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Critique de la critique de la « pensée unique » en économie politique

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Academic year: 2022

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Résumé

Après avoir proposé une histoire des pensées uniques du capitalisme qui se sont succédé jusqu’à l’actuelle offensive néo-libérale de la finance, l’auteur analyse le travail d’« inversion-invention » que le mainstream a dû effectuer dans la théorie pour se faire « économie pure » et montre comment sa revendication à la scientificité et à l’universalité exprimée à partir d’un formalisme excluant toute pensée discursive et historique a transformé la discipline en une « science-fiction économique ».

Abstract

This article proposes an history of the « pensées uniques » of capitalism successively observed until the contemporary neoliberal offensive of finance. It also analyses the “inversion-invention” operation the mainstream realizes within the theory in order to become “pure economics” and shows how its research of scientificity and universality built upon a formalism excluding any discursive, historical thought, has transformed this field into an “economic science-fiction”.

Efforçons-nous, avant d’entreprendre ce périple à travers l’économie politique, d’attacher le fil conducteur de notre discours à la réalité du monde, dont l’évidence est si brutale qu’elle finit par crever les yeux. Au risque, délibérément accepté, de paraître privilégier le percept sur le concept et tomber d’emblée du logosau pathos, contemplons un instant ce que le monde donne à voir de ses différences. Ce sont d’abord, ailleurs et au loin, à la périphérie, au Sud, d’immenses villes de tôle, de boue et de poussière, le dénuement général, les manques et l’insécurité, la violence des conditions d’existence et de travail de masses gigantesques et impersonnelles d’hommes et de femmes, d’enfants aussi, humiliés et offensés. Ce que nous avons encore sous le regard, que nous le voulions ou non, ici mais toujours de loin, au centre, au Nord, ce sont des spectres errants du XIXesiècle, des milliers d’hommes et de femmes sans abris, des vieillards solitaires,

Rémy Herrera

CNRS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (herrera1@univ-paris.fr.)

Critique de la critique de la « pensée

unique » en économie politique

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« intouchables » aux visages déformés par la misère, dépossédés et déshumanisés. Cette vision partisane et sentimentale, toute empreinte de subjectivité, semble assez bien s’accorder avec la neutre et rigoureuse objectivité de la statistique. Les 20 % les plus riches de la population mondiale disposeraient de 83 % du revenu total, tandis que la part des 20 % les plus pauvres dépasserait à peine 1 % (1). Le PNB per capitaserait de 22 770 dollars dans les « économies à revenu élevé » (925 millions d’habitants), contre 3 230 dollars pour le reste du monde, Afrique, Amérique latine, Asie, Europe de l’Est (5 milliards d’habitants), où 3 milliards d’individus, soit la moitié de la population de la planète, vivent avec moins de 3 dollars par jour (2). L’écart de revenus entre dirigeants de firmes transnationales et ouvriers du secteur informel pourrait correspondre à un rapport de un à plusieurs dizaines de milliers aux Etats-Unis, dont la structure de répartition du revenu est presque aussi inégalitaire qu’en Inde (3). En dépit de leur caractère approximatif et exagéré (4), ces chiffres témoignent de la polarisation du système mondial capitaliste (5), dont les conséquences en termes de dureté de viepour les peuples de la périphérie et, de manière générale, pour les classes populaires, se lisent jusque dans les indicateurs de durée de vie: l’espérance de vie est de 77 ans dans les pays du Nord, contre 61 ans en Asie du Sud et 52 en Afrique subsaharienne (6) ; en France, l’espérance de vie à 35 ans est de 44-45 ans pour les ingénieurs, cadres supérieurs et professions libérales, contre 38 ans chez les ouvriers spécialisés et 35 chez les manœuvres (7).

Ces données révèlent un état de fait. Mais elles ne fournissent aucun outil d’analyse pour comprendre l’enchaînement des mécanismes articulant marchés et organisations qui produisent cette polarisation systémique consubstantielle à la dynamique du capital, et qui la reproduisent sur une échelle toujours élargie. Ces outils analytiques ne peuvent être découverts que dans et par l’investigation théorique. Or, qu’observe-t-on aujourd’hui dans la théorie économique ? La domination d’un courant de pensée – nous le qualifierons très provisoirement de « néo-classique-néo-libéral- orthodoxe » – qui, face à la réalité de ces inégalités, choisit de l’exclure de son champ de vision par la négation, dès ses présupposés, de la pertinence des concepts et méthodes susceptibles de rendre compte de cette polarisation, et par l’édification compensatoire d’un paradigme fictif fait d’équilibres optimaux et d’harmonies imaginaires, prétendant à la science et à l’universalité mais toujours apologétique d’un capitalisme saisi comme unique pensable de la théorieethorizon indépassable de l’histoire. Ceci nous amènera à la question de savoir par quel étrange effet les économistes néo- classiques-néo-libéraux-orthodoxes s’accommodent du fait d’avoir à formuler des vérités scientifiques et universelles sur le fonctionnement de ce monde si extraordinairement inéquitable et violent dans lequel ils sont plongés et qui traverse de part en part leur neutralité de chercheurs.

(1) PNUD, Rapport sur le développement humain, Economica, 1992, p. 39-40.

(2) Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde, 1999, p. 213 et 131.

(3) M. Beaud, le Basculement du monde, La Découverte, 1997, p. 167-170 (d’après Banque mondiale, 1996).

(4) Ces chiffres sont certainement exagérés : ils sous-estimentles inégalités, en faisant abstraction des écarts intra-nationaux de revenus, de la propriété des moyens de production, des différences selon le sexe…

(5) Pour une discussion analytique du concept de polarisation : R. Herrera,

« Les Théories du système mondial capitaliste », Cahier de la Maison des sciences économiques, CNRS UMR 8595, Université de Paris 1, n° 76, 2000.

(6) Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde, 1997, p. 237.

(7) S. Milano, « La lutte contre la pauvreté », Problèmes politiques et sociaux, n° 751, 1995, p. 26-27.

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Une « pensée unique » est-elle pensable ?

