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Un regard interactionniste sur les années postérieures à 1904

Pour que l’analyse sociologique soit complète, il faudrait encore procéder à deux élargissements que nous mentionnons pour mémoire : replacer cette vision du monde de Weber au sein de la culture germanique, et relier cette dernière à une analyse de la structure sociale.

Un bouleversement culturel d’envergure était à l’œuvre dans la Mitteleuropa et les thèmes mystico-gnostiques étaient déjà présents à Vienne depuis les années 1900 (Le Rider, 2000 [1990], pp. 7-95). Tout comme, en Allemagne, ils étaient déjà au cœur de la vision du monde de Weber depuis les années 1910 et se retrouveront dans la future Révolution conservatrice des années 1920.

Et pour ce qui est de la structure sociale allemande91, il y aurait lieu de cerner la voie allemande de la modernisation d’un pays marqué par la faiblesse de sa

d’exception », appelant le « miracle » de la décision (Schmitt, 1988, p. 15 ; Bouretz, 1996, pp. 418 ss). Cette continuité de pensée se limite probablement à ce seul point, car sur tous les autres les divergences sont profondes (voir Coutu, 1995 sur la triade Kelsen-Weber-Schmitt ; Heurtin, 2006 ; Müller, 2007 ; ainsi que Storme, 2011, qui souligne très justement le marcionisme de Schmitt).

90. Si l’on se rapporte à Fleury (2005), Max Weber, s’il a certainement été sensible à un climat nietzschéen, n’en a pas moins développé une théorie et une conceptualisation propres. Nous avons vu que Weber parle

« d’effacement et d’estompement » des valeurs religieuses, et jamais de « mort de Dieu ».

91. Les analyses de Moore (1969) sur la structure de classe allemande et celles de Gall (1984) sur la « direc-tion politique » décidée par Bismarck constituent un bon point de départ. À compléter avec les synthèses de Droz (1980) et de Winkler (2005).

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bourgeoisie face à une aristocratie92. En deçà de cette analyse de classes, et à un niveau institutionnel, nous clôturerons cette section avec quelques indi-cations sur les interactions de Weber avec ses contemporains, dès les années 1905, données utiles pour une analyse sociologique des champs intellectuels.

Nous terminerons ces analyses en abordant une piste de réflexion com-plémentaire, d’ordre microsociologique, venant compléter l’approche précé-dente. Une analyse des influences culturelles ne peut se limiter à la mise en lumière (désincarnée) de thèmes empruntés à tel auteur ou à telle tra-dition, vivants ou disparus depuis longtemps. Les débats d’idées se font le plus souvent entre contemporains qui défendent des argumentations dans un champ intellectuel. Comme c’est un travail d’une réelle ampleur, nous nous limiterons ici à quelques indications portant, d’une part, sur les deuxième et troisième périodes concernant la manière dont Weber a reçu et discuté les influences de Hegel et de Nietzsche et, d’autre part, sur la quatrième période avec l’influence russe93.

4.1. Les premières années

Nous avons laissé entendre que les positions de Weber étaient directement dirigées contre les conceptions de Hegel. Mais il faut savoir que si Weber avait une solide formation en droit, en économie et en histoire (jeune avocat au barreau de Berlin, docteur en histoire du droit romain, puis professeur d’éco-nomie à Fribourg et Heidelberg, co-créateur de la sociologie allemande), sa formation philosophique n’était pas très poussée94.

Cette considération nous permet de mieux comprendre les mécanismes de circulation et de réappropriation des idées. Ce n’est pas toute la philosophie de Hegel que Weber vise dans sa complexité technique, mais uniquement des thèmes hégéliens à portée sociologique (comme la conception de l’acteur et ses motivations) contre lesquels il se dresse, thèmes présents chez des auteurs contemporains de la seconde moitié du XIXe siècle qu’il connaît et fréquente éventuellement. C’est le champ intellectuel de ces acteurs dans lequel évolue Weber qui doit être pris en compte ici95.

