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LES AVATARS DE LA PENSÉE POLITIQUE DE MACHIAVEL EN POLOGNE

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LES AVATARS DE LA PENSÉE POLITIQUE DE MACHIAVEL EN POLOGNE

Stanisław FISZER Université de Lorraine

Les premières traductions de l’œuvre de Machiavel en polonais ne datent que du XIXe siècle. Pourtant le penseur italien est connu en Pologne dès le XVIe siècle. Ses idées y ont sans doute été importées par des nobles et des bourgeois fortunés qui en grand nombre étudiaient dans des universités étrangères, en particulier celles de Padoue et de Bologne. De nombreux Italiens, négociants et banquiers, architectes, artistes et savants, diplomates et prêtres, mais aussi réfugiés politiques et religieux, étaient également attirés par cette Pologne tolérante, en plein essor économique et culturel de la Renaissance. Probablement les idées de l’auteur du Prince se sont répandues à la Cour de Cracovie dans l’entourage italien de Bonne Sforza qui, en 1518, épousa le roi de Pologne Sigismond Ier Jagellon.

De toute façon, les Polonais lettrés qui ne connaissaient pas l’italien, pouvaient lire Machiavel dans la traduction latine. Il est significatif que celle du Prince, parue à Bâle en 1560 sous le titre De principe libellus fut dédicacée par son traducteur italien Teglio de Foligno à un magnat protestant polonais, Abraham Zbąski, proche de Lelio Sozzini (Socin)1, fondateur d’une doctrine réformée dite socinianisme, qu’il introduit en Pologne. Ce qui témoigne aussi de l’intérêt porté par les élites polonaises à la personne et à l’œuvre de Machiavel, c’est le fait que la première traduction latine de ses Discours sur la première décade de Tite-Live, parue à Montbéliard en 1588, fut dédiée à Jan Osmólski de Prawiednik, ami de Jan Kochanowski, le plus grand poète de la Renaissance polonaise. La nouvelle édition de cette traduction, de 16202, porte une dédicace à Tomasz Zamoyski, fils unique de Jan Zamoyski, ancien étudiant de l’université de Padoue, devenu ensuite Grand Chancelier de la Couronne (1576) et créateur de l’Académie humaniste de Zamość (1595).

Malgré l’intérêt des élites polonaises pour Machiavel, sa connaissance parmi les masses nobiliaires restait très fragmentaire et superficielle. Le plus souvent elle se limitait à des lieux communs. La méconnaissance générale de la pensée du grand Florentin a contribué à la naissance d’un anti-machiavélisme grossier. Celui-ci évoquait certaines idées de l’auteur du Prince tout en les dénaturant. Nous allons commencer l’étude de l’instrumentalisation politique de la pensée de Machiavel en Pologne par un aperçu de la genèse historique de l’anti-machiavélisme.

La formation d’un mythe de Machiavel en Pologne est étroitement liée à une longue lutte de la noblesse petite et moyenne pour l’instauration de la République nobiliaire. Cette lutte, couronnée de succès au XVIe siècle, aboutit à la création d’un régime politique mixte : monarchique et républicain à la fois. Désormais le roi dont la dignité avait été conservée, mais dont les prérogatives avaient été limitées, était tenu de respecter les droits fondamentaux et les nombreux privilèges de la noblesse représentée par la Diète, c’est-à-dire le Parlement.

1 Lelio Sozzini (1525-1562), fondateur avec son neveu Fausto Sozzini du socinianisme, doctrine hérétique qui rejette la Trinité et la divinité de Jésus. Dans sa jeunesse, il étudia le droit à Padoue.

Persécuté pour ses convictions religieuses, il s’enfuit d’Italie pour vivre calmement dans la Genève calviniste. Il déchanta et partit de nouveau, pour la Pologne, où il mourut prématurément.

2 Cette nouvelle édition fut faite par un Allemand, Jost Reifenberg, docteur en droit à l’université de Heidelberg (1616), professeur des universités à Herborn, Rintein, Brême et Fraeneker.

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L’établissement de la démocratie nobiliaire en Pologne allait à l’encontre des tendances absolutistes en Europe occidentale. La formation ou l’affermissement des monarchies de droit divin en Espagne, en Autriche et en France s’accompagnait de fortes tensions et de luttes religieuses entre les partisans et les adversaires de la Réforme. De ce point de vue la Pologne différait également d‘autres pays européens : pour éviter l’exaspération des conflits entre les catholiques d’une part, les protestants et les orthodoxes d’autre part, le Parlement adopta, en 1573, une résolution connue sous le nom de la Confédération de Varsovie, qui garantit la paix religieuse.

