La fin de la Guerre ouvre une époque d'insouciance, de joie de vivre et de pleine participation aux activités les plus diverses. Avec une ombre au tableau  : la catastrophe d'Oslo. Le 20 novembre 1949, un avion transportant des enfants juifs de Tunisie s’écrase à Oslo, en Norvège. Tous les passagers périssent. Il n’y a qu’un seul survivant, le petit Isaac Allal.

Une presse juive

dynamique et diverse

Les titres de presse juifs, qui se sont comptés par dizaines en Tunisie, aussi bien en français qu’en arabe ou en judéo- Une Grande Synagogue, celle de

l’avenue de Paris, est inaugurée dans les années trente. C’est au baron de Castelnuovo, chirurgien particulier du bey Sadok, que revient l’initiative de la création d’une synagogue monumentale à Tunis. Construite grâce à un important legs du mécène juif Daniel Osiris et selon les plans de l’architecte Victor Valensi, la Grande Synagogue de l’avenue de Paris, dont les douze premières pierres avaient été posées le 8 juin 1933 à Tunis, a été inaugurée en 1938. Elle fut investie

La Grande Synagogue de Tunis

par les Allemands en 1942 et saccagée par la foule en colère, le 5 juin 1967, pendant la Guerre des Six Jours. En 1996, le président Ben  Ali a donné le coup d’envoi de sa restauration. La publication par les postes israéliennes, en 1971, d’un timbre représentant cette synagogue a déchaîné la colère du rabbinat israélien car le nom de D.ieu y apparaît sur le fronton au centre de la « Maguen David ». Tous les timbres ont été rapidement retirés de la vente et enfermés pour l’éternité dans un coffre-fort.

La Grande Synagogue de l'avenue de Paris. Tunis.

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13

arabe, reparaissent. Certains, comme Le Judaïsme Nord-Africain Illustré, dirigé par Joseph Cohen-Ganouna, se distingue, depuis 1919, par la richesse, l’abondance et la qualité de ses rubriques.

La Gazette d’Israël, hebdomadaire engagé de tendance sioniste, est l’un des titres de la presse juive aux côtés de La Voix Juive, L’Écho Juif, Le Réveil Juif et bien d’autres encore. Les patrons de presse et les journalistes juifs sont nombreux.

Les équipes sportives juives, Alliance, Herzellia, UST..., collectionnent les bons scores et les titres, le scoutisme juif est en plein essor avec l’U.U.J.J. (Union Universelle de la Jeunesse Juive), les E.I.F. (Éclaireurs Israélites de France) et les nombreux groupes sionistes de jeunes.

Théâtre, cinéma, peinture, littérature, la contribution des Juifs à tous les domaines culturels est sans commune mesure avec leur importance numérique.

Les solennités juives rythment la vie de la cité.

À Yom Kippour, les villes sont mortes et les rideaux des magasins tirés. À Pourim, les pétards et autres «  fouchics  » ou

«  banni-banni  »13 éclatent partout et, à Pessah, la Pâque juive, la population, dans son ensemble, est amenée à boire du « Coca-Cola cacher le Pessah », ce qui ne dérange personne.

C’est le temps des surprises-parties, des bals au Casino du Belvédère, des

« communions » et des mariages dans les

endroits les plus huppés du pays.

Ce temps de bonheur tranquille sera, hélas, de courte durée.

Inscrite dans l’Histoire, l’indépendance de la Tunisie sera reçue comme un électrochoc par une communauté juive qui ne s’y était pas vraiment préparée.

De nombreux Juifs, certes, optèrent de bonne foi pour la cause nationaliste, jouant la «  carte tunisienne  ». Deux ministres juifs, Albert Bessis puis André Barouch, feront partie des premiers gouvernements de l’autonomie interne et de l’indépendance. Mais cette « idylle » n’eut qu’un temps. Après l’indépendance, le 11 juillet 1958, le Conseil, dissous par un décret présidentiel, a laissé la place à une association cultuelle et à une commission provisoire de gestion.

L’arabisation accélérée des institutions, la destruction du cimetière juif de Tunis et sa transformation en un jardin public, la démolition de la Grande synagogue de la Hara dans le cadre de travaux d’urbanisation, la dissolution du Tribunal Rabbinique et celle de la Communauté organisée, dont Maître Charles Haddad sera le dernier président, l’affaire dite de «  Bizerte  »14 enfin, un conflit entre la France et la Tunisie qui ne concernait en rien, au demeurant, les Juifs, entraîneront un exode progressif des populations juives vers la France, vers Israël et, dans une moindre mesure, vers les États-Unis, le Canada et l’Italie.

La confiscation du cimetière juif de Tunis,

pourtant propriété de la communauté, et sa transformation en un jardin public, aura été, en quelque sorte, la goutte d’eau qui fera déborder le vase.

Par la suite, au gré des guerres israélo- arabes, des poussées de fièvre anti-juive accompagnées de violence et, parfois, de meurtres, pousseront une grande partie des derniers membres de la communauté à l’exil. Le 6 juin 1967, la Grande

Synagogue de Tunis a été saccagée tandis que l’usine de fabrication des pains azymes de la rue Arago, à Tunis, a été détruite par des émeutiers. Plus tard, au fil des ans, d’autres lieux de culte, ici et là, seront vandalisés. Signe d’un certain dégel : en octobre 1992, le Grand rabbin de France, originaire de Tunisie, Joseph Haïm Sitruk, accompagné d’une délégation consistoriale, sera reçu par le président Ben Ali.

