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L'Ecole de Genève?

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. L'Ecole de Genève? In: Pichois, C. ; Fumaroli, M. & Menant, S. L'histoire littéraire hier, aujourd'hui et demain, ici et ailleurs. Paris : A. Colin, 1995. p. 54-64

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:23159

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L'ÉCOLE DE GENÈVE ?

L'École de Genève est une invention de Georges Poulet. Dans les années trente, De Baudelaire au Surréalisme et L'Âme roman- tique et le rêve 1 avaient été pour lui des phares. Il allait plus tard, par des relations personnelles et tout un réseau de correspondance, par des articles et des colloques, réunir, bon gré mal gré, une communauté de critiques autour du principe d'identification. Le critique établit avec l'œuvre une relation de sympathie, qui lui permet d'en dégager les enjeux existentiels : telle devait être, selon Poulet, le programme de l'École de Genève, qui réunirait, outre Marcel Raymond, Pierre Béguin et lui-même, Jean Rousset, Jean Starobinski et Jean-Pierre Richard. Mais Poulet ne voyait pas qu~

son initiative reposait sur un paradoxe. Car si une École suppose une méthode ou une doctrine commune, alors l'École de Genève est une aporie. Comment concilier en effet l'exigence d'engagement personnel, la part, considérable, de la subjectivité dans 1' acte critique et une quelconque allégeance à un système ? Le principe que Poulet plaçait au cœur de son École postule une totale disponibilité de l'esprit, une recherche sans contrainte, donc la liberté. S'il y a une méthode, elle revient à un exercice spirituel et individuel, irréduc- tible à un schéma préalable. Poulet lui-même le savait: les chemins qui mènent à l'œuvre sont toujours à réinventer. Sa démarche, comme celle de ses amis, est d'ailleurs inimitable; elle échappe, largement, à la codification qui permettrait, par exemple, de l'en- seigner.

Donc une exigence commune - remonter, dans la lecture, à la conscience créatrice- et une force centrifuge -la part de l'intuition, l'ascèse d'une quête solitaire. Je voudrais relever tour à tour les

1. Marcel Raymond, De Baudelaire au Surréalisme et Albert Béguin, L'Âme romantique et le rêve : essai sur le romantisme allemand et la poésie française, Marseille, Cahiers du Sud, 1937. Pour les œuvres citées de Marcel Raymond, voir la liste en fin d'article.

SHLF, 1995, Colloque du Centenaire, p. 54-64.

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données qui contribuent à l'unité du groupe et celles qui la compro- mettent.

On rappellera d'abord le principe fondateur de la critique selon Georges Poulet 2 - sa propre démarche et celle qu'il attribuait vo- lontiers à l'ensemble de l'École de Genève. La littérature, pour lui, est le lieu où s'exprime l'esprit dans ce qu'il a de plus fondamental;

par delà les mots et les formes repose, au cœur du texte littéraire, le noyau ultime de la pensée et de l'affectivité. Cette quintessence de l'être, c'est ce que Poulet appelle la conscience, c'est-à-dire une subjectivité qui existe en elle-même, soustraite à toute détermination extérieure. Le fameux cogito que Poulet, significativement, emprunte à Descartes, est l'acte, important entre tous, par lequel le sujet prend conscience de sa conscience, dans un moment exceptionnel de présence à soi où il accède intuitivement à son moi essentiel. Pour se connaître dans cette pureté sans mélange, pour accomplir plei- nement son cogito, l'individu doit s'élever au-dessus de tous les accidents, il s'abstrait dans la contemplation de soi. Tout l'effort consiste ici à échapper aux objets, à écarter les médiations qui s'interposeraient dans cette conquête de soi. Les phénomènes et les contingences du vécu, de même d'ailleurs que les formes du dis- cours, sont de l'ordre de l'opaque, de l'extrinsèque, et doivent être transcendés. Les paramètres du temps et de 1' espace que Poulet étudie volontiers chez les auteurs ne correspondent pas à des don- . nées sensorielles, à des faits empiriques, mais sont des catégories ~

intellectuelles qui permettent de saisir les mécanismes de 1' esprit.

