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Théories de l’ornement en France au tournant du XIXe siècle. L’abstraction entre nature et géométrie

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Rossella Froissart

THÉORIES DE L’ORNEMENT EN FRANCE AU TOURNANT DU XIXE SIÈCLE :

L’ABSTRACTION ENTRE NATURE ET GÉOMÉTRIE1

L'histoire et la théorie de l'ornement entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle sont à l'origine d'une littérature critique abondante dans les pays germaniques et anglo-saxons, alors qu'en France ces sujets suscitent encore peu d’intérêt. Face à une tradition esthétique prestigieuse – il suffit ici de rappeler les noms d’Owen Jones et William Morris ou de Gottfried Semper et Aloïs Riegl – l'apport français a pu paraître mince et ne pas mériter que l'on s'y attarde trop2.

Pourtant historiens, théoriciens, artistes et pédagogues français n’ont pas manqué de s’interroger, à partir du milieu du XIXe siècle, sur le statut esthétique de l’ornement et sur sa valeur sociale ou symbolique. Charles Blanc, Henry Havard, Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, Victor Ruprich-Robert, Jules Bourgoin, Félix Bracquemond, Emile Gallé ou Eugène Grasset, pour ne citer qu’eux, ont fait de l’ornement, de ses fonctions et de son évolution à l’ère industrielle, l’un des pivots de leur réflexion. Or la majeure partie de cette production théorique reste peu étudiée et la connaissance de son arrière-plan intellectuel est encore partielle3. La reconstitution du corpus – pléthorique en France au XIXe siècle comme partout en Europe - de traités, manuels, albums et recueils d’ornement ainsi que l’étude de certaines revues (L’Art pour Tous à partir de 1861 ou la

1. Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance à Mme Veerle Thielemans et à M. Marc Gotlieb pour m’avoir confié

leurs travaux inédits. Un remerciement particulier à M. Jean-Paul Bouillon pour ses relectures et ses conseils, indispensables comme toujours.

2. On reste perplexes devant la quasi absence de la France dans deux ouvrages récents prétendant pourtant faire le point

sur les questions théoriques de l’ornement à l’ère industrielle : I. Frank (ed.), Théories in the Decorative Arts. An Antholoy, Bard Graduate Center and Yale University Press, 2000, 392 p. (seuls Rioux de Maillou et Henri Focillon sont mentionnés) et M. Brüderlin (dir.), Ornament and Abstraction, Bâle, Fondation Beyeler, 2001, 255 p. Les ouvrages fondateurs de F. Bologna, Dalle arti minori all’industrial design (Paparo édizioni, Naples, 2006 ; 1e éd. : Laterza, Bari,

1972) et d’Ernest H. Gombrich, The Sense of Order : A Study in the Psychology of decorative Art (Phaidon Press Limited, London, 1979) n’accordent à la France qu’une place très marginale.

3. Sur Charles Blanc : Misook Song, Art Theories of Charles Blanc 1813-1882, Anna Arbour, Michigan, 1984, 145 p. ;

Claire Barbillon, " L’Esthétique pratique de Charles Blanc ", introduction à la Grammaire des arts du dessin ENSB-A, Paris, 2000, p. 15-33 et, du même auteur, " L'Esthétique des lignes de Charles Blanc lecteur d'Humbert de Superville ", in Revue de l'Art, n° 146/2004-4, pp. 35-42. Sur Havard : Rossella Froissart, " Henry Havard (1838-1921) ", in : C. Barbillon et Ph. Sénéchal (dir.), Dictionnaire des Historiens de l'art français, 1800-1914, (disponible sur le site de internet de l’INHA : http://www.inha.fr/). Dans l’abondante bibliographie sur Viollet-le-Duc, il faut signaler pour le sujet qui nous intéresse ici les entrées " Botanique ", " Dessin ", " Géométrie ", " Milieu ", " Organicisme " in : Laurent Baridon, L’Imaginaire scientifique de Viollet-le-Duc (préface de F. Loyer, Editions de l'Harmattan, Paris, 1996, 293 p. Sur Ruprich-Robert : Sophie Webel, Victor Ruprich-Robert par ses œuvres (1820-1887), mémoire de Maîtrise sous la direction de M. B. Dorival, Université de la Sorbonne-Paris IV, 1982 ; une thèse sur l’architecte est en préparation par Ralph Ghoche, Columbia University, Graduate School of Architecture, New York. Autour de Bourgoin : Anna Jolivet, La Perception de l’art musulman durant la seconde moitié du XIXe siècle en France, et son rôle dans la genèse de l’art nouveau, mémoire de Maîtrise sous la dir. de D. Jarrassé, Université Michel de Montaigne – Bordeaux III, 2005 (inédit ; je remercie Mme Jolivet pour m’avoir permis la lecture de son travail) ; Purs décors ? Arts de l’Islam, regards du XIXe siècle. Collections des Arts Décoratifs, sous la dir. de Rémi Labrusse, ouvrage réalisé à l’occasion de