On ne saurait a prioritenir pour seulement pensablel’existence d’une

« pensée unique » en économie politique. En tant qu’elle est constitutive – avec la sociologie et la science politique (et dans une certaine mesure l’histoire, l’anthropologie et le droit) – du cœur des sciences sociales qui s’est institutionnalisé dans ses formations et recherches depuis le XIXesiècle, l’économie est de ces domaines où la confrontation des référents théoriques est inhérente au travail du chercheur (8). Il y demeure toujours au fond un conflit irréductible entre des positions adverses inconciliables, conflit à entendre comme le moteur propulsif même qui permet à la discipline de se déployer et de ne trouver sens que dans la contradiction.

Pas plus que le sociologue ou le politologue, l’économiste ne peut se dégager de l’emprise qu’a sur sa pratique l’idéologie, ni se départir d’une subjectivité qui renvoie son jugement à la Weltanschauung et au repère philosophique qui sont plus ou moins consciemment les siens. Personne particulière, attachée à un groupe de personnes particulières, il est conduit à ne pouvoir revendiquer qu’une universalité et une vérité relatives, toujours opposées à d’autres conceptions particularistes concurrentes. Son universalisme voile donc un particularisme (ethnocentrique par exemple) – oppressif au sens où le représentant du courant détenteur du pouvoir social tend à trouver « naturel » l’état des choses qui lui est favorable – de la même manière que sa science masque une idéologie – mystificatrice en ce qu’elle dénie à la vérité scientifique sa nature profondément historique. Cette co- présence de l’idéologie et de la science laisse d’ailleurs son empreinte jusque dans l’indétermination de l’économie politique à cerner ce qui fait en propre son objet d’analyse, tant s’y avère puissante, comme l’a souligné Walras (9), l’influence des enjeux politiques qu’elle sous-tend. De tout ceci découle l’impossibilité irréversible d’identifier dans la discipline un « noyau axiomatique » (conceptuel, méthodologique, théorique) qui formerait un corpus commun aux différentes écoles de pensée et qui impulserait la recherche de façon spontanée et homogène. L’accrétion des connaissances économiques ne peut se réaliser qu’autour de paradigmes distincts, exclusifs les uns des autres (quoique pouvant donner lieu à certaines tentatives de synthèse). Selon nous, le clivage le plus profond localisable au sein de la

« communauté scientifique » (fictive) des économistes sépare, en dernière analyse, partisans et adversaires du capitalisme, ceux qui pour une raison ou une autre s’arrêtent devant la critique de son ordre social qu’ils croient amendable et ceux qui s’engagent dans sa critique radicale en rejetant l’idée d’une régulation d’un « capitalisme à visage humain ».

On perçoit par là ce qui distingue irrémédiablement l’économie politique, et avec elle les autres sciences sociales, des sciences dites « dures » : notamment mathématique (où une certaine unité se dessine entre des branches disciplinaires en communication de plus en plus directe par-delà les

(8) Voir le Rapport de la Commission

Gulbenkian : Ouvrir les sciences sociales, Descartes

& Cie, 1996.

(9) « Ce qui a séduit les économistes dans cette définition [celle donnée par J.B. Say, pour qui “les richesses se forment, se distribuent et se consomment sinon toutes seules, au moins d’une manière en quelque sorte indépendante de la volonté de l’homme”], c’est précisément cette couleur exclusive de science naturelle qu’elle donne à toute l’économie politique. Ce point de vue, en effet, les aidait singulièrement dans leur lutte contre les socialistes.

Tout plan d’organisation de la propriété était repoussé par eux a priori et, pour ainsi dire, sans

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antagonismes traditionnels) et physique (qui, malgré l’absence de théorie unifiée des forces, offre à tous les chercheurs une matrice d’équations de base). Les sciences de la matière et de la vie (chimie, biologie…) peuvent aussi progresser à partir d’un cœur théorique sûr de manière cumulative et (en un sens spécial) transcendante, par élargissement et approfondissement successifs de leurs savoirs – plutôt que par rejet définitif des anciennes théories. Mais même dans ces disciplines, où un énoncé peut être massivement reconnu comme juste et faire l’objet d’un accord entre spécialistes, l’existence d’une pensée unique est tout à fait incertaine, sinon inconcevable. En sciences physiques par exemple, il demeure des polémiques dont l’issue est ouverte et non définitivement tranchée, parce que renvoyant à des points de vue épistémologiques et, in fine,à des débats intellectuels plus larges, situés en deçà de la physique, soit dans l’élément de la métaphysique (10). Pas plus en économie politique qu’en toute autre science donc, l’idée d’une pensée unique n’est même pas à proprement parler pensable. Il ne pourra s’agir dans la discipline économique que des pensées dominantes, fussent-elles hégémoniques, mais toujours concurrencées et contingentes.

Qu’est-ce que « la pensée unique » ?

Il reste que la figure d’une « pensée unique », aux contours économicistes, est dénoncée, médiatiquement, par certains (11). Prolongeant une discussion sur l’«economic correctness» et engageant la polémique avec les tenants d’un capitalisme naturel et d’une alternance politique sans alternative économique, Ramonet fustigeait au milieu des années quatre- vingt-dix cette « traduction en termes idéologiques à prétention universelle des intérêts d’un ensemble de forces économiques, celles en particulier du capital international » (12), qui étouffe le « raisonnement rebelle » et instaure un « régime globalitaire » (analogue « à la doxa stalinienne des années cinquante » s’empressa d’ajouter Halimi). Cette dénonciation fut appuyée par plusieurs autorités intellectuelles, dont Bourdieu et quelques autres, qui appelaient à entrer dans la « résistance idéologique ». Tout le paradoxe – et pour nous l’intérêt de cette agitation médiatique – vient en réalité de ce que non seulement cette expression (la susmentionnée « pensée unique »)

« a fait florès » mais encore de ce que son succès a par trop dépassé les ambitions de ses initiateurs, au point de devenir l’un des thèmes récurrents du discours de ceux qu’elle entendait précisément condamner. Se coulèrent ainsi confortablement dans cette « critique », « journalistes de marché » et autres ejusdem farinae(mis au pas durant la guerre du Golfe et tout juste revenus de leur condamnation des mouvements sociaux de 1995), la presque totalité de la classe politique nationale (de droite comme de « gauche »), et jusqu’à certains des plus éminents représentants des forces dominantes du système mondial : Greenspan, président de la Federal Reserve des Etats- Unis, lequel mit en garde les marchés contre « leur exubérante irrationalité »,

discussion… ” (L. Walras,

« Eléments d’économie politique pure », in Œuvres économiques complètes,tome 8, Economica, 1988, p. 30).

