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Le Monde et les États-Unis de 1944 à nos jours

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Academic year: 2021

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Le Monde et les États-Unis de 1944 à nos jours

Loïc Laroche

To cite this version:

Loïc Laroche. Le Monde et les États-Unis de 1944 à nos jours. Histoire. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2018. Français. �NNT : 2018PA01H023�. �tel-01986729�

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Institutions et Dynamiqu

Thèse de

Présentée

Sous la direction de Pat Université Paris 1 Jury :  Mokhtar BEN BA Université de Vale  Sylvie KAUFFMAN  Véronique RICHA la communication  Nicolas VAICBOU Université Paris 1

ues Historiques de l’Economie et de la So Ecole doctorale d’Histoire (ED 113)

Loïc LAROCHE

e Doctorat en histoire contempo

e et soutenue publiquement le 10 février

trick EVENO, professeur émérite en hist

ARKA, professeur des universités en civ enciennes et du Hainaut-Cambrésis

NN, directrice éditoriale, Le Monde ARD, professeure émérite en sciences d

, Université Paris IV, CELSA

URDT, maître de conférences en histo

et les Etats

de 1944 à nos jours

ociété (UMR 8533)

oraine

2018 toire contemporaine, vilisation américaine, de l’information et de oire contemporaine,

s-Unis

(3)
(4)

A Grand-père, qui m’a transmis sa passion de l’histoire Et à Grand-mère.

(5)

Résumé

Le journal Le Monde est un témoin, voire un acteur de la vie de la République et de ses relations avec ses partenaires étrangers, à commencer par le plus important et le plus influent d’entre eux : les Etats-Unis d’Amérique. Cette thèse analyse d’une part l’image de ce pays dans les articles du Monde. Elle s’intéresse à la place consacrée aux Etats-Unis, à leur relation avec le reste du monde, à leur image économique et à leur niveau de développement, à la description de leur société et de leur peuple, à l’image de leur système démocratique et enfin à l’image de leur puissance. Cette thèse étudie d’autre part la relation entre les Etats-Unis et la rédaction du Monde au sens large, c’est-à-dire journalistes et direction, durant les soixante-dix années écoulées depuis sa création, au fil des administrations présidentielles américaines. Elle montre comment les directeurs successifs et les principaux rédacteurs concernés connaissent et apprécient ce pays, comment la couverture de l’Amérique est réalisée par le journal. Elle étudie les rapports entre la rédaction du Monde et les autorités américaines, comment celles-ci accueillent, informent, essaient d’influencer ouvertement ou non le journal et ses équipes. Au-delà, elle montre comment la direction du Monde s’inspire des Etats-Unis et de leur presse. Elle étudie enfin la ligne éditoriale du journal sur les Etats-Unis. Trois grandes périodes se dessinent, la première correspond à la direction d’Hubert Beuve-Méry qui marque durablement le journal de son souci d’indépendance matérielle et éditoriale. Ses successeurs essaient de maintenir son héritage tandis que l’Amérique divise la rédaction. Après la chute du mur de Berlin, une nouvelle génération, moderne, transforme le regard du journal sur l’Amérique, alors que le numérique révolutionne les médias.

Mots clefs : Etats-Unis, relations transatlantiques et internationales, politique

étrangère, guerre froide, antiaméricanisme, civilisation américaine, Le Monde, presse, médias, journalisme, propagande, stéréotypes, analyse du contenu

(6)

Abstract

Title : The newspaper Le Monde and the United States since 1944

The newspaper Le Monde gives testimony, and is almost an actor of the French Republic and its relations to foreign partners, the most important and influential of which is the United States of America. On one hand we will look into the image given by this country throughout Le Monde’s articles. We will consider how the United States are being covered, the way they relate to the rest of the world, the way their economy is valued, their level of development, the description of their society and their people, the image given by their democracy and their power. On the other hand we will watch the acquaintances between the United States and Le Monde’s editorial staff in a broad way, that is journalists and directors, from its foundation along the seventy following years and the various US administrations, which will show how the successive directors of the newspaper and the main journalists have had a genuine knowledge and esteem for this country. We will also learn the way America is covered through the designing of the newspaper. We will see how the editorial staff and the american authorities intermate, the way the latter greet and convey informations in an attempt to influence, openly or not, Le Monde’s protagonists and beyond this, how the directors of the newspaper are inspired by the United States and the american press. Last but not least, we will look into the editorial line Le

Monde choses to refer to the United States. Three major periods will emerge, the first

one of which corresponds to Hubert Beuve-Méry’s management with a longlasting concern ever since for financial and editorial independance. His successors will try to keep on with his heritage while America is dividing the editorial staff. After the fall of the Berlin wall the new generation will modify the vision Le Monde had of America whereas the digital technologies start revolutionizing the media.

Keywords : United States, Transatlantic and International Relations, Foreign Policy,

Cold war, anti-Americanism, American Civilization, Le Monde, Press, Media, Journalism, Propaganda, Stereotypes, Content analysis

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Remerciements

L’histoire de cette thèse commence à l’été 1991, alors que je me prépare à partir pour le service national. Mon cher ami Damien Marduel, aujourd’hui disparu, me présente le télé-enseignement universitaire et ses possibilités, ce qui me conduit à m’inscrire aussitôt en Deug d’histoire. Sans lui, cette aventure n’aurait pas eu lieu. A mon retour 16 mois plus tard, comme tout un chacun, je démarre dans la vie active, me marie et dans les années qui suivent, trois merveilleux bambins viennent égayer nos journées et nos nuits. Parallèlement, grâce au télé-enseignement universitaire, je poursuis mes études d’histoire dans mon temps libre, lentement mais sûrement. Petit à petit, mais beaucoup moins rapidement qu’un étudiant traditionnel et toujours habité par la passion de l’histoire, j’obtiens le Deug, la Licence, la Maîtrise, puis le DEA devenu Master et enfin j’en viens à m’inscrire en thèse en 2012. La fin d’un contrat fin 2014 me donne l’opportunité de m’y consacrer entièrement avec la perspective de faire de l’histoire mon métier. Je commence ainsi à donner des cours à l’université de Lille en 2016 alors que nos enfants atteignent peu à peu l’âge du Bac. Finalement je crois que cet équipage que nous formons tous les cinq n’a pas gêné cette aventure mais au contraire en a été le fondement.

Cette thèse est donc l’aboutissement d’une très longue et improbable aventure, assurément non préméditée, guidée ou portée par la passion de l’histoire et non par la raison. Elle correspond à un long travail individuel, mais elle est tout sauf une aventure solitaire. Du début à la fin, elle est due au soutien ponctuel ou durable, parfois indéfectible, de multiples personnes et aussi le fruit de nombreuses rencontres.

