Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 14 mai 2014 1091
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37 millions de vies presque à portée de main…
A première vue, elle est plutôt triomphaliste, cette lecture de week-end. Le Lancet vient de publier une estimation du nombre de vies que l’on pourrait sauver d’ici à 2025 en vi- sant «simplement» les facteurs de risque les mieux étayés pour les maladies non trans- missibles.1 L’enjeu est de taille. Ces mala- dies emportent plus de la moitié d’entre nous dans toutes les régions du monde, sauf en Afrique subsaharienne, et leurs fac- teurs de risque principaux sont très bien connus. L’étude du Lancet en
retient six : le tabac, l’alcool, la consommation de sel, l’obé- sité, l’hypertension artérielle et l’hyperglycémie. Sur le plan médical, on sait ce qu’il fau- drait faire. Si on le faisait, donc ? L’équipe qui s’est pen- chée sur cette question est dirigée par un Anglais, mais ses membres viennent du
Canada, de Nouvelle-Zélande, d’Allemagne, de l’OMS, et leurs données sont celles du monde entier. Le résultat est impression- nant. Cibler ces six facteurs permettrait d’ici 2025 de sauver 37 millions de vies. On se prend à rêver. L’étude ne porte que sur la mortalité, mais à la clé il y aurait certaine- ment aussi un effet important sur la morbi- dité, sur les coûts de la santé. Je vous le disais : presque triomphaliste.
Presque seulement car… comment fait-on cela ? Les facteurs de risque sont connus, oui, mais comment les atteindre à ce point ? L’étude postule une diminution de 10% de la consommation d’alcool par personne, de 25%
de la prévalence de l’hypertension artérielle, une diminution relative de 30% de la pré- valence du tabagisme, la stabilisation de l’obésité et de l’hyperglycémie à leurs taux actuels. A ce stade, on se frotte les yeux.
Diminuer le nombre de fumeurs d’un tiers ? L’entretien motivationnel, une des interven- tions de cabinet les mieux étudiées dans ce domaine, augmentait de 2,3% le nombre de personnes qui arrêtent de fumer dans une méta-analyse.2 Pas suffisant. Si on sort du
cabinet pour voir quels effets on peut avoir avec des outils plus politiques, c’est un peu mieux. Les interdictions de la publicité du tabac sous toutes ses formes font baisser le tabagisme de 9% en 10 ans ; l’effet estimé de chaque augmentation de 10% du prix des cigarettes est de 4-7%.3 Bien connaître les facteurs de risque ne suffit pas pour savoir les influencer à large échelle. Passer du diagnostic aux interventions, et déjà le triomphe est moins palpable.
Moins palpable, c’est vrai, mais en même temps notre ignorance sur les politiques qu’il faudrait adopter n’est pas totale. Les exemples cibleraient le tabac, l’alcool, l’ali- mentation, sans doute aussi l’exercice phy-
sique. Ils incluraient l’interdiction de la publi- cité sur le tabac, l’augmentation du prix des cigarettes, une régulation libérale face à la cigarette électronique.4 Ils incluraient des
«ceintures de sécurité» alimentaires comme une régulation plus stricte de la teneur en sel. On y ajouterait finalement des aménage- ments urbains rendant l’exercice physique plus accessible au quotidien. Mais alors nous voilà sortis non seulement du cabinet mais carrément du système de santé. Ces choses que nous saurions en théorie faire, qui les fera ? Depuis nos journaux scienti- fiques et nos cabinets, nous pouvons bien sûr continuer d’insister, mais la plupart des ministres de la Santé n’ont pas tout cela dans leur dicastère. 37 millions de vies pres que à portée de main, donc. Pas si triomphaliste, finalement…
1 Kontis V, Mathers C, Rehm J, et al. Contribution of six risk factors to achieving the 25x25 non-communicable disease mortality reduction target : A modelling study.
Lancet 2014 ; epub ahead of print.
2 Hettema JE, Hendricks PS. Motivational interviewing for smoking cessation : A meta-analytic review. J Con- sult Clin Psychol 2010;78:868-84.
3 Asma S, Song Y, Cohen J, et al. CDC grand rounds : Global tobacco control. MMWR Morb Mor tal Wkly Rep 2014;63:277-80.
4 Rodu B. The scientific foundation for tobacco harm reduction, 2006-2011. Harm Reduct J 2011;8:19.
carte blanche
Pr Samia Hurst Médecin et bioéthicienne Institut Ethique, Histoire, Humanités
Faculté de médecine CMU, 1211 Genève 4 samia.hurst@unige.ch
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