• Aucun résultat trouvé

L'enseignement de la pensée politique polonaise et russe en master d'Études slaves

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "L'enseignement de la pensée politique polonaise et russe en master d'Études slaves"

Copied!
7
0
0

Texte intégral

(1)

L’enseignement de la pensée politique polonaise et russe en master d’Études slaves

Stanisław FISZER Université de Lorraine

La création, en 2009, d’un master d’Études slaves à l’Université Nancy II, lequel a remplacé deux masters distincts, celui de Polonais et celui de Russe, a entraîné certains changements d’intitulé et de contenu des enseignements. Ainsi le cours sur les Idées politiques et écoles historiques polonaises s’est transformé en cours sur la Pensée politique polonaise et russe. Destiné à la fois aux étudiants polonisants et russisants, il a vocation à rapprocher l’histoire des idées politiques polonaise et russe dans le contexte de la pensée européenne des XIXe et XXe siècles.

Le choix de cette période s’explique par le fait que les idées politiques et historiques russes se forment plus tard qu’en Occident et en Pologne, c’est-à-dire à la fin du XVIIIe siècle, sous le règne de Catherine II, pour se développer tout au long du XIXe siècle. Ce développement sans précédent est dû, d’ailleurs tout comme en Pologne, à une nouvelle couche sociale, l’intelligentsia, d’abord d’origine nobiliaire puis plébéienne.

Si les œuvres politiques et historiosophiques sont évidemment la source essentielle des idées politiques, on ne peut pas, surtout en ce qui concerne la pensée polonaise et russe, se cantonner aux écrits purement politiques, au moins pour deux raisons. Premièrement, à cause de la censure tsariste, puis soviétique, il fallait souvent recourir aux formes et aux moyens d’expression détournés. Deuxièmement, comme en Europe occidentale, les écrivains ayant écrit sur la politique n’en sont pas tous, loin de là, des spécialistes. Les rapports de la littérature et de la politique s’avèrent singulièrement complexes en Pologne et en Russie et c’est pourquoi l’enseignent doit tenir compte d’un corpus hétérogène, englobant aussi bien des œuvres littéraires et théâtrales que des articles de presse. On ne peut pas, par

(2)

exemple, faire l’économie des romans Que faire ? (1863) de Nikolaï Tchernychevski (1828-1889) ou des Flammes de Stanisław Brzozowki (1878-1911), des nouvelles d’Alexandre Soljenitsine (1918-2008) ou bien des articles de Juliusz Mieroszewski (1906-1976) et des lettres de Jerzy Giedroyć (1906-2000).

La méthode d’enseignement de la pensée politique polonaise et russe est d’abord proprement historique. Les doctrines, replacées dans le contexte de l’époque, sont étudiées en tant qu’elles se succèdent chronologiquement. Pour comprendre leur genèse, on fait le choix de ne pas les dissocier de l’histoire plus générale des idées européennes : religieuses, philosophiques, scientifiques. En effet, la plupart des doctrines politiques polonaises et russes, se sont développées en une étroite relation avec les courants analogues en Europe occidentale. Le messianisme romantique, l’hégélianisme, le socialisme utopique, plus tard le marxisme ont été adaptés par les penseurs polonais et russes aux réalités de leurs pays respectifs. Parfois ce sont les Polonais qui ont servi d’intermédiaire entre la pensée de l’ouest et de l’est de l’Europe, parfois les Russes. On sait, par exemple, que le jeune Alexandre Herzen (1812-1870) a connu les Prologomena sur l’historiosophie d’Auguste Cieszkowski (1814- 1894) avant de connaître la philosophie d’Hegel lui-même.

Les idées politiques constituent en même temps une réponse originale aux problèmes spécifiques posés par l’évolution historique et culturelle de la société polonaise et russe des XIXe et XXe siècles. Leur enseignement implique donc l’explication des transformations des structures politiques, sociales et économiques de cette période, ainsi que l’étude des relations entre le pouvoir et les intellectuels qui, souvent persécutés, rompent avec celui-là ou choisissent l’exil.

Cette interdépendance entre la réalité et la pensée politique se manifeste notamment aux moments critiques de l’histoire. Ainsi la conception de l’organisation communale des anciens Slaves, élaborée par Joachim Lelewel (1786-1861) et reprise par les décembristes, a justifié leur révolte contre l’autocratie tsariste. On retrouve les échos de la même théorie chez les slavophiles et les anarchistes russes, dont Mikhaïl Bakounine (1814-1876) qui a d’ailleurs rencontré Lelewel à Paris. Le panslavisme

