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LE VERITABLE POUVOIR DE LA COUR EUROPÉENNE DE JUSTICE

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LE VERITABLE POUVOIR DE LA COUR EUROPÉENNE

DE JUSTICE

J.RRWeiler

L

1 I a solidité d'une chaîne est celle de son maillon le plus faible. La Cour européenne de justice (CEJ) ne peut être , | plus solide que son propre maillon le plus faible, c'est-à- dire le degré d'allégeance, de loyauté et d'obéissance qu'elle réus- sit à insuffler aux juridictions de ses États membres, et en particulier aux plus hautes cours de chaque juridiction nationale.

Sans cette allégeance, cette loyauté et cette obéissance, la Cour européenne de justice serait comme un général sans troupes. Dès 1964, la CEJ avait posé pour principe fondamental la suprématie du droit communautaire sur la loi nationale des pays membres.

Peut-on pour autant prétendre que la suprématie du droit commu- nautaire a été instaurée partout en 1964 ? Bien sûr que non ! Elle n'a été établie à l'intérieur de chaque pays qu'à partir du moment où des lois nationales en ont reconnu le principe et garanti l'appli- cation. Ce processus a demandé plusieurs années et ne s'est pas déroulé à la même vitesse, ni au sein de chaque pays, ni entre les

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États .membres. Il subit encore toute une série de limites imposées dans de nombreux pays par leurs propres juridictions constitution- nelles. En France, par exemple, le Conseil d'État a reconnu le prin- cipe de suprématie du droit communautaire près de dix ans et demi après la Cour de cassation et plus longtemps encore après d'autres juridictions. L'Europe juridique résulte donc d'une relation, d'un dialogue entre la Cour européenne et les cours nationales. Et, comme toute relation, elle connaît « des hauts et des bas ».

D'un point de vue historique, la Cour européenne de justice a réussi un véritable exploit relationnel. Dans l'un des articles les plus célèbres sur ce sujet, « Des avocats, des juges, et de la création d'une Constitution transnationale », Éric Stein commence par une remarquable description de cet exploit : « Enfouie dans le duché de conte de fées qu'est le Luxembourg et heureusement dotée, jusqu'à présent, de la bienveillante négligence des pouvoirs et des médias, la

Cour de justice des Communautés européennes a construit le cadre constitutionnel d'une Europe de type fédéral (1). » La construction d'un cadre constitutionnel de type fédéral a nécessité une jurispru- dence doctrinale agressive et radicale, souvent révolutionnaire face aux fluctuations de la « volonté politique » de certains acteurs de la Communauté - parfois même, semble-t-il, aux dépens de la puis- sance de quelques-uns.

On pourrait tenter de résumer le contenu de cette jurispru- dence par le concept de « discipline constitutionnelle » ou « consti- tutionnalisme » : un ensemble de normes régissant pour une large part les relations entre les pouvoirs judiciaires (et politiques) de la Communauté et ceux des pays membres. Le constitutionnalisme est avant tout ce qui différencie la Communauté des autres systèmes intergouvernementaux et, à l'intérieur de l'Union, des autres « piliers » du système communautaire. L'impact du constitutionnalisme est inéluctable et profond. C'est le « système d'exploitation » qui condi- tionne le processus gouvernemental lui-même, et au sein duquel tous les programmes - économiques, sociaux, politiques - de la Communauté fonctionnent, bien ou mal. Naturellement, ces pro- grammes ont leur propre contenu spécifique, mais ils sont rédigés

« dans » ou « pour » un contexte constitutionnel. La comparaison la plus superficielle entre un Conseil de l'Europe et un texte politique de la Communauté européenne avec des objectifs et même un

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contenu similaires suffirait à illustrer la différence : le premier res- semblera fort à un traité international tout à fait classique ; le second sera souvent identique à la législation nationale de n'importe quel État fédéral.

La plupart des affaires traitées parviennent à la Cour euro- péenne par le biais d'une requête préliminaire transmise par une cour d'un État membre (ex-article 177 EC, aujourd'hui article 234), et à laquelle la CEJ répond par une décision préliminaire. L'impor- tance de cette procédure bien connue ne doit pas être sous-esti- mée : elle constitue aujourd'hui le principal vecteur de la discipline communautaire relevant de la Justice (2).

Dans une très forte majorité des cas, les requêtes prélimi- naires concernent des litiges dont les tribunaux nationaux sont saisis par des personnes qui tentent de faire respecter à leur profit des obligations communautaires, à l'encontre de leurs propres gouver- nements ou d'autres autorités de leur pays.

L'obligation pour les gouvernements de « judiciariser » le litige

Bien que le mode d'utilisation diffère d'un pays membre à l'autre et même au sein de chaque pays (3), il semble raisonnable d'avancer la généralisation suivante : depuis le début des années soixante, qui ont démontré l'utilité de la procédure préliminaire dans ce contexte, les tribunaux nationaux, le plus souvent des cours d'instance inférieure, ont accepté volontiers de recourir à l'article 177 « contre » les autorités publiques de leur pays.