(10) Pensons encore aux traitements du concept d’infini tout à fait différents qu’en font la philosophie (depuis le choc frontal des paradoxes de Zénon d’Elée et des paralogismes de la Physique

aristotélicienne) et la mathématique (de la découverte concomitante du calcul différentiel par Leibniz et Newton jusqu’à l’invention des transfinis par Cantor).

(11) Lire : l’Homme et la Société, « “Pensée unique”

et pensées critiques », J.-P. Garnier et L. Portis éd., n° 135, L’Harmattan, janvier 2000 ;

et, notamment, dans ce numéro : R. Herrera,

« Critique de l’économie

“apolitique” », p. 87-104.

Aussi : H. ben Hammouda, les Pensées uniques en économie, L’Harmattan, 1997.

(12) I. Ramonet, « La pensée unique », le Monde diplomatique, janvier 1995.

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Stiglitz, (ex-)économiste en chef de la Banque mondiale, qui entendait

« réguler les flux financiers », ou le spéculateur et dirigeant de groupes financiers Soros, qui nourrit l’espoir qu’il fût encore possible de « sauver le capitalisme du néo-libéralisme ».

La pensée unique néo-libérale s’est donc aisément fondue dans celle de ses « adversaires ». Ce n’était pas là l’effet, pourtant redoutablement efficace, de sa force centripète mais bien plutôt parce que ces attaques laissaient intact l’essentiel : la perpétuation du système mondial capitaliste, au-delà du perfectionnement de ses formes, la permanence de l’hégémonie étatsunienne, au-delà du réaménagement de ses forces. Car ces condamnations de la pensée unique ont toujours été celles d’un anti-néo-libéralisme, jamais celles d’un anti-capitalisme – or, de ces deux critiques, seule la seconde ressortit pleinement au projet socialiste. Ainsi, en censurant dans l’analyse toutes références théoriques à l’exploitation et aux classes, à l’appropriation sociale des moyens de production, à la construction d’une société authentiquement démocratique, à la déconnexion et au développement auto-centré, à la lutte contre l’impérialisme… (notions si dépassées que cela aujourd’hui ? (13)), ne vide-t-on pas du même coup le débat de toute possibilité d’élaborer des propositions de redéfinition des normes d’accès au marché (i.e.de dislocation des règles de l’OMC et des privilèges des oligopoles), de refonte des systèmes monétaires et financiers (i.e.de remise en cause des fonctions et sans doute aussi de l’existence du FMI et de la Banque mondiale, pour mettre fin à la domination des opérations de spéculation, orienter les investissements vers les activités productives et favoriser la stabilisation régionale des changes), de la mise en place d’une fiscalité de portée mondiale (au-delà d’une taxe Tobin, par exemple via la taxation des rentes liées à l’exploitation des ressources naturelles), d’une transformation démocratique de l’ONU (par la constitution d’une organisation capable de concilier exigences de l’universalisme et droits socio-politiques des individus et des peuples)… (14) ? C’est en fermant ces perspectives, qui sont celles d’un au-delà du capitalisme mondial et d’une transition au socialisme mondial, que l’on s’interdit de définir les critères permettant de tracer la frontière entre lededans et ledehors de cette pensée unique et que l’on se condamne à faire des réalités d’hier aujourd’hui disparues (Etat-Providence en Occident [« capitalisme national-social »], étatisme despotique à l’Est [« capitalisme sans capitalistes »], développementalisme national-bourgeois dans le Tiers-Monde [« capitalisme périphérique »]) les utopies capitalistesde demain.

La pensée unique a-t-elle une histoire ?

Dans ces conditions, la pensée unique ne saurait être autrement comprise que comme pensée unique du capitalisme ; soit ce que Marx et Engels qualifiaient d’« idéologie dominante de la classe dominante » (15). Si nous pouvons tenir, d’après eux, et après eux Althusser, que cette pensée n’a pas d’histoire (« à elle ») (16), il nous est toutefois possible de décrypter une

(13) Pour qui n’aperçoit plus le sémaphore du communisme : A. Badiou, D’un désastre obscur, l’Aube, 1998.

(14) S. Amin et R. Herrera, « Le Sud dans le système mondial en transformation », Recherches internationales, n° 60-61, vol. 2-3, p. 87-99, décembre 2000.

(15) Relire ici ce que la

« critique rongeuse des souris » a laissé du vieux

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histoire des pensées uniques du capitalisme (17) qui se sont succédé – depuis que la science économique s’est autonomisée et institutionnalisée dans un espace-temps précis : au XIXesiècle et au centre du système mondial Europe de l’Ouest/Amérique du Nord. Il s’agira alors aussi pour nous de repérer l’évolution du contenu de classe de ces pensées successives, jusqu’à l’actuelle domination de la finance sur le capitalisme mondial. Cette histoire commença avec la pensée unique bourgeoise déployée au XIXe siècle, l’idéologie « classique » du libéralisme, celle des petits propriétaires attachés aux principes de la prépondérance de marchés (autorégulés) et de la libre- concurrence (anti-monopole), engagés dans une révolution industrielle où les interventions de l’Etat jouent déjà un rôle crucial dans la formation de la « société de marché », le laissez-faire et l’accumulation primitive du capital.

Cette pensée de la « civilisation bourgeoise » sut se faire celle des « droits de l’homme » dans le discours, en acceptant la colonisation européenne et le racisme blanc en acte. L’histoire des pensées uniques se poursuivit avec un « libéralisme monopolistique », de la fin du XIXesiècle à la Seconde Guerre mondiale, issu des transformations du capitalisme par une fusion banque-industrie puissamment appuyée par un Etat ayant parachevé au centre son intégration nationale et considérablement accru ses dépenses.

