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société. L économie ne peut se substituer au politique, qui organise la relation aux autres.

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«

Revue des Deux Mondes – L’idée de cet entretien autour de Malaise dans la culture de Sigmund Freud (1) est partie d’un éditorial de Michel Crépu (2) dans lequel il évo- quait non pas un malaise dans la civilisation, mais « les contours d’une nouvelle civilisation ». Peut-être faudrait-il avant toute autre question préciser la différence entre « culture » et « civilisation » ?

Jacques Sédat Même si j’ai constaté que le Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert) ne fait pas vraiment la différence entre les deux notions, pour ma part, je fais la distinction entre la « culture », qui concerne le rapport de l’homme à l’homme, donc au politique, et la « civilisation », qui concerne le rapport de

l’homme à la technique. Nous avons donc d’un côté le politique et de l’autre l’écono- mique en tant qu’organisation du travail dans la Cité, à partir d’une conception de la société. L’économie ne peut se substituer au politique, qui organise la relation aux autres.

C’est pourquoi, dans le chapitre vii de son

« Y »

OU LE MALAISE DU DÉSIR

› Entretien avec Jacques Sédat

réalisé par Gérard Albisson

Jacques Sédat est psychanalyste, vice-président de l’Association internationale Interactions de la psychanalyse (A2IP), membre d’Espace analytique et corédacteur en chef de la revue Figures de la psychanalyse. Il est notamment l’auteur de Sigmund Freud. Les grandes étapes de la pensée freudienne (Armand Colin, 2013).

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Malaise dans la culture, Freud fait bien la distinction entre la tentation de se protéger en se fondant dans une « masse compacte » pour rester

« en indivis avec un objet extérieur ». Il trace ainsi une certaine concep- tion de la culture et, pourrait-on dire, de la civilisation.

Il est vrai qu’au XVIIIe siècle, les philosophes et toute l’Europe parlaient plutôt de civilisation pour désigner la relation de l’homme à l’homme, et donc au politique, alors que Freud parle de civilisation dans le sens du rapport de l’homme à la technique. C’est ce qu’illustre cette phrase d’Auguste Comte quand il définit sa politique positiviste :

« Il faut substituer au gouvernement des hommes l’administration des choses. » Une telle démarche signe l’abolition de la sphère du poli- tique, comme si l’harmonie d’une société pouvait s’organiser seule- ment à partir de l’économique.

Revue des Deux Mondes – Mais que faire avec une économie qui en est presque au niveau zéro de l’imagination créatrice ? Pourquoi en est-on arrivé si bas, à ce degré de l’invention, de la création, qui engendre un malaise poussé à l’extrême ? Vers quoi risquons-nous d’aller ?

Jacques Sédat Nous pourrions aller vers un monde où les humains sont traités comme des objets. Maintenant, on vend des footballeurs comme on vend des objets.

Revue des Deux Mondes – On vend même des ventres !

Jacques Sédat Nous sommes là face à du pur économisme, dans la mesure où l’on voudrait gérer par des solutions financières ce que peut être la vie en commun, où l’on croit régler tous les problèmes en recourant à des taxes ou à des impôts. Le mécontentement que cela suscite et le malaise que beaucoup ressentent aujourd’hui paraissent liés à l’absence d’un réel projet de société. « L’économisme » dans lequel nous sommes a pris le pas sur « l’économie » qui, étymologique- ment, s’applique à la vie en commun, telle qu’Aristote a pu la définir, avec un engagement des citoyens dans la gestion de la Cité.

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Je voudrais également revenir sur la vision qu’expose Freud dans Malaise dans la culture, car elle n’est pas très éloignée de celle de Hannah Arendt quand elle dit que l’humain relève de la vita activa, et non pas de la vita laborans. La vie ne se définit pas par l’attachement de l’homme au travail, qui est une forme d’arrachement de l’homme à la nature, mais, dans les sociétés modernes, par le passage à la reconnaissance des autres.