Telle est donc, ramenée à son principe, la qualité de l'œuvre littéraire. Cette définition dicte au critique son programme. S'il veut aller à l'essentiel, il doit reconstituer le cogito de son auteur, ou plutôt le revivre, en passant à son tour de 1' opacité à la transparence.

C'est dire que la critique selon Poulet est un acte de sublimation d'une part, d'identification d'autre part. Le lecteur s'absorbe dans la pensée de l'auteur et, grâce à cette .fusion de deux esprits, il dégage le secret d'une intériorité pure, abstraite des formes et des matières : « La conscience critique a cela de particulier qu'elle est ( ... ) conscience de la conscience, saisie subjective, non d'un objet, mais d'un sujet» 3Le moi coïncide si bien avec un autre moi qu'il n'y a plus qu'un seul être. La pensée critique devient la pensée

2. Georges Poulet s'est maintes fois expliqué sur les principes de sa critique. Voir La Conscience critique, Paris, Corti, 1971. Voir aussi Marcel Raymond et Georges Poulet, Cor- respondance (1950-1977), éd. P. Grotzer, Paris, Corti, 1981.

3. Lettre de G. Poulet à M. Raymond dans Correspondance, op. cit. (note 2), p. 37 (mars 1959).

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critiquée. Elle se laisse envahir par l'esprit d'autrui et en pénètre d'autant mieux les profondeurs qu'elle s'y soumet sans réserve.

Mais le modèle de Poulet s'applique-t-il aux autres membres présumés de l'École de Geriève4? Ils font avec lui un bon bout de chemin, puis adoptent des voies divergentes. Pour respecter ces différences et éviter trop de simplifications, je me concentrerai désormais sur 1' œuvre de Marcel Raymond qui, après tout, fut le pionnier et le maître.

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La littérature, pour Raymond, n'est pas distincte de la vie. De la pensée, du sentiment, une expérience humaine, voilà quelle est la substance, ontologique, dont elle est chargée 5 Pour le critique aussi, la lecture touche à des questions vitales. Il participe à la quête de l'auteur, il revit son cheminement spirituel et s'y engage si pleinement qu'il subit lui-même une modification profonde. De sa genèse à sa réception, l'œuvre d'art est donc une aventure exis- tentielle - l'aventure d'un sujet qui se transmet à un autre sujet.

Mais comment s'accomplit cette connaissance intiine ? Encore jeune, Raymond a lu Bergson, et il le cite : « Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique» 6La connaissance intuitive, par le dedans, permet de combler l'écart entre les cons- ciences; l'écoute de l'autre me touche si profondément, elle s'in- tègre si bien à mon propre destin qu'elle devient une modalité de l'introspection. Nous sommes très proches du principe d'identifi- cation selon Poulet.

Raymond insiste sur l'état de réceptivité, de disponibilité et d'attente où, devant une œuvre, il se tient. Rarement critique a-t-il su capter et redéployer avec tant de justesse la qualité propre d'un esprit, la vibration d'une voix. Comme dans l'expérience religieuse, le recueillement, une sorte d'ascèse amènent le lecteur à se départir de soi pour consentir à l'action de 1' autre. Il s'efface, il se laisse envahir. L'influence conjuguée de Charles Du Bos et surtout de Jacques Rivière, à qui Raymond a consacré un livre entier, a joué

4. Pour compléter, voir l'excellente synthèse de J. Hillis Miller,« The Geneva School: The Criticism of Marcel Raymond, Albert Béguin, Georges Poulet, Jean Rousset, Jean-Pierre Richard, and Jean Starobinski »,dans Modern French Criticism,from Proust and Valéry to Structuralism, éd. John K. Simon, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1972, p. 277-310.

5. La meilleure introduction à la pensée et la démarche critique de M. Raymond est son propre livre, Le Sel et la cendre. Voir aussi Le Sens de la qualité.

6. Cité dans Le Sel et la cendre, p. 42.

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ici un rôle décisif. Pour le dire en un mot, les critiques de la N.R.F.

transposaient la sympathie bergsonienne à la littérature. Dès les années vingt, une voie était ainsi frayée, loin de l'université, à l'exercice de la critique comme une activité spirituelle.