D’une manière générale, sous la présidence d’Habib Bourguiba comme de Zine El Abidine Ben Ali, nombreux seront les Juifs tunisiens, y compris de nationalité israélienne, qui reviendront au pays en touristes pour sentir le sable chaud de La Goulette, de Khérredine et de Raouad, ou dans le cadre de pèlerinages comme celui de Lag Ba Omer à Djerba ou encore lors de la hiloula de Rabbi Haï Taïeb15 au cimetière du Borgel. On verra même d’anciens Tunisiens voyager avec leurs passeports israéliens et un Bureau d’Intérêts Israélien dirigé par un quasi ambassadeur, Shalom-Charles Cohen, s’ouvrir à Tunis en 1996. Le président Ben  Ali ordonnancera la réfection de plusieurs synagogues, la Ghriba de Djerba et celle du Kef ainsi que la grande synagogue de la capitale. L’hospice de l’OSE à La Goulette sera également réaménagé aux frais de l’État. Insolite : pour la première fois à Djerba, un restaurant cacher, La Colombe Blanche ouvrait ses portes. Mais cela n’aura qu’un temps. La violence latente va exploser et tout bouleverser. En 2002, un attentat On notera que dans le cimetière

juif intra-muros de Tunis les ossements des défunts, à quelques rares exceptions près, sont demeurés sur place, broyés par les bulldozers. Quant au cimetière du Borgel qui porte, comme le village où il a été édifié, le nom du Grand rabbin Éliaou Borgel qui dirigea la communauté de 1870 à 1898 et dont le fils, Moïse Borgel, joua un rôle de premier plan en 1942- 1943 pendant l’occupation de la Tunisie par les Allemands, il est, en 2020, dans un triste état. Une association, l’AICJT (Association Internationale du Cimetière Juif de Tunis), créée en 2007 et dirigée par le généticien Marc Fellous, tente par tous les moyens de restaurer les tombes endommagées laissées à l’abandon.

À propos des cimetières juifs de la capitale

15. La pratique des pèlerinages (en hébreu « hiloula ») autour des tombes de rabbins vénérés était courante en  Tunisie. Celui de Lag Ba Omer commémore l’anniversaire du décès du grand sage Rabbi Shimon Bar Yohaï  et celui du rabbin Haï Taïeb a lieu en l’honneur de ce maître du judaïsme tunisien qui vivait au XVIIIe siècle.

13. Ces mots, forgés à l’époque par les Juifs tunisiens, désignaient les pétards spécifiques vendus dans le  commerce pour « célébrer » la fête de Pourim.

14. Durant l’été 1961, un conflit diplomatique et militaire oppose la France et la Tunisie, notamment autour du  statut de la base navale militaire française restée aux mains des Français malgré l’indépendance survenue  en 1956. La communauté juive était complètement étrangère à cette crise, mais des bruits persistants ont circulé affirmant qu’elle était du côté de la France et contre la Tunisie.

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contre la vénérable synagogue de la Ghriba de Djerba a fait vingt-et-un morts et de nombreux blessés.

Le 17 décembre 2010, l’immolation par le feu d’un jeune Tunisien, Mohammed Bouazizi, vendeur ambulant de fruits et légumes dont la marchandise avait été confisquée par les autorités dans la localité de Sidi Bou Zid, va déclencher un mouvement irréversible de contestation.

Le peuple réclame le départ du président Ben  Ali et l’instauration d’un régime démocratique. C’est ce qu’on a appelé la

«  Révolution du Jasmin  », mouvement de révolte qui va se répandre et faire tache d’huile dans le monde arabe.

Au demeurant, les Juifs de Tunisie, ceux restés sur place comme ceux de la

« diaspora », bien que toujours prudents face aux changements de régime, ont accueilli favorablement la Révolution tunisienne. Mais ils déchanteront rapidement. En embuscade, les islamistes du parti Ennahda, dirigé par Rached Ghannouchi, attendaient une occasion pour prendre le pouvoir et imposer une vision islamiste rigoriste de la société tunisienne. C’est fait lors de l’élection de l’assemblée constituante de 2011 où, avec 89 députés, la formation islamiste est devenue la première force politique du pays.

Quant au président déchu, Ben Ali, en poste depuis 1987, il s’est enfui le 14 janvier 2011 et s’est réfugié en Arabie saoudite. Lors d’un procès en juin 2012, Zine El Abidine Ben Ali a été condamné

par contumace à la perpétuité par un tribunal militaire, une peine qui suivait d’autres peines de prison prononcées précédemment. Exilé, loin de son pays natal, le président Ben Ali est mort le 19 septembre 2019.

À plusieurs reprises, lors de manifestations islamistes, notamment en 2012, on a crié

« Mort aux Juifs » en Tunisie. Certes, il s’agit souvent de groupuscules que le pouvoir dénonce officiellement. En mars 2015, la sépulture du vénéré rabbin Messaoud-Raphaël El  Fassy, ancien Grand rabbin du pays, décédé en 1774, objet de pèlerinages, est saccagée. En novembre de la même année, un signe qui ne trompe pas, tout un symbole : le dernier restaurant cacher du pays, Mamie Lily, dirigé par Yaacov Lalusia, a fermé, par crainte d’un attentat.

Comme on l’a rappelé plus haut, lors des terribles attentats de janvier 2015 à Paris, visant Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes, plusieurs Juifs d’origine tunisienne ont trouvé la mort : le célèbre dessinateur Georges Wolinski, sa collègue Elsa Khayat, originaire de Sfax, le jeune Yoav Hattab, de nationalité tunisienne, fils du Grand rabbin de Tunis et directeur de l’école Loubavitch de la capitale tunisienne, Benyamin Hattab, Yohann Cohen, petit-fils du chanteur Doukha, et François-Michel Saada.

Les Juifs en Tunisie ne dépassent plus de nos jours le millier d’âmes, essentiellement regroupées dans l’île de Djerba et à Tunis.