C’est pourquoi je tiens à adresser mes plus vifs remerciements à tous ceux, nombreux, sans lesquels cette thèse n’aurait pu exister :

En particulier Patrick Eveno, mon directeur de thèse pour ses conseils, ses encouragements et sa patience ;

François Marcot, qui a dirigé mes mémoires de Master 1 et 2, qui m’a appris la recherche en histoire et les fondements du métier d’historien, et qui m’a lancé sur cette thèse jusqu’à sa retraite, pour sa confiance, son regard toujours bienveillant et rigoureux ;

Ma famille évidemment, pour son soutien et sa patience, même si l’histoire n’était pas la tasse de thé de tous, avec une mention particulière pour mon épouse Ségolène, qui a relu l’ensemble de mon travail et sans laquelle rien n’aurait été possible, et ma fille Julie pour sa relecture aussi ;

Sébastien Carganico et toute l’équipe du service de documentation du Monde, pour leur accueil, leur soutien et leur disponibilité ;

Christophe Châtelot, alors chef du service international, qui en plus de répondre à mes questions à trois reprises, m’a permis de passer 24h au Monde à partir du service international, pour suivre la réalisation d’un numéro complet, ce qui fut une expérience passionnante, riche et précieuse ;

Tous ceux qui, acteurs ou témoins de mon sujet, journalistes présents ou passés du

Monde ou d’autres journaux, membres de la direction du journal, diplomates

américains, universitaires, membres de think tanks, ont bien voulu me consacrer de leur temps précieux et répondre à mes questions avec patience, gentillesse et précision :

Jacques Amalric, Christophe Ayad, Philippe Bernard, Alain Beuve-Méry, Jean-Marie Colombani, Patrice de Beer, Sylvain Cypel, Alain Debove, Louis Dreyfus, Jérôme Fenoglio, Jacques Follorou, Eric Fottorino, Alain Frachon, Laurent Greilsamer, Bernard Guetta, Nathalie Guibert, Martine Jacot, Patrick Jarreau, Sylvie Kauffmann,

(8)

Jan Krauze, Jean-Pierre Langellier, André Laurens, Eric Le Boucher, Damien Leloup, Eric Leser, Corine Lesnes, Jacques Lesourne, Alain Minc, Natalie Nougayrède, Gilles Paris, Jean Plantureux (Plantu), Edwy Plenel, Cécile Prudhomme, Philippe Ridet, Robert Solé, Gilles Van Kote, Daniel Vernet, pour Le Monde ;

Bernard Cassen et Ignacio Ramonet (Le Monde diplomatique), Will FitzGibbon et David Kaplan (Center for Public Integrity, Washington, dont est issu l’International Consortium for Investigative Journalism), Philippe Gélie (Le Figaro), Laurent Joffrin (Libération), Alan Riding (New York Times) ;

Michèle Carteron (retraitée de l’ambassade), Sophie Roy-Sultan, Mitchell Moss et Michael Guinan de l’ambassade des Etats-Unis et Athena Katsoulos du Département d’Etat à Washington ;

Richard Kuisel (Georgetown University, Washington), Max Paul Friedman (American University, Washington), Pap N’Diaye (CERI1-Sciences Po Paris), Vincent Martigny (Ecole Polytechnique et CEPIVOF2-Sciences Po Paris), Denis Lacorne (CERI-Sciences Po Paris), Ezra Suleiman (Princeton University), Justin Vaïsse (CAPS3 -Ministère des affaires étrangères), Nicolas Kaciaf (CERAPS4-Sciences Po Lille), Rémi Lefebvre (CERAPS-Université de Lille), Jean-Noël Jeanneney (historien, homme politique, spécialiste des médias), Philippe Le Corre (Brookings Institution, Washington) ;

Jan Bachrach et sa famille, qui par leur accueil et leur amitié, m’ont fait connaître et aimer leur pays, les Etats-Unis ;

Ma sœur Gaëtane, pour l’abstract ;

Et, last but not least, mon père (avec la complicité de ma mère), ainsi que Geneviève Brunel, Bathilde Larseneur et tant d’autres qui m’ont donné cet intérêt pour l’actualité de la vie de la cité, des choses de notre temps, et que je trouve avec tant de bonheur quotidiennement dans Le Monde.

1

Centre de Recherches Internationales 2

Centre de recherches politiques 3

Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie 4

(9)

Abréviations

AFL-CIO American Federation of Labor - Congress of Industrial Organizations AFP Agence France Presse

CESP Centre d’Etude des Supports de Publicité CFJ Centre de Formation des Journalistes CFR Council on Foreign Relations

CGT Confédération Générale du Travail CIA Central Intelligence Agency

CREST CIA Records Search Tool

FAO Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture FBI Federal Bureau of Investigation

FFI Forces Françaises de l’Intérieur

FRUS Foreign Relations of the United States GATT General Agreement on Tariffs and Trade

ICIJ International Consortium of Investigative Journalism IEP Institut d’Etudes Politiques souvent appelé Science Po. MRP Mouvement Républicain Populaire

NARA National Archive and Records Administration NASA National Space Agency

NSA National Security Agency

OCDE Organisation de coopération et de développement économiques ONU Organisation des Nations unies

OTAN Organisation du Traité de l’Atlantique Nord OWI Office of War Intelligence

PAO Public Affairs Officer

PCF Parti Communiste Français SEM Société Editrice du Monde

SRM Société des Rédacteurs du Monde USIA United States Information Agency

(10)

Sommaire

Introduction ... 10

Une question récurrente : l’antiaméricanisme ... 19

Première partie. Au temps d’Hubert Beuve-Méry ; un dirigeant et un journal épris de valeurs traditionnelles, face à l’Amérique ... 30

Chapitre 1. 1944-1952 Roosevelt et Truman : la guerre froide ... 32

Chapitre 2. 1953-1960 Eisenhower : la puissance tranquille ... 83

Chapitre 3. 1961-1968 Kennedy et Johnson : la nouvelle frontière ... 119

Seconde partie. Les héritiers ; des dirigeants encore traditionnels dans un journal qui s’ouvre à la modernité, face à l’Amérique ... 157

Chapitre 4. 1969-1976 Nixon et Ford : l’Amérique entre deux visages ... 159

Chapitre 5. 1977-1980 Carter : l’Amérique affaiblie ... 196

Chapitre 6. 1981-1988 Reagan : America is back ... 234

Chapitre 7. 1989-1992 Bush père : la fin de l’histoire ... 274

Troisième partie. La nouvelle génération ; des dirigeants et un journal modernes, face à l’Amérique ... 313

Chapitre 8. 1993-2000 Clinton : l’apogée de l’Amérique ? ... 315

Chapitre 9. 2001-2008 Bush fils : l’Amérique en guerre ... 362

Chapitre 10. 2009-2015 Obama : Yes we can... 420

Conclusion ... 483

Annexes ... 494

Tableaux analytiques ... 494

Principaux collaborateurs du Monde concernés par les Etats-Unis ... 549

Principaux officiels américains (politiques et diplomates) concernés par la France et Le Monde depuis 1944 ... 551

Chronologie ... 554

Liste des entretiens ... 567

Sources ... 569

Bibliographie ... 572

Index des noms de personnes ... 584

(11)

Introduction

(12)

Tôt ou tard, comme l’enseignait Thomas Masaryk à son peuple : Pravda vitézi (La vérité vaincra).

Sirius5

Cette devise du fondateur de la République tchécoslovaque a guidé Hubert Beuve-Méry dont Sirius est le pseudonyme. Le Monde en a hérité et ces quelques mots le guident toujours.

Le 22 décembre 1894, le capitaine Alfred Dreyfus est condamné pour trahison et déporté au bagne de Cayenne. Il s’agit d’une fausse accusation sur fond d’antisémitisme, Dreyfus étant juif, de nationalisme et de raison d’Etat. L’affaire dure plus de dix ans, divise la France de la IIIe République et la mène au bord de la guerre civile. Mais le droit finit par l’emporter et le capitaine Dreyfus est finalement innocenté et réhabilité en 1906. A l’étranger, l’affaire Dreyfus émeut profondément et suscite un déchaînement de protestations passionnées dans tout l’hémisphère Nord. Max Paul Friedman écrit que « Trente mille manifestants à Londres dénoncent cette condamnation, des manifestants à Chicago brûlent le drapeau français […], la langue française acquiert un mot nouveau, boycottage, alors que les appels au boycott des produits français et des visites en France viennent de milliers de citoyens privés et d’un grand nombre d’organisations, de San Francisco à Berlin »6. C’est sans doute la première fois qu’une telle réaction internationale se produit. Deux raisons l’expliquent : la première est que l’opinion publique mondiale ne comprend pas que la République française, pays des Lumières, patrie des droits de l’Homme et de la Grande Révolution, puisse se prêter à une pareille et flagrante injustice, même s’il existe de nombreux cas plus graves dans le monde. La seconde est qu’avec la diffusion du télégraphe et du téléphone, la nouvelle fait très rapidement le tour de la planète. La presse joue alors un grand rôle à tous les stades de cette affaire et notamment la presse internationale, par le regard qu’elle porte et diffuse sur cette très grande puissance qu’est la France et qui entend être une référence démocratique pour le reste de l’univers. Le retentissement planétaire de l’affaire Dreyfus préfigure le rôle des médias dans les relations internationales et l’opinion publique mondiale. Depuis, le temps a fait son œuvre. Les vieilles démocraties européennes ne sont plus que des puissances intermédiaires. A leur place, les Etats-Unis d’Amérique, par leur universalisme et leur immense puissance attirent, subissent et cherchent naturellement à influencer le regard critique de la presse internationale et en particulier en France, celui du journal Le Monde.

