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CHAPITRE 2 - LES VALEURS DANS LA SOCIOLOGIE DE MAX WEBER

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CHAPITRE 2 - LES VALEURS DANS LA SOCIOLOGIE DE MAX WEBER Olgierd Kuty

OK Éditeur | « Hors collection » 2020 | pages 59 à 102

ISBN 9780000000001

DOI 10.3917/oked.kuty.2020.01.0059 Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/les-valeurs-dans-la-sociologie-de-montesquieu---page-59.htm ---

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Chapitre 2 - Les valeurs dans la sociologie de Max Weber 1

L’œuvre de Weber a fait l’objet de très nombreux travaux2. Nous insis- terons ici sur trois points concernant sa démarche. Tout d’abord, nous dis- tinguerons avec soin quatre périodes dans sa conceptualisation des valeurs.

Ce cheminement se manifestera, non par une lente évolution, procédant par petites retouches successives, mais par de profondes inflexions et de fortes réorientations. Nous verrons ensuite que la reconnaissance de l’irrationalité dans son axiologie ira de pair, lors de sa quatrième période, avec une recons- truction de la rationalité reposant sur l’éthique de responsabilité. Cette éthique joue un rôle central : Weber restera différent de Nietzsche dont la pensée l’avait pourtant inspiré au cours de sa deuxième période. Et enfin, nous découvrirons l’importance de la vague de mysticisme qui touchera alors le monde germanique, et surtout les valeurs du monde russe (de Tolstoï et de Dostoïevski) qui impressionneront durablement Weber et donneront un nouveau souffle à sa sociologie.

1. Geist hégélien, Wert nietzschéen et Wert wébérien

1.1. La décision valorielle

La théorie wébérienne du Wert repose sur deux piliers : la décision et la lutte. Dans cette première section, nous chercherons à préciser la notion de décision. Relevons tout d’abord que la valeur wébérienne n’est pas la passion de Montesquieu ou de Tocqueville : il s’agit d’une décision. Ce n’est pas une passion articulée sur une Raison supérieure. C’est une décision axiologique

1. Nous exprimons notre gratitude à l’égard de tous les collègues qui nous ont aidé par leurs clarifica- tions sur la sociologie de Max Weber et sur la culture allemande, et plus particulièrement : Jeffrey Barash, Hinnerk Bruhns, François Chazel, Catherine Colliot-Thélène, Annette Disselkamp, Patrice Duran, Wolf Feuerhahn, Eric Geerkens, Dirk Kaesler, Stephen Kalberg, Michel Lallement, Jean-Renaud Seba et P. Valadier. Que tous soient remerciés, même si nous n’avons pas toujours suivi leurs suggestions.

2. La liste des travaux portant sur Weber est immense. Nous pointerons ceux qui nous ont le plus marqué et dans l’ordre de leur découverte : Aron (1967), Fleischmann (1964), Nisbett (1966), Parsons (1967), Mitzman (1970), Weyembergh (1972), Mommsen (1985), Hennis (1996), Colliot-Thélène (1992), Scaff (1987), Kaesler (1996). Signalons les parutions récentes de Bafoil (2018) et d’Orianne (2019).

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produite dans l’action, une décision créatrice de l’acteur donnant lui-même un sens au monde, vivant dans une « immanence radicale » (Worms, 2004).

Cette insistance de Weber sur la décision et la création de valeurs apparaît avec netteté, et pour la première fois semble-t-il en 1904, sur le plan concep- tuel3, dans ses Essais sur la théorie de la science, publiés la même année que son Éthique protestante. C’est une chance pour l’interprétation de pouvoir dispo- ser au même moment d’une analyse empirique sur les calvinistes et d’un com- mentaire théorique sur sa démarche. La contemporanéité de ces deux textes clarifie la position épistémologique de Weber sur la question des valeurs des calvinistes.

Il faut citer ici deux brefs extraits des Essais sur la théorie de la science de 1904 qui sont très éclairants : « C’est le destin d’une époque de culture qui a goûté à l’arbre de la connaissance, de savoir que nous ne pouvons pas lire le sens du devenir mondial dans le résultat, si parfait soit-il, de l’exploration que nous en faisons, mais que nous devons être capables de le créer nous-mêmes […] Toutefois, incliner cette confrontation jusqu’à la décision, ceci n’est plus une tâche possible de la science, mais de l’homme doué de volonté : c’est lui qui délibère et qui choisit entre les valeurs en cause, en conscience et selon sa propre conception du monde » (Weber, [1904] 1992, pp. 128 et 123).

Telle était bien, dans L’Éthique protestante de 1904, l’interprétation que donnait Weber de la discipline des calvinistes : le fruit de leur décision de rationalisation du monde et de leur décision d’ascétisme4.

Et quinze ans plus tard, en 1919, Weber répétera encore cette idée, signe qu’il avait atteint là « sa vérité » : « Suivant les convictions profondes de chaque être, l’une de ces éthiques prendra le visage du diable, l’autre celle du dieu et chaque individu aura à décider, de son propre point de vue, qui est dieu et qui est diable. […] Pour autant que la vie a en elle-même un sens et qu’elle se comprend d’elle-même, elle ne connaît que le combat éternel que les dieux se font entre eux ou, en évitant la métaphore, elle ne connaît que l’incompatibilité des points de vue ultimes possibles, l’impossibilité de régler leurs conflits et par conséquent la nécessité de se décider en faveur de l’un ou de l’autre » (Weber, [1904] 1992, pp. 85 et 91).

Sa conviction était bien établie : il s’agit d’une décision donnant un sens au monde parce que le sens n’est pas donné par des entités supérieures.

3. Cette thématique dite « décisionniste » n’était pas nouvelle en 1904. Elle était déjà présente dix ans plus tôt, dans sa Leçon inaugurale de 1895 à l’Université de Fribourg, mais sur un autre plan, plus politique. Il y accordait aux grands hommes politiques, la légitimité d’affirmer les grands objectifs pour la nation dans la politique mondiale (Weltpolitik).

4. Nous verrons, dans la section consacrée aux quatre définitions successives de la valeur wébérienne, que cette analyse de 1904, en termes de « décision » calviniste, pose un problème de définition : le silence de Dieu est-il un effacement de Dieu ?

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1.2. Avec Nietzsche et face à Hegel

Le concept de décision valorielle s’inspire de Nietzsche et se dresse contre les idées de Hegel5. Weber est très conscient de la position polémique qu’il adopte. Dans une lettre de 1909, marchant dans les pas de Nietzsche, il écrit explicitement : « Deux voies sont ouvertes, Hegel ou notre manière de traiter les choses » (Colliot-Thélène, 1992, p. 5). Deux programmes intellectuels s’af- frontent et on les comprendra d’autant mieux si l’on garde présente à l’esprit l’opposition fondamentale entre deux concepts : décision contre Raison, ou volonté nietzschéo-wébérienne contre Raison hégélienne6. Il est donc indis- pensable de faire un détour par Hegel.

1.3. Hegel et le suprasensible de l’idéalisme allemand Hegel s’inscrit dans la foulée du platonisme grec, du monothéisme judéo- chrétien et de l’idéalisme allemand auquel il appartient. Ces courants de la grande tradition idéaliste qui caractérise l’Occident depuis Athènes ont un trait commun, en ce sens qu’ils reposent sur la même distinction fondamen- tale7 : la distinction entre l’immanence et la transcendance, entre un monde terrestre, dit « sensible », et un arrière-monde, un monde dit « suprasensible » fait d’essences supérieures spirituelles (Colliot-Thélène, 1992, p. 125). Cet arrière-monde abrite les Idées platoniciennes, le Dieu chrétien ou encore la Raison hégélienne et sa dialectique.