Une solidarité étroite lie donc la vie, la littérature et la critique.

Je voudrais illustrer cette interpénétration 7L'un des thèmes pri- vilégiés de l'expérience vécue, chez Raymond, est la recherche d'une communion avec la nature. Abolir la frontière entre le sujet et 1' objet, entre le psychique et le matériel, ce serait retrouver le bonheur de l'unité primitive. Une vive sensibilité à l'univers am- biant, à la beauté ou à la souffrance des êtres et des choses, obéit à une exigence de participation, d'intégration, et devrait permettre aussi de capter la transcendance diffuse dans le monde. Pour ex- pliquer ce penchant personnel à la fusion, Raymond parle de ses

« velléités de mysticisme naturel » 8 Une tendance mystique, et, d'autre part, une ouverture du côté de la phénoménologie se combinent dans cette attention vouée à la vie des choses.

Or Raymond a consacré quelques-unes de ses meilleures études à des auteurs qui racontent une expérience du même ordre. Un mode de connaissance intérieure et pré-rationnelle, la perception d'une vie secrète dans le sensible, ce sentiment élémentaire de l'existence où le moi et le tout semblent s'unir, c'est ce qu'il cherche avant tout chez les poètes. Mais le plus significatif tient à son intérêt persistant pour les récits de rêverie, pour les extases matérielles d'un Rousseau, d'un Senancour. Tout un livre, Romantisme et rê- verie, module les thèmes de la perte de soi dans les objets, du paysage-état d'âme, de la fusion cosmique.

C'est dire que l'expérience d'identification se dédouble: la communion de l'homme avec le monde est analogue à la communion du critique avec l'auteur, au point qu'elles sont presque interchan- geables. Lire un récit de rêverie, pour Raymond, c'est participer au même sentiment de plénitude et, par la grâce d'une lecture quasi magique, satisfaire à ce besoin essentiel d'intégration au monde qu'il éprouve. Le vrai poète, dit-il, est un médiateur, ou un médium, qui régénère notre perception des choses et nous rend le sens de la qualité. En définitive, trois vecteurs fusionnels s'entre-croisent et parfois se superposent dans l'univers de Raymond: de lui-même avec le monde, de ses auteurs préférés avec le monde et de lui-

7. Elle a été étudiée par Pierre Grotzer, «La Vision du monde et la lecture du texte dans l'œuvre de Marcel Raymond», dans Albert Béguin et Marcel Raymond. Colloque de Cartigny, Paris, Corti, 1979, p. 215-41.

8. Le Sel et la cendre, p. 261

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même avec ses auteurs. On pourrait montrer qu'une interaction du même ordre commande son rapport à la mystique : une inclination personnelle pour la contemplation, un intérêt soutenu pour un Pascal, un Fénelon et ce que Poulet appelle un «quiétisme critique» 9

La tâche du critique se trouve ainsi redéfinie. Il n'étudie pas seulement une expérience ou une pensée en tant qu'elles appar- tiennent à un auteur et permettent de mieux le comprendre, mais comme autant de données qui le touchent personnellement. Il n'ana- lyse pas, de l'extérieur, des thèmes littéraires, mais, par la médiation de la littérature, réfléchit à des problèmes qui sont les siens autant que ceux d'autrui. Tandis qu'il interroge l'aventure d'un écrivain, il poursuit simultanément sa propre trajectoire spirituelle.

Une question se pose: la critique qui s'inscrit dans le sillage ouvert par l'œuvre pour vibrer à l'unisson et qui engage si profon- dément son auteur est-elle encore distincte de la littérature elle- même? Pour diverses raisons, Raymond n'aurait pas accepté de les confondre. Il insiste sur le rapport de subordination qui lie l'inter- · prète à l'écrivain et réprouve durement l'exhibitionnisme qu'il voit poindre chez certains critiques. Il prend égalementsoin de distinguer ses ouvrages personnels, poèmes et souvenirs 10, de son activité de commentateur. Mais il n'aurait pas nié non plus que la littérature - que ce soit celle d'autrui ou la sienne - et la critique telle qu'il l'entend partagent des thèmes et des objectifs communs. Il a d'ail-