C’est à la même époque que la noblesse polonaise a identifié la pensée de l’auteur du Prince avec l’absolutisme et elle l’a fait pour les raisons qui sont en partie extérieures à l’ouvrage lui-même. Car l’anti-machiavélisme en Pologne, tout comme en Europe, est né sous l’influence d’une légende noire de Catherine de Médicis, reine de France et fille de Laurent le Magnifique auquel Machiavel avait dédicacée Le Prince. Considérée comme responsable du massacre de la Saint-Barthélemy, elle est devenue dans la mémoire collective l’incarnation de la noirceur, du despotisme et du machiavélisme qui n’hésite pas à utiliser les moyens les plus extrêmes.

Attachée à sa liberté religieuse, la noblesse polonaise a amalgamé l’intolérance et l’absolutisme princier, tous les deux associés au machiavélisme prétendu de Catherine de Médicis3. C’est ainsi que, dès la seconde moitié du XVIe siècle, Machiavel s’est trouvé au centre d’une lutte contre les tendances monarchiques renaissantes. Parmi leurs adversaires il y avait Samuel Zborowski, un noble riche condamné pour meurtre au bannissement. Resté au pays malgré la condamnation, il se livrait à diverses provocations. Lors d’une assemblée nobiliaire de Proszów, en 1584, il outragea le chancelier Jan Zamoyski qu’il avait taxé de

« Machiavel ». Capturé, il fut décapité sur ordre du chancelier. Il est à remarquer que la famille de Zborowski qui voyait dans cette exécution une violation de la liberté nobiliaire, cherchait à fomenter une révolte en recourant à la rhétorique empruntée aux huguenots qu’elle avait fréquentés en France.

La lutte contre les tendances monarchiques allait de pair en Pologne avec le combat contre l’ultramontanisme et ses avocats les jésuites, installés en Pologne en 1565. Ceux-ci ont soutenu le roi très catholique Sigismond III Vasa qui ne cachait pas ses ambitions absolutistes. Lors d’une rébellion nobiliaire dite rokosz de Zebrzydowski4, le camp républicain, qui d’ailleurs comprenait les mécontents de toutes les confessions, a attaqué les jésuites, conseillers du roi, en les accusant d’employer des « procédés machiavéliques », dont la simulation et la dissimulation, le dol et la trahison, pour instaurer l’absolutum dominium5. Paradoxalement, dès le Concile de Trente qui avait trouvé trop de parentés entre Luther et Machiavel voulant mettre la religion au service de l’État, la plupart des attaques contre l’auteur du Prince mis à l’Index en 1559, viennent de l’Église et de la Compagnie de Jésus.

Machiavel est de nouveau au cœur d’une lutte politique lors de la révolte de Lubomirski dans les années 1661-16626 ; mais à l’époque les jésuites ne soutenaient plus les projets absolutistes : pour faire triompher la Contre-Réforme en Pologne, ils ont entre temps

3 Henri de Valois, fils de Catherine de Médicis, avant de devenir le premier roi électif de Pologne, en 1574, avait été contraint de respecter scrupuleusement les privilèges de la noblesse, en particulier la liberté religieuse, et de promettre une amélioration du sort des huguenots en France, alors que sa coresponsabilité dans le massacre de la Saint-Barthélemy était notoire.

4 Mikołaj Zebrzydowski (1553-1620), était voïvode de Cracovie depuis 1601. Tout d’abord partisan du roi Sigismond III Vasa, puis opposé à ses ambitions absolutistes, il se retourna contre lui et organisa, en 1606, une sorte de révolte constitutionnelle, dite rokosz de Zebrzydowski. Défait par les troupes royales à Guzów, le 6 juillet 1607, il s’excusa devant le roi, en présence du Sénat, après quoi une amnistie fut accordée à tous les insurgés.

5 On trouve, par exemple, ces accusations dans Ekscytarz (Fomenteur de troubles), écrit lors de rokosz de Zebrzydowski par un auteur anonyme.

6 La révolte nobiliaire de Jerzy Lubomirski éclata pour faire empêcher les projets de la reine Louise- Marie de Gonzague, femme de Jean II Casimir, qui envisageait un renforcement du pouvoir central et préparait la succession du vivant du roi (vivente rege).

