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Ce que Tocqueville appelait les mœurs démocratiques. CHRONIQUE SUR NOTRE TEMPS De l usage de la parole en démocratie : «Tout dire»?

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CHRONIQUE SUR NOTRE TEMPS

De l’usage de la parole en démocratie : « Tout dire » ?

Lucien Jaume

C

e que Tocqueville appelait les mœurs démocratiques (ensemble d’usages, de traditions et de règles impli- cites) mérite d’être interrogé aujourd’hui, sous l’angle de la parole politique au sein de l’espace public dans son ensemble. Faut-il considérer qu’un nouveau « régime de parole » (au sens du régime d’un moteur) est maintenant caractéristique du régime démocratique ? Au-delà du rapprochement –  ou du jeu de mots – entre un système politique et un comportement des dirigeants et des citoyens, une question capitale est posée : peut-on tout dire ?

Du fait de techniques en pleine expansion comme le marketing en économie et la communication illimitée des réseaux sociaux, la politique en France et dans d’autres pays (Europe, États-Unis) est en train de chan- ger de visage ou de « régime d’expression ». La crise de la représentation (pour une part traduite par la perte de confiance en les « politiciens »), la défiance envers l’État, la démission des partis politiques contraints de faire arbitrer les conflits internes (système des primaires), tout cela aide au remplacement de la politique conventionnelle par des substituts ; une substitution conduite grâce aux émissions de radio du type « Les audi- teurs ont la parole » et moyennant des mises en scène médiatiques dont la campagne pour les primaires est un exemple nouveau (en France) :

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les citoyens sont appelés à « s’exprimer ». Mais s’exprimer comment ? Et exprimer quoi (1) ? On peut se demander si le comment ne l’emporte pas sur le quoi, ou si cette substitution (voire ce qui pro quo) ne va pas s’accélérer dès lors que chacun d’entre nous

rejoindrait ce mouvement en pleine accélé- ration. C’est sur ce point que les nouvelles techniques fournissent l’occasion d’un « par- ler pour parler », de donner à entendre et à voir davantage quelqu’un (moi je) qu’une situation collective à éclairer et à contrôler,

qui est bel et bien la réalité politique nationale et internationale (2). Il faudrait entrer ici dans la grande question du langage démocra- tique (que les techniciens transforment en « question de communica- tion », « éléments de langage », la « com » en plus bref), qui ne peut être développée dans ce bref essai. Bornons-nous à ces deux interrogations : peut-on tout dire dans le régime démocratique ? Faut-il tout dire ?

Le populisme contemporain : un client de la logique commerciale

L’invasion spectaculaire du « tout dire » a été visible dans la campagne électorale de Donald Trump : une personnalité remplie d’audace et voulant le montrer, tenant pour négligeables les lignes d’action traditionnelles de son parti, affirme une image grossière, provocatrice, agressive, burlesque.

Le succès final de cette campagne a confirmé qu’il y a un public – au sens à la fois du spectacle et de l’espace public – pour se retrouver dans cette image. Car le « je vais tout dire », jusqu’à l’obscénité, le juron, le sexisme le plus sordide et le racisme a bien un but : créer un effet de miroir (3).

C’est l’un des aspects du langage populiste que de faire sauter les dogmes, de faire jouir des auditeurs-spectateurs de l’acte de transgres- sion (comme dirait Freud). La démocratie de l’incontinence verbale n’est plus seulement le champ de la démagogie classique des orateurs qui a été observée à Athènes et à Rome. Elle repose sur la crise des partis poli- tiques, sur l’explosion des inégalités sociales et économiques au service de

Directeur de recherche émérite au CNRS, Lucien Jaume est enseignant à Sciences Po et à l’Institut catholique de Paris. Dernier ouvrage publié : le Religieux et le politique dans la révolution française. L’idée de régénération (PUF, 2015).

› lucien.jaume@sciencespo.fr

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études, reportages, réflexions

l’argent roi et le développement des techniques dites de communication.