C'est justement cette bonne volonté manifeste qui est à mon avis d'une importance considérable pour le positionnement de la Cour européenne, au-delà même de ses rapports avec les tribu- naux nationaux, et ce pour plusieurs raisons.

- Du point de vue de l'acceptation, il est essentiel que ce soit une cour nationale, et même une cour d'instance inférieure, plutôt que la Cour européenne de justice elle-même, qui dépose la requête préliminaire, attende la décision préliminaire puis l'utilise pour parvenir à sa propre décision finale, dans son pays.

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À quelques exceptions près, le fait qu'un tribunal national dépose une requête équivaut à reconnaître, du moins en apparence, que les normes communautaires sont nécessaires et déterminantes pour le litige en question. Ce simple fait peut avoir une immense signification politique et soulever une controverse entre des gou- vernements ou des pays membres et la Commission européenne par exemple. Parce que ce sont leurs propres tribunaux qui trans- mettent une requête préliminaire à la Cour européenne de justice, les gouvernements sont forcés de « judiciariser (4) » le litige et de le placer dans une arène judiciaire où la CEJ prévaut (du moins tant qu'elle réussit à entraîner avec elle la justice nationale).

Quand un tribunal national accepte la décision préliminaire, le droit communautaire gagne en puissance. C'est un fait politique empirique, dont les raisons échappent à notre propos, qu'un gou- vernement désobéit beaucoup plus facilement à un tribunal inter- national qu'à ses propres cours de justice. Quand le droit de la Communauté européenne est énoncé par la voix de la justice nationale, il bénéficie du poids et de la force d'application de la loi nationale.

- Ce serait pourtant une erreur que de placer l'importance de la collaboration étroite entre les tribunaux nationaux et la CEJ exclusivement, ou même principalement, dans le contexte patholo- gique de la désobéissance ou de l'application des lois. En tant que paramètre systémique, la physionomie l'emporte en général sur la pathologie. On pourrait dire que la contribution relativement importante de la justice nationale à l'application du droit commu- nautaire a un effet prophylactique et agit comme une sorte de médecine préventive. Plus que toute déclaration doctrinaire de la Cour européenne, ce partenariat aide à faire du droit européen non pas un contre-système par rapport au droit national, mais une partie intégrante du système judiciaire national auquel s'attachent 1'" habitude de l'obéissance (5) » et le respect général de « la Loi » - du moins de la part des autorités publiques. Dans la mesure où les autorités s'estiment contraintes de respecter « la Loi » dans la for- mulation et l'application de leur politique comme dans le proces- sus du gouvernement (qui diffère bien entendu d'un pays à l'autre), plus les tribunaux nationaux sont impliqués dans l'admi- nistration et l'application du droit communautaire, plus les normes

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européennes ont des chances d'apparaître comme faisant partie de « la Loi », à laquelle s'attache l'habitude de l'obéissance que l'on associe plus aux règles nationales qu'à la loi internationale. À cet égard, on peut considérer comme un atout du système européen le fait que des tribunaux nationaux « de tous les jours », plutôt que des « cours fédérales » exceptionnelles, soient le plus souvent chargés d'appliquer le droit communautaire - en coopération avec la Cour européenne de justice.

Formalisme, intérêts, réciprocité et pouvoir judiciaire

Malgré quelques exceptions importantes, il apparaît globale- ment, à l'aune de la bonne volonté des tribunaux pour faire appli- quer le droit communautaire grâce à l'article 177, que la justice de chaque pays a non seulement accepté la restructuration constitu- tionnelle proposée par la CEJ, mais qu'elle a même contribué pour une large part à donner réalité à cette restructuration. Il faut donc se demander quelles sont les raisons de cette double approbation de la part des tribunaux nationaux (6).

Le formalisme - La première explication possible, la plus officielle en apparence et par conséquent la plus naïve, mais que j'estime d'une importance particulière, tient au pouvoir per se du dialogue en « jargon juridique » qui s'installe entre deux cours. Les tribunaux sont chargés d'appliquer la loi. Les interprétations consti- tutionnelles données au traité de Rome par la Cour européenne de justice doivent leur légitimité à deux sources : la première, la com- position de la CEJ, avec ses juristes expérimentés représentant tous les États membres ; la seconde, le langage lui-même : le langage de l'interprétation raisonnée, de la déduction logique, de la cohérence systémique et temporelle - c'est-à-dire les mêmes outils sur les- quels s'appuient les tribunaux nationaux pour s'assurer de l'obéis- sance au sein de leurs propres juridictions.

Les intérêts enjeu - Une deuxième explication fait appel à une définition élargie des acteurs impliqués. Comme l'ont remar-

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quablement bien démontré A. M. Burley et W. Mattli, cette double approbation de la part des tribunaux nationaux n'est pas exclusive- ment due à la magistrature de chaque État membre ; elle découle également de toute une communauté d'intérêts partagés par des individus, des avocats et des tribunaux pour qui l'application du droit communautaire par et grâce à la justice nationale est devenue un enjeu professionnel, économique et social, et qui ont donc œuvré pour le faire accepter (7).