C’est là que chaque année, contre vents et marées, se déroule, au printemps, le pèlerinage de Lag Baomer. En 2016, le président de la République tunisienne, Béji Caïd Essebsi, a reçu le président de l’Association de la Ghriba, Perez Trabelsi, pour s’assurer de la réussite de la fête et annoncer des mesures draconiennes de sécurité. Mais, il faut le reconnaître, le cœur n’y est plus vraiment.

Quelques notes d’optimisme peuvent être relevées de temps en en temps : en janvier 2016, l’ambassadeur de Tunisie en France, Mohamed Ali Chihi, a organisé, à l’ambassade de Tunisie, une rencontre œcuménique à laquelle ont participé plusieurs rabbins. Le mois suivant, la nomination en tant que ministre des Affaires étrangères de Tunisie de Khemaies Jhinaoui, qui avait représenté son pays comme ambassadeur en Israël, rappelait des temps meilleurs.

Encore qu’en 2014, le ministre tunisien du Tourisme, qui s’était rendu en Israël, avait dû démissionner sous la pression de l'Assemblée nationale.

Tout cela fait que la petite communauté juive de Tunisie, un millier d’âmes, vit dans le doute. Longtemps rassemblée autour de Roger Bismuth, président

de la communauté, décédé en octobre 2019, elle se fait discrète.

Le 23 octobre 2019, l’élection présidentielle a porté au pouvoir Kaïs Saïed qui s’est révélé être un anti- israélien virulent. Cela n’a pas empêché la présence, au sein du gouvernement tunisien de Youssef Chahed, entre 2018 et 2020, de René Trabelsi, créateur de l’agence de voyages First Royal Travel et fils du président de la communauté juive de Djerba, Perez Trabelsi, au poste de ministre du Tourisme. René Trabelsi aura été d’ailleurs le seul ministre de l’équipe sortante à conserver son poste ministériel dans le gouvernement de Habib Jemli.

Hélas, il n’a pas été reconduit dans le gouvernement suivant dirigé par Elyes Fakhfakh.

Cela dit, pour l’essentiel, la Tunisie juive est désormais dans les mémoires et dans les livres, sur la palette chatoyante des peintres et aussi dans ces rues, qui, miraculeusement, de Paris à Marseille et de Jérusalem à Netanya, ont recréé le parfum du jasmin, de la menthe, du citron doux, des orangers, de la boukha (inventée, au XIXe siècle, par Abraham Bokobsa !) et de la brise marine.

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qui fut publié après sa mort, en 1896.

Face à cette catastrophe, Haï Taïeb, ef- fondré, se réfugia dans la boisson et s’adonna à la boukha. Il sut néanmoins être un grand érudit et un dirigeant com- munautaire très écouté. Lorsqu’il meurt en 1836, un cortège funèbre de plu- sieurs milliers de personnes accompagne la dépouille à sa dernière demeure, au cimetière de l’avenue de Londres. Puis vint le moment de la fabrication de la pierre tombale du défunt. Le marbrier à qui l’on confia cette tâche inscrivit sur la plaque, conformément à l’usage : « Ici repose le Grand rabbin Itzhak Haï Taïeb, mort («  met  », en hébreu) le 19 kislev 1836 ». Il n’avait pas fini, dit-on, de gra- ver cette phrase que sa vue se brouilla et qu’il fut frappé de cécité. Le mystère se fit plus opaque lorsqu’au cimetière, d’une manière inexplicable, la pierre tombale, pourtant de bonne qualité, se fissura et éclata en morceaux. On en re- fit une semblable avec la même épitaphe.

Quant au marbrier, il passait ses jours et ses nuits à invoquer la clémence divine.

« Qu’ai-je fait, ô mon D.ieu, pour mériter une telle calamité ? Pourquoi moi ? Com- ment vais-je subvenir à présent aux besoins de ma famille ? »

Et voici qu’une nuit, Haï Taïeb lui ap- parut en songe. « Tu demandes à D.ieu pourquoi tu es devenu aveugle ? »

«  Oui, Rabbi. Toi qui sais tout, dis-moi pourquoi ? »

« C’est que tu as commis une grave faute me concernant en rédigeant mon épitaphe ! »

« Une faute ? Mais je n’ai dit que la véri- té ! »

« Mais tu as écrit le mot “met” à mon pro- pos ! Ne sais-tu pas que l’ange de la Mort n’a aucune prise sur ceux qui ont voué leur vie à l’amour de D.ieu. Notre corps est inerte, mais nous demeurons toujours vi- vants ! Je ne suis pas mort parce que je ne peux pas mourir ! »

«  Mais alors, que faire, Maître  ? Que faire ? »

« Va au cimetière et fais graver le mot “lo”

(“pas”) devant “met” sur ma pierre tom- bale. Et tu retrouveras l’usage de tes yeux ».

Ce qui fut fait. Le marbrier recouvra la vue et Haï Taïeb, depuis, est connu sous le nom du rabbin « Lo Met » (« Qui n’est pas mort »).

Haï TAÏEB Lo Met

Le rabbin qui ne peut pas mourir

Le rabbin Haï Taïeb était rien moins qu’un original. Rien, dans sa vie, ne fut conforme aux canons de la profession. Et sa mort, tout aussi bien, le distingua de ses semblables.

Né à Tunis en 1760, il manifesta très tôt des dons pour l’étude des livres sacrés et se plongea avidement dans les mystères de la Cabbale dont il devint un grand spécialiste. Ses connaissances et son cha- risme firent de lui un dirigeant respecté de la communauté juive autochtone, les Touansas.

Toujours vêtu de vieux habits usés et ra- piécés, portant des chaussures éculées et crottées, Haï Taïeb ne payait pas de mine.