Le quotidien Le Monde est créé en novembre 1944 par Hubert Beuve-Méry, à la demande du général de Gaulle, chef du gouvernement. Il naît à partir de l’équipe de l’ancien journal Le Temps, supprimé par l’ordonnance sur la presse du 30 septembre de la même année. Le premier numéro du journal paraît le 18 décembre 1944, daté du lendemain comme tous les journaux du soir. Très vite, il gagne sa légitimité par son indépendance vis-à-vis du ou des pouvoirs, politique et économique, devenant peu à peu un journal de référence, une sorte d’institution dans la presse écrite. Il est fortement pénétré de la personnalité de son fondateur, homme discret, taciturne, qui écrit : « Les jeunes – et pas seulement les jeunes – ont besoin d’optimisme. Mais les uns et les autres ont aussi besoin de ne pas être trompés sur l’ampleur et les difficultés des tâches qui leur reviennent et devant

5

Sirius (Hubert Beuve-Méry), « La vérité vaincra », Le Monde, 22/08/1968. 6

Max Paul Friedman, Rethinking anti-Americanism : The History of an Exceptional Concept in American Foreign Relations, New York, Cambridge University Press, 2012, p. 80.

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lesquelles leurs aînés ont trop souvent échoué. Un optimisme nourri d’illusions va béatement au-devant des catastrophes. Un pessimisme fondé sur la connaissance de dures réalités peut être tonique, exaltant comme un défi »7. Cet homme, libre de toute influence, inclassable, ni de droite ni de gauche, a une forte sensibilité sociale liée à ses origines modestes. Il est méfiant vis-à-vis de l’Amérique tout en refusant toute sujétion à l’Union soviétique ou au communisme. Après son lancement, Le

Monde, journal « intellectuel », largement tourné vers la politique étrangère, devient

peu à peu une véritable institution : « Avant même le brio de ses chroniqueurs ou la pénétration de ses commentateurs, ce que le public recherche et trouve en général dans le journal de la rue des Italiens, c’est un instrument de référence. Qu’il s’agisse d’une réunion de chefs d’Etats, d’un grand débat parlementaire, d’un procès important, d’une séance de réception à l’Académie française ou d’une manifestation de rue, c’est du Monde que la classe politique ou les milieux intellectuels tirent l’essentiel de leur information. Redoutable hommage, inquiétant monopole »8.

Ainsi entré dans l’histoire de France, Le Monde est un témoin voire un acteur de la vie de la République et de ses relations avec ses partenaires, à commencer par le plus important et le plus influent d’entre eux : les Etats-Unis d’Amérique. En effet, de la Libération à nos jours, les Etats-Unis sont le pays de référence pour la France comme pour le reste des pays occidentaux. Il domine par sa puissance économique et militaire, par sa créativité, par son influence dans tous les domaines à commencer par la culture et enfin par son avance technologique. Etat continent, terre de liberté et d’accueil de millions d’immigrants chaque année, pays de cocagne, l’Amérique fascine et fait rêver. Tout n’est pas merveilleux outre-Atlantique et à chaque vague d’immigration et d’espoir répond une vague de retours et de déceptions. Certes, d’autres pays influencent la France, notamment l’URSS, ainsi que l’Allemagne, la Suède, le Japon et même la Chine. Mais nul ne l’influence autant que les Etats-Unis, volontairement ou non, même si l’intensité et la nature de cette influence varient avec le temps. Cette relation est ancienne. Au cours du vingtième siècle, les Etats-Unis sont par deux fois venus au secours de la France et lui ont permis de conserver ou de recouvrer sa liberté. L’Amérique doit également sa liberté et son indépendance pour une bonne part à la France qui l’a elle aussi influencée. D’autres nations ont aussi influencé les Etats-Unis, en particulier l’Angleterre.

La presse française non seulement observe mais vit au quotidien cette relation si particulière et forte avec l’Amérique. Elle informe et influence les citoyens français, ce qui intéresse naturellement les Etats-Unis. La presse reflète aussi en partie l’opinion publique et parfois même celle du gouvernement. Elle est un livre d’histoire, jamais terminé, d’une immense richesse, et qui sans cesse s’enrichit davantage. Ecrite par nature avec peu de recul, elle est une suite d’instantanés qui témoignent de l’esprit du présent. Considérée au quotidien, elle peut paraître étriquée, cloisonnée, anecdotique. Mais étudiée sur le long terme, sa variété et son immense richesse s’imposent. Tout cela explique que les diplomates, notamment américains, la consultent ou la lisent abondamment quand ils ne cherchent pas, directement ou indirectement à l’influencer. Ils transmettent aussi à leur tutelle des revues de presse quotidiennes. Le Monde que l’on considère comme le quotidien français de référence a naturellement une place centrale ici. Ses positions sur les Etats-Unis suscitent d’ailleurs de nombreuses réactions des deux côtés de l’Atlantique, certains l’accusant d’être pro-américain, d’autres anti-américain, d’autres encore accusant le gouvernement américain de chercher à l’influencer.

7

Hubert Beuve-Méry, « Réflexions politiques », Le Monde, 21/11/1951. 8

Jean-Noël Jeanneney, Jacques Julliard, Le Monde de Beuve-Méry ou le métier d’Alceste. Paris, Seuil, 1979, p 303.

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C’est pourquoi il semble intéressant de chercher à mieux connaître le regard du journal Le Monde sur les Etats-Unis, depuis sa création, ainsi que sa relation et celle de ses journalistes avec ce pays à part. Vivante, cette relation a naturellement varié au fil du temps, à mesure de l’évolution des Etats-Unis, de la France, du journal

Le Monde et de leurs interactions.

Dès lors, nous nous posons deux grandes questions : l’une sur l’image des Etats-Unis dans Le Monde et l’autre sur la relation entre ce pays et ce journal durant les soixante-dix années écoulées depuis sa création.