Cette année 2013 marque non seulement le centenaire de Totem et Tabou, mais aussi celui d’un texte peu connu de Freud, « L’intérêt de la psychanalyse », qu’il a publié dans la revue Scientia, éditée en Suisse.

Freud y définit la psychanalyse comme appartenant aux sciences de la nature (Naturswissenschaften), alors qu’il place la philosophie et la religion du côté des sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften), dans la mesure où elles font système et ont une dimension systématique. S’il prend cette précaution qui paraît anticiper sur Malaise dans la culture, c’est que, pour lui, la psychanalyse est d’abord et essentiellement une méthodologie fonctionnelle. Ce n’est pas une vision du monde. Et en tant que théorie, la psychanalyse est inachevable et inachevée. Freud a retenu la leçon de Charcot, qu’il cite à plusieurs reprises : « La théorie, c’est bon, mais ça n’empêche pas d’exister. » Il est convaincu de la relativité de toute théorie. La priorité du psychanalyste est de se mettre à l’écoute des faits psychiques, la théorie n’intervenant qu’au second plan. Ce qui n’est plus toujours le cas, dans le monde psychanalytique actuel, dans la mesure où certains – patients et analystes –, confrontés à l’effacement des visions du monde, ont tendance à attendre de la psychanalyse un substitut de celles-ci.

Revue des Deux Mondes – Vous n’êtes pas d’accord avec cette posi- tion actuelle ?

Jacques Sédat Je suis en total désaccord avec ce primat de la théo- rie sur la clinique et sur la pratique psychanalytique. En 1913, Freud met en évidence qu’il peut être tentant pour certains de concevoir le transfert comme l’évitement d’un travail psychique sur soi, afin de rester en fusion avec le groupe et dans l’allégeance envers certaines

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figures idéalisées, qu’il s’agisse de personnes ou d’institutions. Bien au contraire, pour Freud, il est clair que le transfert n’est pas pour l’ana- lysant un transfert sur l’analyste en tant que personne, en tant que figure d’un grand homme, mais en tant que représentant possible et virtuel des figures du passé, que le patient retrouve ainsi dans le cadre de la cure, ce qui lui permet de revisiter son histoire et d’oser la réécrire pour s’alléger du poids de son passé.

Revue des Deux Mondes – Dire que la psychanalyse n’est pas une vision du monde me paraît tout à fait juste, si l’on prend la psychana- lyse comme une idéologie ou comme un lieu culturel ou social.

Mais vous rappelez souvent dans vos textes à propos de ce qui se passe dans le cabinet entre l’analyste et l’analysant que c’est tout l’enjeu du singulier, du particulier, au-delà même effectivement de l’analyse. C’est pourquoi, même si le terme « transmission » est plus que discutable, il me semble qu’il se transmet malgré tout « quelque chose » dans l’exercice même de la cure analytique.

Pour le sujet, pour l’être parlant, ce sont les questions : « Qu’est-ce que je fais avec la parole ? Qu’est-ce que je fais avec les mots ? Quelle est ma vérité ? » Et c’est dans ce sens-là, à mon avis, que la psychanalyse véhicule malgré tout une certaine conception du monde : le fait que pour chaque être qui vient rencontrer un psychanalyste avec ses symp- tômes, celui-ci permette a minima qu’il trouve ou retrouve cette dimen- sion d’avoir affaire avec les mots. L’analyse permet au patient de se repositionner, de trouver une autre dimension dans son rapport au réel.

C’est peut-être l’énoncé « conception du monde » qui est à réinter- roger. Mais s’il y a quelque chose qui insiste dans le malaise dans la culture, c’est bien la défaillance de la parole, par le biais de l’éco- nomique, entre autres, comme vous le dites. Que veut dire « par- ler » maintenant ? Quand on a un téléphone portable, une tablette numérique ou la commande de sa télévision à portée de main, quel est le rapport aux autres, à la parole ? La psychanalyse ne met-elle pas le doigt sur cette défaillance qui se développe ? Le malaise ne réside-t-il pas là ?