La synthèse hégélienne trône en ce début du XIXe siècle au sommet de cette tradition idéaliste allemande et imprègne encore, dans une mesure qu’il faudrait préciser8, le climat intellectuel de la fin du siècle (Le Rider, 2000), malgré les critiques qui ont été adressées de son vivant à son auteur. Pour

5. À l’époque, la thématique de la volonté était des plus présentes en Allemagne, comme en témoigne, pour nous limiter à un exemple, celui de Tönnies et sa distinction sociologique de deux types de Will, à l’origine de la Gemeinschaft et de la Gesellschaft. « La distinction aristotélicienne de l’organique et de l’artefact fournit la matrice théorique de l’opposition entre communauté et société. […] Tönnies part de la thèse que les deux types de groupes sociaux, la communauté et la société, se caractérisent par deux sortes de volontés. En effet, pour Tönnies, comme pour Schopenhauer, la vie relève essentiellement de la volonté qui est considérée comme une force vitale, sans pour autant être associée à l’irrationnel » (Lachaussée, 2008).

Il est bien connu que Nietzsche, tout comme Tönnies plus tard, s’était aussi inscrit dans le courant ouvert par Schopenhauer.

6. Cette rupture wébérienne conduira d’ailleurs à l’invention de la version allemande de la nouvelle sociologie européenne qui se constitue à la fin du XIXe siècle, au moment même où Durkheim et Pareto concourent également à la naissance de cette discipline au sein de leur tradition nationale (voir Parsons, 1967 [1937] ; Aron, 1967 ; Joly, 2017).

7. Nous suivons ici l’exposé classique de l’idéalisme présenté dans un article célèbre de Hannah Arendt (1972), inspiré des analyses de Nietzsche et Heidegger.

8. Il faudrait mieux préciser comment et en quoi certains aspects de l’influence hégélienne ont pu perdurer tout au long du XIXe siècle, notamment chez les historiens (Colliot-Thélène, 1992, chapitre 2), malgré les objections puissantes émises tant par des philosophes comme Schopenhauer ou des politologues comme Rochau (Gall, 1984 ; Bew, 2016). Voir aussi Meinecke (1973).

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Hegel, le grand principe philosophique qui guide l’humanité est l’Esprit, le Geist9. Il décèle une marche de l’humanité vers la liberté et le Geist donne un tel sens à l’expérience humaine. L’opposition entre le Geist hégélien et le Wert wébérien est celle entre une Raison supérieure donnant aux hommes le sens de leur existence, même à leur insu (la ruse de la Raison), et le travail de rationalisation des acteurs10.

1.4. La sensibilité religieuse au tournant des années 1900

On devine sous la plume de Hegel, croyant luthérien, la force de l’image théologique, chrétienne, de l’Esprit divin, du souffle créateur, planant au-des- sus des eaux, mais retraduite philosophiquement et laïcisée (Monod, 2002).

Avec Kant et Hegel, la philosophie est une rationalisation du christianisme.

Et avant de se tourner vers Nietzsche, il faut s’attarder un instant sur le sens que donnaient encore à leur vie les Allemands en ce début du XIXe siècle, pour comprendre la manière dont ils se voyaient et définissaient leur passage sur terre.

C’est ici que la thématique philosophique du Geist hégélien est très éclai- rante. Car il ne s’agit pas seulement d’idées pures, de concepts abstraits n’intéressant que quelques intellectuels, philosophes ou sociologues. Ces concepts sont en étroite correspondance avec le vécu des Allemands à cette époque. Ils restent profondément religieux, semble-t-il (Colonge, 2000 ; Kott, 2001 ; Amat, 2015), et il faut tenter de retrouver ce climat philosophico- religieux pour pressentir le renversement total qui affectera les générations suivantes, agnostiques ou athées, de l’élite intellectuelle où l’on retrouvera Schopenhauer, Nietzsche, Weber et les néokantiens comme Dilthey ou Rickert.

9. Le vocable d’Esprit a connu une grande destinée. Sociologique avec Montesquieu (De l’Esprit des Lois), historique avec Herder (l’Esprit des peuples, le Volksgeist), philosophique avec Hegel, il redevient sociolo- gique avec Weber comme dans Geist des Kapitalismus (Esprit du capitalisme) dans son livre de 1904.

10. Et pourtant ! Parsons a clairement emprunté le mot value au Wert de Weber dont il avait étudié l’œuvre dans sa thèse de doctorat publiée en 1937. Mais il s’agit toutefois d’un emprunt limité au seul vocabulaire car il y a une grande distance théorique entre Weber et Parsons : la value parsonienne n’est pas le Wert wébérien. On peut penser qu’un socle hégélien structure sa théorie et qu’un hégélianisme latent a structuré la pensée de Parsons (Parsons ne l’aurait jamais reconnu explicitement, nous a précisé S. Kalberg dans un courriel). Avec les valeurs rationnelles de l’activisme instrumental, Parsons voyait les États-Unis comme la société la plus avancée et à la pointe de la modernité d’après-guerre. Les commentateurs y ont perçu l’exposé d’une espèce d’évolution historique des sociétés, suggérant la présence sous-jacente d’un raisonnement de type hégélien (Sanderson, 2016). Et cette influence hégélienne prendra toute sa signification si l’on se souvient que Weber avait choisi Nietzsche contre Hegel, et avait opté pour l’immanence des décisions valorielles contre la dernière forme de l’idéalisme allemand et sa défense de la transcendance. Il importait donc de « déparsoniser » Weber (Cohen et al., 1975).

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Aujourd’hui, dans nos sociétés très sécularisées, on ne comprend plus, ou très difficilement, la particularité de ces vécus humains. Car nous avons connu une mutation capitale du « régime du croire » (suivant l’expression de M. Gauchet, 1998). On doit à C. Colliot-Thélène de nous aider à entrer dans le vécu des grands intellectuels allemands tel qu’il se révèle à travers leurs écrits scientifiques. En se penchant sur les textes des grands historiens (Ranke, Droysen et le Suisse Burckhardt) qui écrivaient peu après Hegel, elle met en lumière la manière dont ils imaginaient le monde religieux et leur propre présence terrestre. Et comme elle le rappelle avec beaucoup de finesse, pour les Allemands de l’époque, « ce qui existe réellement, ce qui mérite le nom de réalité effective, [c’est] le sens idéal constitué dans la pratique histo- rique et transmis par la tradition » (Colliot-Thélène, 1992, p. 261).

La croyance forte en l’existence de Dieu11 donnait une primauté, une supériorité à la vie d’en haut sur la vie terrestre. La distinction sensible/supra- sensible a une portée considérable : la signification accordée au domaine du suprasensible est exceptionnelle. Le monde authentique (en tout cas pour les intellectuels allemands qui l’expriment ainsi que pour le peuple allemand qui vit dans la croyance dans la transcendance), est le monde des significations religieuses ou philosophiques12.

Telle est l’idée clé, difficile à saisir pour des esprits comme les nôtres, vivant à une époque profondément sécularisée : c’est le domaine de la trans- cendance qui donne sa signification ici-bas, aux conduites humaines13. Et pour nous aider à comprendre cette prééminence de la transcendance, encore en cours du début du XIXe siècle, il faut savoir que le théologien Ernst Troeltsch, sociologue de la religion, professeur à Heidelberg, a corrigé sur un point essentiel les conclusions de son ami Weber sur le protestantisme des Temps modernes. On lui doit notamment l’idée de différences profondes au sein du protestantisme (le luthérianisme n’est pas le calvinisme) et la démons- tration que l’irruption de la religion réformée n’a pas entraîné des bouleverse- ments immédiats dès le XVIe siècle, comme l’imaginait Weber. À ses yeux, les cadres mentaux médiévaux (Troeltsch, 1991, pp. 68 et 110) se sont prolongés dans le luthérianisme allemand jusqu’à la fin du XVIIIe siècle1415 !