92. C’était déjà le diagnostic de Weber en 1895, nourri des analyses de son oncle, Hermann Baumgarten, professeur d’histoire à Strasbourg (Mommsen, 1985, pp. 23-27), ainsi que celui des grands historiens du XIXe siècle qui l’avaient précédé comme Ranke, Droysen ou von Treitschke (Colliot-Thélène, 1992, pp. 74-124).

93. Voir aussi Kaesler (1996, pp. 212-219) pour des précisions sur certaines scènes sur lesquelles évoluait Weber. Nous n’aborderons pas ici le monde théologique dans lequel évoluait Troeltsch et le protestantisme libéral.

94. « Max Weber ne connaissait à peu près rien aux idées kantiennes » suivant le témoignage de Jaspers contenu dans une lettre à H. Arendt (Hennis, 1996, p. 223).

95. C’est l’endroit idéal pour rappeler que « les concepts sont polémiques » et qu’ils s’inscrivent dans un champ de luttes. Telle était la position de Carl Schmitt en épistémologie, comme nous le rapporte Taubes

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Ainsi a-t-il une première connaissance de l’hégélianisme à travers le marxisme qui lui a été enseigné à Heidelberg en 1882-1883 par K. Knies. Par la suite, sa fréquentation des leaders politiques de la social-démocratie entre-tiendra ses connaissances. Un second médiateur de l’hégélianisme est son professeur de science politique à Berlin, H. von Treitschke, dont les cours partisans et passionnés sur le rôle exceptionnel de la Prusse susciteront son malaise à l’égard des prophètes de la chaire qu’il dénoncera encore en 191996. Et puis, il y a enfin les néo-kantiens qui pratiquent un retour à Kant et déve-loppent du coup une analyse critique de Hegel. Parmi eux, son ami Rickert, également professeur à Heidelberg, et dont le jeune doctorant Lask précisera le concept d’émanatisme hégélien que nous avons rappelé plus haut. Knies, les sociaux-démocrates, Treitschke, les néo-kantiens comme Rickert ou Lask : tel est, pour Weber, le cercle sociologique de l’hégélianisme diffus encore présent en Allemagne.

On pourra en dire autant sur Nietzsche, en signalant que la connaissance de ce dernier passait déjà par son collègue de Fribourg, Alois Riehl (Hennis, 1996, p. 187) et surtout par les travaux de son ami G. Simmel, même s’il est établi qu’il a lu ou parcouru personnellement certains textes du solitaire de Sils Maria97. Le rôle de Simmel a été capital car Nietzsche n’était pas encore une référence philosophique dans le monde académique. Tout au contraire : après avoir perdu sa réputation scientifique auprès des philologues avec la publication de sa Naissance de la Tragédie (Janz, 1985), il était perçu comme un essayiste, un moraliste ou encore un littérateur98 (Lepenies, 1990). Se réfé-rer à Nietzsche dans sa Leçon de 1895, ou déjà auparavant dans sa recherche

(2009, p. 10).

96. Nous remercions notre collègue André Stanguennec dont nous reprenons ici fort succinctement quelques extraits de son courriel de septembre 2016 qui nous précisait, avec beaucoup de nuances, la pré-sence forte, mais aussi limitée de l’hégélianisme dans les enseignements de Treitschke, et ce au rebours d’interprétations hâtives. Il nous soulignait que « Treitschke ne prend de Hegel que la notion de puissance de l’État, d’éloge de la guerre, la critique de la paix perpétuelle de Kant. […] Treitschke déforme la pensée de Hegel, au moins sur deux points : il critique la dimension universaliste et rationnelle de l’État hégélien […], la dimension d’autonomie relative de la société civile à l’égard de l’État (il critique toute inspiration républicaine que Hegel veut “intégrer”) […] il y a ensuite son mépris pour ce que Hegel nomme l’esprit absolu : art, religion, philosophie, qui sont les formes les plus hautes de la “puissance spirituelle” (supérieure à la puissance au sens de la “force étatique” de Treitschke). Il y a évidemment ici comme toujours une poly-sémie sémantique du terme puissance (Macht), énergie spirituelle, force matérielle et militaire […] ». Voir aussiStanguennec (2006).