La réciprocité et V« hybridation judiciaire » transnatio- nale - On pourrait peut-être déceler une autre explication dans la nature « horizontale », transnationale du processus. De toute évi- dence, les tribunaux d'un pays membre jugent souvent utile de savoir ce que font leurs « frères » dans les pays voisins (8). Les cours nationales, principalement les plus hautes cours mais aussi les instances inférieures, pourraient être tentées de résister à cette double approbation par crainte de désavantager leur système judi- ciaire national et leur gouvernement dans leurs relations avec les autres États membres. Il est certain que l'acceptation de la discipline communautaire restreint l'autonomie nationale, et les cours de jus- tice ont été sensibles à ce problème dans le domaine du droit international. Par conséquent, le sentiment de suivre une tendance générale leur facilite la tâche. En outre, s'opposer à une nouvelle doctrine que des tribunaux de même niveau ont acceptée pourrait compromettre l'orgueil et le prestige professionnels d'une cour récalcitrante.

Le pouvoir judiciaire - Enfin, et ce n'est pas la moindre des explications possibles, l'approbation normative du concept consti- tutionnel et de l'utilisation concrète de l'article 177 par les tribunaux nationaux tient peut-être tout simplement au pouvoir judiciaire. Si les hautes cours ont d'abord hésité à agir, les tribunaux d'instance inférieure de nombreux pays membres ont fait un usage fréquent et enthousiaste de cette procédure. Cette réaction se comprend facilement tant^sur le plan du bon sens psychologique que sur celui des institutions.

Les cours et leurs juges se voyaient accorder la possibilité de traiter avec la plus haute juridiction de la Communauté et, fait plus

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remarquable encore, un pouvoir de regard sur les organes exécu- tifs et législatifs, y compris dans les juridictions où ce pouvoir était faible, voire inexistant. Le pouvoir n'est-il pas la potion magique la plus grisante pour les hommes? Même dans les pays déjà dotés d'un réel pouvoir de regard, comme l'Italie et l'Allemagne, le système communautaire donnait aux juges, au niveau le plus bas, des pou- voirs jusqu'alors réservés aux plus hautes cours de l'État.

Du point de vue des institutions, l'architecture constitution- nelle ratifiée par la CEJ a impliqué, pour les tribunaux de tout niveau dans les pays membres, un renforcement général de la branche judiciaire par rapport à toutes les branches du gouverne- ment. Le caractère ingénieux de l'article 177 est qu'il empêche les tribunaux nationaux de se sentir lésés par les pouvoirs nouvelle- ment accordés à la Cour européenne de justice. En fin de compte, ce sont eux qui contrôlent les manettes ! Sans la coopération de la justice nationale, le pouvoir de la CEJ est illusoire. Le renforcement du pouvoir de la Cour européenne a donc eu pour effet de renfor- cer le pouvoir des cours de justice des pays membres (9) !

Mais, selon la même logique, on reprend d'une main ce que l'on a donné de l'autre. Depuis quelques années, certains tribu- naux nationaux ont tenté de poser des limites au concept constitu- tionnel et de réaffirmer l'ultime souveraineté nationale. Le fait qu'elles soient à même de le faire nous rappelle brutalement à notre première constatation : le pouvoir de la Cour européenne de justice dépend totalement du pouvoir des juridictions nationales.

J. H. H. Weiler

Traduit de l'américain par Catherine Sarthou

1. 75 American Journal of International Law 1 (1981).

2. Voir analyse et description dans • The Transformation of Europe », Weiler, 100 Yale Law Journal 2403 (1991).

3. Voir J. Weiler, R. Dehousse, G. Behr, Primas Inter Pares, - The European Court and National Courts : Thirty Years of Coopération (The Florence 177 Project) Intérim Report », 1998 (mimographe, European University Institute).

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4. > Judiciariser » une affaire signifie qu'un État membre peut avoir à se défendre devant la Cour. Cela implique un dialogue inter-États avec sa propre discipline, son langage et ses limites, qui peut différer entièrement, par exemple, du discours diplomatique.

5. C / H L A . Hait, The Concept ofLaw (1961).

6. Je me reporte ici à mes réflexions publiées dans « The Transformation of Europe - {op. cit., 2425-2426) et à la théorie fascinante de A. M. Burley et W. Mattli, « Europe Before the Court : A political Theory of Légal Intégration -, International Organization, vol. 47, p. 1 (1993).

7. Voir encore A. M. Burley et W. Mattli.

8. Pour une analyse du suivi par les cours de justice dans le contexte de la loi internationale, voir A. M. Burley, « Law Among Libéral States : Libéral Internationalism and the Act of State Doctrine -, 92 Columbia Law Review 1907 (1992), et Benvenisti, « fudicial Misgivings Regarding the Application of International Norms : An Analysis of Attitudes of National Courts », 4 European Journal of International Law (1993).

9. La seule exception étant celle des cours nationales constitutionnelles possédant déjà un tel pouvoir d'examen.

* Professeur, il enseigne le droit international et européen à l'université de Harvard et au Collège de l'Europe à Bruges. Son dernier livre, The Constitution of Europe - Do the Clothes Hâve an Emperor, a été publié en 1999 par Cambridge University Press.

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