Ajoutez à cela un goût immodéré pour la boisson nationale, la «  boukha  », un alcool de figues semblable à de la vodka, qui en faisait un véritable pilier de bar, et vous aurez le portrait d’un rabbin qui ne laissait pas de surprendre les observateurs non avertis. Aux dires de certains, cet engouement pour les boissons fortes fut consécutif à une expérience malheureuse qui le traumatisa pour la durée de sa vie.

Haï Taïeb vivait avec sa mère, une femme un peu fruste, dans une habitation de la Hara, le quartier juif de la ville. Peu avant Pessah, la Pâque juive, comme dans tous les foyers juifs de Tunis, on s’affairait, on nettoyait, on chaulait. Ne voulant pas déroger à la coutume, la mère du rabbin demanda à son fils de libérer les lieux afin qu’elle puisse entreprendre son grand ménage. Cela tombait bien car Haï Taïeb devait précisément rencontrer le Grand rabbin de Tunisie, Messaoud Elfassy, pour régler des problèmes personnels.

Haï Taïeb à peine parti, sa mère se lance dans une mise en ordre effrénée. Rien ne résiste à sa volonté farouche de ran- gement et de nettoyage par le vide. Or, le rabbin, bien loin d’être soigneux et or- donné, avait l’habitude de laisser traîner, çà et là, dans le désordre le plus complet, les feuillets sur lesquels il notait ses re- marques et commentaires qui feraient plus tard, espérait-il, l’objet d’une publi- cation. Sa mère, malencontreusement, ne vit dans ces chiffons de papier que des brouillons sales et inutiles qu’elle s’empressa de livrer aux braises d’un « ca- noun », le réchaud à charbon de l’époque.

En un rien de temps, toute l’œuvre d’Haï Taïeb partit en fumée. Seule échappa au brasero tunisien le manuscrit de son He- lev Hittim (« Suc de froment »), ouvrage

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CHAPITRE GALERIE DE PORTRAITS

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Nessim SAMAMA

Un « Caïd » pour les Juifs de Tunisie

En Tunisie, au XVIIIe siècle, les beys qui dirigent le pays prennent l’habitude d’installer des sortes de « Rois des Juifs » locaux désignés comme «  caïds  » juifs.

Une famille a dominé tout particulière- ment la «  profession  », celle des Sama- ma, constituant une véritable dynastie de « caïds ». Parmi eux Samuel, Elihaou, Moché, Yacob Bichi, Yehouda, Yossef, Nathan, Moïse, Salomon dit Chloumou et, bien sûr, le héros de notre récit, Nes- sim Bishi.

C’est en 1805, à Tunis, au sein d’une famille juive très modeste, celle du rab- bin Salomon Samama et de son épouse, née Aziza Krief, que naît le petit Nes- sim. On ne connaît pas grand-chose de son enfance mais on sait que, très jeune, Nessim Samama se lancera dans le com- merce des tissus. Il tient une échoppe dans le quartier juif de la ville, la Hara.

Polygame, il aura trois femmes, il a du mal à joindre les deux bouts car il doit entretenir ses épouses, son vieux père et son frère Nathan. Pourtant, un jour, la chance va lui sourire en la personne de l’un de ses clients, un haut dignitaire tunisien, le général Mahmoud Ben Mo- hammed Benaïad. Ébloui par la faconde et l’entregent du marchand de tissus, Be- naïad propose à Nessim Samama d’en- trer à son service. Sans hésitation, Nes- sim Samama saisit l’opportunité qui lui est offerte et, par la plus petite des portes,

celle de domestique d’un général, il pé- nètre dans la cour du souverain, le bey de Tunis. Très vite, son statut s’améliore et, de factotum, il devient caissier, gérant les avoirs de Benaïad et de son associé, le ministre des Finances, Mohammed Khaznadar. Grâce à Nessim Samama, les deux hommes amassent une fortune considérable qui est, pour une bonne partie et par prudence, placée en Europe.

Juin 1852. Nessim a 47 ans. C’est un tournant. Benaïad, qui prend peur de l’ambiance qui règne au palais, s’enfuit à Paris avant de s’installer à Istanbul. Nes- sim ne perd pas au change. Khaznadar, de son vrai nom Georges Kalkias Stave- lakis, un Grec converti à l’islam qui a été ministre sous cinq beys successifs et qui, désormais Premier ministre et Conseil- ler d’État, détient un énorme pouvoir, le prend à son service. Le voilà promu trésorier contrôleur général des finances du royaume. Grâce à ses relations et à son entregent, Nessim Samama, par le biais des commissions qu’il perçoit dans toutes sortes d’affaires, se trouve à la tête d’une immense fortune.

En 1859, grâce à l’entremise du consul de France, Léon Roches, Nessim Sama- ma est nommé « Caïd des Juifs ». Après la réussite financière, c’est la consécra- tion « politique ». Dès lors, il va mani- fester à l’égard de sa communauté une libéralité sans failles, mariant les jeunes filles pauvres, secourant les indigents, dispensant sans compter les aides les plus diverses. Il se découvre une vocation de

mécène du livre hébraïque et contribue à la publication de dizaines d’ouvrages en hébreu qui sont édités à Livourne, à Paris et même à Jérusalem.

En 1860, Nessim Samama, nommé di- recteur des finances tunisiennes, est un quasi ministre. Il se fait construire un

« palais » dans le quartier juif et une sy- nagogue porte désormais son nom ain- si qu’une riche bibliothèque. Dans le

«  Palais Samama  » qui, plus tard, abri- tera l’école de l’Alliance Israélite Uni- verselle, de belles réceptions mondaines sont données auxquelles sont conviés les consuls en poste à Tunis. Artisan du rap- prochement entre la France et la Tunisie, Nessim Samama accompagne le bey à Alger en septembre 1860 à la rencontre de l’empereur Napoléon III et de son épouse, Eugénie.