97. Hennis (1996, p. 186) a pu démontrer que Weber s’est initié à la pensée de Nietzsche dans les années 1892-1895 grâce à des articles de son ami Simmel et surtout grâce à son livre Schopenhauer und Nietzsche (1907), dont il annotera copieusement son propre exemplaire (Fleischmann, 1964 ; Mommsen, 1985).

98. Gadamer rapporte « qu’aucun professeur de philosophie à l’exception de Georg Simmel eût osé avant 1918 faire un cours sur Nietzsche : “Cela aurait été beaucoup trop discréditant pour sa réputation philoso-phique” » (Fleury, 2005, p. 813). Le prestige philosophique de Nietzsche sera très tardif et ne naîtra qu’après la Seconde Guerre mondiale (voir, pour la France, Pinto, 1995 ; Le Rider, 1999).

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sur les territoires de l’Est, était plus un signe de provocation que d’érudition exemplaire.

4.2. Après 1904 : les éthiques et le mysticisme russe Pour ce qui est du début de la quatrième période99, nous avons quitté Weber en 1904 lorsqu’il terminait son Éthique sur des pages très sombres100. Mais on peut penser que sa réflexion s’est très vite relancée dès 1905. En témoignent, à notre avis, deux faits significatifs : son voyage aux États-Unis et la Révolution russe de Saint-Pétersbourg. Le voyage américain, effectué quelques semaines après l’achèvement du manuscrit de L’Éthique protestante, a donné naissance à ses textes sur les sectes américaines, publiés d’abord dans la presse allemande, en 1905 et 1906 (Kaesler, 1996, pp. 261-262), et puis au célèbre article sur Les sectes protestantes et l’Esprit du capitalisme (1905).

On peut y déceler un tournant dans sa compréhension des valeurs : il passe d’une approche sociétale à l’exploration du système d’interactions liant les Américains, d’une vision du monde (calviniste du XVIe siècle) à un interac-tionnisme culturel (Disselkamp, 1994, pp. 191 ss).

Mais c’est surtout la Révolution russe qui doit retenir notre attention. On sait que Weber a été profondément marqué par les événements politiques de Saint-Pétersbourg au point qu’il a appris le russe très rapidement pour être capable d’en lire la presse après quelques mois101. Ce sont des émigrés russes arrivés à Heidelberg qui l’informeront du contexte politique sur lequel il publiera déjà en 1906 un important article (Weber, 2004, pp. 139-179 ; Kaesler, 1996, p. 262 [texte n° 72]).

99. Plus généralement, l’analyse des circuits d’influence intellectuelle de Weber reste largement méconnue dans le public francophone. On sait que les sources de sa pensée étaient multiples, et surtout non classiques dans ce milieu de « mandarins » (Ringer, 1969). Par ailleurs, le cercle des relations de Weber avait fortement évolué depuis les années 1900, comme Weber le reconnaissait lui-même dans une lettre écrite deux mois avant sa mort : « Presque toutes mes relations sont juives… ici même je passe pour juif » (Mommsen, 1985, p. 396). On se rappelle qu’au même moment il avait dit à Honigsheim que s’il devait un jour tenir encore un séminaire, il n’y accepterait que des Russes, des Polonais et des Juifs (Mitzman, 1970, p. 272). Et parmi ces Juifs promis à un grand avenir intellectuel, théoriciens de l’utopie, il y avait notamment, dans le salon dominical du couple Weber, les jeunes Georg Lukacs et Ernst Bloch (Löwy, 1976, pp. 44-46). Ainsi, le salon des Weber, où l’on discutait entre autres de Nietzsche, ou encore de Tolstoï ou de Dostoïevsky, était un exemple du microcosme réel qui nourrissait la production et l’évaluation des nouvelles idées à Heidelberg.