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.leurs entretenu des rapports constants avec les écrivains -De Bau- delaire au Surréalisme avait reçu un écho considérable auprès des poètes et le dialogue allait continuer jusqu'au bout. S'il choisit de commenter des œuvres qui résonnent profondément en lui, c'est que, plus que les étudier, il les prolonge, ou du moins répond à leur appel. L'un des pôles qui l'attire le plus souvent est la littérature introspective, les genres à la première personne - autobiographie, méditation, écrits spirituels et intimes. Son œuvre est-elle fonda- mentalement différente ? On pourrait soutenir qu'elle a sa place dans la tradition romande, parmi ceux qui, de Rousseau à Senancour, de Constant à Amiel, ne cessent de s'interroger sur leur rapport à Dieu, à autrui, au monde et à soi-même.

Ainsi se présenteraient, au prix de beaucoup de raccourcis et de simplifications, le territoire commun de Raymond et Poulet et, tant bien que mal, l'un des points de repère de l'École de Genève. Mais

9. Georges Poulet, «De l'identification critique chez Albert Béguin et Marcel Raymond>>, dans Albert Béguin et Marcel Raymond (. .. ), op. cit. (note 7), p. 14-39 ; p. 38.

10. Outre Le Sel et la cendre, voir Mémorial, 1965 (hors commerce), puis Paris, Corti, 1976; Poèmes pour l'absente, Lausanne, L'Aire, 1966; Par-delà les eaux sombres, Lausanne, L'Âge d'homme [1975].

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il importe de souligner que la position de Raymond est beaucoup plus nuancée: plus diverse qu'on l'a laissé entendre jusqu'ici et moins radicale que la théorie de Poulet. Les réserves de Raymond et la distance qu'il observe devant une pratique systématique de 1' identification se cristallisent sur deux points : le statut de la forme dans l'œuvre d'art et la place de l'histoire. Je rappellerai d'abord, succinctement, l'importance décisive qu'il accorde à la langue, au style, à la structure, pour développer un peu davantage, ensuite, le rapport de Raymond à l'histoire et à l'histoire littéraire.

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Georges Poulet tient la forme de l'œuvre pour un mal qui, s1il est nécessaire, n'en doit pas moins être écarté au plus vite, afin de permettre l'accès, sans intermédiaire, à l'esprit du créateur. Il écrit à Raymond: «Les formes sont faites pour être sucées. Dès qu'on en a exprimé le jus, la vie, il faut jeter l'écorce. Surtout, il ne faut jamais, au grand jamais, s'arrêter aux formes. Elles ne sont, au mieux, qu'un support provisoire» 11Entre Poulet qui voit dans le corps de l'œuvre un accident, un obstacle, et Raymond qui refuse cette dichotomie, c'est la guerre des -ismes: vous succombez à un

« immanentisme formaliste » 12, déplore le premier ; « Vous êtes trop kantien( ... ). Vous êtes gnostique, dualiste, peut-être manichéen» 13,

observe le second. Pour justifier son attention aux formes littéraires, Raymond se réclame volontiers d'« une vague phénoménologie exis- tentielle» 14 Le noumène, dit-il, est inséparable du phénomène;

1' être est immanent à 1' objet dans lequel il s'incarne, le fond et la forme sont solidaires. Les opposer comme l'intérieur et l'extérieur, le substantiel et le contingent, c'est négliger le sens même de l'acte créateur, qui installe l'esprit au cœur des matières. Comment le sujet se révélerait-il à lui-même et à autrui s'il ne disposait d'un langage concret par lequel s'exprimer ? Raymond cite le mot de Focillon: «Prendre conscience, c'est prendre forme» 15 Conçue ainsi, l'œuvre d'art est un être vivant, elle vibre du mouvement qui l'a engendrée; plus que cela, elle est la chance de l'esprit, le lieu

11. Correspondance, op. cit. (note 2), p. 61 (9 décembre 1960). Cette correspondance revient à plusieurs reprises sur ce débat. Voir aussi l'étude de Jean Rousset, «L'Œuvre de Marcel Raymond et la" nouvelle critique">>, dans Mercure de France, 348 (1963), p. 462-70.