Premièrement, comment sont présentés les Etats-Unis dans les articles du

Monde ? Nous voulons savoir quelle importance Le Monde accorde aux Etats-Unis

dans ses colonnes et comment cela prend forme : y a-t-il beaucoup d’articles sur les Etats-Unis, quel est leur statut, c’est-à-dire s’agit-il d’éditoriaux, d’articles de collaborateurs, brèves et dépêches, tribunes et opinions, quelle est la taille de ces articles, qui sont leurs auteurs, où ces articles se trouvent-ils dans le journal, comment cela évolue-t-il dans le temps ? Ensuite, nous cherchons à savoir quelle image politique au sens des relations internationales Le Monde donne des Etats-Unis : le pays est-il perçu et présenté comme ami ou ennemi de la France, ou de l’Europe, quelle est l’image de la politique étrangère des Etats-Unis, sont-ils vus comme un pays protecteur ou menaçant ? De quelle manière apparaissent les relations entre les Etats-Unis et les autres pays du monde, et en premier lieu la France, sont-elles faciles ou difficiles ? De même, nous voulons savoir quelle image le journal donne de l’aide financière ou matérielle que les Etats-Unis apportent au reste du monde : le pays est-il décrit comme généreux ou plutôt égoïste, au-delà, quelle est l’image des relations économiques des Etats-Unis avec le reste du monde et comment est présentée l’aide militaire américaine ? Nous souhaitons connaître aussi comment le journal décrit le degré de développement de l’Amérique. Quelle image donne-t-il de l’économie, de la richesse, de la technologie, de la santé, des infrastructures et de l’éducation aux Etats-Unis ? Par ailleurs, nous voulons savoir quelle est l’image donnée par Le Monde de la société et du peuple américains. Comment le journal décrit-il la vie sociale et syndicale aux Etats-Unis, les mœurs de leurs habitants ? Quelle image donne-t-il de la culture et des médias américains de même du sport, de l’environnement et de son respect aux Etats-Unis ainsi que de la religion et de sa place dans la société américaine ? Nous souhaitons de même connaître l’image du système démocratique américain dans les colonnes du Monde. Quel visage le journal donne-t-il à la justice et à la police américaine ? Comment décrit-il le modèle politique des Etats-Unis et leur démocratie ? Enfin nous voulons mieux cerner l’image que Le Monde donne de la puissance ou de la force des Etats-Unis. Comment le journal présente-t-il l’armée américaine et décrit-il un peuple confiant et fort, ou inquiet relativement à la puissance de son pays ?

Deuxième grande question que nous nous posons : quelle a été la relation entre les Etats-Unis et la rédaction du Monde au sens large, c’est-à-dire journalistes et direction ? Nous cherchons à savoir comment les directeurs successifs et les principaux rédacteurs concernés par les Etats-Unis connaissent ce pays, comment ils l’approchent, s’ils y sont allés, voire y séjournent régulièrement, s’ils y ont étudié ou vécu d’une manière ou d’une autre, s’ils parlent anglais, s’ils ont des relations et des amitiés américaines. De plus, nous souhaitons préciser le regard personnel de ces femmes et ces hommes sur l’Amérique et les Américains, et savoir comment ils écrivent le journal relativement à l’Amérique. De même, nous cherchons aussi à comprendre comment les journalistes du Monde approchent les Etats-Unis, comment ils mènent leurs enquêtes sur ce pays, son peuple et son gouvernement, depuis la France ou sur place, comment le journal est construit tout du moins en ce qui concerne l’Amérique. Ensuite, nous voulons savoir quel est le lien entre la rédaction

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du journal et les autorités américaines, notamment les diplomates, et comment il fonctionne. D’une part, il s’agit de chercher comment les équipes du Monde travaillent de façon active et volontaire avec les autorités américaines, tant en France (ambassade des Etats-Unis) qu’en Amérique. D’autre part, il s’agit de connaître comment les autorités américaines accueillent, informent et essaient d’influencer, ouvertement ou non le journal et ses équipes et avec quel succès, dans le cadre de la mise en œuvre de la politique étrangère des Etats-Unis si toutefois de telles informations existent et sont accessibles. Au-delà, nous souhaitons savoir si la direction du Monde s’est inspirée d’exemples américains, notamment de certains journaux, si elle a été influencée par des pratiques américaines ou encore si elle a pu nouer des partenariats avec des médias d’outre-Atlantique. Finalement, nous souhaitons comprendre de façon globale quelle est la ligne éditoriale du journal sur les Etats-Unis.

Pour répondre à ces questions, nous avons mené nos travaux de recherche essentiellement en France, ainsi qu’aux Etats-Unis grâce au soutien du laboratoire IDHES9 de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Internet facilite considérablement la tâche du chercheur, même s’il ne remplace pas entièrement le travail sur le terrain et les rencontres et interviews personnelles. Nous avons étudié les articles du Monde sur les Etats-Unis en procédant par une analyse du contenu, qui, comme l’écrit Albert Kientz, « demeure l’un des plus puissants instruments intellectuels à notre disposition pour mieux comprendre les médias »10. Sur la période étudiée, les 70 années allant de 1944 à 2014, une première approche nous a permis d’évaluer à près de 80 000 le nombre d’articles concernés, c'est-à-dire environ 3% de l’ensemble des articles du journal sur toute la période. Ce nombre étant bien trop grand pour pouvoir réaliser une analyse du contenu, nous avons choisi de constituer un échantillon représentatif en procédant d’abord par sondage afin d’isoler un millier d’articles. Nous avons ainsi sélectionné les articles traitant des Etats-Unis publiés le mercredi et le jeudi (date du Monde) suivant le premier lundi de novembre de chaque année, qui correspond au lendemain et au surlendemain de la journée nationale des élections aux Etats-Unis (Election Day). Comme Le Monde est un journal du soir, daté du lendemain, il s’agit dans la réalité du jour et du lendemain des élections, donc juste avant et après les résultats. Ces deux jours présentent l’immense avantage de correspondre à la période de couverture la plus grande, la plus variée et la plus régulière de ce pays par Le Monde sur une période courte. Aucun autre moment de l’année ne présente un tel intérêt récurrent que ces deux journées lors desquelles le regard des médias du monde entier est tourné vers les élections américaines et plus largement vers les Etats-Unis dans leur ensemble. Comme l’écrit Denis Lacorne, « L’élection d’un président américain ne passe jamais inaperçue dans la presse française. C’est l’occasion de faire le point sur la société américaine, d’anticiper l’avenir et de décrire les particularités d’un système politique complexe et mal connu »11. Le reste du temps, la couverture est irrégulière, soumise aux hasards des évènements.

Le choix de la période d’Election Day présente – il est vrai – des contraintes. En effet, le nombre d’articles varie beaucoup selon les élections concernées. Il est au maximum lors des élections présidentielles, une année sur quatre. Au même moment se tiennent aussi d’autres élections fédérales (pour les deux chambres du Congrès) et bon nombre d’élections locales, notamment l’élection des gouverneurs

9

Laboratoire Institutions et Dynamiques Historiques de l'Économie et de la Société, (Unité Mixte de Recherche CNRS 8533)

10

Kientz (Albert), Pour analyser les média, l’analyse de contenu, Mame, Tours, 1971, p14 11

(16)

des Etats ainsi que des référendums. Lors des élections dites de mi-mandat (présidentiel), une année sur quatre aussi, le nombre d’articles impliqués est nettement moins élevé. Ces élections concernent les deux chambres du Congrès (les représentants sont élus pour deux ans, les sénateurs pour six, mais sont renouvelés par tiers tous les deux ans), auxquelles s’ajoutent encore des élections locales. Les deux autres années (années intermédiaires), il n’y a pas ou presque d’élections fédérales (seulement de rares partielles) et quelques élections locales en fonction des Etats. Le nombre d’articles concernés est alors au plus bas sans être nul pour autant. Le Monde explique d’ailleurs régulièrement, lors des élections fédérales, leur déroulement et les grands principes du système politique américain12. Une autre contrainte du choix d’Election Day est qu’il implique une surreprésentation de la question politique puisque la période sélectionnée est une période électorale, mais ceci étant posé, nous le prenons en compte dans nos travaux. De plus, les articles traitant de l’élection en tant que telle sont facilement isolables. Nous aurions pu faire un autre choix et prendre une période plus large dans l’année : mais cela aurait comporté le risque de fortes variations dues aux hasards des évènements. Nous aurions encore pu prendre un quota annuel d’articles en partant des x premiers articles sur une période donnée : mais dans ce cas, cela n’aurait pas tenu compte de la variation du traitement des Etats-Unis dans Le Monde. Il aurait été tentant d’élargir la période considérée aux jours d’élections primaires, également très riches, mais cela n’était pas compatible avec le souci de s’en tenir à un millier d’articles. De même, il aurait été intéressant de travailler à partir du blog du Monde sur les Etats-Unis. Il est géré par le responsable du desk Amériques et reprend tous les articles qui concernent les Etats-Unis, selon lui. Il est très riche et dépasse largement notre sélection tant l’Amérique est associée de près ou de loin à nombre d’entreprises politiques, économiques, culturelles ou sociales dans le monde, parfois de façon purement anecdotique ou très indirectement. Ce blog ne répond donc pas à tous les critères de notre sélection sans compter qu’il ne concerne que la période récente. Par conséquent il apparaît qu’aucune solution n’est idéale. Cependant, dès lors que la méthode du sondage impliquant une sélection d’articles est posée, la période électorale semble être le meilleur choix pour sélectionner les articles.