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offert leur appui au républicanisme nobiliaire. Ce qui en témoigne c’est une traduction libre en polonais (1662) du Prince chrétien, écrit par le jésuite espagnol Pedro Ribadeneira7 qui voit dans le secrétaire florentin un « homme impie et sans Dieu », « un méchant homme et ministre de Satan ». Le traducteur, tout comme l’auteur, oppose à la notion machiavélienne de

« raison d’État », la doctrine théocratique de ce dernier. Cependant, pour flatter les lecteurs polonais, il met l’accent sur la distinction entre le tyran et le souverain chrétien : celui-ci doit respecter les lois et les institutions de l’État, en l’occurrence de la République nobiliaire.

À l’époque de la transformation de la république en oligarchie, la légende noire de Machiavel est reprise sous une autre forme. Le terme « machiavélique » à la charnière du XVIIe et XVIIIe siècle est utilisé pour stigmatiser les magnats qui accaparaient le pouvoir tout en manipulant la noblesse petite et moyenne afin de réaliser leurs propres intérêts de caste8.

Autant Machiavel est synonyme de tyrannie, de ruse et de perfidie aux yeux des adeptes de la démocratie nobiliaire, autant les monarchistes, beaucoup moins nombreux, mais versés dans l’œuvre du Florentin, cherchaient à le défendre d’une manière raisonnée et bien argumentée. L’auteur anonyme9 de La Conversation d’un Polonais avec un Lituanien (Rozmowa Polaka z Litwinem, vers 1565), l’un des premiers écrits qui soutiennent l’idée d’une monarchie héréditaire en Pologne, corrobore ses opinions en citant dans l’original un passage du chapitre II du Prince10. Dans un autre opuscule écrit aux temps de la révolte de Zebrzydowski on mentionne non seulement Le Prince, mais encore Les Discours et Les Histoires florentines, qu’on doit lire, selon l’auteur11, intégralement pour comprendre la complexité de la pensée de Machiavel.

Pourtant ni les tentatives de sa réhabilitation12, ni la nécessité de renforcer le pouvoir monarchique dans l’ancienne Pologne déclinante, en proie à l’anarchie, n’ont pu changer l’opinion négative sur Machiavel. Même au Siècle des lumières les réformateurs, tels que S. Konarski, W. Skrzetuski ou G. Taszycki, continuaient à le percevoir comme le principal ennemi de la liberté et de la démocratie. Rappelons à ce propos qu’à l’exception de J.-J.

Rousseau, les philosophes, dont Voltaire qui avait collaboré à la rédaction du célèbre Anti- Machiavel de Frédéric II de Prusse, ont pérennisé l’identification du machiavélisme au despotisme oppressant et arbitraire. Il fallait attendre le XIXe siècle pour voir évoluer les vues sur Machiavel. Ce qui change c’est aussi la façon dont on se sert de ses idées politiques.

À l’époque des partages de la Pologne, tout comme dans l’Italie du Risorgimento ou dans Allemagne d’après les guerres napoléoniennes, Machiavel est devenu le symbole de la lutte pour l’indépendance et l’unité du pays. Cette métamorphose est facile à expliquer : lorsqu’il lance, aux dernières pages du Prince, sa fameuse « Exhortation pour délivrer l’Italie des Barbares », Machiavel formule ce qui sera dénommé plus tard : principe des nationalités,

7 Pedro Ribadeneira (1526-1611), jésuite espagnol, proche collaborateur de saint Ignace de Loyola, sans cependant appartenir au groupe des fondateurs de la Compagnie de Jésus. Il fut envoyé par saint Ignace aux Pays-Bas pour y déclarer les Constitutions jésuites et contribua, grâce à ses contacts à la Cour d’Espagne, à obtenir la reconnaissance des Jésuites dans les pays du Nord. Après le décès de saint Ignace il fut l’un de ses premiers biographes et historien des premières années de la Compagnie de Jésus.

8 On peut citer à ce propos une satire Classicum wolności (Classicum de la liberté, 1703) de Wojciech Węgierski.

9 Son auteur est probablement Augustyn Rotundus (1520-1582), juriste et humaniste polonais, partisan de la monarchie héréditaire.

10 Rotundus cite le passage suivant du Prince : « … dans les États héréditaires et accoutumés à la race de leur Prince, la difficulté à les conserver est beaucoup moindre que dans les nouveaux… », Le Prince, chapitre II, in Machiavel, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, pp. 290-291.