12. Correspondance, op. cit. (note 2), p. 59 (9 décembre 1960).

13. Ibid., p. 135 (7 août 1964).

14. Le Sel et la cendre, p. 121.

15. Correspondance, op. cit. (note 2), p. 197 (11 août 1968); voir la réponse du 18 octobre 1969, p. 205 et la reprise du 25 novembre 1973, p. 240-41.

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où il s'accomplit. Si «les formes ( ... ) ne sont jamais épuisables», c'est que «l'esprit qui les anime ne l'est pas» 16

Cette pensée moniste fait de 1' écoute du texte, de 1' explication attentive du style et de 1' étude des nuances de la langue un moment essentiel de la lecture. Rien de moins formaliste que le commentaire des formes, puisqu'elles sont habitées par le sens et chargées d'un rayonnement ontologique. La rencontre de deux consciences, l'at- traction profonde de deux sensibilités ne s'opèrent pas dans le vague ; elles se réalisent sur le terrain solide des mots, à la faveur d'observations vérifiables, qui coupent court aux projections et aux égarements: «L'intuition globale, qui cherche dans l'œuvre un centre vital, a besoin d'être à chaque moment contrôlée, rectifiée.· , par l'examen le plus lucide du détail, de la particularité linguistique, rythmique, stylistique» 17Cette oscillation entre l'adhésion immé- diate et l'analyse patiente, comme la pondération qu'elles exercent l'une sur l'autre, détermine un équilibre qui ne commande pas seulement l'activité critique de Raymond, mais sa pratique de l'écrh ture - une écriture qui associe l'intuition à la rigueur des idées, l'abandon de la rêverie à la netteté de l'argumentation et la fluidité de la pensée à une extraordinaire fermeté dans le style.

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Le commerce de Raymond avec l'histoire littéraire n'est pa~ si limité, ni si simple, qu'on pourrait penser. Il est vrai que l'affaire commence mal, par une déception et un rejet. Raymond est venu faire sa thèse en Sorbonne et, sous la direction d'Abel Lefranc, il travaille sur l'influence de Ronsard au XVIe siècle. Il se plie aux méthodes en cours : analyse de poètes mineurs, étude de sources, dépouillement exhaustif, bibliographie, tout est fait pour plaire à ses maîtres et le laisser, lui, sur sa faim. Il souffre du positivisme ambiant, il n'accepte pas la réduction de la littérature à une science et, s'il reconnaît la valeur de l'érudition, il la trouve« desséchante»,

«myope». Dans l'histoire littéraire qui règne à l'université, rien pour l'esprit ni pour le sentiment et, ajoute-t-il, un total «défaut d'imagination métaphysique» 18Il se retrempe en allant rencontrer chez Jacques Rivière les auteurs de la N.R.F., en lisant les revues et en suivant, au Collège de France, les cours du docteur Pierre Janet sur la genèse du psychisme humain. Sa thèse défendue en

16. Ibid., p. 66 (3 janvier 1961).

17. Le Sel et la cendre, p. 273-74.

18. Ibid., p. 50 et 80.

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1927, il lui faudra, dit-il, «se libérer» 19, et il le fera bientôt en écrivant De Baudelaire au Surréalisme.

Mais le désenchantement du jeune homme égaré à la Sorbonne ne doit pas nous tromper. Raymond est le contraire d'un dogmatique.

Il n'éprouve aucun mépris pour les données objectives, pour les aspects matériels de notre discipline ; il a toujours défendu l'histoire littéraire et la philologie, à condition qu'elles soient tenues à leur place, comme des moyens et non comme des fins. Il tient la critique externe pour un préalable nécessaire et, s'il ne l'affiche pas, c'est qu'ill'a intériorisée. L'exigence d'érudition et la curiosité historique l'accompagneront tout au long de sa carrière ; les notes des éditions de Rousseau en témoignent assez.