11. En Allemagne au début du XIXe siècle, la sécularisation est moins avancée qu’ailleurs, moins qu’en France ou en Angleterre (McIntyre, 1997), nations qui ont donné une tout autre consistance à la vie ter- restre, à l’ici-bas. L’Aufklärung (philosophie allemande des Lumières) est restée ouverte à la religion.

12. Hegel est resté profondément luthérien.

13. Pour reprendre une expression contemporaine de Gauchet, il s’agit là de la prégnance de l’hétéronomie (transcendante) sur l’autonomie (immanente).

14. Pour une analyse récente du christianisme occidental, voir Prodi (2006).

15. Ces considérations sur l’atmosphère religieuse (allemande) sont essentielles : elles anticipent notre situation présente d’après 1970 qu’elles nous aident à comprendre. Nous retrouvons aujourd’hui, dans la culture contemporaine, deux éléments qui nous rapprochent du temps de Weber. D’une part, un climat de forte sécularisation qui a marqué le dernier tiers du XXe siècle (Gauchet, 1998 ; Hervieu Léger, 2003

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1.5. Nietzsche et la disparition de l’arrière-monde

La formule lapidaire de Nietzsche est célèbre : Gott ist tod ! (« Dieu est mort ! »)16. Il n’y a pas un sens qui soit donné à l’homme, provenant d’ins- tances supérieures. Le monde est un « chaos »17 : il n’existe pas comme ordonné (c’est-à-dire avec un sens offert à l’existence). Il n’y a plus de signi- fications supérieures données à l’existence, par Dieu, ou un dieu ou encore une entité éminente. Ce que répète encore l’aphorisme 100 de La volonté de puissance, publiée à titre posthume : « Que signifie le nihilisme ? Que les valeurs supérieures se déprécient. Les fins manquent ; il n’est pas de réponse à cette question : À quoi bon ? » (La volonté de puissance, édition citée par Granier, 1994, p. 28)18.

Comme l’écrira Weber en 1920, dans une phrase aussi sobre que percu- tante : « Les processus de ce monde se “désenchantent”, perdent leur sens magique, ils “sont” et “se passent” seulement, mais ils ne “signifient” plus rien » (Weber, 1971, p. 524).

Au contraire, le sens vient des acteurs. Ils créent le sens par leurs propres décisions valorielles19, car Dieu est mort. Et ce sont elles qui ordonnent le

et son hypothèse sur l’ex-culturation chrétienne). D’autre part, la survenue d’une culture profondément immanente, en ce sens qu’elle a renoncé au dernier garant méta-social qu’était encore la science, qui était jusqu’alors perçue comme apportant aux problèmes des solutions au-dessus de tout conflit. Il y a cependant une différence importante : le climat de sécularisation avancée ne concernait que les élites allemandes (le peuple restant assez croyant ; Colonge, 2000) alors qu’aujourd’hui, la forte sécularisation touche de très larges secteurs de la population.

16. Il s’agit de l’aphorisme § 343 du Gai savoir (1991, p. 237) traité aussi au § 125 (1991, p. 149). La formule

« Dieu est mort » est très discutée (Dieu n’a jamais existé ou pourquoi les fidèles l’ont tué). Voir Deleuze (1991 [1962]), Valadier (1973), Morel (1985), Vattimo (2004), Fleury (2005). Mais le thème de la mort de Dieu est plus ancien. Il n’est pas brutalement apparu dans le dernier quart du XIXe siècle. On a pu soutenir qu’il était déjà au cœur du protestantisme depuis Luther et Hegel (Depoortere, 2007). Nous avons vu plus haut, que les calvinistes affrontent le silence de Dieu et il faut rappeler que les catholiques jansénistes du XVIIe siècle, comme Pascal et Racine, vivent également l’expérience d’un « Dieu caché » (Deus absconditus), voir Goldmann (1955).

17. Le mot « chaos » figure tant dans Le gai savoir, au § 109 (1991, p. 138) que dans le § 316 de La Volonté de Puissance (1991, p. 361).

18. Voir plus loin notre présentation de l’ascèse analysée par Nietzsche.

19. « Heidegger a justement souligné que le thème des valeurs […] n’est devenu un lieu commun de la pensée philosophique qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Il attribue la diffusion de ce thème à la découverte des œuvres de Nietzsche. Mais il mentionne également le rôle qu’a joué le néo-kantisme, ainsi que celui de Hermann Lotze » (Colliot-Thélène, 1992, p. 126). Et plus loin, Colliot-Thélène (1992, pp. 133- 134) donne ce long extrait du « Le mot de Nietzsche : ‘‘Dieu est mort’’ » de Heidegger : « C’est seulement au XIXe siècle que le parler “valeurs” devient courant, et la pensée en termes de “valeurs” usuelle. Mais il a fallu la diffusion des ouvrages de Nietzsche pour populariser la valeur. On parle maintenant de valeurs vitales, culturelles, éternelles, de la hiérarchie des valeurs, de valeurs spirituelles (qu’on croit, par exemple, découvrir dans l’Antiquité classique). Par l’affairement érudit autour de la philosophie et par la réforme du néo-kantisme, on en vient à la philosophie des valeurs. On bâtit des systèmes de valeurs et, dans l’éthique, on recherche des “couches” et “stratifications” de valeurs. Dans la théologie chrétienne même on définit Dieu, le summum ens qua summum bonum, comme valeur suprême. On considère la science comme libre de valorisation et on range les valorisations du côté des Weltanschauungen (conceptions du monde). La valeur, et tout ce qui tient d’elle, devient ainsi l’ersatz positiviste du métaphysique. »

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monde. Il n’y a pas une Vérité essentielle, surplombant les activités humaines et leur imprimant de l’extérieur un sens, mais des points de vue humains multiples. Tel est le fondement du célèbre perspectivisme nietzschéen qui s’oppose à l’idée d’une Vérité en soi, portée par l’idéalisme.

Une précision s’impose ici : ce point de vue nietzschéen n’est pas le fait d’un seul homme, fût-il génial. Sociologiquement, l’époque, et une partie des élites, se donnent une autre vision du monde dont une des formulations a été exprimée par l’ancien professeur de philologie de Bâle. Le Moment 1900, c’est le temps de « l’immanence radicale »20 (Worms, 2004) qui a trouvé dans la Mitteleuropa, à Vienne, Berlin et Munich, son expression la plus forte (Le Rider, 2000 ; Gay, 1993,). Ce climat de « fin de siècle » (Charle, 2016) a donné à Vienne « la Joyeuse Apocalypse » (Schorske, 1983 ; Johnston, 1985 ; Pollack, 1984).

1.6. L’originalité wébérienne

D’un côté, Weber suit l’intuition profonde de Nietzsche sur l’arrière-monde.

Mais de l’autre, il adopte une position très nuancée. Ce n’est qu’aujourd’hui que l’on peut atteindre une plus juste appréciation de cette influence capitale.

En effet, au départ, les sources nietzschéennes de la pensée de Weber ont été ignorées, sinon cachées. Après avoir été ensuite révélées en 1959 (via la thèse de Mommsen), elles ont fait progressivement l’objet d’une réappréciation très mesurée, d’abord au Congrès de Heidelberg de 1964, puis plus nettement dès les années 1980 (Hennis, [1987] 1996 ; Scaff, 1987 ; Colliot-Thélène, 1992 ; Fleury, 2005) (voir infra, notre note « Première appréciation de l’influence nietzschéenne sur Max Weber »).