Le travail de sélection a été mené à partir de la base de données numérique des articles du Monde du service documentation du journal, accessible en partie en ligne. Cette base de données est constituée de deux parties. La première a été faite de manière incrémentale en rassemblant systématiquement les articles publiés depuis le passage du journal au numérique en 1987. La seconde a été créée à la fin des années 2000 grâce à la numérisation des anciennes collections du journal. Sa qualité est donc un peu moins grande. L’indexation des mots clés dans la base numérique n’est pas tout à fait systématique, cependant elle est régulière. Elle a été réalisée au gré des intervenants, avec méthode. La qualité de l’indexation des articles antérieurs à 1987, comme la base support, est aussi un peu moins grande. Leur exploitation dépend d’un logiciel de recherche encore très élémentaire, ce qui limite les possibilités de recherche et ne permet pas de garantir une fiabilité à 100% des résultats. Cela étant dit, cette base de données est une ressource d’une immense richesse pour le chercheur. Sans elle, il aurait été pratiquement impossible de mener un travail de sélection méthodique d’une telle ampleur. S’il convient d’être prudent avec les variables très petites ou les écarts faibles, le sondage et la sélection complémentaire sont dans l’ensemble fiables et représentatifs et permettent donc

12

Voir par exemple Henri Pierre, « Un système électoral vieux de près de deux siècles », Le Monde, 09/11/1998, ou « Les Etats-Unis élisent aujourd’hui : leur président, la Chambre des représentants, 35 sénateurs, 29 gouverneurs, 7500 députés d’Etat, 200 000 magistrats et fonctionnaires », Le Monde, 05/11/1952.

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une étude statistique poussée du contenu des articles. L’importance de la base initiale, qui comprend tous les articles du Monde et la taille de l’échantillon final, supérieure à mille articles, permettent une analyse approfondie, détaillée et juste.

L’échantillon issu du sondage est constitué à l’aide d’une recherche « Etats-Unis » dans les titres des articles, aux dates des deux jours retenus. Dans les cas où la sélection est infructueuse lors d’une élection présidentielle et afin de corriger l’aspect un peu moins fiable de l’index d’avant 1987, le sondage est complété le cas échéant, en sélectionnant aussi les articles du même jour à partir du nom du président élu. Cela représente 964 articles qui constituent le cœur de notre corpus (corps d’étude). Nous avons complété notre corpus d’une sélection de 366 articles couvrant les principaux évènements et affaires majeures, les grands reportages marquants du journal, les articles signés des directeurs concernant les Etats-Unis et les articles concernant les ambassadeurs des Etats-Unis en France. La sélection des évènements importants est assurément subjective. Elle est cependant constituée sur des critères qualitatifs inhérents à la réalisation d’une chronologie qui se veut significative sans pour autant être exhaustive. Les articles relatifs aux évènements concernés sont ceux du jour où ils sont survenus. Lorsqu’il y avait plusieurs articles, nous avons sélectionné l’article le plus significatif, comme l’éditorial. Pour les évènements d’une importance exceptionnelle, nous avons pris tous les articles traitant de l’évènement le jour où il est survenu. Cela représente 165 articles, soit un peu moins de 15% du corpus. La sélection des grands reportages a été réalisée dans l’index informatique à partir des mots clefs « reportage, grand reportage, enquête, série, décryptage » plus « Etats-Unis ». La plupart des grands reportages datent d’avant 1987. Après, il n’y en a presque plus, car André Fontaine a décidé d’arrêter les séries à cette époque. Il nous a semblé intéressant cependant de conserver cette riche catégorie en tant que telle. Elle représente 64 articles soit environ 5% du corpus. Les articles du journal concernant les Etats-Unis et signés des directeurs sont intéressants eux aussi car ils donnent une indication très forte de la ligne éditoriale du journal. Ils représentent environ 6% du corpus. Enfin, les articles concernant les ambassadeurs des Etats-Unis en France, pendant la période de leur mandat, représentent environ 5% du corpus. Ces quatre types d’articles, minoritaires, permettent de prendre en compte ce qui se passe d’important en dehors de la période d’application du sondage. Pour l’analyse du contenu, nous disposons ainsi d’un corpus représentatif de 1330 articles, issus pour 72% du sondage. Nous avons dès lors constitué une base de données à partir de ces articles. Nous les avons résumés, décortiqués en items, c’est-à-dire en éléments significatifs que nous avons classés par thème et par catégorie, le tout à l’aide de notre questionnement. Nous avons alors dressé une table de codage de ces items et procédé au codage de l’ensemble du corpus13. Nous avons alors pu procéder à une analyse statistique du contenu des articles par thème et par catégorie.

Parallèlement à cette analyse du contenu, nous avons effectué une enquête auprès des principaux acteurs, témoins et spécialistes (historiens) de la relation entre les Etats-Unis et Le Monde. Elle nous a amené à effectuer 51 interviews, sans compter André Fontaine, Bernard Lauzanne et Jean Planchais que nous avions rencontrés dans le cadre d’une précédente étude avant leur disparition. Ces entretiens ont eu lieu pour la plupart en tête-à-tête, parfois au téléphone ou par courrier électronique. Ils ont duré en moyenne une heure, parfois bien plus. Nous avons pu recueillir, souvent longuement, une fois très rapidement, le témoignage de 37 collaborateurs et membres de la direction du Monde, dont tous les directeurs depuis André Laurens, la plupart des chefs du service international et des correspondants à Washington depuis Jacques Amalric, et des principaux journalistes

13

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auteurs d’articles sur les Etats-Unis. Nous avons aussi interviewé 7 autres journalistes français et américains ayant traité des Etats-Unis et côtoyé Le Monde et ses journalistes, issus du Monde diplomatique, du Figaro, de Libération, du New

York Times et de l’International Consortium of Investigative Journalism de

Washington. De même, nous avons rencontré quatre diplomates américains en charge de l’information et des relations avec la presse française, à l’ambassade à Paris et au Département d’Etat à Washington. Au-delà, nous avons rencontré une douzaine d’historiens auteurs d’ouvrages de référence sur notre sujet, français et américains, tous sauf un ayant publié ou été cités dans Le Monde, et deux d’entre eux travaillant aussi pour les principaux think tanks français et américains. Par ailleurs, nous avons pu passer vingt-quatre heures au Monde, en particulier au service international et suivre la réalisation complète d’un numéro du journal. Enfin, nous avons pu consulter les archives d’Hubert Beuve-Méry à l’IEP de Paris, de Jacques Fauvet à l’IMEC près de Caen, les archives ouvertes du Département d’Etat et de la CIA aux archives nationales américaines à College Park près de Washington, sans compter celles accessibles directement sur internet, en particulier les FRUS (Foreign Relations of the United States).

