COLLOQUE INTERNATIONAL Les questions vives en éducation et formation :
regards croisés France-Canada
Organisé par le CREN – 5, 6 et 7 juin 2013 à Nantes
RITOURNELLE, CORPS ET CONSTRUCTION TERRITORIALE DE L’IDENTITÉ EN BÉARN
Michèle HAENSEL
Doctorante en Sciences de l’Éducation UPPA EXPERICE-PAU et ITEM
7 impasse du gué 64400 PRECILHON FRANCE 06 22 70 46 91
michele.haensel@univ-pau.fr
Contribution théorique
9. Corps, émotions et empathie dans le développement de compétences trans-langagière Résumé
La transmission orale, forme poétique et artistique vivante, est l'expression d'une construction culturelle territorialisée. Notre recherche s'attache au processus de trans- formation du chant fait d'oubli, de sensations, d'émotions. L'oralité n'apparaissant que dans la rencontre, la transmission serait elle une traversée des êtres ou un apprentissage du processus? Sont ici convoqués le corps, la voix, dans la relation entre mémoire et connaissance. Inspirée du travail de Varela, nous proposons une grille de lecture de la transmission vivante expérimentée sur des entretiens auprès de différentes figures de la culture béarnaise et sur des textes de chants traditionnels béarnais et argentins
Mots-Clés
Oralité, autopoièse, territorialisation, mémoire
Pour POUEIGH une chanson porte en elle les caractéristiques distinctives propres au pays qui l'a vue naître
1 Les folkloristes considèrent le chant populaire comme une survivance du passé.
2 Ils le relient à une civilisation de trobar tout en admettant qu'elle se réactualise en permanence dans son contexte. Les partitions écrites ne sont en fait que le reflet d'une interprétation, à un moment donné d'une chanson dont les variations, si elles apparaissent aux folkloristes comme une perte, peuvent être également une altération qui permet une trouvaille, du nouveau qui émerge. D' autres auteurs attribuent à la forme sonore assumée par la voix le résultat d'une synthèse complexe entre de multiples variables et un instrument puissant et efficace pour exprimer et communiquer l'identité culturelle
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POUEIGH J (1926 ) Chansons populaires des Pyrénées françaises ,T1 Paris Champion.
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MIRAT G (1934,1936 ) Chants populaires du Béarn 2 volumes, Paris : Philippe.
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BREFEIL R (1936) Essai sur les chants et danses de la vallée d'Ossau Laruns :Monographie
Mais si elle a une haute valeur collective, il ne faut pas oublier la fonction subjective et génératrice d'empathie du chant. Chanter une berceuse, par exemple, est un acte qui se répète, se recrée et se renouvelle. Il consolide la possibilité de la rencontre ou celle de la séparation avec les différentes personnes qui s'occupent du bébé. La berceuse révèle la présence, enveloppe l'absence et rend tolérable la séparation.Lorsqu'on aide un enfant à s'endormir, ce sont des moments magiques cachés sous l'apparente répétition de gestes routiniers ; ils créent une aire intermédiaire qui ne se trouve ni dehors, ni dedans et pourtant dans les deux à la fois.
Le chant permet le passage entre l'intime et le culturel.
4En chantant pour le bébé, l'espace potentiel unit et sépare en même temps le bébé, l' enfant et sa mère, l'adulte.
5Dans les Pyrénées Occidentales les chants s'enrichissent d'une pratique plurivocale. La monodie existe bien, mais, socialement c'est la pluricocalité que l'on entend dans toutes les catégories de chant, en dehors des danses chantées, et encore.
En effet la plurivocalité constitue une création collective, on fait ensemble ou l'on ne fait rien.
La polyphonie ne fait pas l'objet d'un enseignement formel, mais se transmet par imitation, immersion dans cette pratique communautaire liée aux fêtes patronales ou aux sorties du samedi soir au café.
6Il existe aussi des poésies chantées et populaires qui peuvent même être le produit d'une recherche savante.