100. Les relations de Weber avec Troeltsch réclameraient une analyse à part.

101. « B. Kistiakowski (1868-1920), philosophe et sociologue russe, représentant du néo-kantisme en Russie. Outre l’ouvrage cité par Weber [voir la 2e note de la page 224 des Essais sur la théorie de la science], il a également publié Gesellschaft und Einzelwesen (1899) et Sozialwissenschaft und Macht (1906). Élève de Windelband, ami de Rickert et de Simmel, il fréquenta aussi la maison de Weber à Heidelberg. C’est lui qui donna pendant trois mois des leçons de russe à Max Weber qui parlait déjà le français, l’anglais, l’italien et l’espagnol » (note 55 de la page 449 de Freund, dans sa traduction des Essais sur la théorie de la science de Weber, 1992 [1965]).

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Mais le point que nous voulons retenir ici est que son intérêt pour la Russie ne s’est pas limité au débat strictement politique. En Allemagne, l’intérêt culturel pour le monde russe était préexistant et Nietzsche notam-ment avait ouvert la voie d’une méditation de l’œuvre de Tolstoï et surtout de Dostoïevsky (Janz, 1985, III, pp. 243-245). Il ne faut donc pas s’étonner que les deux auteurs russes aient fait l’objet de très fréquentes discussions dans les cercles intellectuels. Celui du poète Stefan George (Mitzman, 1970, p. 263), à Heidelberg, pour les rejeter (Lepenies, 1990, pp. 212 et 269), alors qu’il en allait tout autrement dans le Kreis Weber. Honigsheim, fidèle parti-cipant du Salon de Madame Weber à Heidelberg dans lequel se réunissaient tous les dimanches, entre 1912 et 1914 (Kaesler, 1996, p. 282), de prestigieux intellectuels (Mitzman, 1970, pp. 256 ss ; Löwy, 1976, pp. 44-46), rapporte :

« Beaucoup plus significatif pour les discussions dans la maison de Weber était le fait que Tolstoï et Dostoïevsky étaient pour ainsi dire, réellement pré-sents. […] Je ne me souviens pas d’une seule conversation du dimanche dans laquelle le nom de Dostoïevsky n’a pas été mentionné. Peut-être plus pressant encore, brûlant même, était le besoin de s’occuper de Tolstoï » (Löwy, 1976, p. 46, n. 2 citant le témoignage de P. Honigsheim, « On Max Weber », p. 85).

Pour Weber, le monde russe102 sera un médiateur capital pour repenser la question valorielle, non seulement pour reprendre en des termes renouvelés la question des rapports entre les valeurs et la future éthique de responsabilité, mais aussi pour approfondir son approche du mysticisme103.

C’est dans son texte de 1906 (Weber, 2004, p. 146) que l’on peut aussi trouver la toute première occurrence, nous semble-t-il, de Tolstoï, de son pacifisme, et de ce qui deviendra un des exemples majeurs de l’éthique de conviction (qui occupera encore une place centrale dans son discours sur le Politique de 1919). D’après son épouse, Weber voulait écrire un livre sur Tolstoï (Mitzman, 1970, p. 273).

Ainsi, au-delà de la politique, ces « valeurs russes » portées par Tolstoï et Dostoïevsky contribueront aussi à construire une autre vision du monde, s’écartant de celle d’un ordre rationnellement organisé, et s’inscrivant dans un « romantisme anticapitaliste » (Löwy et Sayre, 1992).

102. À cette époque, Weber confiera également à Honigsheim que s’il ne devait jamais tenir à nouveau un séminaire, il n’y « accepterait que des Russes, des Polonais et des Juifs » (Mitzman, 1970, p. 272 ; voir aussi Mommsen, 1985, p. 396, n. 108).

103. Mitzman (1970, p. 190) voit dans Tolstoï le héraut de « l’immanence mystique » pour Weber.

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