11 Il s’agit de Deklaracya pisma p. wojewody krakowskiego w Stęźycy (Déclaration du voïvode de Cracovie, faite à Stężyca), écrit probablement par Feliks Szczęsny Kryski (1562-1618), vice-chancelier de la Couronne, partisan d’une monarchie héréditaire.

12 Parmi d’autres écrivains politiques de la Renaissance, qui ont pu s’inspirer de Machiavel, on cite Krzysztof Warszewicki (1524-1603, appelé « Machiavel polonais », auteur de De optimo statu libertatis et De legato et legazione liber, et Wawrzyniec Goślicki (1530-1607), auteur de De optimo senatore (1568).

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c’est-à-dire le droit à l’unification et à l’indépendance étatique d’éléments nationaux dispersés ou subjugués. Or, toutes les insurrections polonaises du XIXe siècle se font au nom de ce principe. L’un des premiers romantiques qui réhabilite la pensée de Machiavel en Pologne est Lucjan Siemieński, homme de lettres et participant de l’insurrection nationale de 1830. Dans son étude Machiavel et son système politique (Machiavelli i jego system polityczny, 1851), il va jusqu’à comparer l’œuvre de celui-ci à la Bible. Loin d’idolâtrer le secrétaire florentin, un autre participant du soulèvement de 1830, Joachim Lelewel, historien et homme politique, ne lui refuse pas un grand talent littéraire et surtout le patriotisme.

Alors que dans la première moitié du XIXe siècle la pensée de Machiavel servait à justifier l’idéologie et les mouvements insurrectionnels, dans la seconde moitié de ce siècle, à l’époque positiviste, elle était utilisée pour réviser l’ensemble des attitudes désignées par la notion de « romantisme politique ». L’expression la plus évidente de ce changement radical est L’Insurrection polonaise de 1863 commentée par Machiavel (Powstanie polskie z roku 1863 z komentarzem Machiavella), paru à Lwów en 1867. L’auteur de cet essai historique, Ludwik Wolski, rappelle que Machiavel s’intéressait à la Pologne et soulignait son rôle dans la défense de l’Europe contre les invasions tartares. En s’appuyant sur Le Prince et Les Discours, il analyse dans la suite les raisons des démembrements de la Pologne et de l’échec de tous les soulèvements nationaux. Il attribue les premiers à l’anarchie nobiliaire et le second au messianisme romantique et à l’irréalisme politique. Il finit par évoquer le principe fondamental de la pensée machiavélienne, selon lequel avant d’entreprendre une lutte armée il

« faut avant tout étudier et peser [ses] forces »13. Préconisant une politique réaliste, conforme à la raison et fondée sur l’observation des rapports des forces internationales en présence, Wolski exhorte ses compatriotes à un quotidien « travail organique ». Celui-ci, grâce au développement économique devait favoriser la prospérité de toutes les parties constitutives de l’organisme social et un redressement progressif du pays.

C’est de cette manière très inattendue que Machiavel est devenu le truchement des positivistes en Pologne. En même temps, on y a enfin pu lire les premières traductions en polonais de ses ouvrages. Elles sont dues à Antoni Sozański qui a traduit Le Prince14 et les fragments des Discours. Dans la préface de ces derniers il attribue la chute de l’ancienne Pologne à la méconnaissance de l’œuvre de Machiavel. Bien que cette affirmation soit discutable, Sozański est l’un des premiers commentateurs polonais de Machiavel, qui le considère comme le créateur d’une science politique distincte, séparée du reste des autres connaissances, en particulier de la morale. C’est ce qui a permis une approche moins passionnée de la pensée machiavélienne au XXe siècle sans pour autant empêcher son instrumentalisation politique.

Dans l’entre-deux-guerres, Machiavel a été instrumentalisé par les apologistes et les critiques des régimes autoritaires, tels que le régime de sanacja15, instauré par Józef Piłsudski après un sanglant coup d’État de mai 1926. Pour soutenir le maréchal qui a très vite dû faire face au parlement divisé en ses partisans et ses opposants, ainsi qu’au mécontentement des masses populaires, l’esprit de Machiavel évoqué dans un opuscule, écrit en 1932 par Bolesław Szyszkowski16, préconise une réforme antidémocratique du Parlement. Il devrait se composer de trois collèges : le premier représentant les prolétaires, le deuxième les propriétaires et le troisième les élites. Ce dernier aurait à jouer un rôle d’arbitre dans le conflit qui oppose les deux autres. S’il s’agit du chef d’État, soutenu par les élites et l’armée, il devrait gouverner en exploitant les antagonismes sociaux et nationaux.