Pour la rédaction, la dénomination de la population des Etats-Unis est sujette à débat. Il est certain que le gentilé Américains, couramment utilisé, renvoie aussi à l’ensemble des habitants du continent américain. Certains préfèrent le mot Etats-Uniens. Ce dernier a parfois une connotation critique des Etats-Unis. D’autres préfèrent encore Nord-Américains. Le journal Le Monde utilise principalement Américains, mais Etats-Uniens, bien que minoritaire, y est de plus en plus utilisé. Le blog des correcteurs du Monde, « Langue sauce piquante », indique : « En France, dans la presse ou dans une conversation, quand on parle des Américains, sans autre mention, il n’existe aucune ambiguïté : il s’agit des ressortissants des Etats-Unis d’Amérique […]. Américain a pour lui la légitimité historique, Etats-Unien, son challenger, est assez pertinent »14. Il trouve même les deux mots plutôt complémentaires, propose de les laisser cohabiter et avoue un certain attrait pour la nouveauté. La dénomination officielle française, utilisée notamment par le Quai d’Orsay, demeure malgré tout celle d’Américains. Souhaitant rester absolument neutres, nous nous y tenons donc à ce jour.

Enfin, ce travail n’est pas seulement une histoire du journal Le Monde, mais aussi une histoire de son contenu et de ses rédacteurs. Nous les citons par conséquent largement, plutôt que de les paraphraser, ce qui serait moins vrai et moins intéressant.

Ainsi, cette thèse a pour ambition de mieux connaître la relation entre les Etats-Unis et Le Monde, témoin clé de la relation entre l’Amérique et la France depuis la Libération, c’est-à-dire depuis la création du journal. Au long de ces soixante-dix ans, trois grandes périodes apparaissent, rythmées par les mandats des présidents américains. Au cours de ces années, l’image des Etats-Unis présentée dans Le Monde se construit et évolue au fil des hommes, des gouvernements américains et des circonstances de même que la relation entre la rédaction du journal et ce pays.

Dans la première période, de 1944 à 1969, Le Monde gagne son indépendance et son statut de journal de référence, sous la direction d’Hubert Beuve-Méry, qui le marque durablement de sa personnalité. Pendant ce temps, la France se reconstruit sous l’aile des Etats-Unis puis s’émancipe de leur écrasante

14

« Etats-Uniens ou Américains, that is the question », Langue sauce piquante, 06/07/2007, [En ligne], URL : http://correcteurs.blog.lemonde.fr/2007/07/06/etats-uniens-ou-americains-that-is-the-question/ (Consulté le 07/08/2017).

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tutelle, accentuée par la guerre froide, sous la présidence de Charles de Gaulle. Ce dernier est méfiant à l’égard de l’Amérique, tout comme Hubert Beuve-Méry pour lequel aucune tutelle ne saurait être envisageable, qu’elle soit gouvernementale (française) ou américaine.

La seconde période, de 1969 à 1989, après de Gaulle et Beuve-Méry, voit les relations entre la France et les Etats-Unis se normaliser alors que l’image de l’Amérique se dégrade en Europe et peut-être aussi dans Le Monde. L’Amérique devient alors un sujet central au sein du journal et divise la rédaction jusqu’à la chute du mur de Berlin. C’est l’époque de la première génération de successeurs d’Hubert Beuve-Méry – on pourrait aussi dire des héritiers – hommes tous nés avant l’avènement de la société de consommation, contrairement à la plupart des rédacteurs.

La troisième période est celle de l’après guerre froide, de la révolution numérique, de l’Amérique un temps triomphante, mais dont la puissance est bousculée par une série de crises, terroriste, militaire, financière, et par le réveil de la puissance chinoise. Cette période correspond aussi à une nouvelle génération de directeurs du journal, tous nés dans cette France moderne et qui s’éveille peu à peu à l’ère numérique. Cette dernière révolutionne les médias, oblige la presse à se réinventer pour ne pas disparaître. Pour les Français comme pour les journalistes du

Monde, l’avènement du numérique contribue à rendre l’Amérique et sa culture très

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Une question récurrente : l’antiaméricanisme

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Traiter de la relation entre Le Monde et les Etats-Unis nécessite d’aborder la question de l’antiaméricanisme. Pour y répondre, il faut d’abord définir ce qu’est l’antiaméricanisme. Seulement comme le remarque Vincent Martigny, « la difficulté à le définir, son usage polémique, journalistique et parfois militant contribuent à lui conférer une élasticité générée par la multiplicité de ses significations et de ses usages politiques »15. De très nombreux travaux ont été réalisés concernant l’antiaméricanisme en France et son histoire, en particulier ces dernières années par Philippe Roger16, Denis Lacorne17, Jacques Rupnik, Marie-France Toinet et Vincent Martigny en France, ou bien Jean-Philippe Mathy18, Sophie Meunier19, Max Paul Friedman20, Richard Pells21 ou Richard Kuisel22 aux Etats-Unis. Leurs appréciations sur l’antiaméricanisme français divergent profondément, de Philippe Roger, le plus sévère, pour lequel la quasi-totalité des intellectuels français est antiaméricaine, au plus ouvert, Max Paul Friedman qui défend le contraire tandis que Denis Lacorne pense que « l’antiaméricanisme est avant tout une question de perception »23. Malgré ces divergences, il nous semble qu’il est possible d’identifier un cadre commun et notamment quatre dimensions principales de l’antiaméricanisme, qui demeure fondamentalement un rejet de l’Amérique. Cela permet de proposer une méthodologie afin de répondre à la question qui nous intéresse ici : Le Monde est-il ou a-t-il été antiaméricain ?

L’antiaméricanisme primaire

La première de ces dimensions est ce qu’il est convenu de nommer l’antiaméricanisme primaire. Il s’agit là d’un dénigrement systématique, automatique et constant de l’Amérique sous toutes ses formes, son peuple, sa société, son gouvernement et ses politiques, etc. Pour un antiaméricain primaire, selon Richard Kuisel, « l'Amérique est une dystopie avec des connotations de consumérisme rampant, culture de masse vulgaire, de conformité sociale, de violence et de volonté de domination mondiale. Cette position [...], traite l'Amérique comme une idéologie »24. Ce phénomène tient davantage du réflexe, de l’émotion que de la raison. Il correspond à la définition que proposent Peter Katzenstein et Robert Keohane selon lesquels l’antiaméricanisme est une « tendance psychologique à

15

Vincent Martigny, « Le nationalisme culturel français. Récit national et usages politiques de la culture en France 1981-1995 », thèse soutenue à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, 2012.

16

Philippe Roger, L’ennemi américain : généalogie de l’antiaméricanisme français, Paris, Le Seuil, 2002, 608 p.

17

Denis Lacorne, Jacques Rupnik, Marie-France Toinet, (Dir.), L’Amérique dans les têtes, Paris, Hachette, 1986, 310 p.

18

Jean-Philippe Mathy, Extrême-Occident : French Intellectuals and America, Chicago, University of Chicago Press, 1993, 307 p.

19

Sophie Meunier, « The distinctiveness of French anti-Americanism », in Peter J. Katzenstein et Robert O. Keohane (Dir.), anti-Americanisms in world politics, Ithaca, London, Cornell University Press, 2007.

20

Max Paul Friedman, Rethinking anti-Americanism : The History of an Exceptional Concept in American Foreign Relations, op.cit., 358 p.

21

Richard Pells, Not like us : How Europeans have loved, hated and transformed American culture since World War II, New York, Basic Books, 1997, 444 p.

22

Richard Kuisel, Seducing the French : the dilemna of Americanization, Berkeley, University of California Press, 1993, 296 p. et The French Way : How France embraced and rejected American Values and Power, Princeton, Princeton University Press, 2012, 487 p.

23

Denis Lacorne et Tony Judt, With Us or Against Us, New York, Palgrave, 2005, p. 1. 24

Richard Kuisel, The French Way : How France embraced and rejected American Values and Power, op.cit., p. xix.

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développer des visions négatives des Etats-Unis et de la société américaine en général »25, c’est-à-dire un comportement irrationnel systématiquement hostile à l’Amérique.