Cette pensée unique sut perfectionner la démocratie bourgeoise sur la base de blocs politiques de classes, par l’alliance du capital avec les classes moyenne et/ou aristocratique, en se muant le moment venu en fascisme (ou en l’un de ses sous-produits), là où la classe ouvrière gagnée au communisme menaçait directement son hégémonie : révolution spartakiste en Allemagne, mouvement des conseils en Italie, république en Espagne, Front populaire en France. A partir de 1945 et jusqu’au début de la décennie 70, la pensée unique du capitalisme se transforma, sous les pressions conjuguées des victoires militaires de l’Armée rouge, des luttes syndicales et partisanes du prolétariat occidental et des succès des mouvements populaires périphériques anti-colonialistes, en « libéralisme national-social ». Cette pensée, cimentée au Nord autour du compromis keynésien, sut parfaitement concilier progrès social intra-muroset guerres coloniales génocidaires, soutiens criminels directs aux dictatures néo-fascistes et appuis étatiques systématiques des stratégies crûment impérialistes des firmes transnationales occidentales au-dehors (18).

La fin de la décennie 60 a marqué, on le sait, l’entrée en crise du système capitaliste dans les pays du centre, repérable tout spécialement dans le déclin des taux de profit. Cette crise s’est généralisée dans les années soixante- dix, avec le basculement de l’ensemble du système dans le chaos monétaire et financier international, le chômage de masse et l’explosion des inégalités. Les fondements du Welfare Stateoccidental (et la progression de concert du salaire et de la productivité), qui trois décennies durant avaient fait la preuve de leur efficacité en assurant l’essor de l’après-Guerre, devenaient inopérants. La conjonction de la remise en cause du modèle de régulation du capitalisme au Nord (confronté à la stagflation dans les années

manuscrit des deux jeunes gens (l’Idéologie allemande, Editions sociales, p. 44-45).

(16) L. Althusser, Sur la Reproduction, Actuel Marx, PUF, p. 209.

(17) S. Amin, Critique de l’air du temps,

L’Harmattan, p. 27-46.

(18) Ces appuis sont aussi supra-étatiques. La Banque mondiale, par exemple, a pleinement pris son essor après 1968 et la présidence de McNamara – lequel s’était déjà

personnellement occupé de « développement », au Viêt-nam (avant de présenter ses excuses [au seul peuple américain]

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soixante-dix), de l’échec des plans de développement des bourgeoisies nationales au Sud (mise en évidence par la crise de la dette des années quatre- vingt) et de l’effondrement du bloc soviétique à l’Est (achevé au tout début des années quatre-vingt-dix), provoqua une modification très profonde du rapport de force capital-travail à l’échelle mondiale. C’est seulement dans ce nouveau contexte global de recul des positions de force conquises par les travailleurs et les peuples de la périphérie à la suite des victoires sur le fascisme et le colonialisme, et de réorientation consécutive des politiques économiques destinées à gérer la crise de l’expansion du capital et à consolider le retour au pouvoir de la finance, qu’est envisageable la compréhension du déploiement mondialisé de l’offensive néo-libérale.

La nouvelle pensée bourgeoise néo-libérale du capitalisme Les dogmes néo-libéraux sont connus. Au niveau national, il s’agit : i.de mener une stratégie anti-étatique agressive, se traduisant par la privatisation des entreprises publiques (soit la déformation de la structure de propriété du capital au profit du secteur privé) et la réduction des dépenses budgétaires (associée au démantèlement de la protection sociale) et

ii.d’imposer la rigueur salariale, permise par l’effacement des « rigidités syndicales », comme pivot d’une désinflation (« compétitive » dans sa version française) prioritaire sur toute autre considération (soit un partage de la valeur ajoutée favorable au capital et le maintien de taux d’intérêt réels élevés).

Au niveau international, ils visent :

i. à perpétuer la suprématie du dollar sur le système monétaire international (par l’adoption des changes flexibles, d’où son contrepoids européen d’une monnaie unique soumettant à sa loi toute la politique économique) et

ii. à promouvoir le libre-échange (avec abaissement des barrières protectionnistes et libéralisation des transferts de capitaux). La normalisation planétaire de cette stratégie globale de « dérégulation » des marchés – à appréhender comme une « re-régulation » de ces derniers par le seul capital mondialement dominant – relève des fonctions du complexe formé par les organisations internationales (FMI, Banque mondiale, OMC) et les instances monétaires et financières locales (Banques centrales « indépendantes », ministères des Finances) – le dispositif tout entier étant placé, jusqu’à ce jour, sous hégémonie des Etats-Unis, dont la composante militaire garantit en dernier ressort, par la guerre si besoin est, le fonctionnement du système mondial capitaliste.

Les politiques néo-libérales, conduites sous l’égide de la finance, cherchent ainsi, nous l’avons dit, à gérer la crise de l’expansion du capital. Cette gestion capitaliste de la crise consiste, face à l’insuffisance des possibilités d’investissements rentables pour les profits tirés de l’exploitation capitaliste, à élargir les débouchés de l’excédent de capitaux flottants afin d’éviter leur dévalorisation. Bien qu’elles ne soient pas parvenues, depuis trois

pour « les erreurs commises »).

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décennies, à sortir le système de la crise, ces politiques sont rationnelles du point de vue du capital : elles lui offrent, sur des marchés de capitaux libéralisés, l’opportunité d’une fuite en avant dans des placements financiers spéculatifs, extrêmement profitables pour lui, et assurent la continuité des transferts de surplus du Sud vers le Nord, grâce aux stratégies de gestion (i.e. de remboursement du service) de la dette et aux programmes d’ajustement structurel, imposés unilatéralement aux pays pauvres par la force d’institutions internationales sous contrôle nord- américain. Mais ce choix de gestion du système, répétons-nous, fait des victimes, nombreuses – qu’il faudra peut-être un jour apprendre à compter en unités physiques (en morts d’hommes) et à localiser spatialement (pour l’essentiel dans la périphérie d’un système mondial au sein duquel la circulation de toutes les marchandises est « libre », sauf une – « marchandise » très particulière – : le travail).