En 1864, prudent comme le fut en son temps Benaïad, Nessim Samama choisit de quitter la Tunisie sans esprit de retour.

Il s’installe à Paris, au 47, rue du Fau- bourg-Saint-Honoré, à quelques mètres du Palais de l’Élysée actuel. L’ancien

« Caïd des Juifs » y mène un train de vie fastueux.

En 1870, le conflit franco-allemand l’in- cite à rejoindre Livourne. C’est là qu’il meurt le 24 janvier 1873. Confié à Ado- lphe Crémieux, son testament donnera lieu à de nombreux procès.

Plus tard, des rabbins consacreront des élégies et des poèmes à la gloire de Nes- sim Samama. Ils sont encore dans la mé- moire des Juifs originaires de Tunisie.

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Albert SAMAMA Le prince de Chikly

C’était un Juif de Tunisie et c’était aussi un prince  ! Rarement, dans l’Histoire, un personnage aura été aussi éclectique qu’Albert Samama  : cinéaste, photo- graphe, journaliste, marin, cycliste, organisateur de spectacles, peintre, in- venteur... Ce touche-à-tout génial aura marqué son siècle. En Tunisie, il conti- nue, bien qu’il ait été de nationalité française, à être considéré comme un véritable héros national.

C’est à Tunis qu’est né, le 24 janvier 1872, Albert Samama. Il est le fils de David Abraham Samama, banquier et ami du bey qui, après avoir dirigé à Marseille la Société Marseillaise de Cré- dit, est retourné définitivement dans son pays natal, et d’Henriette Greggo.

Descendant de la famille du fameux Caïd Nessim Samama, David Samama est une personnalité qui compte dans la Régence. Il a acquis la nationalité fran- çaise en s’attirant les bonnes grâces de Napoléon III à qui il a offert un magni- fique pur-sang arabe.

Le jeune Albert est inscrit au collège Saint-Louis de Carthage puis au lycée Saint-Charles, le futur lycée Carnot, avant d’être placé chez les Jésuites à Marseille.

Très vite, le jeune homme dévoile son caractère intrépide et aventureux. Il ne supporte pas d’être loin des siens

et, avec un camarade, il entreprend de rentrer en Tunisie sur une barque de pê- cheur. Il met douze jours pour atteindre le port de La Goulette.

Il n’a que seize ans lorsque son père meurt. Albert, contre l’avis de sa fa- mille, abandonne les études et décide de devenir marin. Le voilà élève-of- ficier dans la marine marchande, pi- lotin, comme on disait à l’époque, en direction des Antilles puis, à bord du voilier français L’Horizon, il parcourt le monde, de Hambourg à l’Australie. Il double par deux fois le Cap Horn. De retour à Tunis, il se découvre une nou- velle passion  : la bicyclette. Et c’est à vélo qu’il va parcourir l’Algérie, appa- reil photographique en bandoulière. Il poussera jusqu’à l’oasis de Touggourt à 660 km au sud-est d’Alger. Invité à une partie de chasse à Guelma, à 150 km de la frontière tunisienne, il sera griève- ment blessé par un sanglier.

Nous sommes en 1900. Il y a quelques années, le physicien allemand Wilhelm Roentgen a découvert les rayons  X.

C’est une invention totalement incon- nue à Tunis. Profitant de la fortune fa- miliale, Albert Samama se procure, à prix d’or, des instruments et monte le premier laboratoire de radiographie en Tunisie, au 13, de la rue Sidi-Sifiane, à Tunis. Il propose dans son «  hôpi- tal  », des «  opérations gratuites pour les pauvres ». Il sera le premier, également, à introduire la T.S.F. en Tunisie. Il instal- lera son récepteur dans une île au large

de Tunis, jadis acquise par son père, l’île de Chikly. Toujours à l’affût des nou- veautés technologiques, Albert Samama sera l’un des premiers habitants de Tu- nis à posséder une voiture et à tâter de l’aviation. Plus tard, il tentera de mettre au point un sous-marin.

Mais c’est au cinéma que son nom va être attaché pour la postérité. La décou- verte des frères Lumière, en 1895, est, pour lui, une révélation. Dès 1896, il organise les premières projections ciné- matographiques publiques en Tunisie.

C’est le «  Cinemato Chikly  ». Il va se révéler un cinéaste infatigable, n’hé- sitant pas, pour filmer, à utiliser des montgolfières. Il filme aussi des sujets scientifiques comme le comportement des animaux ou encore les phénomènes astronomiques.

Reporter cinéaste, il parcourt la Tunisie de long en large. Il s’est déclaré « prince de Chikly  » et s’attribue désormais le patronyme de Samama Chikly. Parlant le français, l’arabe, l’italien, l’anglais et même un peu de russe et d’allemand, ami du prince héritier Mohamed El Ha- bib Bey, il multipliera les reportages en Tunisie, en France et ailleurs, en Libye notamment lors de la guerre en Tripo- litaine. Il trouve cependant le temps de se marier avec une Italienne catholique qui se destinait à entrer dans les ordres, Blanche Ferrero. De cette union naîtra leur unique fille, Haydée.

Lorsque la guerre éclate, en 1914, Al-

bert Samama Chikly a quarante-deux ans. Trop âgé pour être appelé. Qu’à cela ne tienne ! Il se fait engager au sein de la section photographique de l’ar- mée française. En 1916, il est à Verdun.

Son courage n’a d’égal que sa volonté farouche de témoigner. En avril 1917, il est cité à l’ordre de l’État-Major de la 2e Armée. Plus tard, il obtiendra la médaille militaire. Revenu à Tunis après la guerre, il se consacre entièrement au reportage avant de se lancer dans un genre nouveau  : le cinéma de fiction.