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Jacques Sédat Je vous l’accorde tout à fait, mais je voudrais seu- lement rappeler ici ce que vise la psychanalyse : Freud le précise en citant un vers de Virgile, tiré de l’Énéide dans son exergue à l’Interpré- tation du rêve : « Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo », ce qui est généralement traduit ainsi : « Si je ne peux fléchir les dieux d’en haut, je saurai mouvoir l’Achéron. » Cet exergue a été précaution- neusement choisi par Freud, qui en parle dans ses lettres à son ami Wilhelm Fliess, avec lequel il a pu faire son autoanalyse. Et l’échange épistolaire relativement incisif que Freud a, le 30 janvier 1927, avec le philosophe et germaniste Werner Achelis, qui critique ouvertement l’Interprétation du rêve, permet à Freud de préciser pourquoi il a choisi ce vers en exergue à cet ouvrage. Pour lui, en effet, l’expression « Ache- ronta movebo » a le sens très riche de « remuer le monde souterrain ».

La psychanalyse, telle que la construit Freud peu à peu, a donc pour objet d’arracher chaque être humain aux mythologies, aux visions du monde religieuse et philosophique, ainsi qu’aux avatars de son histoire propre, pour accéder à une forme de subjectivation qui se réalise à partir de ses propres souhaits dans leur singularité.

La psychanalyse vise à la réalisation ou à l’effectuation d’un sujet qui peut échapper à cette « masse compacte » que sont les institutions dans lesquelles on n’est plus soi-même, dans lesquelles on négocie son identité en recherchant parfois une forme d’allégeance à des figures idéalisées, au risque de se perdre soi-même de vue. Accepter de se séparer de la majorité compacte, telle est pour Freud l’une des visées de la cure analytique.

Revue des Deux Mondes – Cela ne peut-il pas être une conception du monde ?

Jacques Sédat Il est vrai qu’on peut y trouver une certaine conception du monde, dans la mesure où ce qui en est question, c’est un sujet encore à naître. Cependant l’analyste, en tant que tel, n’a rien à transmettre. J’use volontiers de cette boutade : l’analyste ne peut transmettre que de l’angoisse, c’est-à-dire permettre à un

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sujet de se détacher de ses objets pour devenir un individu séparé.

Séparé des pensées des autres, séparé des corps, et s’arrachant au corps social.

Lorsque par exemple, dans sa période communiste, un vieil ami déclarait à ses khâgneux : « Si vous entrez au Parti, vous serez au ni- veau du concept », il présentait en quelque sorte le politique comme une discipline qui pourrait permettre de faire l’économie d’un exercice solitaire de la pensée. Et le projet marxiste ou marxien, c’est de ne plus avoir à penser la vie commune, parce que ce sera l’autoréalisation de l’homme nouveau, par l’effacement du politique.

Revue des Deux Mondes – Pensez-vous qu’on en soit là ?

Jacques Sédat Oui, dans la mesure où, maintenant, on pourrait dire que les jeunes sont souvent dans la civilisation de ce que j’appelle

« l’Y » : une oreillette dans chaque oreille, branchés à quelque chose qui n’est là que pour boucher leurs oreilles et les empêcher de parler.

Et là, je vous rejoins tout à fait : cette mode peut aller jusqu’à l’efface- ment de la parole. Il s’agit d’une forme de régression qui rejoint celle de l’enfant qui a besoin d’être bercé par le son de la parole de la mère.

Et souvent ce ne sont pas des paroles, mais des musiques, qui consti- tuent une sorte d’autoréassurance dans la solitude. Mais l’isolement qui caractérise chacun, dans ce monde sans parole, c’est tout à fait le contraire de ce que Freud appelait Einzermensch, « l’homme dans sa qualité unique », un homme qui a la capacité de se séparer de diffé- rents corps et de ne plus être « en indivision avec un objet extérieur », comme il l’écrit dans Malaise dans la culture.