Premier point : en s’inspirant de la formulation de Nietzsche (Gott ist tod), Weber s’éloigne de la distinction hégélienne : il rejette l’idée d’un suprasen- sible. En écrivant sa fameuse phrase : il y a « deux manières de traiter les choses », Weber écarte drastiquement toute idée de transcendance. Il n’y a pas un sens de l’histoire inscrit dans le suprasensible, dans l’arrière-monde.

Il n’y a pas d’Esprit, de Geist hégélien transcendant. Sa pensée est axée sur le seul « terrestre » (diesseitig, voir Colliot-Thélène, 1992, p. 125). Il ne reste qu’un monde immanent. La culture est une création humaine, immanente.

Les hommes décident et ne sont donc pas des « émanations (hégé- liennes) »21 d’un processus historique, dirigé par la Raison. Ils ne marchent

20. On peut penser que les années 1900 sont celles de l’abandon du spiritualisme qui avait succédé au XIXe siècle au déisme du XVIIIe siècle.

21. Weber doit très probablement cette idée d’« émanation hégélienne » à Lask, doctorant de son ami Rickert, néokantien de Heidelberg, et à sa thèse publiée en 1902. Lask est mort prématurément sur le front de Galicie en 1915.

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pas vers la liberté, conduits par la dialectique. Ils ne sont pas, sur le sol ter- restre, des « expressions » empiriques d’essences (Joas, 1999) ou de « prin- cipes transcendants ».

1.7. Contre Nietzsche : l’effacement de l’arrière-monde Mais d’un autre côté, Weber adopte une attitude sociologique à l’égard du suprasensible, alors que Nietzsche reste un essayiste, un littéraire aux visions brillantes. Là où l’un proclame la disparition de l’arrière-monde (« Dieu est mort »), l’autre ne conclut qu’à son effacement. C’est toute la différence entre une posture « philosophique » et une approche sociologique, appuyée sur les faits.

S’il le rejoint pour penser que la coupole « céleste » (celle des Idées de Platon, du dieu moteur (Aristote), du Dieu du christianisme, et celle de l’Idéa- lisme allemand) n’est plus celle d’hier, il s’en écarte pour une interprétation plus nuancée. Nous avons vu plus haut que Nietzsche a proclamé la mort de Dieu, mais Weber, dans son analyse du monde de 1904, parlera plus prudem- ment d’un « estompement » ou d’un « effacement » du divin, et n’évoquera que le « spectre de ses croyances religieuses disparues » (Weber, 1992, p. 250).

Citons longuement Fleury (2005, p. 812) qui s’est livré à une analyse très fouillée des textes de ces deux grands auteurs : « Ces distinctions instituent une première nuance entre Weber et Nietzsche et permettent de récuser l’idée fausse d’un nihilisme qui serait propre à Weber, elle-même fondée sur la mésinterprétation classique qui impute à Weber un diagnostic de dissolution du sens. Le diagnostic nietzschéen de la mort de Dieu déboucherait-il sur l’idée d’une disparition de toute hiérarchie objective des valeurs, donc d’une destruction du sens caractéristique du nihilisme ? Weber pose le problème en d’autres termes, engageant au final une conception sensiblement différente de l’événement que représente la “mort de Dieu”, qui ne coïncide nullement à l’expulsion de tout vestige de sens. Car, il ne saurait y avoir une liquida- tion radicale du sens. Cela équivaudrait à la fin des luttes autour des vérités, donc de l’histoire. S’il y a effectivement à cette époque une disparition de la croyance collective en des entités immuables, comme Dieu ou la Vérité, il n’y a pour autant ni élimination du sens, ni abolition des valeurs. Ou, plus précisément, si la question du sens du monde a été liquidée par la science, la question du sens de l’action dans le monde demeure pour sa part entière (Grossein, 2004, p. XLIX, n. 1). L’absence d’un sens donné ou transcendant est ainsi au contraire la chance du sens » (Fleury, 2005, p. 812).

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1.8. Décision valorielle et volonté

Nous pouvons maintenant mieux saisir la portée de l’expression « décision valorielle ». Dire que les hommes créent le sens, c’est souligner que c’est une décision. Partons de l’histoire de la philosophie occidentale et de son couple conceptuel, très structurant, opposant la raison à la volonté : on assiste ici à un basculement de la raison vers la volonté22 : d’un côté, le primat donné hier à la Raison par Hegel, et de l’autre, l’accent mis aujourd’hui sur la volonté.

C’est l’affirmation d’une conception décisionniste de l’action humaine, qui souligne l’importance, et la nécessité, de la « prise de position » de l’acteur face au monde. Et qui dit prise de position, rejoint l’idée qu’il n’y a pas de Vérité en soi (une Vérité essentielle), surplombant les activités humaines et leur imprimant de l’extérieur un sens : il n’y a plus aucune transcendance, plus aucun « garant méta-social » (Touraine, 1975), mais des points de vue humains multiples (d’où le vocable : « perspectivisme »). Parler de décision, c’est dire que ce sont les hommes eux-mêmes qui créent le sens qu’ils donnent au monde et à leur existence. Si l’on se tourne un instant vers Montesquieu, on se souvient qu’avec lui les hommes recevaient, ou s’imaginaient recevoir, un sens (à leur vie), comme venant d’instances supérieures. Il en allait ainsi dans la tradition grecque, avec Platon ou Aristote ou dans la tradition judéo- chrétienne, pour laquelle c’était le Dieu créateur. Et sur ce point, le déisme du XVIIIe siècle n’avait changé que peu de choses (Taylor, 1989).

À partir d’ici, deux écoles de pensée se sont prononcées sur ce décision- nisme. Certains y ont vu une décision rationnellement infondable et aussi la porte ouverte à un irrationalisme où tout est volonté, tout est préférence personnelle et où triomphe la raison du plus fort (Fleischmann, 1964). C’est le monde de l’athéisme éthique (Colliot-Thélène, 1992, p. 136)23. C’était aussi l’appréciation de Voegelin (2000, p. 49) qui avait joliment écrit qu’il s’agissait d’une « décision démonique échappant à toute argumentation rationnelle ».

Mais pour d’autres, c’est au croisement de ces idées, entre décision et raison, que l’éthique de responsabilité prendra tout son sens, permettant de nuancer les choses (voir plus loin la section consacrée aux quatre approches succes- sives de la valeur wébérienne).

22. Tout au long de ces lignes, on a pu s’apercevoir que chaque discipline avance ses propres définitions.

Par exemple, la définition philosophique de la volonté n’est pas la définition sociologique. Fleury (2005) le démontre clairement pour toute une série de concepts, comparant les approches de Nietzsche et Weber.

23. Voir aussi l’introduction d’Aron à la traduction française de Le savant et le politique (Weber, 1963, pp. 7-52).

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Première appréciation de l’influence nietzschéenne sur Max Weber

La biographie de Marianne Weber sur son mari (Max Weber. Ein Lebensbild), publiée en 1926, est silencieuse sur ce point. La thèse de doc- torat de W. Mommsen de 1959 (traduite en français en 1985) mettait pour la première fois en lumière le nationalisme de Weber, jugé alors peu compa- tible avec son libéralisme et révélait la présence de thèmes nietzschéens. Le Congrès Weber qui s’est tenu en 1964 à Heidelberg à l’occasion du centenaire de sa naissance a été le moment d’une première évaluation de sa pensée. La confrontation des points de vue fut assez énergique (Kaesler, 1996, pp. 230- 237). La contribution de Mommsen présentant cet autre visage de Weber, moins libéral et plus nietzschéen, y a fait l’objet d’un accueil mitigé. Du côté des francophones, ce fut l’occasion d’une contribution très importante d’E. Fleischmann qui fut avec R. Aron l’un des deux auteurs français invités.