(3)

polonais formé parallèlement avec le panslavisme russe et en réaction contre ce dernier, qualifié par ses détracteurs de pan-russisme, devait répondre aux aspirations nationales des Polonais opprimés. La pensée eschatologique russe, ainsi que le catastrophisme polonais, influencé sans doute par celle-ci, expriment l’anxiété devant l’évolution politique et sociale du monde à la veille et au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Tous ces exemples montrent bien que le cours en question n’a pas seulement pour but l’enseignement purement historique des idées politiques polonaises et russes. Il s’agit également, comme nous avons déjà signalé, de les comparer, en commençant par le slavophilisme et l’occidentalisme, en passant par les théories de progrès et les conceptions eschatologiques, et en finissant par les courants dissidents du XXe siècle, opposés à l’idéologie communiste dominante. L’étude des ressemblances et des différences entre la réflexion politique des deux peuples nous ramène aux circonstances historiques parfois très différentes dans lesquelles ils ont évolué. Aussi, le messianisme romantique polonais, forgé par les représentants de la nation sans État et visant sa résurrection, s’oppose-t-il tout naturellement au messianisme d’une nation puissante, ambitionnant à renforcer encore davantage l’influence de son empire en Europe et dans le monde. Toujours est-il que, structurellement parlant, les deux messianismes ont beaucoup de traits communs : toutes les deux se fondent sur le providentialisme, catholique d’une part, orthodoxe d’autre part, toutes les deux considèrent la nation comme une individualisation de l’humanité et attribuent à leurs peuples respectifs une mission particulière dans l’histoire européenne, voire mondiale, toutes les deux enfin masquent le nationalisme par leur prétention à l’universalisme.

La comparaison de la pensée politique polonaise et russe débouche sur l’étude des transferts culturels : autant la première accorde le primat à la comparaison dans le cadre national, autant la deuxième privilégie le cadre européen ; autant celle-là insiste sur les différences et les convergences, autant celle-ci met l’accent sur les imbrications et les maillages. L’enseignement des transferts culturels s’avère

(4)

particulièrement utile et instructif par rapport aux courants socialistes, marxistes et anarchistes du XIXe siècle et par rapport aux mouvements dissidents de la seconde moitié du XXe siècle. Malgré leurs persécutions par les autorités étatiques, ni les uns et les autres ne connaissent de frontières.

L’étude des relations entre les intellectuels polonais, russes et européens intègre celle des représentations réciproques de leurs conceptions politiques. À ce propos, il est à rappeler que l’un des premiers livres consacrés au panslavisme a été écrit par un Français Cyprien Robert (1807-1865), auteur du Monde slave, son passé, son état présent et son avenir (1853), alors que les premiers travaux sur la pensée politique et historique russe ont été écrits par les Polonais : Marian Zdziechowski (1861-1938) (Messianistes et slavophiles, 1888) et Ludwik Kulczycki (1866-1941) (Révolution russe, 1909). Cette tradition d’interprétations multiples et variées de la pensée polonaise et russe, qui continue au XXe siècle, surtout grâce aux recherches d’Andrzej Walicki (1930-2020), montre bien que l’une des tâches de l’enseignant consiste à sensibiliser les étudiants à la légitimité de plusieurs approches et opinions. À titre d’exemple, des penseurs russes, dont Pierre Kropotkine (1842-1921), contestent l’identification du nihilisme russe avec le terrorisme, laquelle prédomine dans des exégèses occidentales.

L’étude des représentations conduit nécessairement à la question de savoir comment les Polonais et les Russes se définissent d’un point de vue culturel et politique à la fois les uns par rapport aux autres, par rapport à l’Occident et au monde. Ici comme ailleurs, l’enseignant doit démystifier certaines opinions courantes, telles que le mythe d’un occidentalisme séculaire des élites polonaises. En réalité, il y a eu dans la pensée politique polonaise un courant nettement russophile qui prône une alliance avec la Russie, tout en mettant l’accent sur la proximité culturelle des deux peuples en question. Parmi ses représentants on peut citer Stanisław Staszic (1755-1826), le prince Adam Jerzy Czartoryski (1770-1861), en tant que ministre des Affaires étrangères d’Alexandre Ier ou le comte Adam Gurowski (1805-1866). La question de l’appartenance de la Pologne et de la Russie à la

(5)

civilisation occidentale réapparaît au XXe siècle, dans l’ouvrage de Marian Zdziechowski L’Europe – La Russie l’Asie (1923), dans des écrits de Witold Gombrowicz (1904-1969) et de Czesław Miłosz (1911-2004), et plus récemment dans des travaux scientifiques et de vulgarisation d’Andrzej de Lazari (1946-), côté polonais, et d’Oleg Riabov, côté russe, qui, d’ailleurs, sont les coauteurs de plusieurs publications portant sur les stéréotypes et les représentations que les deux peuples respectifs ont l’un de l’autre. Ces représentations peuvent être analysées comme des éléments d’un imaginaire social plus global et comme des composantes de l’identité nationale.

Le cours sur les idées politiques polonaises et russes n’a pas seulement pour objectif de les considérer comme des constructions intellectuelles appartenant au passé. On se demande également ce qu’elles ont encore à dire aujourd’hui et comment elles peuvent influer sur l’avenir. Car il ne faut pas oublier.que les mouvements et les régimes politiques, indépendamment de leur caractère, cherchent toujours à légitimer leur existence en puisant dans des doctrines politiques du passé au risque, d’ailleurs, de les dénaturer à force de les instrumentaliser.