L’offensive récente de l’idéologie néo-libérale n’est donc rien d’autre que le produit intellectuel dérivé de transformations majeures enregistrées dans l’ordre conflictuel des rapports sociaux à l’échelle mondiale. Elle ne doit rien au triomphe, illusoire, de la doctrine raisonnée des néo-libéraux sur les arguments irraisonnés de leurs adversaires socialistes dans l’espace aérien de l’esprit ou la sphère éthérée des idées : elle est la résultante de l’évolution d’un rapport de force sur le terrain réel de la production qui a brutalement et massivement basculé à l’avantage du capital – et tout spécialement de sa nouvelle fraction hégémonique : la finance (19). Reste néanmoins qu’à l’heure actuelle, la suprématie des valeurs philosophiques et des préférences politiques néo-libérales se manifeste en étroite solidarité avec la prédominance sur la théorie économique, presque sans partage depuis le début des années quatre-vingt, du courant néo-classique, dont la prétention à la scientificité est venue renforcer le discours de la nouvelle pensée unique bourgeoise du capitalisme.

Une pensée qui s’invente son histoire

Pour s’imposer comme système de représentations référentiel et rationnel, la nouvelle pensée unique bourgeoise du capitalisme a encore besoin de se livrer à une réécriture de sa propre histoire, qu’elle présentera comme seule lecture possible de la succession des idées et doctrines, l’uniquehistoire de la pensée. Pour ce faire, généalogistes et épistémologues du courant dominant se chargent d’inventer à la théorie néo-classique et à la philosophie néo-libérale de (trop) prestigieuses filiations : la première est inscrite de façon artificielle et accommodante dans la lignée de l’œuvre des classiques, qu’elle viendrait en quelque sorte logiquement prolonger et dépasser (20) ; la seconde rattachée aux doctrines élaborées par les théoriciens libéraux aux XVIIIeet XIXesiècles (21). Cette reconstruction des histoires des pensées économique et philosophique s’effectue par un mouvement d’inversion : des ruptures tout à fait fondamentales dans la théorie sont

(19) La conversion brutale et complète de la social-démocratie au néolibéralisme (qui eut en France pour effet de transformer sous la VeRépublique la cohabitation d’exception en règle) a entretenu cette illusion.

(20) Avec Marx, nous nommons « classiques » les économistes

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présentées comme des continuités ; des continuités théoriques fortes sont données pour des ruptures. Ainsi, là où une analyse critique approfondie révèle des régressions scientifiques dans l’histoire des pensées uniques bourgeoises du capitalisme, un récit historico-mythique idéologiquement construit y fera apparaître des progrès. Il ne restera plus au mainstreamqu’à souligner, à l’appui de ses prétentions pour lui vitales à la scientificité et à l’universalité, la richesse de ses « nouvelles théories » quand la recherche économique dont il contrôle institutionnellement la production ne fournit plus, de l’avis même de certains de ses plus fameux représentants, le moindre résultat novateur significatif (22).

Le courant néo-classique a ainsi pris l’habitude de se présenter comme l’unique héritier direct des classiques. Or, les ruptures qu’il s’est vu contraint d’opérer par rapport à ces derniers – ruptures que les développements marxiens (destructeurs-créateurs), si proches parents des travaux classiques, rendaient absolumentnécessaires – ont été décisives pour la trajectoire que devait prendre par la suite la science économique moderne. Ces coupures épistémologiques, que les auteurs orthodoxes s’efforcent de résoudre au point d’en faire rétroactivement des crises de croissance de leur théorie, se repèrent aux niveaux méthodologique (avec l’individualisme méthodologique disparaît au sein de la pensée bourgeoise toute vision socio-historique du capitalisme, bloquant ainsi tout recours aux analyses conçues en termes de classes sociales et de tendances longues), théorique (du fait d’un ancrage sur l’utilité, qui rabat la réalité sociale sur une collection d’homines œconomici, le pont entre la théorie de la valeur et celle de l'exploitation est rompu, et du même coup aussi un certain rapport de l'économique au politique) et conceptuel (par la substitution d'un équilibre de court terme par ajustement des prix à un équilibre de long terme par ajustement des quantités, la réflexion sur la crise et les cycles se trouve compromise). Ce renversement de ruptures en continuités (des classiques aux néo-classiques) et de continuités en ruptures (entre les classiques et Marx) permet en conséquence de tenir un continuum idéologique entre « harmonie universelle » des théories (historiques et sociales) des classiques et « équilibre optimum » des théorèmes (a-historiques et a-sociaux) des néo-classiques pour un continuumthéorique. Ou comment faire communier les uns et les autres dans une vision apologétique unifiéedu capitalisme. L'effet de camera obscuraest parfois visible « à l'œil nu » tant le détournement des écrits classiques est grossier et la manipulation sommaire (23). Mais il peut mobiliser plus de subtilité, comme c'est le cas (nous l'avons montré ailleurs (24)) de la « nouvelle théorie » néo-classique de la croissance.

Pour que l'efficace de la pensée unique fonctionne à plein, ces inversions- inventions doivent aussi opérer « au plan philosophique ». La philosophie sous-jacente aux travaux des contemporains néo-libéraux (ou ultra-libéraux) est ainsi le plus fréquemment située dans le prolongement direct de celle des libéraux des XVIIIe-XIXesiècles. Von Hayek et Friedman en particulier,

« scientifiques », depuis Petty et Boisguilbert.

(21) Par « libéraux », nous entendons les penseurs de la « société libérale » : Hume, Smith, Turgot…

(22) Par exemple : E. Malinvaud, « Pourquoi les économistes ne font pas de découvertes », Revue d’économie politique, vol. 106, n° 6, 1996, p. 929-942.