Alors que Charlie Chaplin vient de réa- liser Le Kid et que Murnau offre au pu- blic Nosferatu le Vampire, Albert Sama- ma Chikly tourne Zohra avec comme actrice principale sa fille, Haydée. La consécration viendra en 1924 avec Aïn El Ghazel ou La Fille de Carthage avec toujours, dans le premier rôle, Haydée Samama Chikly.

La vie trépidante d’Albert Samama Chikly aura son pendant négatif : d’une part, il dilapidera la fortune familiale et, d’autre part, son épouse le quittera. Fu- meur invétéré, il mourra d’un cancer du poumon, en 1934. Sa femme et sa fille se sont converties à l’islam. Devenue professeur de lettres, Haydée Samama Chikly a épousé un Tunisien musul- man, Khellil Tamzali, adoptant le nou- veau prénom de Zohra. Elle est morte le 20 août 1998.

Albert Samama Chikly repose au cime- tière juif du Borgel, à Tunis.

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Albert BRAÏTOU-SALA Le peintre des années folles

Les Juifs de Tunisie peuvent s’enor- gueillir d’avoir donné au monde quelques grands peintres de renommée internationale tels Maurice Bismouth (1891-1965), Jules Lellouche (1903- 1963), Mosès Lévy (1885-1968), Hen- ri Saada (1906-1976) ou encore Da- vid Junès (1871-1938). Mais aucun de ces grands maîtres n’aura connu la véritable gloire qui fut celle d’Albert Braïtou-Sala. Le chineur, qui, de nos jours, se prend à fouiller les étals des foires et brocantes où l’on propose de vieux numéros de L’Illustration sera surpris de voir le nombre de Salons auquel Braïtou-Sala a participé dans les années trente et par le nombre de reproductions de ses œuvres que l’on peut y retrouver. Ce portraitiste de gé- nie fut la coqueluche du Tout-Paris et chacun, grands de la noblesse et de la bourgeoisie ou vedettes du spectacle, tenait absolument à être fixé par lui pour l’éternité. En 1988, la ville de L’Isle-sur-la-Sorgue lui a consacré une belle rétrospective suivie, un an plus tard, par Avignon qui a accueilli ses œuvres au palais des Papes. En janvier 1990, ce fut au tour de la ville de Riom d’organiser une grande exposition inti- tulée « Braïtou-Sala, peintre des années folles ».

C’est à La Goulette, petite station bal- néaire des environs de Tunis, rue de Jé-

rusalem, qu’Albert Sala voit le jour le 16 février 1885. Il est le fils de Moïse Sala et de Mélanie Samama. La famille, bien que très occidentalisée, cède à la tradition qui veut que soit accolé au prénom bien français du nouveau-né un prénom judéo-arabe. La panoplie des prénoms masculins est à l’époque on ne peut plus savoureuse  : Kiki, Lalou, Gagou… On se décide pour Braïtou.

Très jeune, Albert Braïtou Sala est ins- crit dans un établissement catholique tenu par les Pères Blancs de Carthage.

C’est là qu’il découvrira sa vocation ar- tistique.

1899. C’est le drame. Moïse Sala meurt. Mélanie Sala et ses six enfants se retrouvent démunis. Albert a quinze ans. Il quitte l’école pour être engagé comme commis boulanger puis comme encaisseur dans un grand magasin. Par chance, son directeur est féru d’art. Il ne tarde pas à réaliser que son jeune employé a du talent et lui octroie des heures de liberté afin qu’il puisse suivre les cours de l’École de Peinture de Tu- nisie. Là, il a pour maître Maurice Bis- mouth. Il économise sou par sou pour s’acheter crayons, pinceaux, gouaches et toiles. Et comme il lui faut des mo- dèles, ses sœurs vont jouer ce rôle.

1901. Albert Braïtou décide de re- joindre Paris et entre à l’Académie Julian où enseignent Déchenaud et Laurens.

Peu à peu Albert laisse la place à Braïtou-Sala avec un tiret, un peintre qui commence à être remarqué. En 1912, il épouse Marie-Jeanne Trot- tier qui donnera naissance à un petit Moïse-Émile. Trois ans plus tard, c’est la famille Sala, au grand complet, qui rejoint Albert. Juste à temps pour le voir, en 1916, couronné meilleur por- traitiste par l’Académie Julian. Dès lors les récompenses vont se succéder.

Médaille d’argent du Salon des Ar- tistes Français, Braïtou-Sala multiplie les expositions. Il est choyé et courti- sé, devient même membre du jury du Salon. C’est à un ami, Alex Johanidès, archiviste à la Comédie Française, qu’il doit d’être introduit dans la haute so- ciété : bourgeoisie et monde politique.

Sa sympathie naturelle et son entregent font que, rapidement, les commandes affluent. On se bouscule dans son ate- lier du Champ-de-Mars puis à celui de Neuilly-sur-Seine. Voici Marthe Che- nal, de l’Opéra, Madame Paul-Louis Weiller, Miss Europe 1932, la princesse Godefroy de la Tour d’Auvergne. Ou

encore, Elena Olmazu, Renée de Cu- verville, Régina Camier, Sir William et Lady Garthwaite.

Braïtou-Sala, que le président de la République, Albert Lebrun, invite dé- sormais à sa table, expose à Pittsburgh puis à La Haye aux côtés de Picasso, Rouault, Dufy, Braque, Chagall, Utril- lo, Matisse et Derain.

1940. L’Occupation et la Shoah. Cinq de ses plus proches parents sont arrê- tés et déportés à Auschwitz où ils sont assassinés. L’artiste choisit de se retirer chez les Bénédictins à l’abbaye de La Source.