Ainsi la tradition romantique et insurrectionnelle, voire messianique a été à maintes reprises mobilisée par l’opposition au régime de la Pologne populaire et a sans doute inspiré Solidarność et les formations politiques issues de ce syndicat, après 1989. En ce qui concerne la Russie d’aujourd’hui, on peut s’interroger sur le rôle du courant « eurasien », né au lendemain de la Révolution bolchévique parmi les émigrés russes, dans le projet de créer une nouvelle « Union eurasienne » : celle-ci, regroupant la Russie et certaines anciennes républiques de la Russie soviétique, devrait devenir, selon Vladimir Poutine, qui exclut pourtant toute référence à l’URSS, un « pont entre l’Europe et la dynamique région Asie-Pacifique ».

Malgré l’intégration de la Pologne dans les structures euro-atlantiques, on ne saurait faire l’économie de la question sur la situation géopolitique du pays dans le monde de plus en plus globalisé et multipolaire où les États-Unis et leurs alliés occidentaux, doivent compter et collaborer avec les pays dits « émergents », dont la

(6)

Russie. Dans ce contexte, les étudiants sont encouragés à repenser le dilemme traditionnel : être un « rempart » de l’Europe ou bien un « pont » entre l’Europe et l’Asie, le dilemme qui, d’ailleurs, concerne aussi bien la Pologne que, d’une autre façon, la Russie.

Tout en montrant, dans l’optique synchronique et diachronique, comment les idées politiques polonaises et russes se sont forgées au cours des siècles, on étudie également par leurs biais les relations réciproques, les incompréhensions et les divergences, mais aussi les compréhensions et les convergences mutuelles entre les Polonais et les Russes. Parmi ces dernières, il faut mentionner une tentative de réconciliation entreprise par les rédactions et les collaborateurs de Kultura et de Kontinent, deux revues de l’émigration respectivement polonaise et russe. Comme on le sait, cette tentative a abouti d’une part à l’élaboration par Kultura du concept d’ULB, posant en principe l’indépendance de l’Ukraine, de la Lituanie et de la Biélorussie, d’autre part à la reconnaissance par Kontinent du droit à l’autodétermination des peuples de ces territoires, bien avant la disparition de l’Union soviétique.

Parmi d’autres initiatives visant le rapprochement des intellectuels polonais et russes à l’époque postsoviétique, on peut évoquer l’organisation par le groupe de recherche CERCLE, en octobre 2010, à l’Université Nancy 2, d’un colloque international sur La Philosophie de l’histoire, auquel ont été associés des doctorants et des étudiants en master d’Études slaves.

Pour terminer notre courte présentation de l’enseignement de la pensée politique polonaise et russe, résumons une réflexion de Juliusz Mieroszewski, qui caractérise le mieux notre propre approche en tant qu’enseignant : celui-ci, tout comme l’historien des idées, doit regarder et faire voir les événements historiques aussi bien par les yeux des Polonais que des Russes. Car la politique est un prolongement de l’histoire et on ne peut pas comprendre la politique russe si l’on ne comprend pas comment les Russes interprètent l’histoire :

(7)

Nous pouvons exiger, affirme Mieroszewski dans le n° 4 de Kontinent, de 1975, que les Russes renoncent à leur impérialisme, à condition que nous-mêmes renoncions une fois pour toutes, à notre impérialisme historique traditionnel, sous toutes les formes et manifestations.

Références

Documents relatifs

Voulant désormais entraver la progression du nationalisme ukrainien, tant parmi les Ruthènes grecs catholiques de Galicie que parmi les orthodoxes de Volhynie,

Peu d’analyses ont été engagées dans ce domaine, ce qui est dommageable pour bien comprendre les évolutions de l’économie russe du XXe siècle.. The availability of

Outre les évocations et les appréciations explicites du monde soviétique, nous nous proposons de relever dans le discours du pouvoir des mots de référence implicite

Au lendemain de l’investiture de Vladimir Poutine, l’Observatoire de Russie a convié, sous la présidence de Christian Lequesne, directeur du CERI, Nathalie Nougayrède,

Il est montré, d’une part, que la baisse de la production actuelle est la résultante de l’épuisement des stratégies de court terme des compagnies privées russes et, d’autre

Le partenariat avec les grandes compagnies d’Etat semble aujourd’hui la seule stratégie d’investissements viable pour les compagnies pétrolières internationales dans le secteur

Admet-on cet horizon seulement idéal, qui ne peut évidemment fon- der lui-même ses propres prémisses et sa propre validité, que perdent de leur tranchant les critiques

Ainsi dès lors que le monde nous impose un mal, on ne peut plus se détourner de l’histoire, et l’engagement devient un impératif pour tout un chacun, pour tout écrivain ou artiste