(23) Un exemple typique est fourni par Jevons, qui attribue la paternité de la valeur-utilité à Ricardo (la Théorie de l’économie politique, Giard & Brière, 1909, p. 239-241). La récupération de la « loi »

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dont les positions (individualistes, anti-étatistes, monétaires…) sont placées au fondement des politiques économiques menées depuis deux décennies – dans le contexte de transformations sociales que nous avons rappelé – sont ainsi considérés comme les héritiers de sang des Turgot et Smith, Bentham et Ricardo, avec lesquels ils partageraient tout naturellement, par une même communauté d'esprit, le choix de la « liberté » comme critère éthique ultime. Un simple préfixe suffirait-il à diviser leurs visions de ce qu'est le « libéralisme » ? Friedman ne déclare-t-il pas d’ailleurs qu’«en tant que libéraux, nous [i.e. en tant que « nous » poursuivons l’œuvre des libéraux…] prenons la liberté de l’individu comme but ultime permanent pour juger les institutions sociales » (25) ? Ce serait là omettre que le droit naturel des uns (Turgot, Condorcet, Jefferson…) et l’utilitarisme des autres (Hume, Smith, Bentham…) n’ont jamais élevé « la liberté de l’individu» au statut de critère premier, et dissimuler la profonde altération que les

« nouveaux » libéraux ont introduit dans la théorie des anciens. Car les nouvelles générations néo-libérales se caractérisent par un éclectisme fort peu rigoureux dans la détermination de leurs critères philosophiques de jugement (26). Ce méticuleux travail de reconstruction de l’histoire de la pensée, destiné à assurer, par delà les divergences entre ces différentes pensées bourgeoises, l’unité proprement idéologique entre tous les partisans du capitalisme, est encore à l’œuvre lorsqu’il s’agit pour ces derniers de se positionner au sujet de l’immixtion de l’Etat dans l’allocation des ressources.

C’est alors au Turgot et au Smith « non interventionnistes » que l’on fera appel pour étayer les argumentations anti-étatistes contemporaines – et ce, jusqu’en matière d’éducation (27).

A ce sujet, selon Friedman, l’intervention de l’Etat au-delà des services éducatifs spontanément offerts par le marché «n’est pas nécessaire» et conduit même à un système « beaucoup plus mauvais que celui qui se serait développé si la coopération [le marché] avait continué à jouer un rôle croissant » (Free to Choose, Penguin Books, 1986, p. 197). Pour le lecteur qui serait tenté de penser que cette position ne peut trouver d’écho parmi les décideurs politiques, nous l’invitons à consulter le dernier 1999 World Bank Report, consacré au savoir (« il y a lieu d’encourager le développement de l’éducation (...), la meilleure façon de procéder est de soutenir l’action du secteur privé dans ce domaine [car] l’école privée dispense souvent un enseignement meilleur pour un coût moindre », p. 44-61). Cette thèse ne peut pourtant d’aucune manière être déduite des libéraux classiques : ni d’un Smith, conscient de l’exigence de rendre compatibles exercice de la citoyenneté et fonctionnement du capitalisme, ni d’un J.-S. Mill, confronté plus directement encore à la montée des revendications de la classe ouvrière.

Elle présente en revanche quelque ressemblance avec ce qu’écrit Bastiat :

« On parle beaucoup, depuis la République, d’instruction gratuite. C’est le Communisme appliqué à une branche de l’activité humaine. L’instruction est gratuite ! Et ce n’est pas seulement l’instruction gratuite qu’il faudrait

des avantages comparatifs du même Ricardo par les néoclassiques

apologétiques du libre- échange en est un autre.

(24) R. Herrera,

« Eléments pour une critique de la “nouvelle théorie” néoclassique de la croissance », Cahier de la Maison des sciences économiques, UMR 8595 du CNRS, Université de Paris 1, n° 75, 2000.

(25) M. Friedman, Capitalism and Freedom, The University of Chicago Press, 1982, p. 12.

(26) Von Hayek est exemplaire de cette vacillation qui le fait sans cesse hésiter entre plusieurs critères et délaisser, au gré de sa rhétorique,

l’argumentation fondée sur “le maximum de liberté” pour se replier tantôt sur celui (unique) choisi par les tenants du droit naturel – “la conformité à la justice”

selon Turgot – tantôt sur celui (unique) adopté par les utilitaristes – “le plus grand bonheur du plus grand nombre” pour Smith – (The Constitution of Liberty, Henley-Routledge &

Kegan Paul, 1976, pp. 125 et 309).

(27) Voir, F. Bastiat,

« Harmonies économiques », in Œuvres complètes, tome 6, Guillaumin & Cie, 1864, p. 295.

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demander à l’Etat, mais la nourriture gratuite, etc. Mais quoi ! Est-ce que l’alimentation n’est pas plus nécessaire encore ? Qu’on y prenne garde. Le peuple en est presque là. Dupes d’un mot, nous avons fait un pas vers le Communisme ; quelle raison avons-nous de n’en pas faire un second, puis un troisième, jusqu’à ce que toute liberté, toute propriété, toute justice y aient passé ? Primo vivere, deinde philosophari, dira le peuple, et je ne sais en vérité ce qu’on aura à lui répondre. »

Il faudrait ici reconnaître les similitudes existant entre ce travail d’inversion effectué sur l’histoire des idées et une entreprise de fond beaucoup plus vaste, qui va toujours de pair avec lui, d’invention de l’histoire des faits (de l’histoire universelle) depuis longtemps engagée par les auteurs bourgeois (28). Bernal montre par exemple comment, des deux versions de l’histoire grecque qui se sont affrontées, l’une (le « modèle aryen ») présentant la Grèce antique comme essentiellement européenne, l’autre (le « modèle ancien ») comme une civilisation située au carrefour des aires africaine (égyptienne) et asiatique (sémite) et issue d’un mélange fécond des cultures de la Méditerranée orientale, c’est la première que les enseignements ont imposé et dans laquelle le sens commun a de factole plus naturellement placé sa croyance. Or l’auteur a démontré comment ce modèle aryen a été créé de toutes pièces au cours de la première moitié du XIXe siècle colonial, puis radicalisé à l’époque impérialiste, tout spécialement durant la vague d’antisémitisme des années 1890-1920, dans sa négation du fait réel (attesté par les auteurs grecs de l’époque classique) des colonisations extra-européennes, et dans sa reconnaissance du seul apport civilisationnel des Hellènes de langue indo-européenne et d’origine nordique aux peuples de l’Egée « préhellénique » (29). De la même manière, Diop avait déjà rappelé que l’identité noire de l’Egypte ancienne était « pour tous les auteurs antérieurs aux falsifications grotesques et hargneuses de la moderne égyptologie et contemporains des anciens Egyptiens (…) un fait d’évidence qui tombait sous le sens, c’est-à-dire sous le regard et donc qu’il eût été superflu de démontrer » – alors qu’elle exige aujourd’hui de nous un effort pour s’arracher à la pesanteur idéologique qui nous fait par réflexe « couper » l’Egypte du continent africain (30). Ce qui vaut pour les faits historiques les plus reculés continue à plus forte raison d’être valable pour le temps contemporain, sur lequel la prégnance de l’idéologie dominante, génératrice de mythologie et de mystification, est totale (31).