1946. Sa vue baisse. Décollement de la rétine. Son œuvre prend une autre orientation : féminité et nus.

Dans les années soixante, Albert et Marie-Jeanne rejoignent le sud de la France  : Aix-en-Provence puis Arles.

C’est là que s’est éteint, le 29 septembre 1972, le peintre des années folles.

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Habiba Msika L’Oiseau de feu

1900. La Belle Époque. Au tournant du siècle, naît à Tunis, dans le quar- tier populaire de Bab-Souika, au sein d’une modeste famille juive, Margue- rite Msika, qui allait devenir « Habibat El Khul », « L’aimée de tous », célèbre, adulée puis longtemps pleurée et qui, aujourd’hui encore, fait rêver et chanter jeunes et vieux en Afrique du Nord, en Orient et ailleurs.

Orpheline dès l’enfance, la petite est recueillie par une tante éloignée, Leïla Sfez, alors l’une des chanteuses les plus en vue de la Régence.

À douze ans, Marguerite Msika est une superbe brunette aux yeux de braise et à l’élégance raffinée que la danse at- tire et que la musique passionne. Mais quand sa tante lui demande  : «  Que veux-tu faire plus tard, ma chérie ? », la réponse est sans ambages  : «  Je serais tragédienne ». Et Habiba se lance. Inca- pable de lire l’arabe, mais douée d’une mémoire exceptionnelle, elle se produit dans des « mikhanas » beuglants mal fa- més, cafés-concerts de bas étage, de la Hara, le quartier juif. Dans la lignée des grandes vedettes juives de la chanson tunisienne  : Fritna Darmon, les sœurs Chemama ou Cheikh El  Afrit, sa no- toriété va grandissant. Des groupes de fans se créent spontanément. Jeunes et riches dandys, on les surnomme « Asker Ellil », « Les soldats de la nuit ». Ils se

veulent les serviteurs dévoués de Habiba Msika et occupent systématiquement le premier rang des salles où se produit leur idole, lui prodiguant conseils et en- couragements.

Assistant en 1925 à une soirée au « Saf- Saf  » de La Marsa, station balnéaire réputée dans les environs de Tunis, l’historien Slaheddine Tlatli note avec émotion : « Le clou de la soirée était une jeune artiste, Habiba Msika. C’était un véritable prodige, un tourbillon de rythme, de cadences et de spirales musicales qui vous enlevait peu à peu à vous-même pour vous mener sur des cimes enchanteresses…

À chacun de ces interminables et plaintifs appels à la « ya lilli » (« Ô ma nuit »), répondait comme une vague de fond, un immense soupir gémi par des centaines de poitrines oppressées. La voix veloutée, envoutante, ensorceleuse de Habiba Msi- ka avait pris au lasso les cœurs… puis sa chanson d’adieu, un air nouveau, souleva dès les premières paroles un enthousiasme délirant  : « Baladi, ya baladi  » («  Mon pays, ô mon pays »). Ce qu’exaltait à pré- sent notre chanteuse, ce n’était plus la mer, ni l’école, ni l’amour, mais la patrie, notre patrie, cette patrie tunisienne que des forces obscures étouffaient, dont nul n’osait parler au grand jour… « Baladi tounsia ou fiha el horria » (« Mon pays est la Tuni- sie où se trouve la liberté »). Ce n’était plus un triomphe mais une apothéose. Tous les bouquets de jasmin des spectateurs avaient depuis longtemps inondé la scène… La pe- tite juive tunisienne qui claironnait ainsi ce mot tabou dans un pays placé, depuis

le traité du Bardo du 12 mai 1881, sous l’autorité de la France, prenait des dimen- sions d’une sorte de héros national ».

Mohammed Bourguiba, dont le frère, Habib, deviendra le «  Commandant suprême » de la Tunisie indépendante, dirigeait alors une troupe de théâtre, Chahama El Arabia. Il engagea Habiba qui joua alors dans Saladin, Lucrèce Bor- gia, Marie Tudor, Hamlet, Othello et Le Bossu. Mais c’est dans L’Aiglon qu’Habi- ba Msika connut véritablement la gloire et défraya littéralement la chronique.

À l’époque, la tradition musulmane im- posait que les rôles féminins au théâtre soient tenus par des jeunes gens. Contre vents et marées, Habiba Msika décide de tenir un rôle masculin dans la pièce de Rostand. «  À 75 ans et alors qu’elle avait une jambe de bois, Sarah Bernhardt jouait bien les vierges effarouchées », lan- çait-elle en guise de plaidoyer.

Tunis, Paris, Nice, Biarritz, Deauville, Monte-Carlo, Berlin. La beauté et le

succès d’Habiba n’allèrent pas sans lui attirer les prétendants les plus divers.

Parmi eux, Éliahou Mimouni, riche sep- tuagénaire juif de Testour, qui l’inonda de présents et se couvrit de ridicule. Ha- biba avait le cœur ailleurs, préférant la compagnie de ses jeunes fans et de son

« fiancé de France », Raoul Merle, à celle de ce vieil amoureux.

Éliahou Mimouni ne résista pas à la folie meurtrière qu’entraîna sa jalousie morbide. Le jeudi 20 février 1930, il pénétra par effraction au domicile tuni- sois de Habiba, rue de Bône, aspergea d’essence la chanteuse endormie et mit le feu. Horriblement brûlée et mutilée, Habiba Msika succomba au petit ma- tin. Elle n’avait pas encore trente ans.

Le poète juif Bishi Slama composa à sa mémoire une complainte, Souzat Habi- ba, et on raconte que le Ramadan fut interrompu pour permettre au peuple de pleurer son héroïne et de l’accompa- gner à sa dernière demeure, le cimetière juif du Borgel.