La communication d’Aron (1967) était prudente et réservée sur ces thèmes.

La communication de Fleischmann (1964), soulignant très nettement le nietzschéisme du second Weber, est longtemps restée isolée, et même igno- rée, dans le monde académique francophone. Parmi les grands interprètes de la fin du XXe siècle se dresse sans nul conteste W. Hennis (1996 [1987]), qui a été pour beaucoup dans l’approfondissement de la piste nietzschéenne24. C’est avec les travaux de Hennis (1996 [1987], pp. 46 et 182 ss) que nous avons appris la déception, sinon la colère de la génération suivante des sociolo- gues allemands auxquels avait été cachée cette thématique. La question reste controversée car, comme l’écrit Fleury (2005, p. 807), « Hennis approfondit le portrait de Weber en fils naturel de Nietzsche et fonde par là même une tradition interprétative avec son chapitre intitulé : “Les traces de Friedrich Nietzsche dans l’œuvre de Weber” ([1987] 1996, pp. 181-206). C’est le moment de se rappeler que tout travail interprétatif d’une œuvre doit lui-même faire l’objet d’une évaluation et d’une interprétation de ses apports interprétatifs, ce qui complexifie les choses. Pour Mommsen, Hennis surestime l’influence nietzschéenne (1988). Et à son sujet encore, il est utile de prendre connais- sance des deux communications personnelles de F. Chazel et de W. Feurhahn qui ont attiré notre attention sur les enjeux intellectuels propres qu’il poursui- vait. Dans un courriel (décembre 2016), F. Chazel soulignait ceci : « Ce qui me gêne dans le livre d’Hennis, c’est sa position systématiquement anti-socio- logique, consistant à exagérer ce que Weber doit à ses maîtres pour minorer la dimension de nouveauté créatrice que comporte sa réorientation. Il me semble que Hennis tend à forcer le trait dans une visée polémique. » Nous

24. Il faut y joindre le nom du sociologue américain L. Scaff et son remarquable article de 1987. Ainsi que les textes de Kalhberg (2009).

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renvoyons aussi à son compte rendu critique du livre de Hennis (Chazel, 1998). Par ailleurs, en novembre 2016, Wolf Feuerhahn nous apportait des informations importantes : « La lecture que fait Hennis de ces questions me semble indissociable du contexte de la sociologie allemande des années 1970.

Hennis mène après les événements de 1967 une lutte acharnée contre ceux qu’il considère comme des “formalistes” ou des “néokantiens” (Habermas puis plus tard Schluchter) pour promouvoir sa philosophie politique néo- aristotélicienne (qu’il développait déjà au début des années 1960). Ce qu’il introduit de neuf dans les années 1970, c’est qu’il ajoute Weber à ses armes.

Avant, Weber n’était pour lui qu’un défenseur de la neutralité axiologique dont il dénonçait le formalisme après Carl Schmitt. Désormais, il en fait l’un de ses auteurs fétiches avec Thucydide, Machiavel, Aristote. Et tous ceux qui en font un « néo-kantien » se voient critiqués. Voilà pourquoi il minimise le lien avec Rickert et maximise la continuité avec Knies. Voilà pourquoi il me semble problématique de chercher dans les textes de Hennis une source fiable. Mais de même il est problématique de lire la « vérité » de la pensée de Roscher ou Knies en lisant Weber polémiquer avec eux, car les articles sur Roscher et Knies sont des articles hautement polémiques et nullement des articles uniquement épistémologiques selon moi. »

2. La vie est une lutte

Second pilier de la pensée décisionniste de Weber : le contexte de lutte dans lequel s’effectue le choix volontaire de l’acteur. Cette thématique est certainement un des éléments les plus centraux dans sa pensée, au point que d’aucuns l’ont rangé parmi les Machtpolitiker (Aron, 1967, pp. 642 ss). Ou, comme le disait Voegelin (2000, p. 50), « la politique [sera pour lui] le champ du désordre démonique ».

Ce « bellicisme ontologique », comme conception de la vie en général, Weber l’a très probablement découvert dans son milieu familial, dans son cadre universitaire et plus généralement dans le climat politico-culturel de l’Allemagne de l’époque25. On ne doit pas s’étonner que ce thème soit pré- sent dès ses tout premiers écrits. Fils d’un élu au Reichstag de Berlin, il s’est

25. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, le contexte européen des relations entre États a changé. En 1866, la Prusse a battu l’Autriche à Sadowa et s’est assuré la place prépondérante en Allemagne, ébranlant l’ordre européen du Congrès de Vienne de 1815 qui y consacrait la prééminence de Vienne. En 1870, la Prusse a battu la France et a fondé en 1871 à Versailles l’Empire allemand (le Deuxième Reich), modifiant plus net- tement encore l’équilibre européen. De plus, les années 1880 et 1890 sont celles de l’expansion coloniale, des confrontations outre-mer : c’est L’ère des Empires (Hobsbawn, 2012). De manière plus générale, P. Gay (1997) a repensé le libéralisme de cette époque de l’Occident comme une « culture de la haine », comme idéologie de la violence.

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vivement intéressé à la politique dès son plus jeune âge et l’on sait, grâce à une lettre envoyée à sa mère qu’il aurait lu Le Prince de Machiavel autour de ses 12 ans (Mitzman, 1970, p. 20 ; Hennis, 1996, p. 134). Cette lecture l’a profondément marqué et il est probablement resté un grand admirateur des Florentins et de leur civisme patriotique, comme le révèle cette superbe phrase: « [Les citoyens de Florence] ont préféré la grandeur de leur cité au salut de leur âme26. » Plus tard, à l’Université, il recevra l’influence de pro- fesseurs nationalistes pro-prussiens et admirateurs de Bismarck comme Henri von Treitschke (Mommsen, 1985, pp. 27-29) qui le marquera au début de sa carrière, ou celle des corporations étudiantes dont il sera membre. Et dans les années 1892-1895, il a commencé à lire Nietzsche (Hennis, 1996, p. 186 ; Fleury, 2005).

Les premières expressions de ce primat de la lutte se trouvent dans son Rapport de 1892 sur les Territoires orientaux (Mommsen, 1985, pp. 42 ss) mais surtout dans la Leçon inaugurale qu’il donne, lors de sa nomination, très jeune, à 31 ans, à la chaire de Fribourg en mai 1895. On y trouve une théorisa- tion systématique de la lutte, qui porte sur la politique mondiale (Weltpolitik) et sur le nouveau cours que doit prendre, à ses yeux, la politique allemande27.

Trois thèmes parmi d’autres y ressortent avec vigueur : le caractère ago- nistique de la vie, « l’État national de puissance » et les nouvelles attentes à l’égard des dirigeants politiques. Et tout d’abord, le leitmotiv de la lutte qui revient sans cesse, scandé page après page, appuyé sur des phrases ciselées avec force et un évident goût de la provocation qu’il puise dans Nietzsche28.

« Ce ne sont pas la paix et le bonheur de l’humanité que nous devons donner

26. Il est significatif que l’on retrouve cette phrase deux fois au moins dans son œuvre, dans L’Éthique de 1904 (p. 126) et dans son dernier discours de 1919 (p. 181) sur le Politique, quelques mois avant sa mort. Nous remercions ici Paola Moreno pour la vérification et la localisation de cette phrase. Elle pense que Weber citait de mémoire ou d’après des traductions libres : « Le passage auquel il fait référence est peut-être celui du Livre III, chap. 7 des Histoires florentines […] dans lequel Machiavel ironise sur l’appellatif de “Saints”

qui avait été attribué aux Florentins qui avaient erronément persévéré dans la guerre contre le Pape : “ils étaient appelés Saints, bien qu’ils aient tenu peu compte des censures, qu’ils aient dépouillé les églises de leurs biens et obligé le clergé à célébrer les offices, à tel point que ces citoyens estimaient alors la patrie bien plus que leur âme”. » Elle ajoute que cette formule n’est pas propre à Machiavel, car elle se retrouve aussi chez Gino Capponi et Francesco Guicciardini. Signalons un dernier point : la distance qui sépare Le Prince de cette citation, car Le Prince célèbre le pouvoir absolu alors que la phrase de Weber est pro-républicaine.