Notre propos n’est pas de dénoncer une machination orchestrée par le cynisme d’idéologues professionnels, dont les constructions en économie ne seraient que l’un des rouages, mais plutôt d’énoncer les biais introduits et complaisamment répétés dans l’histoire des idées et des faits (par inversions, inventions, non-dits…), systématiquement orientés à l’avantage des forces dominantes du système mondial capitaliste.

(28) Tant il est vrai, comme le note I. Wallerstein, que

« l’histoire du passé lointain dépend toujours des événements du passé proche », parce que, contrairement à nos schémas logico-déductifs, c’est « le présent [qui]

détermine le passé et non l’inverse » (Impenser la science sociale, PUF, 1997, p. 151-152).

(29) M. Bernal avance :

« S’il s’avère que j’ai raison de souhaiter que l’on déboulonne le Modèle aryen, il faudra non seulement repenser les bases de la “civilisation occidentale”, mais aussi reconnaître l’influence du racisme, du “chauvinisme continental”, dans notre historiographie. Le Modèle ancien [était]

absolument intolérable aux yeux des idéologues racistes du XVIIIeet XIXesiècle [comme l’était l’idée] que la Grèce, en qui ils voyaient la quintessence de l’Europe, et qui incarnait la pureté de l’enfance européenne, ait pu être le résultat d’un

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mélange d’Européens autochtones et de colonisateurs africains et sémites. Il fallait donc (…) le remplacer par quelque chose qui soit plus supportable » (Black Athena, PUF, p. 24).

(30) C.A. Diop, Civilisation ou barbarie, Présence africaine, 1981 (p. 9). C’est sur la base de cette thèse d’une

« origine nègre de la civilisation égypto- nubienne » que l’auteur était parvenu (pour réveiller « la mémoire de l’humanité que l’esclavage du nègre avait rendue amnésique à l’égard du passé de ce peuple ») à remonter jusqu’à

« l’origine africaine et négroïde de l’humanité et de la civilisation » et à retracer « l’apport de la pensée nègre à la civilisation occidentale dans les sciences, les lettres et les arts » et « la formation des Etats africains [après le déclin de l’Egypte] sur tout le continent et la continuité du lien historico-culturel jusqu’à l’aube des temps modernes » (Nations nègres et culture, Présence africaine, 1979, p. 5-6).

(31) S. Kennedy et N. Chomsky ont su avec éclat révéler les non- dits de l’histoire (intérieure pour le premier, extérieure pour le second) des Etats-Unis.

Pour ce qui nous regarde, l’histoire

collaborationniste, colonialiste et néo- impérialiste de la France reste encore à écrire…

(32) « Naturellement, nous supposerons que les choix de Robinson sont gouvernés par la recherche de son intérêt

L’impossibilité de se constituer en science contre l’histoire Pour ce qui est spécifiquement de l’économie, la diffusion des pensées uniques bourgeoises du capitalisme a d’évidence gagné en efficacité avec sa mutation progressive d’« économie politique » (XVIIIe siècle) en

« économie pure » (XXe siècle) – le point tournant étant sans doute la construction de l’« économie politique pure » walrasienne (XIXesiècle). A mesure qu’elle se détachait de la philosophie et du droit et que se séparaient d’elle la sociologie (centrée sur la société civile) et la science politique (traitant de l’Etat), la discipline affirmait, dans son mouvement d’institutionnalisation et sa recherche de scientificité, une vocation ouvertement nomothétique et anti-idéographique. En s’assignant pour tâche de destituer les méthodes historiques et holistiques au profit du subjectivisme et de l’atomisme de l’individualisme méthodologique (« notre Robinson » [Bastiat], « individu isolé » [Jevons], « atteint de myopie sur une île déserte » [Menger], « dans sa cabane isolée au milieu de la forêt vierge » [Böhm-Bawerk], « Robinson Crusoé » [Barro]) (32), les néo-classiques ont pu non seulement avancer que le comportement économique n’était que le reflet d’une psychologie individualiste universelle – plutôt que d’institutions socialement construites,

« abstractions populaires et pseudo-entités collectives » (Von Hayek) – mais encore affirmer le caractère naturel des principes du laissez-faire et, plus largement, des fondements même du système capitaliste – dont bien évidemment « la reconnaissance intégrale de la propriété privée des moyens de production » contre « l’anti-logique, l’anti-science, l’anti-pensée » qu’est le marxisme (Von Mises). Les néo-classiques sont maintenant lancés à la conquête de sujets considérés traditionnellement comme relevant de la sociologie (économie de la famille), de la science politique (école du Public Choice) ou de l’histoire (cliométrie), à partir d’un modèle analytique standard et sur un mode de discours excluant toute pensée discursive le formalisme mathématique, qui n’est pourtant qu’un langage parmi d’autres en économie (33).