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Young Perez

De Tunis à Auschwitz

C’est à Tunis, le 18 octobre 1911, dans une venelle de la Hara, le quartier où, de Sidi Mardoum à Sidi Bou Hadid, s’entassait, dans des oukalas, chambres rudimentaires louées à la semaine, le petit peuple juif, que naît Victor Perez dit « Younghi », fils d'Edmond et futur champion du monde.

La boxe est alors un sport très popu- laire en Afrique du Nord et nombreux sont ceux, Musulmans ou Juifs, qui peuvent, par le biais d’un combat ga- gné ou disputé avec brio, être remar- qués par un entraîneur parisien et sor- tir du rang.

Victor Perez est de ceux-là. La boxe l’attire très tôt. Elle lui permet de quit- ter le ghetto pour aller s’entraîner en ville européenne. Il pratique assidû- ment la salle « Kiki Boccara » dans le quartier Lafayette, la salle « Joë Guez », rue de la Loire, ou encore le « Boxing Club  » de l'avenue de Londres. Il a seize ans quand l'entraîneur parisien en vue, Léon Bellières, de passage à Tu- nis, le remarque. Il lui raconte Paris, la «  Ville Lumière  », les grands com- bats en perspective et lui fait miroiter les bourses conséquentes, la gloire et la fortune. Victor est enthousiaste. Ses parents beaucoup moins. Ils tentent d'amadouer Léon Bellières.

- C’est très loin, Paris, pour mon fils. Il y

fait froid et il va prendre des coups avec cette boxe. Et qui va le soigner et lui cui- siner les bons petits plats dont il raffole ? - Mais, chère Madame, cher Monsieur, n’ayez crainte. Je serai là moi ! Et puis, votre fils, il a l’étoffe d’un champion. Il gagnera beaucoup d’argent ! C’est pas un bon projet, çà !

Après avoir livré son premier match professionnel en catégorie poids- mouches, le 4 février 1928, face à Bob Zerbib, Victor Perez quitte Tunis pour la France. Ainsi apparaît sur la scène pugilistique le poids mouche Young Pe- rez qui va faire les beaux jours du club situé au 22, rue Mazagran dans le 9e arrondissement de Paris. Il ne lui faut pas beaucoup de temps pour connaître le succès et, le 8 février 1930, le voi- là champion de France, un titre qu’il obtient en battant Kid Oliva. Il le sera à nouveau le 11 juin 1931, en battant aux points Valentin Angelman.

Entraîné par Joë Guez et managé par Léon Bellières, Young Perez va livrer 133 combats. Il en gagnera 92, en per- dra 26 et fera 15 matchs nuls.

C’est le 26 octobre 1931, à New York, que Young Perez va connaître la gloire. Il met K.O. l’Italo-Américain Frankie Gennaro et endosse la cein- ture de champion du monde des poids mouches.

Á Tunis, surtout dans le quartier de la

Hara, la nouvelle de la victoire de l'en- fant du pays fait l'effet d'une bombe.

C'est le délire. « On a ga-gné, on a ga- gné... ». Les Juifs du ghetto se sentent des ailes. Comme si l’aura d’un seul rejaillissait sur toute la communauté.

Le nom de Young est sur toutes les lèvres. On compose une chanson à sa gloire  : Être Tunisien, mon vieux. Le champion entreprend alors une tour- née triomphale en Afrique du Nord  : Oran, Alger, Casablanca et enfin, Tu- nis. Partout, l’accueil est enthousiaste.

On veut toucher le héros. Les cadeaux et les souvenirs les plus hétéroclites s’amoncellent dans les chambres d’hô- tel transformées en lieux de pèlerinage.

Pendant un an, Younghi sera la véri- table coqueluche du public parisien.

Mais le bonheur ne dure pas. Le 31 octobre 1932, à Manchester, battu par Jackie Brown, il perd son titre. Et comme un malheur ne vient jamais seul, voilà qu’en janvier 1933, dans la revue Boxe, organe officiel hebdoma- daire des rings, Maurice Leroy lance un pavé dans la mare qui provoque une véritable polémique sur fond d’em- brouillaminis. On vient de découvrir que Young Perez n’est pas français. En effet, le champion est de nationalité tu- nisienne. Nul, jusqu’ici, ne s’était sou- cié de ces détails d’état-civil. Pas même le président de la Fédération Française de Boxe, M. Pujol. On se trouve face à un casse-tête inédit car si Perez n’était pas français, il ne pouvait prétendre au titre de champion de France, ni re-

présenter ce pays face à Gennaro. Ou encore perdre son titre face à Brown.

L’affaire, on l’imagine, fit grand bruit, mais fut finalement étouffée.

L’étoile de Young Perez commença à décliner. De combats perdus en pro- blèmes personnels, il fut littéralement usé. Sa carrière professionnelle prendra fin le 7 décembre 1938 à Paris, lors d’un combat contre Fortunato Ortega.

Arrêté le 21 septembre 1943 à Paris, Young Perez est interné à Drancy. Il a été déporté à Auschwitz le 7 octobre 1943 par le convoi n°60. Il arrivera au camp de la mort le 10 octobre 1943.

Repéré, il sera obligé de livrer des com- bats contre des adversaires beaucoup plus lourds et en meilleure santé. Mal- gré les mauvais traitements, il réussit à survivre jusqu’à l’évacuation du camp par les Allemands le 18 janvier 1945 mais sera, hélas, abattu quatre jours plus tard, le 22 janvier 1945 lors de la terrible Marche de la Mort.

Á l'initiative, notamment, de Serge Klarsfeld, une plaque commémorative à la mémoire de Young Perez a été ap- posée dans les locaux de l’INSEP, l’Ins- titut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance. Le 26 janvier 2012, au Mémorial de la Shoah, à Pa- ris, un hommage solennel a été rendu à ce grand champion.

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