27. Weber dénonce brillamment l’échec de politique intérieure du gouvernement de Bismarck qui a tenté de maintenir la prépondérance politique de l’aristocratie des Junkers dans un pays qui connaît une révo- lution industrielle sans précédent, et qui est devenu de ce fait une puissance européenne de tout premier plan. Il préconise une tout autre ligne politique pour le gouvernement, axée au contraire sur la nécessaire intégration des classes sociales et fondée sur une alliance de la bourgeoisie avec la classe ouvrière (qui faisait toujours l’objet d’une législation très répressive). Rappelons qu’il doit l’essentiel de cette analyse à son oncle Hermann Baumgarten, professeur à Strasbourg (Mommsen, 1985, pp. 23 ss).

28. « La vie même est essentiellement appropriation, atteinte, conquête de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de formes propres, incorporation et, à tout le moins, dans les cas les plus tempérés, exploitation » (Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 259).

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en partage à nos descendants, mais l’éternelle lutte pour conserver et déve- lopper notre spécificité nationale » (Weber, 2004, p. 126)29.

Et cette lutte ne se déroule pas seulement dans le champ politique. Les processus de développement économique sont aussi des luttes de pouvoir :

« Même dans la lutte économique pour la survie, la paix n’existe pas […]

le combat économique entre nationalités se poursuit même sous une appa- rence de “paix” » (Weber, 2004, p. 123). Ou encore : « La lutte pour s’assurer une place dans le système économique, et nourrir femme et enfant, est-elle dépassée depuis que la famille a été dépouillée de ses anciennes fonctions de communauté de production pour se fondre dans le cercle plus vaste de la communauté économique ? Nous savons que ce n’est pas le cas : cette lutte a revêtu d’autres formes dont on pourrait par ailleurs se demander si elles ne constituent pas une intériorisation et une exacerbation plutôt qu’une atté- nuation » (Weber, 2004, p. 125).

Dix ans plus tard, dans ses Essais sur la théorie de la science (1904), il réaf- firme que les conceptions du monde et les idéaux suprêmes s’affrontent car il n’y a plus de Vérité unique et supérieure qui nous viendrait du suprasensible.

« Les conceptions du monde ne peuvent jamais être le produit d’un progrès du savoir empirique et, par conséquent, les idéaux suprêmes qui agissent le plus fortement sur nous ne s’actualisent en tout temps que dans la lutte avec d’autres idéaux qui sont aussi sacrés pour les autres que les nôtres le sont pour nous » (Weber, Essais, [1904] 1992, p. 128).

Et si l’on fait un bond de 15 ans et qu’on se penche sur ses derniers textes, les deux Discours qu’il a prononcés en 1919, quelques mois avant de mourir prématurément à 56 ans, on y découvre toujours ce thème de la lutte. En sui- vant son vocabulaire, on peut ainsi résumer sa pensée : nous sommes revenus à un polythéisme fondamental, les dieux s’affrontent à nouveau, le mono- théisme chrétien s’efface.

Le polythéisme est de retour et l’on retrouve, dans le Discours de 1919 consacré au Savant, une phrase très souvent citée pour sa beauté magique :

« La multitude des dieux antiques sortent de leurs tombes, sous la forme de puissances impersonnelles parce que désenchantées, et ils s’efforcent à nou- veau de faire retomber notre vie en leur pouvoir tout en reprenant leurs luttes éternelles » (Weber, [1919] 1992, p. 85).

Ou encore : « Les opinions que j’expose présentement devant vous ont, en vérité, pour base la condition fondamentale suivante : pour autant que la vie a en elle-même un sens et qu’elle se comprend d’elle-même, elle ne

29. Les références à la Leçon de Weber de 1895 renverront systématiquement à la traduction française de 2004.

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connaît que le combat éternel que les dieux se font entre eux ou, en évitant la métaphore, elle ne connaît que l’incompatibilité des points de vue ultimes possibles, l’impossibilité de régler leurs conflits et par conséquent la nécessité de se décider en faveur de l’un ou de l’autre » (Weber, [1919] 1992, p. 91).

Le retour du polythéisme marque la fin du monothéisme. Et Weber retrouve les accents très nietzschéens de 1895 ou 1904 pour conclure à la chute du christianisme qui a régné plus de 1500 ans, ainsi qu’à celle du ratio- nalisme qu’il a porté et soutenu, en prônant une « Vérité » unique : « Le rationalisme grandiose, sous-jacent à la conduite sciemment éthique de notre vie qui jaillit de toutes les prophéties religieuses, a détrôné le polythéisme au profit de “l’Unique dont nous avons besoin” ; mais dès qu’il fut lui-même aux prises avec la réalité de la vie intérieure et extérieure, il s’est vu contraint de consentir aux compromis et aux accommodements dont nous a tous instruits l’histoire du christianisme. Mais la religion est devenue de nos jours “rou- tine quotidienne”. […] Tel est le destin de notre civilisation : il nous faut à nouveau prendre plus clairement conscience de ces déchirements que l’orien- tation prétendue exclusive de notre vie en fonction du pathos grandiose de l’éthique chrétienne avait réussi à masquer pendant mille ans » (Weber, [1919] 1992, pp. 85 et 86).

Une implication capitale de cette conception agonistique est le rejet de la croyance encore généralisée dans le progrès, croyance née avec la vision juive du temps, l’espérance chrétienne et la philosophie des Lumières relayée au XIXe siècle par Hegel et Marx (Monod, 2002). Là où Hegel pensait déceler une marche vers la liberté, Weber récuse tout type de croyance dans le pro- grès (Hennis, 1996, pp. 220 ss), la lutte ne garantissant pas dialectiquement le cheminement vers une issue positive, heureuse, faite de réconciliation.

Devant les hommes, il n’y a que le conflit sans fin30.

Second thème, l’État national de puissance (le Machtnationalstaat).

Mommsen (1985, p. 83) a remarqué que pour Weber, « l’idée nationale est restée une norme, sa vie durant, même si son contenu conceptuel a varié »31. La nation, c’est bien le Wert wébérien fondamental.

Et la Leçon inaugurale ajoute ces phrases fortes sur l’État, lutteur dans l’arène internationale32: « Et pour nous, l’État national n’est pas quelque

30. Weber était bien conscient des objectifs qu’il poursuivait alors. Dans une lettre de 1910 envoyée à l’un de ses collègues de Fribourg et discutant des rapports de la politique et de la morale, il écrivait : « Dès ma Leçon inaugurale, si présomptueuse qu’elle ait pu être sur bien des points, […] j’ai intentionnellement souligné que la politique n’est pas une industrie fondée en morale, ni ne saurait l’être jamais » (Mommsen, 1985, p. 63).

31. Pour une vision nuancée de l’approche wébérienne de la nation, voir Hennis (1996, p. 238).

32. L’État wébérien est un lutteur, un combattant, un guerrier. Sa mission est d’accroître l’espace vital, d’acquérir de nouvelles terres pour une Allemagne qui se voit en croissance démographique. Mais surtout,

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chose d’indéterminé que l’on croit placer d’autant plus haut qu’on auréole ce qui est d’un flou mystique, mais le pouvoir organisé de la nation en ce monde ; et dans cet État national là, c’est la “Raison d’État” qui est pour nous l’ultime critère d’évaluation. […] À chaque fois, il faut que la décision ultime revienne aux intérêts politiques et économiques en termes de pouvoir [puissance] de notre nation et de ce qui la porte : l’État national allemand » (Weber, 2004, pp. 126 et 127).