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Transmission orale, ritournelle
La transmission orale, forme poétique et artistique vivante, donc, est l'expression d'une construction culturelle ancrée dans le contexte. Notre travail de recherche s'attache au processus de trans-formation du chant populaire. Il est fait d'oubli, de retrouvailles, de sensations, de vibrations. Nous sommes dans une dynamique de la traversée: traversée du temps vivant, traversée des mers pour les migrants,(mar grane en béarnais) traversée de la mère, de la langue-mère (en béarnais may rane). Pour P. Bourdieu, la poésie orale, et plus généralement ce qu'on appelle parfois, par une étrange alliance de mots, la littérature orale, place la recherche devant un paradoxe apparent. Sans doute produit, pour une grande part, par les catégories de perception qu'utilise la pensée européenne, dominée depuis longtemps, jusque dans les formes dites populaires, par la ville, l'écriture et l'école pour appréhender les productions orales et les sociétés dont elles sont issues. En effet, lorsqu'on admet qu'elle est orale, les préjugés concernant le primitif et le populaire empêchent de lui accorder les propriétés que l'on accorde à la poésie écrite.
En fait l'oralité est une pratique culturelle, artistique et poétique, qui met en jeu des savoirs partiels et partiellement partagés dont l'écriture n'est pas exclue mais utilisée comme trace d'une interprétation, à un moment donné et comme forme potentielle à rejouer. Cette expression d'une construction culturelle et identitaire trouve dans la tradition orale comme un
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ADAMO. G (2002) La voix et l'identité culturelle, La vocalité dans les pays d'Europe méridionale et dans le bassin
méditerranéen. Parthenay : Éd Modal
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ALTMANN DE LITVAN .M (2008 ) La berceuse, jeux d'amour et de magie, sous la direction de, Monts : Ed Eres
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CASTÉRET. J. J (2001) Modèles et perception de la polyphonie dans les Pyrénées gasconnes , in Charles-
dominique Luc et Cler Jérôme (éds.), La vocalité dans les pays d’Europe méridionale et dans lebassin
méditerranéen, Actes du colloque international de La Napoule/Université Nice-Sophia-Antipolis,
Parthenay : Ed Modal, FAMDT, pp. 145-169.
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PERRENOUD. M (2006 ) Terrains de la musique, approches socio-anthropologiques du fait musical contemporain,
textes réunis par Paris : Ed l'Harmattan.
creuset de connaissance dans lequel l'imaginaire collectif et personnel peuvent puiser des archétypes et y façonner de nouveaux éléments.
Le renouveau actuel des musiques de tradition orale et leur entrée dans la notion de Patrimoine Culturel Immatériel les situe dans une préoccupation de sauvegarde que la Convention conçoit dans le sens de préserver la fonction sociale de ces traditions, leur rôle dans la vie quotidienne ou lors d’événements festifs et le caractère interpersonnel de leur transmission. Elle définit par ailleurs le PCI comme un processus de transmission formelle et informelle de génération en génération et de permanente recréation par les communautés et les groupes, en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire. La transmission orale est reliée à une sorte de réservoir d’expériences accumulées qui servent à chacun de répertoires d’action et de dispositions éthiques dans la conduite en société. Cette singularité peut être envisagée comme une solitude assumée et communicante qui peut supporter de s'altérer sans perdre sa part de différence ontologique irréductible.
Une posture de l'oralité, l'ipséité
La personne, l'être entier qui intègre la nécessité de la relation pour exister, au prix d'une certaine altération, est un Je-Tu. Celui de l'être séparé qui cherche à préserver avant tout son intégrité et sa différence intacte est Je-Cela Je n'existe pas seul, sauf au prix du solipsisme.
Dans une relation d'oralité il est nécessaire qu'un Je-cela accepte sans crainte la relation altérante d'un Je-Tu.
8 La matière d'expression qui participe à cette relation est un opérateur, un vecteur. C'est un convertisseur d'agencement, une ritournelle. L'objet éventuel échangé l'est à titre de composante de passage, d'un agencement à un autre, il peut même disparaître mais pas sans qu'une composante de relais ne le remplace et ne prenne de plus en plus d'importance: à savoir la ritournelle.
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Une posture pédagogique tenant compte de ces observations, loin de considérer la chanson comme un objet, un cela à adjoindre à la relation comme objet d'échange, comme symbole, y trouverait l'occasion d'exprimer des passages entre des niveaux différents, comme catalyse d'actions indirectes entre des éléments hétérogènes et comme ajustement d'une relation de type Je-Tu.