La séparation des corps est nécessaire pour accéder à sa propre pen- sée et penser sa vie. S’il n’y a pas de séparation des corps, mais le ratta- chement à un corps social avec lequel on tente de fusionner, il ne peut plus y avoir de pensée. On assiste alors à la cessation de la pensée, ce qui renvoie à l’homme solitaire dont parle David Riesman dans son livre remarquable, la Foule solitaire. Cet homme qui est unique peut justement entrer par la parole en relation avec la foule solitaire.

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Dans « L’intérêt de la psychanalyse », en 1913, Freud se détache de toute vision du monde pour situer la psychanalyse en tant que théorie, du côté de la science, au sens où elle est inachevable. À la différence d’un système philosophique, elle n’a pour fonction que de s’achever dans une pratique singulière, chaque fois que quelqu’un parvient à accéder à ses propres pensées.

Revue des Deux Mondes – Pour revenir à ce constat de malaise dans la situation actuelle, on a dit à propos du « mariage pour tous », que cette décision allait dans le sens du progrès. Or, quand vous parlez du primat de l’économique actuellement, comment peut-on vraiment parler de progrès, dans une civilisation qui instaure une loi telle que celle du « mariage pour tous » ? Ceux qui n’étaient pas favorables à cette loi ou déploraient la quasi-absence de concertation se sont vu opposer l’argument du progrès...

Jacques Sédat En l’occurrence, il peut s’agir d’une forme d’efface- ment du symbolique. Le progrès de la technique concerne les conditions de vie dans les familles. Dans la nouvelle préface de Corps en miettes (3), qui vient d’être réédité, Sylviane Agacinski écrit qu’il s’agit simplement de « s’adapter à la réalité sociale ». Ce qui revient aussi à s’adapter au marché des corps. Ce genre de mutation relève d’une perspective scien- tiste, dans laquelle la technique veut se substituer au désir, alors même que jamais la technique ne pourra se substituer ni aboutir au désir. Ce qu’écrit Sylviane Agacinski me paraît très pertinent à propos de la ques- tion des mères porteuses, par exemple. On est peut-être devant une mutation de la société et de la construction du sujet.

Revue des Deux Mondes – Une phrase de Freud m’a particulièrement frappé : « La beauté, la propreté et l’ordre occupent évidemment un rang tout spécial parmi les exigences de la civilisation. » Cet énoncé énigmatique me plaît beaucoup. Y a-t-il un lien avec le fait que la civi- lisation est fondée sur ce que Freud appelle, dans Malaise dans la culture, « le renforcement de la culpabilité » ?

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Jacques Sédat On peut parler d’une civilisation qui serait fondée sur le renforcement du sentiment de culpabilité, c’est-à-dire d’une autre forme d’aliénation : payer une dette infinie à l’égard de la société. C’est d’une certaine façon une nouvelle modalité de « servitude volontaire ».

Alors que la tâche de la pensée est de s’arracher aux mythologies, le renforcement du sentiment de culpabilité réside dans le fait qu’on a une dette impossible à payer. Cette dette permanente à l’égard de quelqu’un qui ne peut l’entendre et dont on ne sait pas à qui elle s’adresse voue l’individu à la contrainte de répétition. Dans son texte

« Criminel par conscience de culpabilité », Freud va jusqu’à soute- nir que certains commettent un crime seulement pour vérifier l’exis- tence de ce « sentiment de culpabilité d’origine inconnue, antérieur à l’acte ».

Revue des Deux Mondes – Il n’y aurait alors plus de pensée ?

Jacques Sédat Dans la mesure où l’on ne peut pas s’affranchir du sentiment de culpabilité, on dépend de quelque chose qui est innom- mable, non figurable, non identifiable.

Je ne peux pas ne pas faire le rapprochement avec ces lignes superbes de Baudelaire, dans « Mon cœur mis à nu » :

« Théorie de la vraie civilisation.

Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel. (4) »

Revue des Deux Mondes – On a l’impression que la culpabilité a disparu. Les gens ne se sentent plus coupables, ils « assument ».

C’est paradoxal avec ce que nous évoquons du sentiment de culpa- bilité au sujet de la dette. On peut tout dire, tout faire, sans la moindre culpabilité, a priori. On ne s’interroge pas sur ce qu’on dit ou fait. On vit dans une sorte d’immédiateté, sans après-coup, sans culpabilité...

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Jacques Sédat Il serait intéressant de prendre le temps, un jour, de creuser davantage ce qui sépare le sentiment de culpabilité du sentiment de honte. Pour Nietzsche, le monde antique ne connaît pas la culpabilité. C’est une civilisation fondée sur la honte, sur ce qui est prescrit comme convenable par les dieux, sans responsabi- lité personnelle ni possibilité d’échapper à son destin. En revanche, le monde judéo-chrétien donne naissance à une civilisation fondée sur la culpabilité et la faute, une civilisation qui invite le sujet à s’interroger, dans une logique d’implication, sur sa responsabilité personnelle.

Revue des Deux Mondes – La culpabilité a longtemps fonctionné avec le religieux, pour le meilleur et pour le pire, ne serait-ce que dans le christianisme, pour prendre un seul exemple. Vous avez écrit récemment que dans Malaise dans la culture, Freud voit le rôle du religieux du côté du sectaire. Et vous évoquez le retour d’un cer- tain religieux aujourd’hui. Ne pourrait-on pas mettre celui-ci du côté d’une culpabilité qui ne serait pas normative ? Une culpabi- lité qui serait créatrice, qui n’empêcherait pas de parler. Pourrait-on entendre le retour d’un certain religieux plus favorablement, d’une manière qui ne soit pas régressive, négative, ce qui serait le pire de tout ?

Jacques Sédat Il y a deux formes de retour au religieux. Un retour qui se situe du côté du communautarisme et qui se traduit par une retribalisation dans le groupe. Nous sommes là face à ce qui caractérise l’essence de tout fondamentalisme. Il y a un autre retour au religieux, entre autres chez certains protestants et catholiques qui, après avoir abandonné toute pratique, tentent de situer et de penser leur exis- tence. La fonction du religieux est de cet ordre, pour eux.

Revue des Deux Mondes – Il y a une quarantaine d’années, en 1969, Jacques Lacan, dans son séminaire « Le désir et son interpréta- tion » (5) déclara que le malaise dans la culture, c’est le malaise du

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désir. C’est une formule plutôt énigmatique. Comment l’entendez- vous ? Comment définit-on concrètement, dans la réalité, le malaise du désir ? En quoi la société actuelle pourrait-elle le refléter ? Jacques Sédat C’est en effet énigmatique, mais très parlant. On peut parler de malaise du désir dans le sens où, tout comme Freud a anticipé sur la civilisation dans laquelle nous sommes, Lacan a anticipé sur ce qu’est la civilisation actuelle. Cela permet ensuite à chacun de construire la relation à l’autre comme garant de son identité. Lacan reprend ici la dialectique de la reconnaissance chez Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit. Il n’y a de conscience de soi que par et pour une autre conscience de soi, c’est-à-dire dans le passage à l’autre. Nous sommes à l’opposé de l’auto-affection que revendique Jean-Jacques Rousseau dans les Rêveries du promeneur solitaire, quand il affirme : « Je me nourris de ma propre substance. » Pour Lacan, le désir naît dans le passage à l’autre. Ce n’est pas de l’ordre de l’adaptation à une priorité sociale ou à une mode.

Le malaise du désir est lié à la question de la reconnaissance de l’autre. Bertrand de Jouvenel propose d’ailleurs cette heureuse défi- nition du politique : « le voyage en Aultrie ». Lacan, d’une certaine façon, ne fait que reprendre quelque chose qui est de l’ordre du Wunsch freudien (le souhait) en tant que le Wunsch s’origine dans une relation d’inconnu. Et le but de l’analyse est de chercher la façon dont on s’est construit pour pouvoir accéder à l’autre. Le malaise du désir, c’est l’impossibilité de reconnaître l’autre.