l’exposition du Musée des Arts décoratifs à Paris, 11 octobre 2007- 13 janvier 2008, Les Arts Décoratifs et Musée du Louvre éditions, 2007, 359 p. Sur Bracquemond : Jean-Paul Bouillon, Félix Bracquemond : les années d'apprentissage (1849-1859). La genèse d'un réalisme positiviste, Thèse pour le doctorat ès lettre, sous la direction de R. Jullian, Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne, Paris, 1979 ; plus récemment, Félix Bracquemond et les arts décoratifs. Du japonisme à l'Art nouveau, catalogue de l'exposition par Jean-Paul Bouillon, Editions de la Réunion des musées nationaux, Paris, 2005. Sur Grasset : Marie-Ève Celio-Scheurer, Eugène Grasset (1845-1917), enseignant et théoricien. Edition critique des notes de cours et du traité Composition végétale, Université Sorbonne-Paris IV, thèse de doctorat soutenue en 2005 sous la direction de M. B. Jobert ; du même auteur, " Eugène Grasset et les sources pédagogiques de Johannes Itten et Vassily Kandinsky ", in : M. Noell, I. Ewig, Th. H. Gaehtgens (Hg.), Das Bauhaus und Frankreich 1919-1940 - Le Bauhaus et la France, Akademie Verlag, Berlin, 2002, pp. 17-36.

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Revue des Arts décoratifs à partir de 1880 par exemple) permettraient par ailleurs d’appréhender la

circulation des formes et des discours et leur degré d’incidence sur la production matérielle des œuvres, de l’atelier de l’artiste renommé à la boutique de l’obscur façonnier4.

Ici nous voudrions plus modestement amorcer la prise en compte de la réflexion française, marginalisée dans un contexte européen polarisé entre, pour schématiser, les théoriciens anglo-saxons5 (la lignée Pugin, Ruskin, Jones, Morris, Dresser, Crane) et ceux de l’aire germanophone6 (Semper, Riegl, Wölfflin, Worringer)7. Réduite souvent à récepteur passif des théories

morrisiennes, la France noue en réalité des liens fructueux avec le mouvement réformateur d’Outre-Manche seulement à partir des années 1890; quant aux théories germaniques, il est difficile d’en déterminer l’impact, qui fut en tout cas limité par la connaissance de la langue et par l’hostilité exacerbée fondée sur les raisons politiques et commerciales que l’on sait8. En fait, tout en intégrant

des apports extérieurs (principalement anglo-saxons), la France élabora une pensée de l’ornement et de ses enjeux qui était spécifique à sa situation industrielle, artistique et institutionnelle, principalement focalisée sur des questions telles que la formation des artistes et l’enseignement du dessin, l’art " social " ou l’héritage rationaliste et idéaliste. Cette fermeture relative explique peut-être le peu d’attrait que des textes paraissant trop liés à des contingences nationales ont exercé sur des chercheurs en quête de constructions esthétiques ambitieuses9.