Les citoyens eux-mêmes sont appelés à entrer dans la danse qu’on pour- rait appeler, de façon gentille, la « démocratie du babillage », celle où l’on peut tout dire, à toute heure du jour et de la nuit et sur tout.

Les Grecs avaient le terme hubris pour caractériser cet agir qui ne reconnaît plus de limites et qui voue le héros à une fin terrible ; nous, nous avons le babil, total dans sa forme et illimité dans ses contenus.

Le public et le privé, notamment, ne sont plus à respecter, du moment que « vous prenez la parole ». La politique n’a pas à être organisée selon des enjeux collectifs, mais devient l’affaire de vedettes (par exemple, sept à dix vedettes disent « ce qu’est la gauche »), c’est-à-dire de locu- teurs individuels, personnalisés par les procédés de la « com ». Chaque citoyen est alors appelé à se reconnaître dans un locuteur, contre les autres : cela évoque, du point de vue commercial, le supermarché où je peux choisir entre cinq ou dix marques de yaourt ; et parfois, quand il y a de l’interactif (comme on dit), on assiste à la téléréalité, autre technique de « choix démocratique concurrentiel ».

Ces comparaisons ne sont pas arbitraires, il s’agit bien du rem- placement de la politique (le lieu où l’on débat et décide de l’inté- rêt général) par le commercial et donc par le discours commercial de recherche du client (4). Or, les finalités du commercial ne sont pas les finalités du politique, qui a une autre destination que de créer du profit (pour les entrepreneurs) et de satisfaire des besoins vitaux pour les consommateurs (se nourrir, s’habiller, vivre dans des conditions décentes). Le problème est dans la confusion des deux ordres, même si, bien entendu, le politique ne peut ignorer les besoins humains.

Censurer la démocratie ? Plutôt la réformer

On me répondra peut-être : « Vous ne voulez plus de liberté de parole ? Vous regrettez la politique de papa qui enfermait la politique sur la scène parlementaire et dans le sérail du vizir chef de parti ? » Non seulement je ne le veux pas, mais ce serait impossible. Le propos est plus modeste : attirer l’attention sur une dérive à laquelle chacun risque de

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contribuer, selon la logique des actes non intentionnels et qui façonnent du collectif. On sait, depuis Émile Durkheim (les Règles de la méthode sociologique, 1895), comment le fait social se caractérise par l’effet de contrainte collective qu’il exerce sur l’individu, de l’extérieur, alors même que l’individu peut y avoir participé mais ne se reconnaît pas dans le produit auquel tous, ou une majorité, ont contribué. L’impersonna- lité du collectif voile souvent la responsabilité de chacun, et décourage d’agir. Le problème se redouble – ou l’illusion s’accroît – dans le cas de la prise de parole évoquée plus haut : chacun semble convoqué à exercer sa responsabilité de citoyen, mais pour que ce soit le cas, il faudrait un autre cadre, un autre régime d’expression que l’actuelle démocratie du babillage jouant sur l’illimité de l’offre.

En deux générations, nous risquons d’être passés à notre insu du

« tout est politique » (idée qui était en fait contestable) au « tout dire pour dire quelque chose » (5). Ce dernier état d’esprit est débilitant pour les mœurs démocratiques (6) car si n’importe quoi peut être dit, il n’y a plus de normes, de respect d’autrui, il n’y a plus finalement de politique du tout, c’est-à-dire d’attention collective au bien commun.

La guerre est le murmure inquiétant qui double ce bruit de paroles, comme la guerre commerciale impulse et déchaîne la vie économique si l’on lève toute réglementation.