Dans les sociétés holistes qu’étudie Françoise Héritier, en particulier les sociétés où il y avait des relations sexuelles entre hommes, elle signale qu’il ne s’agissait pas d’un choix volontaire. Ce n’était pas de l’ordre du désir, mais imposé par la masse compacte de la société. Aujourd’hui, le progrès ou le changement de modèle social consiste dans le fait qu’on peut choisir ses partenaires, qu’il soit du même sexe ou de l’autre.

Revue des Deux Mondes – Dans son dernier livre, l’Identité malheu- reuse (6), Alain Finkielkraut fait le constat qu’en gros, plus rien ne va, qu’il n’y a plus grand-chose qui tienne encore debout. La civilisa-

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tion est plus qu’amochée. Mais on ne peut pas sombrer dans ce qui ne serait même plus de la mélancolie ou de la nostalgie, ce serait le constat d’une sorte de fracas et d’un pessimisme absolu, sans avenir politique...

Jacques Sédat Cela revient en effet à s’immobiliser devant la catastrophe. Ce constat devrait au contraire favoriser une prise de conscience, dans une parole qui a une adresse et qui est entendue. Ce ne peut pas être un cri, parce que le cri n’est pas entendu, il est inau- dible. Il ne permet pas d’entrer en relation avec autrui. Le cri est le contraire de la palabre qui visait à accéder à l’homogénéité du groupe.

La parole qui a une adresse et qui est entendue est au principe de la démocratie, où les gens retrouvent leur individualité et leur singula- rité par la discussion au sein du débat démocratique plutôt que d’être soumis et immobiles.

Revue des Deux Mondes – On peut penser que dans le pire des scé- narios, il arriverait à la psychanalyse ce que Ray Bradbury décrit dans Fahrenheit 451, et dont François Truffaut a tiré un film. Ce ne sont pas les livres qui seraient brûlés, mais on assisterait à la disqualification, voire à l’interdiction de la parole. On se cacherait pour parler...

Jacques Sédat Je ne crois pas que nous soyons bientôt réduits à la clandestinité ! Il ne faut pas confondre une forme de totalitarisme scientiste avec ce qui caractérise le totalitarisme politique.

Hannah Arendt, qui est l’une de mes références personnelles, cite les propos d’Eichmann dans Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal : « Je compris que j’aurais à mener une existence per- sonnelle difficile, sans guide, que je ne recevrais plus de directives de qui que ce soit, qu’on ne me donnerait plus ni ordre ni commande- ment, qu’il n’y aurait plus à consulter de règlement approprié, bref, qu’une vie inconnue auparavant s’offrait à moi. » Le témoignage d’Eichmann est significatif de la perte de repères – et de repaires –, lorsqu’on est arraché au groupe qui assurait pour chacun l’exercice de

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la pensée. C’est dans la discussion inachevable qui nous fait quitter l’ordre de la certitude qu’on peut accéder à une reconnaissance de soi, dans la confrontation aux autres. Alors, on pourrait dire qu’une « vie inconnue auparavant », c’est la même chose que lorsqu’on entre en analyse, et qu’on ne sait pas comment on en sortira.

1. Sigmund Freud, Malaise dans la culture, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2010.

2. Michel Crépu, « Édito », Revue des Deux Mondes, septembre 2013, p. 5-6.

3. Sylviane Agacinski, Corps en miettes, Flammarion, 2013.

4. Charles Baudelaire, « Mon cœur mis à nu » (XXXII), Journaux intimes, Gallimard, coll.

« Bibliothèque de la Pléiade », tome I, 1975, p. 697.

5. Jacques Lacan, le Séminaire, livre VI, « Le désir et son interprétation », La Martinière, 2013.

6. Alain Finkielkraut, l’Identité malheureuse, Stock, 2013.

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