L’un des angles d’approche privilégiés ces dernières années – la relation de l’ornement à l’abstraction en tant qu’étape vers la " modernité " - n’a certes pas contribué à inverser la

4. Pierre Bourlier a pris en compte un important corpus de recueils d’ornements du XIXe siècle dans sa thèse : Style,

temps, architecture ou L’éternel retour de l’enjeu stylistique, sous la dir. de Jean-Louis Cohen, Université de Paris 8, 2006, 1 vol., 424 p.

5. Pour un panorama assez large des débats autour des arts décoratif en Grande Bretagne cf. : Carol A. Harvol Flores,

Owen Jones. Design, Ornament, Architecture, and Theory in an Age in Transition, Rizzoli International Publications, New York, 2006, 275 p.

6. Michael Podro, Les Historiens d’art, Gérard Montfort, Brionne, 1990, 304 p. (1e edition : New Haven, Yale

University Press, 1982), et surtout Frank Lothar Kroll, Das Ornament in der Kunsttheorie des 19.Jahrunderts, Georg Olms ed., Hildesheim, Zürich, New York, 1987, 304 p. Plus général : Isabelle Frank, Freia Hartung (ed.), Die Rhetorik des Ornaments, Wilmelm Fink Verlag, Munich, 2001, 330 p.

7. C’est Bologna (op. cit.) qui reconstitue de la manière la plus rigoureuse et complète le contexte philosophique,

politique et social de la production théorique européenne sur l’ornement, et ce malgré une lecture idéologique quelquefois contestable.

8. L’impact des théories de Gottfried Semper en France reste peu étudié, malgré les contacts nombreux de l’architecte

avec Paris et ses milieux artistiques et intellectuels. Cf. l’introduction de Jacques Soulillou à : Gottfried Semper, Du style et de l’architecture. Ecrits, 1834-1869, trad. de l’allemand par Jacques Soulillou avec la collaboration de Nathalie Neumann, Marseille, Editions Parenthèses, 2007 (en particulier p. 8, note 2). Hugues Fiblec avait commencé à explorer cette question dans L'Ordre géométrique. La crise de l’Art nouveau et les fondements du modernisme. Paris, 1904-1925, Université Sorbonne-Paris IV, thèse de doctorat sous la direction de M. B. Foucart (arrêtée en 1998). Dans la section consacrée à " L’Ornement géométrique comme support du style : Eugène Grasset et le ‘retour aux sources primitives de la géométrie simplifiée’" il précisait : " contrairement à ce qu’a pu écrire Robin Middleton, la pensée de Semper fut diffusée en France dès 1886 par un de ses élèves, l’architecte anglais Lawrence Harvey, qui donna un résumé du premier volume de Der Stil dans la RGA sous le titre : "L’architecte Semper, sa théorie sur l’origine des styles", Revue générale de l’architecture et des travaux publics, vol. XLIII, 1886, col. 58-63, 124-131, 203-209 ; vol. XLIV, 1887, col. 18-23, 49-54, 97-104, 145-151, 193-201. " (n.p.). Quant à la réception de Riegl en France, elle est très tardive, comme le précisent Günter Metken, " Aloïs Riegl ", in Revue de l'Art, n° 5, 1969, p. 89-91 et Otto Pacht dans sa présentation de l’édition de Aloïs Riegl, Grammaire historique des arts plastiques. Volonté artistique et vision du monde (trad. par Eliane Kaufholz, Klincksieck, Paris, 1978, 210 p.) pp. I-XXXIV. Avec Metken, Daniel Arasse est le premier à aborder les théories de Riegl : "Note sur Aloïs Riegl et la notion de ‘volonté d'art’ (Kunstwollen) ", in Scolies, Cahiers de recherches de l'Ecole normale supérieure, 1972, n° 2, pp. 123-132.

9. Cf. mon introduction et les deux premiers chapitres in L’Art dans Tout : les arts décoratifs en France et l'utopie d'un

Art nouveau, préface de M. Jean-Paul Bouillon, CNRS Editions, Paris, 2004, 266 p. Les écrits de Morris et Ruskin ne commencent à être traduits en France qu’en 1893 et leur diffusion est très restreinte. Sur cette question cf. la note 79 du même auteur, " Charles Plumet (1861-1928), Tony Selmersheim (1871-1971) et l'Art dans Tout : un mobilier rationnel pour un ‘art social’ ", in Bulletin de la Société de l'Histoire de l'Art français, 2002 (année 2001), pp. 351-387.