Cet antiaméricanisme primaire a un dérivé ponctuel, un sentiment anti-américain général mais passager, sorte de crise ponctuelle en réaction à un évènement ou une décision américaine et qui correspond à une colère passagère plutôt qu’à un phénomène de fond. Il s’agit toujours d’une émotion, qui échappe à la raison, même si elle provient d’une réaction à un évènement bien concret. Mais cette émotion peut entraîner un rejet général de tout ce qui est américain, même sans aucun lien rationnel avec sa cause, ce qui nous ramène à de l’antiaméricanisme primaire. « Il est certain que les périodes de tension politique et économique entre la France et les Etats-Unis, ou les moments de crise nationale, influent directement sur l’antiaméricanisme » explique Vincent Martigny26. Cependant, au bout de quelques temps, une fois la colère passée, il disparaît.

Le refus de l’exceptionnalisme américain

La seconde dimension de l’antiaméricanisme concerne le refus de l’exceptionnalisme américain par les étrangers. Elle correspond évidemment à une définition américaine de l’antiaméricanisme. Max Paul Friedman rappelle ainsi une anecdote relative à une question bien actuelle posée aux Américains par leur presse : « Pourquoi ne nous aiment-ils pas, demande le New York Times ? Nous sommes en 1913. « Ils » désigne alors les Canadiens, et le Times pense qu’il a la réponse : animosité irrationnelle et jalousie »27.

Cette incompréhension paraît étonnante, même presque naïve. Et pour cause : l’exceptionnalisme a pour conséquence un certain idéalisme dans le regard porté outre-Atlantique sur les relations internationales. La plupart des Américains sont persuadés des vertus de la République modèle et de la pureté du dessein des Etats-Unis, il s’agit là du mythe de l’innocence. Pour eux, leurs valeurs sont universelles et correspondent au dessein de l’humanité pour ne pas dire au dessein de Dieu : la destinée manifeste de l’Amérique. En conséquence, leur pays a pour ambition la paix, la liberté et l’intérêt général de la planète. C’est un pays vertueux et généreux, qui devrait être aimé et copié par tous les peuples et toutes les nations du monde. Richard Pells écrit : « Depuis près de quatre siècles, les habitants des Etats-Unis d’Amérique présument qu’ils sont un peuple choisi, une société modèle, et que tous les autres peuples veulent soit venir dans le nouvel Eden, soit en construire une réplique dans leur propre pays »28. Les relations internationales sont-elles conduites par l’intérêt ou les sentiments ? Pour la majorité des Américains, les Etats-Unis ne sont pas une nation intéressée, mais une nation qui n’a comme objectif que de faire le bien. Henry Kissinger a écrit un livre qui a pour titre : l’Amérique a-t-elle besoin

d’une politique étrangère29, en forme de plaidoyer pour que son pays en ait une, c’est-à-dire pour qu’il définisse ses intérêts et les actions qu’il entend mener pour les

25

Peter J. Katzenstein et Robert O. Keohane (Dir.), anti-Americanisms in world politics, cité dans Vincent Martigny, « Le nationalisme culturel français. Récit national et usages politiques de la culture en France 1981-1995 », op.cit.

26

Vincent Martigny, « Le nationalisme culturel français. Récit national et usages politiques de la culture en France 1981-1995 », op.cit.

27

Max Paul Friedman, Rethinking anti-Americanism : The History of an Exceptional Concept in American Foreign Relations, op.cit., p. 1.

28

Richard Pells, Not like us – How Europeans have loved, hated, and transformed American culture since World War II, op.cit., p. xiii.

29

Henry Kissinger, Does America need a foreign policy ?, New York, Simon & Chuster, 2002, 352 p.

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atteindre. Pour un Américain, cela n’a rien d’évident, bien au contraire. Pour la majorité des habitants des Etats-Unis, il semble totalement incompréhensible de ne pas être aimé naturellement par les non-Américains. Ceux qui s’y refusent sont alors accusés des pires maux de la terre, à commencer par la jalousie, toutes accusations résumées dans la notion d’antiaméricanisme. Stephen Walt écrit ainsi que « les Américains pensent que la noblesse de leurs buts est évidente pour tout le monde, et donc que seuls des régimes malfaisants ou agressifs nourrissent des craintes vis-à-vis de la puissance américaine »30.

Au-delà de cette naïveté, l’exceptionnalisme se traduit par l’ambition de leadership : la République modèle est sans doute (logiquement diront certains) devenue le pays le plus riche et le plus puissant du monde. Mais aux yeux des Américains, cette puissance et cette richesse ne sont que des moyens. L’exceptionnalisme américain et non seulement le pragmatisme, conduit les Etats-Unis à revendiquer le rôle de leader naturel du monde, ou au moins du monde libre. Il s’agit pour l’Amérique d’être le leader des pays ayant le bien comme dessein face à ceux qui ont le mal comme dessein. A la fin de la guerre froide, Bill Clinton proclame même que « l’Amérique se dresse seule comme la nation indispensable (indispensible nation) pour le monde ! »31. Il paraît dès lors inconcevable aux Etats-Unis qu’un pays étranger puisse décemment contester ce rôle, ce leadership et donc cet exceptionnalisme, au nom de la liberté ou au moins de l’autonomie. Avec la France, l’incompréhension est à son comble puisque celle-ci non seulement conteste l’universalisme et le leadership américains, mais elle propose à la place son propre universalisme, celui de la patrie des droits de l’homme. Les valeurs que ces deux universalismes (ou ces deux narcissismes) promeuvent ne sont pas très éloignées, mais le pays de référence n’est pas le même. Comme l’explique Richard Pells : « Les Américains et les Français se voient comme des sociétés modèles, chacune avec la mission de porter les idéaux de leurs révolutions respectives aux confins de la planète. Les Américains parlent au nom de la démocratie et les Français défendent la civilisation, mais leurs ambitions mondiales sont également grandiloquentes »32.

L’exceptionnalisme a aussi un rapport avec la légitimité. Il apparaît que le refus de l’exceptionnalisme américain est une contestation de ce que Weber appelle la légitimité charismatique33 des Etats-Unis, puisque cette légitimité tient au caractère supposé exceptionnel de ce pays. Elle vaut naturellement à ses contestataires la qualification d’antiaméricanisme par les tenants de l’exceptionnalisme américain. Ces contestataires sont cependant rarement accusés de ne pas croire en l’Amérique, accusation subjective. Ils sont plutôt accusés de refuser les valeurs universelles issues des Etats-Unis que sont la démocratie, la justice, le droit au bonheur et au bien-être, accusations fondées apparemment sur la raison, mais en réalité liées intimement à la croyance en l’exceptionnalisme américain.

Evidemment, ce sentiment américain est augmenté par tous les préjugés qu’ont les habitants des Etats-Unis sur le reste du monde. Ceci dit, chaque pays, chaque peuple a ses préjugés sur les autres, panaché de méconnaissance et de simplification hasardeuse, surtout les grands qui tendent à se suffire à eux-mêmes. Les Etats-Unis sont loin d’être une exception en la matière : « Les représentations stéréotypées nationales ne sont pas belles, qu’elles soient le fait d’étrangers sur les

30

Stephen Walt, Pourquoi le monde n’aime plus les Etats-Unis, Paris, Demopolis, 2008, p. 77.

31

Richard Kuisel, The French Way : How France embraced and rejected American Values and Power, op.cit., p. 251.

32

Richard Pells, Not like us – How Europeans have loved, hated, and transformed American culture since World War II, op.cit., p. 184.

33

Elisabeth Kauffmann, « Les trois types purs de la domination légitime de Max Weber », Sociologie n°3, vol. 5/2014.