C’est que la mathématique constitue un domaine où, comme l’avaient pressenti Gauss et plus tard le groupe Bourbaki, l’unification de la marche de la discipline est relativement forte et comme maximale l’autonomie de sa surrection au réel (a fortiorien regard du temps historique) (34), où l’histoire de la pensée semble celle de la progression par l’abstraction et la seule détermination réciproque de ses concepts (« orientée par une dialectique interne des notions », pour le dire avec Cavaillès (35)), où la science paraît même atteindre quelque chose d’une pureté. Comment les théoriciens néo-classiques auraient-ils pu échapper à la tentation – eux qui ont cette supériorité sur les physiciens que de réaliser l’exploit d’identifier la particule élémentaire (unique : l’homo œconomicus) et la force fondamentale (unique : la maximisation sous contrainte) – de s’approprier un peu du prestige de cette science mathématique pour établir leurs lois,

(13)

« vraies » en tout temps et en tout lieu ? Le résultat ne pouvait être que catastrophique : par un fâcheux salto mortale, les théoriciens néo-classiques (dont la grande majorité n’a pas reçu, il faut le dire, de formation mathématique authentique), qui s’efforçaient de développer une connaissance « objective » de la réalité sociale, ont replongé dans ce qu’ils entendaient fuir : la spéculation. D’où une discipline économique fictivement a-politique mais réellement dominée par un courant hégémonique dogmatique, qui la fait tendre, au mieux, vers une

« idéologie scientifique » (au sens que donne à cette expression Canguilhem dans Idéologie et rationalité), au pire, vers une « science-fiction économique » (comme Althüsser a pu parler jadis d’une « science politique-fiction… dont le rôle anti-social est évident ») (36).

La pensée bourgeoise du capitalisme qui parvient à s’imposer est celle qui répond de la manière la plus appropriée aux besoins historiques immédiats de la dynamique de celui-ci. Cette pensée unique :

1. articule une théorie économique (néo-classique) à prétention scientifique et une philosophie politique (néo-libérale) à vocation universelle pour édifier un projet « sociétaire » et « culturel » total ; 2. incorpore en la subsumant et en surmontant ses contradictions toute thèse externe et/ou critique comme l’une des composantes de son unité ;

3. fonctionne à l’unanimité « persécutive » (37) par le jeu d’une nécessaire liberté de pensée pluraliste et démocratique et d’appareils académiques et médiatiques autoritairement normalisés ;

4. exclut des processus de décisions économiques et politiques fondamentales les masses, par la polarisation des savoirs et la technicisation des tâches ;

5. dérive d’un rapport de forces dans la vie réelle entre le capital et le travail à l’échelle mondiale, traduisant l’accession de la finance à l’hégémonie ;

6. s’appuie sur l’hégémonie étatsunienne, menacée mais toujours effective, à base de monopoles (dont celui, régulateur en dernier ressort, de la force armée) ;

7. vient légitimer par une caution éthique et comme « naturaliser » la pratique du capital en lui permettant de durer par-delà l’échec de sa gestion ;

8. éclaire la dynamique du capital, en préservant ce qu’il a d’essentiel tout en aménageant ce qu’il y a d’accessoire par l’effet en retour des politiques néo-libérales ;

9. fait corps avec la forme Etat (unique à l’échelon national, embryonnaire au plan mondial), qui lui confère autorité et autonomie, tout en apportant à ce dernier la confirmation de son universalité et la fiction d’un consensus (38) ;

individuel (…) nous adoptons d’emblée le postulat de comportement optimal, central en économie » (R.J. Barro, la Macroéconomie,Colin, 1987, p. 10).

(33) G. Duménil et D. Lévy, « L’économie doit-elle être une science

“dure” ? », inA. d’Autume et J. Cartelier, l’Economie devient-elle une science dure ?Economica, 1995, p. 291-317.

(34) Ne semble-t-il pas en effet, surtout depuis l’émergence des géométries non- euclidiennes (auxquelles sont attachés les noms de Bolyai, Lobatchevski et Riemann) que

«mathématique et réalité sont presque complètement indépendantes, et leurs contacts plus mystérieux que jamais» ? (J. Dieudonné, inA. Dahan-Dalmedico et J. Peiffer, Une histoire des mathématiques, Seuil, 1986, p. 159).

(35) Cette «dialectique» ne serait pas totalement réductible à

l’interprétation marxiste qui fait naître la pensée des conditions historiques (F. Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, p. 69).

« Je crois que nous saisissons partout du nécessaire. Nécessaires les enchaînements des mathématiciens, nécessaires mêmes les étapes de la science mathématique, nécessaire aussi cette lutte que nous menons », écrit J. Cavaillès, combien spinoziste ici (G. Canguilhem, Vie et mort de Jean Cavaillès, Allia, 1996, p. 29).

(36) L’affirmation que

« les économistes doivent

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10. produit l’illusion que la lutte se limite au champ des idées et au cadre des institutions académiques où « les armes de la critique » font oublier « la critique des armes » (39).

être mathématiciens sous peine de n’être pas scientifiques » n’a pas empêché Jevons de confondre analyses normative et positive :

« la conception théorique du marché parfait est plus ou moins réalisé en pratique » ; ni de suer le racisme : « il est évident que des questions de ce genre dépendent beaucoup du caractère de la race. Un homme d’une race inférieure, un nègre par exemple, craint davantage le travail… » (la Théorie de l’économie politique, op. cit., resp.

p. 55, 153, et 263).

(37) Pour parler comme L. Strauss (la Persécution et l’art d’écrire, Agora, 1989, p. 55-74).

(38) G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Editions de Minuit, 1980, p. 464-470.

(39) “ La véritable solution pratique de cette phraséologie, l’élimination de ces représentations dans la conscience des hommes, ne sera réalisée, répétons-le, que par une transformation des circonstances et non par des déductions théoriques ” (l’Idéologie allemande, op. cit., p. 41).

F. von Mises préférera dire : « Sans doute la plupart des hommes sont incapables de suivre un raisonnement difficile.

(…) Seulement les masses, précisément parce qu’elles ne peuvent pas penser par elles-mêmes, obéissent à la direction de ceux qu’on appelle les gens cultivés. Si l’on arrive à convaincre ces derniers, la partie est gagnée… » (le Socialisme, Librairie de Médicis, 1938, p. 11).

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