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tendance10. Il est vrai en effet que nulle part, chez les auteurs dont il sera question ici, l’abandon de la figuration n’est clairement envisagé comme l’aboutissement d’une démarche clairement pensée et affichée. Une crainte se manifeste même, qui prendra les formes d’un Art nouveau particulièrement rétif à l’abandon du référent naturaliste et dont l’Ecole de Nancy est peut-être l’expression la plus accomplie. Et pourtant, comme partout en Europe, les prémisses sont bien là qui, a posteriori, nous paraissent avoir ouvert les voies diverses et parfois opposées de l’abstraction au début du XXe siècle. Entre conscience du danger auquel peut conduire un écart de la nature menant à une abstraction décorative guettée par l’insignifiance, et volonté d’isoler et maîtriser les composants formels élémentaires, quelques théoriciens tracent un chemin qu’il importe d’explorer si l’on veut appréhender la singularité de la production artistique française au tournant du XIXe siècle.

Un rôle central dans la réflexion sur la nature de l’ornement et sur sa relation plus ou moins nécessaire et étroite avec les formes visibles de la nature, doit être accordé à la pédagogie des arts décoratifs dont l’essor extraordinaire se situe en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les débats que cette question suscite s’articulent principalement autour de l’enseignement du dessin, réformé en 1878 et à nouveau réorganisé en 1909, dans le but de former des artistes décorateurs dont l’apprentissage n’était plus régi par les corporations. Engagées dans la redéfinition des programmes et des modèles, quelques personnalités marquantes – Lecoq de Boisbaudran, Gaston Quénioux, Victor Ruprich-Robert, Eugène Grasset – font de l’abstraction une dimension essentielle de l’ornement, tout en lui donnant des significations diverses, parfois même opposées.. Il ne faudra pas s’étonner que les considérations exposées ci-dessous dépassent souvent le cadre strict de l’art décoratif, pour toucher plus généralement à l’idée d’art et de mimesis : c’est en effet au cours des années 1860-1910 que le combat pour l’abolition des frontières entre " arts majeurs " et " arts mineurs " a été mené avec le plus de pugnacité par artistes décorateurs et théoriciens, historiens et pédagogues des arts décoratifs directement intéressés par une plus large légitimation de leur propre spécialité.

1. L’écart nécessaire : observation, mémoire et expression

Dès 1862 Joseph Guichard, le maître de Félix Bracquemond, affirmait le caractère foncièrement abstrait de l’ornement, " ce qui tout à la fois se rapproche et s'écarte le plus de la nature ". L’appartenance de l’ornement au champ esthétique commun se trouvait justement légitimée par cet écart même, puisque " l'abstraction est le levain indispensable à toute production humaine dans les arts "11. Mais de quel genre d’abstraction s’agissait-il ?

C’est par le biais des modalités d’apprentissage du dessin que la question épineuse de l’abstraction - comprise comme distance nécessaire par rapport à la nature – fut abordée par certains théoriciens français du milieu du XIXe siècle. Horace Lecoq de Boisbaudran (1802 - 1897) fournit