Enfin, le troisième thème vise les décideurs politiques. Nous avons déjà vu qu’il en attend avant tout, la manifestation de leur « formidable sens ins- tinctif du pouvoir » ou encore l’expression de « la force de leurs instincts politiques » (Weber, [1895] 2004, pp. 136 et 132], mots qui trahissent, tant aux yeux des contemporains de la Leçon inaugurale que des commentateurs ultérieurs, l’évidence d’une étroite parenté avec Nietzsche et sa concep- tion des personnages charismatiques (pour une approche très nuancée, voir Mommsen, 1965 et Fleury, 2005).

Au terme de cette présentation du Wert wébérien, comme décision ago- nistique dans un champ de luttes, on comprend que l’on ait pu ranger Weber parmi les « maîtres du soupçon », ces prestigieux penseurs post-idéalistes originaires de la Mitteleuropa. Des philosophes comme Taubes, Arendt ou Ricœur33 s’accordent à voir en Marx, Nietzsche et Freud, les trois maîtres du soupçon, les trois grands intellectuels qui ont mis en cause les deux mille cinq cents ans de la « Tradition » idéaliste, dans ses versions grecque (Platon), chrétienne et allemande (avec Kant et Hegel)34. L’historien Baumgarten y a adjoint Weber comme quatrième « maître du soupçon », à l’œuvre dans le champ sociologique35.

3. Quatre approches successives des valeurs

La problématique axiologique de Weber passe par quatre moments succes- sifs. Nous avons, dès 1893, une définition assez classique (provenant à la fois de la science économique et de Hegel). Puis, l’année 1895 sera celle de sa pre- mière version décisionniste en termes de Wert, d’inspiration nietzschéenne.

33. Arendt (1972 [1954], pp. 28-57), Taubes (1947), Ricœur (1965).

34. Taubes (2009 [1947]) et Arendt (1972) ajoutent le nom du Danois Kierkegaard comme autre immense figure intellectuelle du XIXe siècle dans la mise en cause de l’idéalisme hégélien, mais sans ce titre de

« soupçonneur ».

35. Jugement de Baumgarten, rapporté par Freund (1992, p. 457, n. 103) dans son Introduction aux Essais sur la théorie de la science de Weber, et auquel se rallie également Winkler (2005, p. 388).

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Il la reprendra et la reformulera par deux fois, en 1904 et encore en 1919-1920 à la fin de sa vie.

3.1. Une approche « classique » des valeurs (1893) Cette première étape de sa définition36 figure dans les rapports qu’il a remis en 1893 et 1894 sur la question des territoires prussiens de l’Est de l’Elbe. Ces domaines agricoles connaissaient une double crise : une crise économique avec la chute du prix des céréales (due à la concurrence internationale : le blé américain, redevenu accessible depuis la fin de la guerre de Sécession en 1865, était moins cher) ; et une crise politico-sociale avec l’arrivée de sai- sonniers polonais catholiques remplaçant les paysans allemands luthériens partant vers l’Ouest, ce qui entraînait du même coup un ébranlement de la base économique du pouvoir de la caste des Junkers.

On y découvre une analyse classique mêlant plusieurs principes de lec- ture. Weber mobilise d’abord une analyse économique (n’oublions pas qu’il a reçu une formation d’économiste avant d’évoluer vers une redéfinition de son rôle comme sociologue) reposant sur le calcul économique des acteurs. Il y a ensuite la prise en compte des motivations « spirituelles » comme la liberté lui venant de la tradition culturelle allemande.

En conséquence, on y trouve une discussion très précise mettant en lumière ces deux sources de l’action. Pour expliquer le départ des travailleurs allemands, Weber souligne que la motivation de la liberté l’emporte sur les intérêts économiques : « [Hier], l’Instmann [nom du statut du petit paysan allemand], à défaut de liberté, avait une situation relativement autonome et une certaine sécurité économique. Cette situation fondait la communauté (patriarcale) typique d’intérêts entre le grand propriétaire et ses gens. […]

[Mais, dès les années 1880], le charme puissant et purement psychologique de la liberté était un facteur important. Du point de vue du travailleur, c’était le problème central : le mode d’exploitation de l’Est ne lui offrait aucune chance de s’élever à une existence autonome » (Mommsen, 1985, pp. 44-45).

Par ailleurs, à la fin du XIXe siècle, les grands propriétaires trouvaient la satis- faction de leurs intérêts économiques en payant moins les saisonniers polo- nais (qui étaient aussi moins exigeants et qui n’étaient présents que les seuls mois d’été). Et il y avait aussi l’intérêt national allemand, mis en péril par la

« déprussianisation » de ces territoires.

l’État doit défendre la culture allemande : il est le promoteur d’une valeur unique, la nation allemande et sa culture.

36. Notre présentation de cette première étape sera succincte car nous ne disposons que de très peu de travaux traduits en français.

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Cette grille d’analyse économique est également d’inspiration marxiste, opposant les classes sociales, qui lui vient de son maître K. Knies, professeur d’économie à Heidelberg dont il suit l’enseignement en 1882-1883 (Hennis, 1996, pp. 141-181) et auquel il succédera en 1896 (Kaesler, 1996, pp. 16 et 23).

Knies fut un des premiers, sinon le premier, à introduire l’analyse du Kapital dans ses cours d’économie (Hennis, 1996, pp. 141-181)37.

La problématique de la liberté pouvait s’appuyer tant sur la conception allemande de l’économie (dont « l’École historique », intégrant des para- mètres culturels, tranchait avec les vues de l’École anglaise) que sur le cou- rant philosophique général hégélien. On a ainsi souligné que Heinrich von Treitschke, son autre professeur à Heidelberg, était un des derniers à défendre avec fougue « la vieille unité de la politique » d’inspiration aristotélicienne (Meinecke, 1973 ; Hennis, 1896, p. 134, n. 10 ; Colliot-Thélène, 1892, pp. 113 et 116 ; voir aussi Barash, 2004).

Pour être complet, ajoutons que c’est le moment, soit dès les années 1892- 1895, où il commence à lire Nietzsche (d’après Hennis, 1896, p. 186), ce qui va déjà donner une tonalité très particulière à ses premiers rapports (Mommsen, 1985) et le conduire au renversement de ses positions en 189538.

C’est alors qu’il opte pour une définition de la valeur comme décision valorielle. Or le décisionnisme est une notion polysémique et surtout évolu- tive dans la pensée de Weber. Nous allons distinguer les trois types de déci- sion valorielle qui ont jalonné sa carrière.

Au départ, nous savons qu’il pointe une des grandes « crises » de la vie des Allemands en cette fin du XIXe siècle. Le capitalisme, c’est « la puissance la plus fatale de notre vie moderne »39. C’est le basculement d’un monde communautaire vers un type de société moderne comme Tönnies l’avait dia- gnostiqué en 1887 dans son Gemeinschaft und Gesellschaft (Communauté et Société).

Nous soutiendrons ici que les trois affirmations valorielles – État natio- nal de puissance (1895), ascétisme (1904) et polythéisme des valeurs (1919) – constituent les trois modalités successives de son décisionnisme axiologique comme réponse culturelle créatrice en réaction à cette « crise ». Ce sont d’abord les années entourant la Leçon de 1895, marquées par son analyse de

37. Karl Marx est décédé à Londres en 1883, et il était déjà enseigné à Heidelberg par Karl Knies en 1882, ce qui témoigne de l’ouverture d’esprit de ce dernier face à celui que d’aucuns considéraient comme un agitateur politique, et à un moment où Bismarck avait mis au point un arsenal législatif antisocialiste de répression ouvrière (Gall, 1984).