Reste que la vraie recherche historique, celle que Raymond as- sume pleinement, se déploie sur une autre scène. Juste après Paris, il séjourne deux ans à Leipzig, de 1926 à 1928. Il lit les philosophes et les historiens de l'art allemands, il découvre des universitaires qui sont aussi des penseurs, il baigne avec joie dans un climat intellectuel encore pénétré de romantisme. C'est le règne de la Geisteswissenschaft, qui travaille à « intégrer les puissances de l'esprit et [à] s'élever jusqu'à une compréhension philosophique des divers ordres de création» 20 •. De ce foisonnement, il retiendra surtout le modèle, pour lui extrêmement fécond, de la Geistesges- chichte: «une histoire de l'esprit, fondée sur l'idée d'un candi- tionnement réciproque des créations de la pensée et de 1' art » 21Il il\

s'agit de capter l'esprit d'une époque, le Zeitgeist, à travers l'unité profonde de sa culture, en embrassant toutes les manifestations de 1' activité intellectuelle, spirituelle et artistique. Pour saisir cet en- semble comme un tout organique, la Geistesgeschichte franchit les limites des disciplines et, animée par l'idéal goethéen de la Welt- literatur, traverse également les barrières des langues. Dans cet apprentissage de la synthèse, Raymond se réclame de deux maîtres- livres: de Wilhelm Dilthey, Das Erlebnis und die Dichtung, «une phénoménologie de l'imagination poétique» 22 et, de Friedrich Gun- dolf, Shakespeare und der deutsche Geist, qui « associait à un vitalisme intense le sens des symboles incarnés » 23On ne s'étonne pas qu'au même moment Raymond se souvienne de Michelet, chez

19. Postface à la nouvelle édition de L'Influence de Ronsard sur la poésie française, Genève, Droz, 1965, p. 365.

20. Le Sel et la cendre, p. 80.

21. Ibid., p. 81.

22. Ibid., p. 82.

23. Ibid., p. 83.

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qui il trouve la confirmation que, dans un état de culture, tout passe par les symboles et tout se tient.

De cette expérience allemande se dégagent deux leçons, qui auront sur 1' œuvre de Raymond une influence durable. La littérature est partie intégrante d'un ensemble plus vaste et s'éclaire surtout des parallèles avec les autres arts - la peinture, la musique, qui témoignent d'une même sensibilité historique et peuvent opérer comme des révélateurs. De plus, il apparaît désormais possible de faire de l'histoire sans sacrifier l'esprit ni censurer la subjectivité.

Pour dégager l'unité d'une culture, pour comprendre (au sens éty- mologique) les diverses productions de la pensée et de l'art, il faut 'que le savoir soit fécondé par l'imagination, par l'intuition et la sympathie. On retrouve ainsi, dans ce type de recherche, l'un des principes de la critique d'identification: une conscience personnelle tente de saisir une conscience collective. L'érudition et la partici- pation intime sont réconciliées.

Cette ouverture sur l'histoire jalonne l'œuvre de Raymond. De Baudelaire au Surréalisme, déjà, découvre dans la poésie les symp- tômes d'un désarroi qui est celui de toute une société. Mais la tendance se précisera plus tard, dans deux chantiers longuement élaborés : d'une part les travaux sur le pré-romantisme, pour dé- finir, dans toutes ses ramifications, le sentiment de l'existence de Rousseau, de Senancour et de leurs contemporains, d'autre part les recherches sur le maniérisme, qui aboutissent à une anthologie et Œl à l'étude approfondie qui la précède.