10. Cf. Georges Roque, Qu'est-ce que l'art abstrait ? une histoire de l'abstraction en peinture (1860-1960), Gallimard,

Paris, 2003, 525 p. ; Pascal Rousseau, " Confusion des sens. Le débat évolutionniste sur la synesthésie dans les débuts de l’abstraction en France ", in Cahiers du MNAM, n° 74, Hiver 2000-2001, p. 5-33 ; " ‘Arabesques’. Le formalisme musical dans les débuts de l’abstraction ", in : Aux origines de l’abstraction, 1800-1914, cat. de l’exposition, musée d’Orsay 3 nov. 2003-22 févr. 2004, pp. 230-245 ; " Concordances. Synesthésie et espace cosmique dans la Color Music ", in : Sons & Lumières, Une histoire du son dans l’art du XXe siècle, ouvrage publié à l’occasion de l’exposition présentée au Centre Pompidou, 22 sept. 2004 – 3 janv. 2005, Paris, Editions du Centre Pompidou, 2004, pp. 29-38. Arnauld Pierre, " La musique des gestes. Sens du mouvement et images motrices dans les débuts de l’abstraction ", in : Aux origines de l’abstraction, op. cit., pp. 84-101 ; " Picabia,danse, musique : une clé pour Udnie ", in Cahiers du MNAM, n° 75, Printemps 2001, p. 59-81 ; " La Danse des yeux. Empathie kinesthésique et esthétique de l’ ‘arabesque moderne’ ", in Les Cahiers du MNAM, n° 102, hiver 2007/2008, pp. 4-19.

11. Joseph Guichard, Les Doctrines de M. Courbet, Poulet-Malassis, Paris, 1862, p. 25. Cité par : Bouillon, Félix

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dans le cadre de son enseignement à l’Ecole de dessin et de mathématiques (future Ecole des arts décoratifs) l’outil principal de cet " écart " par sa réflexion autour d’une " éducation de la mémoire pittoresque "12. Selon Lecoq de Boisbaudran l’élève, mis en présence d’images – des plus simples aux plus complexes - devait les observer attentivement pour qu’elles laissent une " empreinte " si durable dans sa mémoire qu’il devienne possible de les reproduire. A une première phase purement physiologique, demandant à l’élève un effort d’attention et de concentration intenses, succédait la phase de sédimentation des images au contact du tempérament et de l’expérience propres à chaque individu. Celui-ci assimilait la vision rétinienne du départ, qui se muait en une " vue intérieure "13 prête à ressortir sous forme d’hallucination quand l’élève la rappelait au moyen d’une très forte tension de l’esprit. Le caractère volontaire et intellectuel de cet effort permettait selon Lecoq de qualifier la mémoire de qualité active et non passive, où se manifestait l’originalité de l’individu tout entier. Ce processus visait à inciter l’élève à privilégier l’» interprétation, des équivalents, des abstractions, et […] moins la chose que son esprit »14. Le professeur – personnage neutre,

socratique – avait comme tâche unique d’aider l’élève à laisser émerger les " images colorées " qui subissaient ensuite une transformation ultérieure, puisque dans l’étape de la transcription ce dernier était autorisé à " les modifier à volonté, choisir, diminuer, augmenter, abstraire, accentuer, embellir, greffer enfin, en quelque sorte l’idéal sur le réel "15. L’ " inexactitude " du résultat final n’était

finalement pas le fruit d’une " impuissance " mais bien le résultat d’une distanciation volontairement recherchée16.

Certes Lecoq de Boisbaudran n’était pas le premier à émettre l’idée d’une trace mnésique imprimée dans le cerveau par une image : toute une tradition pédagogique des Lumières se dessine derrière les formulations du professeur17, et l’engagement fouriériste de celui-ci n’était pas pour

contredire une théorie qui valorisait le jeune individu et son devenir continuel au contact d’une

12. Paru pour la première fois en 1848 dans le journal fouriériste La Phalange, L’éducation de la mémoire pittoresque

est édité en volume la même année à Paris par la Librairie sociétaire. Le texte de Lecoq de Boisbaudran a été traduit en 1911 : The Training of the memory in art and the education of the artist, by Lecoq de Boisbaudran, translated by L. D. Luard ; with an introd. by Selwyn Image, 1e éd. 1911 (réédité par Macmillan à Londres, 1914). Nous nous sommes basé

sur : L'Éducation de la mémoire pittoresque et la Formation de l'artiste, précédé d'une notice sur la vie de l'auteur par L.-D. Luard et d'une lettre de Rodin, Henri Laurens éd., Paris, s.d.[1913], 173 p. Professeur (1841- 1869) et directeur à l’École spéciale de dessins et mathématiques (1866-1869), Lecoq de Boisbaudran mit en œuvre une méthode