Tournons-nous vers un grand prédécesseur : dans une belle utopie démocratique, Condorcet exposait en 1789 à quelles conditions les citoyens pourraient devenir juges de la réalité politique, et, en termes de droit naturel, des lois votées par les représentants :

« L’ordre social n’aura vraiment atteint le degré de per- fection auquel on doit tendre sans cesse qu’à l’époque où aucun article de loi ne sera obligatoire qu’après avoir été soumis immédiatement à l’examen de tout individu, membre de l’État, jouissant de sa raison. (7) »

Tout en décrivant cette comparaison entre le projet de loi et les droits de l’homme et du citoyen que chacun mènerait grâce au droit naturel qu’il porte dans sa conscience (8), Condorcet explique qu’il

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études, reportages, réflexions

faut considérer une longue durée historique ; cela passera par l’exa- men préalable de la Constitution soumise à la censure, puis, à une autre étape de l’histoire, par l’appropriation de certaines lois, et enfin – sorte d’idée kantienne-limite – toutes les lois seraient concernées.

La réglementation minutieuse de ces procédures, encore précisée dans le projet constitutionnel donné par Condorcet en février 1793, n’a évidemment rien à voir avec le « régime de parole » actuel. De plus, comme on le sait ou comme on devrait s’en souvenir, tout est sus- pendu chez Condorcet à la formation de l’individu (l’homme et le citoyen) apportée par l’école, facteur capital que je ne fais que signaler.

Il est utile de remémorer cette perspective. Peut-être même de rani- mer un tel idéal, qui s’était heurté aux dures réalités de la révolution française. Les promoteurs actuels de « démocratie participative » n’en ont généralement pas une connaissance claire. En tout cas, se rap- procher un peu de l’idéal supposerait de créer de nouvelles règles. La perspective est inévitablement liée au problème du régime de parole en démocratie, Condorcet l’avait vu, il faudra y revenir.

Cette chronique a été écrite avant les primaires de la gauche, mi-janvier 2017.

1. Le « soi » qu’on exprime est-il donc l’objet cherché ? De quoi parle-t-on dans l’espace qui s’étend entre message du devant de la scène et message en arrière-fond ?

2. Dans son discours d’adieu, Barack Obama lance une formulation qui a pu paraître étrange, mais qui vaut diagnostic : « Si vous en avez assez de vous disputer avec des inconnus sur Internet, essayez donc de parler à quelqu’un dans la vraie vie » (« Éditorial », le Monde du 12 janvier 2017, p. 24, traduction vérifiée sur la reproduction du discours par le New York Times). Le texte dit real life, ce qui tend à suggérer le caractère fictionnel des échanges anonymes.

3. On trouvera nombre d’éléments d’information et de renvois à des sites ou des documents complémen- taires dans l’article en ligne d’Arthur Goldhammer (observateur de la politique française, spécialiste de Tocqueville, chroniqueur de la vie américaine) : « Trump-l’œil », The American Prospect, 10 mars 2016, prospect.org/article/trump-l’œil. Le propos de Goldhammer est aussi d’étudier les mœurs américaines, dans cette conjoncture, à la lumière de Tocqueville.

4. Pour une application au cas des primaires de la droite et de la gauche, voir notre étude : « La fonction présidentielle : entre menaces et déclin », Cités, n° 69, mars-avril 2017.

5. Qui est indéfinissable en réalité.

6. Je me permets de renvoyer le lecteur à mon ouvrage sur Tocqueville (Tocqueville : les sources aristo- cratiques de la liberté, Fayard, 2008), car il est significatif que, dans ses critères de la démocratie (j’en recense quatre), Tocqueville ne peut, en 1835-1840, observer des éléments avant-coureurs de ces com- portements d’aujourd’hui. Il n’est pas, sur ce point précis, « notre contemporain ». Son intérêt personnel se porte sur l’opinion publique en démocratie, selon d’autres modes opératoires. À partir d’autres élé- ments, Arthur Goldhammer fait le même constat (The American Prospect, art. cit.).

7. Nicolas de Condorcet, « Sur la nécessité de faire ratifier la Constitution par les citoyens », Arthur Condorcet O’Connor et François Arago, Œuvres de Condorcet, tome IX, Firmin Didot, 1847-1849, p. 429.

8. Comme d’ailleurs y invite le préambule de la Déclaration de 1789 : « […] afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institu- tion politique ». Noter le « à chaque instant », qui laisse rêveur.

Références

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