Tout se passe, dans ce dernier cas, comme si Raymond, en situant le phénomène littéraire au cœur de la culture de la Renaissance, avait voulu remédier à 1' étroite spécialité où s'était enfermée sa thèse. Le style des poètes du XVIe siècle, si raréfié soit-il, est solidaire de 1' environnement intellectuel et social. Par delà 1' apparente hé- térogénéité des données, il s'agira donc de saisir l'esprit sous-jacent ; un sentiment de l'existence commun anime les différents arts de l'époque, qui eux-mêmes témoignent des conditions historiques, et la Weltanschauung qu'ils partagent est assez consistante pour porter un nom : le maniérisme. L'enquête portera donc sur un faisceau, très large, d'indices convergents. Elle invoque la crise des systèmes intellectuels qui, dans la Renaissance européenne, frappe à la fois la religion et la philosophie - conflits théologiques, fracture de l'édifice scolastique, montée du scepticisme, mode de l'hermé- tisme ... Elle reconstitue le milieu aristocratique et la culture de cour - les fêtes, les académies, les rites de la civilité ... - qui conditionnent l'esthétique du temps et, de la sorte, définissent, pour l'ensemble des arts, un terrain commun. S'il veut comprendre le choix des

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poètes, le critique écoutera la musique d'un Roland de Lassus, il se familiarisera avec les peintres et les artisans de l'École de Fon- tainebleau, il s'imprégnera d'un décor et d'un style de vie. Mais si, dans cette vision globale, il fait la part de 1' imagination historique et, pour découvrir l'unité cachée sous la diversité, se laisse parfois guider par l'intuition, il s'entoure aussi de toutes sortes de précau- tions, afin d'assurer la rigueur de la méthode. Il réfléchit longuement sur la légitimité, sur les conditions et les limites du parallèle entre les arts du langage et ceux de la vision. Il prend également soin d'appuyer sa construction sur une large base documentaire et entend respecter la spécificité du phénomène ; il discute les bornes chro- nologiques du maniérisme, le distingue soigneusement du baroque et se distancie de la conception d'un Curtius, qui y voit une dis- position permanente de l'esprit, par delà son inscription dans un temps et un lieu singuliers.

On répète trop souvent que l'École de Genève se définit par le mépris de l'histoire, ou l'indifférence. Qu'elle ait rejeté l'histori- cisme et le positivisme, que ce rejet ait resserré les liens au sein du groupe, c'est certain. Mais ce qui a été dit ici de Raymond, ce que l'on connaît de Jean Starobinski et de Jean Rousset prouve qu'une histoire sensible aux enjeux intellectuels et aux créations de l'imaginaire y a sa place. L'histoire culturelle, l'histoire des men- talités, l'histoire des représentations symboliques nous paraissent '!:

aujourd'hui aller de soi. Revendiquer ce champ d'investigation à l'époque même où étaient créées les Annales, c'est l'une des audaces de l'École de Genève qu'on oublie un peu vite.

Extraordinairement sensible - et vulnérable - aux drames poli- tiques et aux iniquités sociales de son temps, Marcel Raymond a une autre raison, éthique, de tenir à l'histoire. Regarder l'actualité selon une perspective différentielle, la situer dans la longue durée, c'est échapper au conditionnement du contemporain. « Il y a une façon de se libérer de l'histoire qui nous asservit, tout au contraire, à notre histoire »24Si l'écoute critique du monde et, aux moments de crise, l'intervention engagée sont pour Raymond des devoirs, alors la recherche historique est un acte moral.

MICHEL JEANNERET.

24. Ibid., p. 276.

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OUVRAGES CITÉS DE MARCEL RAYMOND

L'influence de Ronsard sur lapoésiefrançaise (1550-1585), Paris, Champion, 1927, 2 vol.

De Baudelaire au surréalisme, Paris, Corrêa, 1933.

Le Sens de la qualité. Propos sur la culture et la situation de l'homme, Neuchâtel, La Baconnière, 1948.

Édition de Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Genève, Droz, 1948.

Édition de Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Pléiade, 1959.

Jean-Jacques Rousseau: la quête de soi et la rêverie, Paris, Corti, 1962.

1 Senancour: Sensations et révélations, Paris, Corti, 1965.

Fénelon, Paris, Desclée de Brouwer, 1967.

Le Sel et la cendre, Lausanne, L'Aire, 1970 et Paris, Corti, 1976.

La Poésie française et le maniérisme, 1546-1610 (? ), en collaboration avec A.J.

Steele, Présentation et choix de textes, Genève, Droz, 1971.

Études sur Jacques Rivière, Paris, Corti, 1972.

Romantisme et rêverie, Paris, Corti, 1978.

Références

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