d’apprentissage fondée sur le " dessin de mémoire ", qu’il fit adopter entre 1847 et 1869, année où il fut contraint de mettre fin à cette expérience. La querelle qui opposa Lecoq de Boisbaudran à ses confrères de l’Ecole eut un écho important dans les milieux artistiques des années 1860. Viollet-le-Duc ne manqua pas d’y contribuer en prenant décidément la défense du pédagogue dans le débat plus large sur l’enseignement du dessin dont il fut le grand instigateur. Cf. : Débats et polémiques à propos de l'enseignement des arts du dessin, Louis Vitet, Eugène Viollet-le-Duc, préface de Bruno Foucart, ENSB-A, Paris, 1984. Pour la biographie et les élèves de Lecoq de Boisbaudran cf. : Félix Régamey, Horace Lecoq de Boisbaudran et ses élèves : notes et souvenirs avec la reproduction d'un portrait du maître par lui-même, Champion, Paris, 1903, 24 p. Sur les implications très fécondes de sa méthode cf. : Maria Veerle Thielemans, The Afterlife of Images, Memory and Painting in Nineteenth Century France, Phd Diss., John Hopkins University, 2001 (inédit) ; Marc Gotlieb, " The Teacher ‘s Share : Educating Students for Freedom ", article inédit (ces deux textes nous ont été communiqués par leurs auteurs). Sur l’École des Arts décoratifs au milieu du XIXe siècle cf. ; Renaud d’Enfert, " De l’École royale gratuite de dessin à l’École nationale des arts décoratifs (1806-1877) ", in : Renaud d'Enfert, Rossella Froissart, Ulrich Loeben, Sylvie Martin, Histoire de l'École nationale supérieure des arts décoratifs, 1766-1941, éditions de l'Ensad, Paris, 2004, pp. 64-107.

13. L’expression est de Lecoq de Boisbaudran, L’Éducation..., op. cit., p. 54. 14. Ibid., p. 29.

15. Ibid., p. 55. 16. Ibid., p. 29.

17. Combien cette tradition dont hérite le XIXe siècle doit à " l’art de la mémoire " tel qu’ils avait été légué par

l’antiquité greco-romaine au moyen âge et à la Renaissance pour évoluer de l’occultisme vers une mnémonique finalisée à la connaissance scientifique de la période moderne grâce à Bacon, Descartes et Leibnitz, nous l’ignorons. Ce champ paraît ne pas avoir été exploré. Cf. : Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, traduit de l’anglais par Daniel Arasse, Editions Gallimard, Paris, 1975 (éd. angl. 1966).

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réalité qui le fécondait sans le phagocyter18. Ce qui devait paraître nouveau et déroutant au milieu du XIXe siècle était son application à l’enseignement des arts décoratifs. Sans nous attarder sur la pédagogie en vigueur à l’époque de Lecoq de Boisbaudran, nous pouvons rappeler qu’elle était astreinte soit à l’apprentissage d’un métier devant assurer l’employabilité immédiate de l’ouvrier d’art dans les industries " du luxe ", soit à une discipline fondée sur les mathématiques et la géométrie (l’intitulé de l’Ecole l’énonçait clairement) et finalisée à la formation d’une élite technicienne pouvant idéalement concurrencer l’élite artistique formée à l’Ecole des Beaux-Arts19.

S’il ressort des archives de l’Ecole la crainte de favoriser chez l’élève, par l’exercice de la mémoire, une pratique purement mécanique le menant finalement à l’imitation, cette méthode paraissait surtout s’opposer aux finalités mêmes de l’enseignement dispensé : à quelles industries d’art pouvaient bien servir des artistes décorateurs incités à fournir des " équivalents " et des " abstractions " ?20 Bien que Lecoq de Boisbaudran ne prît en considération que la mémoire

entendue comme un stock d’images d’une réalité uniquement matérielle, sans jamais faire allusion à la mémoire comme réserve personnelle de sensations et de sentiments, on peut se demander si cette faculté si individuelle ne risquait pas d’aller à l’encontre de la technicité requise.