38. À la suite de Mommsen (1985 [1959]), Fleischmann (1964) fut un des premiers à documenter ce passage de Weber de Marx à Nietzsche.

39. Phrase de Weber citée par Hennis (1996, p. 47).

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la Prusse orientale, puis les années précédant L’Éthique protestante de 1904, et enfin la longue marche de l’éthique de responsabilité à partir de 1905.

3.2. Décisionnisme « instinctif » et État national de puissance (1895)

Weber est convaincu que l’Allemagne est entrée dans une nouvelle confi- guration sociale, fondamentalement différente avec l’avènement du capita- lisme, cette « puissance fatale ». Il en a notamment observé les effets dans les territoires à l’Est de l’Elbe qui ont redéfini les relations entre les Junkers, leurs Instleute et les travailleurs saisonniers polonais, ont déstructuré les communautés rurales et accru la « polonisation » de la Prusse orientale sous l’effet du marché international des grains concurrençant les prix allemands (Mommsen, 1985).

Son professeur d’économie, K. Knies, lui avait enseigné Le Capital et la Leçon inaugurale qu’il donne en 1895, développe une analyse marxiste des classes sociales en Allemagne. Le cœur de son raisonnement repose sur l’ana- lyse dialectique des classes qui consacre le déclin de l’aristocratie des Junkers et l’essor de la bourgeoisie. Puis, la conclusion lui substitue une analyse nietzschéenne insistant sur les qualités exceptionnelles attendues des grands dirigeants politiques, mus par de « grands instincts […], la force de leurs ins- tincts politiques […] et ce formidable sens instinctif du pouvoir » (Weber, 2004, pp. 138, 132 et 136). Il veut ainsi démontrer avec force qu’une valeur40 centrale, hégémonique, préside aux destinées du peuple allemand : la culture allemande et son pendant, le nationalisme allemand, tous deux appuyés par l’État allemand. On le voit donc adhérer avec vigueur à un irrationalisme assez intransigeant, avec cette première affirmation valorielle forte : la pro- clamation de l’État national de puissance (Machtnationalstaat)41. La vie est une lutte, et dans la lutte, c’est la Nation la plus forte qui l’emporte : la légiti- mité de sa victoire ne tient pas à la rationalité philosophique mais à sa force vitale42. Nous retrouvons ici deux éléments clés : l’importance capitale de

40. Curieusement, le mot Wert semble absent dans la version originale du texte du 1895 (suivant la pro- cédure de recherche de Word). Par contre, si le mot n’apparaît pas, l’idée décisionniste y est bien présente.

41. Pour une analyse très approfondie de l’idéologie de l’État national allemand au XIXe siècle, voir Bruhns (2005).

42. Il s’agit ici d’une « éthique de puissance », que l’on retrouvera encore dans les brouillons manuscrits de Weber pour la préparation de sa conférence de 1919 (Mommsen, 1965, p. 42 ; 1984, p. 72, ainsi que le mot

« éthique » dans l’index de Mitzman, 1970). Il semblerait que l’éthique de puissance n’avait pas été complè- tement abandonnée : disparue dans la version écrite de 1919, avait-elle été évoquée dans le discours oral ?

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l’État (national) et celle de ses grands dirigeants politiques portés par leurs

« forts instincts de puissance »43.

3.3. Décisionnisme calviniste, source de valeurs rationnelles (1904)

La petite décennie qui sépare la Leçon inaugurale de la publication de L’Éthique protestante est marquée par une très importante évolution44. Weber fait état de plusieurs découvertes45 : d’une part, il considère que les calvinistes créent des valeurs rationnelles et que celles-ci sont le fruit de décisions valo- rielles et, d’autre part, il juge que son époque, la fin du XIXe siècle, est celle de leur effondrement et de l’imposition de la « cage d’acier »46.

En premier lieu, il établit que les valeurs calvinistes des Temps modernes sont des valeurs rationnelles. C’est le moment du « volontarisme rationnel » de Weber, suivant l’heureuse expression de Weyembergh (1972). Ce faisant, il approfondit la raison pratique de Kant en y distinguant deux facettes sociologiques, l’instrumentale et l’axiologique47. Mais très curieusement, il

43. On peut également penser que ce nationalisme allemand a perduré à toutes les étapes de la carrière de Weber. Il suffit de lire la description de sa trajectoire intellectuelle dans la brillante biographie politique qu’en donne Mommsen, lequel n’hésite pas à écrire : « L’idée nationale est restée une norme pour Weber sa vie durant, même si son contenu conceptuel a varié » (Mommsen, 1985, p. 83). Pour une opinion contraire, voir Hennis (1996, p. 238, n. 72) qui pense que « la nation n’a jamais été la plus haute valeur pour Weber ».

Voir aussi Colliot-Thélène (1992, pp. 252-257).

44. Dans les années qui suivent sa Leçon, Weber prolonge son questionnement sur la bourgeoisie alle- mande. Il lui avait donné en 1985 un grand rendez-vous historique : prendre la relève de l’aristocratie des Junkers, s’allier à la social-démocratie ouvrière, pour donner une nouvelle direction politique à l’Allemagne.

Il n’en a rien été et Weber veut comprendre cet échec. La conclusion qui s’impose en 1904 est alors une explication culturelle : la bourgeoisie allemande est luthérienne et passive, et n’est aucunement structurée par l’activisme intramondain calviniste (voir Seidman, 1987).

45. À la même époque, Troeltsch a publié ses propres travaux sur les religions : ils révèlent un très fin analyste et se démarquent de ceux de Weber (Séguy, 1980 ; Troeltsch, 1991). Voir notre note sur Troeltsch, rédigée à partir des recherches de notre collègue A. Disselkamp (1991), sociologue et théologienne : https://

orbi.uliege.be/handle/2268/238900.

46. Une difficulté particulière doit être signalée à cet endroit. Weber a revu son texte de 1904 pour la seconde édition de 1920 (texte n° 182, dans la bibliographie établie par Kaesler) et y a introduit des modifi- cations successives en lien avec l’évolution subséquente de sa pensée et surtout en réponse aux critiques qui lui avaient été adressées depuis 1904. C’est la seconde édition qui a fait l’objet de la traduction française de 1967, et probablement celle de Parsons (1930) en langue anglaise. Si l’on veut connaître l’état de sa pensée en 1904, il faut donc écarter les reformulations et les ajouts de 1920. Nous n’avons pu avoir accès à l’ouvrage de Klaus Lichtblau et Johannes Weiss (1993) comparant systématiquement les deux versions de L’Éthique protestante (ouvrage mentionné par Grossein, 1996, p. 105, qui nous en livre quelques éléments aux pages 105-111). Nous ne pouvons donc connaître l’évolution wébérienne sur le mysticisme (les premiers textes publiés sur le sujet le sont à partir de 1910), telle qu’elle apparaîtrait dans les deux éditions de L’Éthique protestante. Il est intéressant de noter que les cinq dernières pages de L’Éthique ont été maintenues telles quelles en 1920, démontrant que Weber a conservé son diagnostic pessimiste jusqu’à la fin de sa vie, malgré les nouvelles voies ouvertes depuis 1905.

47. On ne peut se départir de l’idée qu’il s’agit encore, dans ces années autour de 1900, d’une valeur calviniste unique, ou unifiante, liée à une société qui reste encore en partie, dans son esprit, une Gemeinschaft. Weber abandonnera cette représentation unitaire du Wert dans les années qui suivent. C’est toute l’ambiguïté de

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