La chanson une construction culturelle territorialisante
La ritournelle agirait comme un prisme, un cristal d'espace-temps en tirant de ce qui l'entoure des vibrations variées, des décompositions, des projections et des transformations. Elle a aussi une fonction catalytique en augmentant la vitesse des échanges et réactions dans ce qui l'entoure, en assurant des inter-actions indirectes entre éléments dénués d'affinité dite naturelle, et forme par là des masses organisées. La chanson qui rejoint les identités collectives, n'est pas un produit du passé. Elle résulte très concrètement d’une fabrication nouvelle, d’une dynamique de groupe continuelle, avec un enchevêtrement des identités familiales, locales, et globales comme dans des cercles identitaires évolutifs pouvant servir de répertoires d’actions .Du point de vue anthropologique les notions d’identité et de singularité
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ELIAS. N (1991) La Société des individus, Paris : Fayard, en poche Pocket.
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DELEUZE .G, GUATTARI .F (2006) Mille Plateaux Paris : Ed de Minuit.
Descola, de sa dividualité. Cette relation indispensable avec l'autre ouvre alors l'espace des sentiments et des émotions.
Entre émotion et sentiment
Précisons d'abord que les émotions sont des programmes complexes et en grande partie automatisés d'action qui sont concoctés par l'évolution. Les sentiments émotionnels, d'autre part, sont des perceptions composites de ce qui se passe dans notre corps et notre esprit quand nous éprouvons des émotions. Ce sont des images d'actions, et non pas celles-ci elles-mêmes.
Nous retrouvons là l'un des aspect de la chanson dans sa capacité évocatrice mais aussi dans sa potentialité suggestive d'émotions et de sentiments. La distinction générale entre émotion et sentiments est assez claire. Alors que les premières sont des actions accompagnées d'idées et de modes de pensée, les sentiments d'émotions sont surtout des perceptions de ce que fait notre corps pendant qu'il a des émotions, ainsi que des perceptions de l'état de notre esprit pendant le même laps de temps. On en déduit en général que le cerveau est un instrument d'enregistrement passif, comme du celluloïd, sur lequel les caractéristiques d'un objet, une fois analysées par des détecteurs sensoriels, peuvent être fidèlement cartographiés,or c'est là pure fiction. L'organisme, c'est-à-dire le corps et son cerveau, interagit avec les objets, et le cerveau réagit à cette interaction. Le cerveau enregistre les conséquences multiples des interactions de l'organisme avec l'entité concernée. En fait ce que nous appelons en temps normal le souvenir de l'objet, c'est le souvenir composite des activités sensorielles et motrices liées à l'interaction entre l'organisme et l'objet.
10Pour la mémoire collective,par contre, la chose et le contexte ont plus d'importance que le souvenir affectif ou personnel: l'objet arrête le temps, immobilise la durée, tisse la toile du système culturel autour d'un objet permanent qui, lui, échappe à la dissolution générale, à la mort.
11 Les pierres ou les lieux saint servent de cadre à la mémoire dont une culture a besoin pour survivre. Ainsi l'objet de connaissance, le contenu, sert une nécessité collective. Si les groupes fixent tous leur culture et les conditions de leur reproduction sociale dans la pierre ou le sol, si les groupes imitent la passivité de la matière inerte cela ne signifie-t-il pas que le vrai problème n'est pas celui de la mémoire mais celui de l'oubli.La pression sociale anonyme insère dans notre corps les modes de reproduction collective. La société se reproduit elle-même à travers les quelques modèles qu'elle enracine dans les corps et les esprits. Les sociétés se conservent ainsi, tout autant que les institutions, par la transmission initiatique ou pédagogique de ces attitudes, comportements, gestes et croyances, reconstituées de génération en génération. La chanson populaire participe à cette transmission. Ces points étant précisés, nous pouvons , en nous référant à la méthodologie que Varela utilise en tant que biologiste pour identifier le vivant, proposer une grille d'analyse d'entretien menés dans le cadre de notre recherche sur la transmission orale, donc , in vivo.
Grille de lecture du vivant
Inspirée donc du travail de Varela et de Damasio nous proposons une grille de lecture de la transmission vivante expérimentée sur des entretiens auprès de différentes figures de la culture béarnaise dont: un collecteur de chant traditionnel, un chanteur traditionnel, un enseignant d'occitan, une descendante de migrants vers l'Argentine. La même grille a été expérimentée sur des textes de chants traditionnels béarnais et argentins. Cette grille combine matrice de la forme, récurrence d'un motif ou d'un acte, changement et composabilité.