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Américains ou d’Américains sur les étrangers, mais elles semblent être une réaction humaine classique aux différences culturelles, surtout en temps de conflit international »34. A cela s’ajoute le principe américain d’optimisme. Le pessimisme comme la critique de la nation sont mal perçus en Amérique. Un tel comportement est considéré comme un-american. Corine Lesnes raconte ainsi que dans l’épopée de Lewis et Clark, une des histoires fondatrice du mythe américain, le suicide du héros, le capitaine Lewis, a très longtemps été passé sous silence. C’était un fait impossible au pays de l’optimisme viscéral, un-american35.

On est naturellement en droit de contester cette vision essentiellement américaine de l’antiaméricanisme, même si une partie des anti-antiaméricains européens la partagent également. Les Américains sont libres de croire qu’ils sont le peuple choisi par la providence et que leur pays a une destinée manifeste (manifest

destiny). Mais cette croyance n’est pas un argument valable pour qualifier

d’antiaméricains ceux qui ne reconnaissent pas l’exceptionnalisme américain. C’est pourtant souvent le cas. Comme l’écrit Max Paul Friedman : « Dans la mesure où l’exceptionnalisme américain est une valeur centrale pour les Américains, la croyance selon laquelle l’antiaméricanisme est la cause de toute opposition étrangère est le corollaire logique de cette affirmation exceptionnaliste »36. Il convient d’en tenir compte, de respecter même cette croyance comme toutes les autres. Mais elle n’est pas un argument scientifique.

Le regard critique français sur l’Amérique et les Américains

Il y a sans doute un regard critique de l’Amérique en France. C’est la troisième dimension de l’antiaméricanisme. Richard Kuisel remarque qu’en France, « le gaullisme et le communisme, chacun à sa manière, ont été les piliers de l’antiaméricanisme »37 et par conséquent du regard critique français sur l’Amérique. Mais cette critique correspond-elle à un rejet de l’Amérique et sur quoi porte-t-elle ?

Toute critique, même sévère, n’est pas nécessairement mauvaise ou illégitime. A moins de refuser la critique, de considérer que l’Amérique est parfaite, ce qui ne semble sérieux pour aucun pays, il y a nécessairement une part légitime dans la critique française sur les Etats-Unis. Il ne s’agit pas ici d’en faire la liste. Il est vrai que ces critiques ne sont pas toujours bien acceptées en Amérique et comme l’explique Fabrice Serodes, « la France, en particulier, y passe pour un empêcheur de tourner en rond »38. Ainsi, au moment où Georges W. Bush se propose d’envahir l’Irak de Saddam Hussein, Thierry de Montbrial explique dans les colonnes du

Monde : « A Phnom-Penh, de Gaulle ne fut pas antiaméricain. Ceux qui, depuis des

semaines et des mois, auront essayé de mettre les Etats-Unis en garde contre les risques d'une intervention politiquement mal préparée en Irak, ne le sont pas davantage »39.

Nous verrons par la suite l’ensemble des critiques que Le Monde formule à l’égard de l’Amérique. Il est intéressant de s’arrêter sur l’une d’entre elles, plus marquée. En effet, une tendance traditionnelle du regard français sur l’Amérique est

34

Max Paul Friedman, Rethinking anti-Americanism : The History of an Exceptional Concept in American Foreign Relations, op.cit., p. 230.

35

Corine Lesnes, Amérique, années Obama, Paris, Rey, 2012, p. 345. 36

Max Paul Friedman, Rethinking anti-Americanism : The History of an Exceptional Concept in American Foreign Relations, op.cit., p. 7.

37

Richard Kuisel, The French Way : How France embraced and rejected American Values and Power, op.cit., p. 3.

38

Fabrice Serodes, « L’anglophobie est morte ! Vive l’antiaméricanisme – Continuités et ruptures d’un anti-hégémonisme », Sens Public, 2005/5, p. 7.

39

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le refus de ce caractère hégémonique que confère aux Etats-Unis l’exercice de leur leadership ajouté à leur puissance comme l’explique Richard Kuisel : « l’Amérique, dans l’après guerre froide, posait un dilemme parce que la France voulait un allié mais se trouvait face à un hégémon »40. La puissance de l’Amérique la conduit régulièrement à un unilatéralisme, plus ou moins marqué selon les administrations, qui heurte plus particulièrement les Français toujours en proie à cette volonté d’indépendance ou d’autonomie proclamée par le général de Gaulle et reprise par tous ses successeurs : « Nous sommes un grand pays qui ne doit rien à personne. Nous n'avons aucune raison de baisser la tête devant qui que ce soit »41. Cette position non seulement est constante, mais aussi centrale pour la politique étrangère française comme le relève encore Richard Kuisel : « Les Français recherchent une plus grande indépendance vis-à-vis des Etats-Unis comme une fin en soi »42. Le problème est que les Américains ne l’entendent pas ainsi, bien au contraire, comme l’écrit Stephen Walt : « Plus que chez la plupart des superpuissances, la foi de l’Amérique en sa droiture conduit aussi bien ses dirigeants que ses citoyens à écarter la possibilité que les autres puissent percevoir la puissance américaine comme préoccupante ou menaçante »43. Ce refus de l’hégémonie américaine marque profondément le regard français sur l’Amérique et est source d’une grande incompréhension avec elle.

Nombre de Français ont tendance à simplifier et distinguer deux Amériques. L’une est le symbole du mal, de l’exploitation des hommes par les hommes, c’est-à-dire du capitalisme débridé, de l’impérialisme, bref de tous les maux dont on peut l’accuser. Elle comprend ses gouvernements, avec des variantes selon en particulier s’ils sont conservateurs, ou bien progressistes, même si l’on ne peut pas établir de règle absolue en la matière. L’autre Amérique est celle de la solidarité, de la contre-culture, de la gauche américaine voire des démocrates. Cependant, cette division paraît artificielle. Ces deux Amériques ne semblent pas vraiment dissociables, elles forment un tout. De plus, cela paraît une manière d’adoucir une critique parfois presque systématique de l’Amérique comme le propose Philippe Roger : « L’un des secrets de la longévité du discours antiaméricain est de s’être donné, face à l’ennemi américain (assimilé au Yankee et à l’Anglo-Saxon), des amis d’Amérique : les Noirs, les Indiens, les Sudistes »44.

A l’inverse, le regard français sur l’Amérique se nourrit lui aussi de préjugés, clichés et stéréotypes faits de méconnaissance et de simplification. Ils sont fort anciens : « Les thèmes, les stéréotypes et les clichés souvent nés dans la période prérévolutionnaire se reproduisent et se chevauchent tout au long des XIXème et

XXème siècles »45. Celui sur la pauvreté culturelle des Américains est l’un des plus communs. Jean-Claude Barreau46 écrit un jour dans une tribune dans Le Monde : « Le niveau de culture de la population du Middle West est incroyablement bas, même dans des villes aussi peuplées que Lyon. Il serait impossible, par exemple, de trouver, dans un pays pourtant quatre fois plus peuplé que le nôtre, un million de

40

Richard Kuisel, The French Way : How France embraced and rejected American Values and Power, op.cit., p. 210.

41

Charles de Gaulle, allocution à Lacq, 17/02/1959. 42

Richard Kuisel, The French Way : How France embraced and rejected American Values and Power, op.cit., p. 148.

43

Stephen Walt, Pourquoi le monde n’aime plus les Etats-Unis, op.cit. p. 77. 44

Philippe Roger, L’ennemi américain : généalogie de l’antiaméricanisme français, op.cit., p. 162.

45

Jean-Philippe Mathy, Extrême-Occident : French Intellectuals and America, op.cit. p. 13. 46

Jean-Claude Barreau est un écrivain français. Engagé en politique, il fut conseiller de François Mitterrand, Charles Pasqua et de Jean-Louis Debré.

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