Il est évident qu’ici Szyszkowski adapte à la réalité polonaise des années 30 l’idée de Machiavel que le prince doit utiliser à son profit l’antagonisme de classe entre les grands et le

13 Discours sur la première décade de Tite-Live, III, 2, in Œuvres complètes, op. cit., p. 612.

14 La traduction du Prince faite par Antoni Sozański parut à Cracovie en 1868, puis à Sambor en 1879.

Sa traduction des fragments des Discours sur la première décade de Tite-Live parut à Venise en 1874.

15 Le nom de sanacja désigne le pouvoir de Józef Piłsudski (1867-1935) qui prétendait assainir l’État polonais.

16 Bolesław Szyszkowski, Duch nie z tego świata (L‘Esprit de l‘autre monde), Gebethner i Wolff, 1932.

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peuple et qu’il lui appartient de se concilier celui-ci tout en s’assurant un soutien de ceux-là.

À supposer que par ce biais le prince polonais ne parvienne pas à trouver un équilibre entre les composantes antagonistes de la nation, le Machiavel de Szyszkowski l’encourage à recourir à la violence. C’est ainsi que l’adepte de la politique de Piłsudski approuve une double attitude du chef d’État, résumée dans la célèbre allégorie du lion et du renard, selon laquelle il doit savoir alterner la force brute et l’intelligence rusée.

À l’opposé de Szyszkowski, Henryk Dembiński désavoue les régimes autoritaires et totalitaires de son temps dans un écrit polémique Machiavel et l’époque contemporaine (Machiavelli a czasy dzisiejsze), publié en 1938. Parmi les hommes d’État qui se sont inspirés du Prince, l’auteur cite Lénine, Hitler et Mussolini. Dembiński fait notamment référence au

« Prélude au Machiavel » de ce dernier17, un essai dans lequel le Duce justifie la nécessité d’instaurer le régime autoritaire en Italie par la nature intrinsèquement mauvaise de l’homme.

Bien qu’on puisse en effet trouver cette justification de l’autoritarisme dans Le Prince, Dembiński affirme que dans plusieurs passages des Discours se manifeste la prédilection de Machiavel pour le gouvernement républicain. À l’occasion, l’auteur évoque la thèse de la feinte soutenue, entre autres, par J.-J. Rousseau, selon laquelle Machiavel était un républicain camouflé, qui, ayant les Princes en horreur, les représentait sous les traits les plus rebutants.

Dembiński cite également Mein Kampf, en particulier le passage suivant : « La fin […] est l’unique juge sur Terre de tout ce qui est légitime ou illégitime »18; mais c’est surtout la politique elle-même et les événements tels que la « Nuit des longs couteaux »19 et la violation du Traité de Versailles, qui, d’après l’auteur, témoignent de l’ascendance machiavélienne du Führer.

À en croire Dembiński, ce n’est pas un hasard si le bolchevisme a triomphé en Russie, le pays qui, tout au long de son histoire étant en marge de la civilisation occidentale, avait renoncé aux fondements chrétiens de cette dernière. Et ce n’est pas un hasard si Machiavel affiche une grande méfiance à l’égard des valeurs morales du christianisme : l’idéal de l’auteur des Discours est la Rome païenne et républicaine, où les droits individuels devaient être sacrifiés aux droits collectifs du peuple.

Il est vrai que Machiavel reproche au christianisme, prêchant l’humilité et « le mépris des choses humaines », de ne pas être une religion civique et l’oppose aux religions antiques qui mettaient l’accent sur les fortes vertus qui font un peuple puissant et libre ; mais le rapprochement de Machiavel et de Lénine, de la Rome républicaine et de la Russie dictatoriale est sans doute contestable. La conclusion que Dembiński tire de son raisonnement ne l’est pas moins et constitue la meilleure preuve de l’instrumentalisation de la pensée machiavélienne à des fins idéologiques. En effet, pour ce catholique polonais le régime modèle de son temps, qui mène une politique conforme à la morale chrétienne, est celui de Salazar au Portugal…

Cet exemple montre également les apories de la critique de Machiavel. Pour ses détracteurs, il demeure l’écrivain qui scinde l’éthique de la politique et affirme que la fin justifie les moyens, tout en faisant prévaloir l’État sur l’individu. Pour ses défenseurs, il ne fait à aucun moment l’apologie du crime ou de la tyrannie. Il fait simplement et clairement primer une politique réaliste et l’éthique d’efficacité sur les considérations immédiates de la morale. Du reste, on peut se servir de celle-ci, comme le montre la dictature de Salazar, pour pratiquer la politique qui, derrière une façade républicaine et de protection de droits individuels opprime la société.