Que reste-t-il de l’ " éducation à la mémoire pittoresque " de Lecoq dans les milieux artistiques parisiens des années 1890-1910 qui voient la mimesis être de moins en moins invoquée comme critère du jugement esthétique au profit de l’expression ? " L’essentiel ", est-on tenté de dire, au regard du prestige intact que Lecoq gardait auprès des artistes décorateurs et d’anciens élèves peintres et sculpteurs (entre autres - et pour rester à la génération des élèves - Henri Fantin-Latour, Jules Dalou, Alphonse Legros, Jean-Baptiste Carpeaux, Jean-Charles Cazin, Oscar Roty et même Rodin). Non seulement la méthode de Lecoq n’avait pas été oubliée mais elle continuait, à la fin du siècle, à être pratiquée par certains de ses élèves devenus maîtres à leur tour, s’exportait jusqu’en Angleterre21 et était même rééditée en 1913 avec une préface où l’accent était mis sur la

notion de " vision intérieure ", ce qui ne manque pas d’être très suggestif à cette date.

Les débats sur l’enseignement du dessin au début du XXe siècle confirment un intérêt toujours vif, bien que les raisons puissent être assez différentes. Il était d’un côté légitime d’y voir un ressort puissant menant à l’abandon de la mimesis grâce à la centralité accordée à la mémoire et à son pouvoir de distanciation et de déformation. Bien que Lecoq de Boisbaudran rattachât la " mémoire pittoresque " à l’intelligence et à la volonté et non à des facultés irrationnelles qui pourraient sembler proches du subconscient, Veerle Thielemans montre que ces hypothèses prenaient place aisément dans les recherches que les milieux médicaux effectuaient atour des hallucinations et des images mentales. Ces dernières, participant du processus de rappel propre à l’exercice de la mémoire tel qu’il était retracé par le professeur de la " petite école ", étaient situées par certaines personnalités scientifiques qui assistaient aux expériences de celui-ci plutôt du côté des images hypnagogiques, de la folie ou du rêve, en opposition donc à la perception objective et rationnelle22.

Cependant l’on pouvait aussi déplacer le curseur du résultat final – les images mentales – au point de départ de la production de celles-ci, c'est-à-dire du côté de l’observation attentive de la réalité. La méthode de Lecoq de Boisbaudran pouvait aussi être une manière de ne pas larguer toutes les amarres, de rester accroché à quelque chose de bien concret - plantes, animaux, figure - à une époque où l’on commençait à craindre que l’écart de la nature tel que Guichard l’avait souhaité en 1862 pour tous les arts (y compris l’ornement) ne se transforme en gouffre.

18. Cf. en particulier : Gotlieb, " The Teacher ", op. cit.

19. Pour une vue synthétique sur la question de l’enseignement et l’apprentissage dans la seconde moitié du XIXe siècle

cf. : Froissart, " L'école-atelier, ou l'union rêvée de l'artiste et de l'ouvrier " in : L’Art dans Tout, op. cit., p. 40-48.

20 . Thielemans, The Afterlife, op. cit. Les rapports des enseignants de l’Ecole spéciale de Dessin sont conservés aux

Archives nationales, F/21/644 et AN/CAC/950147/6.

21. Thielemans, The Afterlife, op. cit. 22. Ibid.

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C’est dans ce dernier sens qu’il faut lire l’hommage rendu à Lecoq de Boisbaudran par Gaston Quénioux, ancien élève de l’Ecole des arts décoratifs et principal instigateur de la réforme de l’enseignement du dessin en 190923. Il réhabilita la figure de Lecoq de Boisbaudran, le premier à

avoir valorisé l’individualité des élèves, et associa son initiative d’études en " plein air " à l’exercice du " croquis rapide " pratiqué par le dessinateur Paul Renouard, nommé en 1902 professeur de cette spécialité à l’Ecole des arts décoratifs24. Lecoq comme Renouard avaient en commun le fait d’être

aussi des artistes et d’accorder la première place à l’observation, rempart efficace, selon Quénioux, contre l’ " abstraction " de la méthode géométrique en vigueur jusque là, et dont les résultats étaient confrontés (fig. 1 et 2) : " J’estime – précisait-il - qu’il est plus intéressant et plus utile d’aider au développement de la faculté d’observation que de vouloir enseigner à l’élève le côté abstrait du dessin. "25 L’ " abstraction " dont se méfie Quénioux était celle d’une conception idéaliste et classique de l’art, à opposer à la vision réaliste et positive dont Lecoq de Boisbaudran ou Renouard seraient les représentants.