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DAMASIO.A (2010) L'autre soi-même Paris :Éd Odile Jacob
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VARELA .F.J (1989 ) Autonomie et Connaissance, Paris : Ed du Seuil.
Selon Francisco Varela la dynamique d’un système autopoïétique produit les conditions nécessaires à l’existence de sa propre dynamique grâce notamment à la constitution d'une limite, d'une frontière au sein de laquelle les propriétés des composants comprennent la spécificité des interactions, les formes de liaisons, la mobilité et la décomposition. Le système puise dans ses structures possibles la plasticité de ses interactions.(clôture opérationnelle).Pour un observateur extérieur au système autopoïétique les transformations semblent répondre à une commande et il peut distinguer au sein du système les perturbations qui proviennent de l'extérieur des perturbations qui proviennent de l'intérieur. Mais pour le système autopoïétique lui-même elles sont intrinsèquement indistinguables.Pour l'organisme vivant percevoir équivaut à construire des invariances par un couplage sensori-moteur, qui lui permet de survivre dans son environnement. Par la clôture du système nerveux, le bruit en provenance de l'environnement devient objet. Partant de là, l'information et la finalité peuvent être utilisées à des fins pédagogiques,mais elles ne font pas partie de l'explication opérationnelle d'un système vivant que l'autopïèse suffit à fournir. Puisqu'il s'agit ici d'autonomie il est possible de la concevoir en passant par une réflexion complémentaire et duale sur la façon dont un système est commandé. L'autopîèse et l'allopoiése sont de caractérisations complémentaires, plutôt qu'exclusives, d'un système.
Pour Varela la finalité ne joue aucun rôle causal au sein de l'autopièse, ni donc dans la description de l'organisation d'un système.Ainsi les notions de message, d'information et de code, ne sont pas significatifs. Ce qui est significatif c'est que l'observateur choisit d'ignorer délibérément certaines connexions opératoires entre les classes d'événements, et de ne concentrer son attention que sur certaines relations. C'est là une idée importante, et il n'est pas suffisant d'en parler comme d'une simple manœuvre pédagogique. La possibilité d'ignorer délibérément des liens nomiques (relatifs à des lois) intermédiaires est à la base de toute description symbolique propre à nous permettre d'approcher le concept d'autopïèse. Ce qui est caractéristique d'un symbole, c'est l'existence d'une distance, d'une relation quelque peu arbitraire entre le signifiant et le signifié.cela se vérifie immédiatement dans le discours humain: les mots et leur sens contextuel ont un mode de couplage structurel et historique si reculé et complexe que toute tentative d'en suivre les connexions nomiques est désespérée.
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Nous parvenons ainsi avec notre auteur à la conclusion que finalité et compréhension symbolique forment un couple de concepts symétriques du couple explication opérationnelle et prévision. Finalement les explications opérationnelles et symboliques ne se contredisent pas: elles appartiennent à différents niveaux d'explications accessibles à une communauté d'observateurs. Nous devons garder à l'esprit qu'en changeant de mode d'explication nous changeons aussi le cadre de référence au sein duquel nous travaillons; sinon, toutes nos tentatives d'explication sombrent dans la confusion;.les deux modes d'explication sont distincts, et ils peuvent être mis en rapport sans qu'il faille les réduire l'un à l'autre.Si nous préférons accorder généralement plus de crédit aux explications opérationnelles c'est probablement dans l'idée que les causes existent en dehors de nous, dans le monde extérieur, et qu'elles expriment un état de fait indépendant de l'observateur. Cependant l'argumentation que nous venons de développer ne nous permet plus d'accepter ce paradigme car il est impossible de se passer d'explications symboliques au sujet des systèmes vivants. Il y a deux caractéristiques principales d'un symbole qui s'applique aux systèmes vivants soit:
La détermination intérieure: c'est-à-dire qu' un objet ou un événement est un symbole seulement s'il est le signe de l'abréviation d'une chaîne nomique qui a lieu à l'intérieur de la
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VARELA.F.J , Ibidem, p176