Au terme de notre analyse, il faut observer que la façon dont les écrivains polonais interprétaient les idées de Machiavel variait en fonction de la situation historique du pays, de l’idéologie dominante et des vues politiques de leurs commentateurs. Ceux-ci, ne disposant

17 « Prélude au Machiavel » de Mussolini parut d’abord dans la Revue de Genève, puis en Préface à une réédition luxueuse, d’une ancienne traduction française du Prince, Helleu et Sergent, Paris, 1929.

18 Cité d’après Henryk Dembiński, Machiavel a czasy dzisiejsze (Machiavel et l’époque contemporaine), Katolickie Tow. Wyd. Kronika Rodzinna, Warszawa, 1938, p. 40.

19 La « Nuit des longs couteaux », le 30 juin 1934, Hitler fit assassiner Röhm, l’ami de la première heure, et ses partisans.

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jusqu’au XIXe siècle ni de la traduction polonaise du Prince ni de celle des Discours, recouraient à une sélection et à une explication plus ou moins arbitraires de leurs extraits en latin ou, plus rarement, dans l’original. Ces choix reflétaient les besoins, les intérêts, ainsi que les conflits intestins de la nation polonaise. Dans la Pologne nobiliaire, la pensée de Machiavel est utilisée comme un instrument de propagande par les partisans et les adversaires du pouvoir monarchique, à l’époque des partages par les adeptes et les ennemis de la tradition patriotique insurrectionnelle, au XXe siècle par les apologistes et les critiques des régimes autoritaires et totalitaires.

Il est à remarquer qu’en raison du républicanisme nobiliaire et du catholicisme polonais, consolidé par la victoire de la Contre-Réforme, la légende noire de Machiavel prédomine en Pologne jusqu’au début du XIXe siècle. Ce n’est qu’au XXe siècle qu’on découvre le Machiavel sinon républicain, au moins très proche des conceptions des

« monocraties populaires » qui n’admettaient pas que le peuple se gouverne mais voulaient qu’il fût convaincu. Pratiquement il fallait attendre la résurrection de la Pologne après la Première Guerre mondiale, pour que l’approche scientifique de la pensée de Machiavel, stimulée par ses nouvelles traductions, l’emporte petit à petit sur les tentatives de son instrumentalisation. Cette tendance ne fait que se confirmer après la Deuxième Guerre mondiale, même si à l’époque stalinienne, sans doute sous l’influence d’Antonio Gramsci20, on considère Machiavel comme le fossoyeur du féodalisme, le « théoricien du capitalisme naissant et le défenseur d’une classe progressiste »21, c’est-à-dire de la bourgeoisie montante.

On commente, en particulier, la réforme de la milice, qui consistait à remplacer les soldats mercenaires par des troupes levées à Florence parmi les bourgeois et le peuple. Cette réforme, introduite sur l’initiative de Machiavel, traduisait, aux yeux des exégètes marxistes, la formation d’une volonté nationale populaire.

Finalement, comme nous venons de le voir, la manière dont on utilisait la pensée de Machiavel à des fins politiques en Pologne se rapproche à certains égards de son instrumentalisation idéologique en Europe. Et tout comme en Europe, avec le temps, les interprétations des textes du grand Florentin se complexifient et le débat sur le sens et la portée de ses idées devient de moins en moins partiel et partial. Il n’empêche que dans la conscience collective qui résiste bien aux tentatives de réhabilitation de Machiavel, il reste synonyme de ruse et de perfidie, deux termes qui résument peut-être le mieux la simplification et la déformation originelle de sa pensée.

20 Pour Antonio Gramsci (1891-1937), Le Prince est une représentation symbolique de la « volonté collective nationale populaire », alors que le parti marxiste révolutionnaire, qualifié de « protagoniste » du « Nouveau Prince », est l’expression de cette volonté.

21 Antonina Kłoskowska, Machiavelli jako humanista na tle włoskiego Odrodzenia (Machiavel comme un humaniste sur la toile de fond de la Renaissance italienne), Łódzkie Towarzystwo Naukowe,

« Prace z historii myśli społecznej », 1954, vol. IV, pp. 147-148.

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