" L'enfant est rebelle aux abstractions, il est avide des réalités qui l'environnent; on le place, pour lui enseigner le dessin, en présence de ces réalités. La nature est son modèle direct et unique. La plus grande liberté lui est laissée et les théories scientifiques n'interviennent qu'au moment où l'observation personnelle et l'expérience l'ont préparé à les comprendre. C'est la méthode expérimentale appliquée aux arts du dessin. […] C'est par l'observation ininterrompue des formes, des gestes, des attitudes, des nuances, des expressions, caractéristiques des sentiments, c'est par de constantes et innombrables notations que la sensibilité s'accroît et s'affine et que le goût s'acquiert. C'est ainsi que l'artiste découvre et voit dans les choses ce qui en constitue la vérité artistique. En un mot […] il apprécie la beauté là où de moins clairvoyants restent à mesurer les dimensions, à évaluer les quantités et à établir des formules. [...] Plus que la réalité des choses par l'exactitude du détail, c'est, en quelque sorte, le sentiment émanant des choses qui est traduit ici. "26. On lit bien entre les lignes le soutien porté par Quénioux à l’impressionnisme (ailleurs défendu explicitement) mais surtout on assiste à la mise en place d’une polarité observation/abstraction, où, paradoxalement, le premier terme équivaudrait à " expression " et le second à " imitation " : " J’en profite – écrivait Quénioux déjà en 1906 - pour faire ressortir aux yeux de tous la différence existant entre l’imitation, forme inférieure de l’art, et l’expression, sans laquelle l’art n’existe pas. " Et de préciser que " les qualités d’art sont indépendantes des moyens d’exécution. "27 Ces " moyens " étaient, en clair, la copie de l’Antique (qui constituait,

effectivement, l’essentiel du répertoire proposé aux élèves par la réforme de 1878), un art, selon Quénioux, tout d’abstraction, car fondé sur la forme essentialisée par excellence qui est la forme géométrique. Cette méthode neutralisait les capacités d’observation de l’élève en substituant à la réalité et au sentiment qui émanait d’elle une grille convenue de tracés linéaires28. L’inspecteur de

23. Gaston Quénioux, " Le dessin et son enseignement ", in L'Art décoratif, 1e sem. 1906, p. 143-154 et 161-173. 24. Le peintre, dessinateur, graveur et illustrateur Charles Paul Renouard (1845-1924) enseigna le dessin à l'Ecole des

Arts décoratifs entre 1902 et 1923. Il fut chargé en 1909 d’une classe d’études en plein air dont le but était de ramener les élèves à l’étude attentive de la réalité. Auteur de plusieurs albums de croquis et dessins, sa pratique de

l’enseignement apparaît clairement in : Le Croquis au lycée et à l'école. Mouvements, gestes, expressions, introduction par Gaston Quenioux, Larousse, , Paris, s.d. [v. 1910], n.p.

25. Quénioux, " Le dessin… ", op. cit., p. 167.

26. Quénioux in : Renouard, Le Croquis au lycée, op. cit., n.p.

27. Quénioux, " Le dessin… ", op. cit., p.169. La dichotomie imitation/expression reprise par Quénioux pourrait

recouper l’opposition entre le concept académique d’ " imitation " théorisé par Quatremère de Quincy (De L’Imitation, Treuttel et Würtz, Paris, 1823, 429 p.) et celui d’" expression " tel qu’il est énoncé par Eugène Véron dans son

Esthétique comme étant la seule condition possible d’un art moderne (C. Reinwald, Paris, 1878, XXV-479 p.).

28. Sur l’opposition aux anciennes méthodes " géométriques " et sur l’émergence d’une conception du dessin fondée sur

les recherches nouvelles autour de la psychologie infantile, cf. l’ouvrage éclairant d’Emmanuel Pernoud, L’Invention du dessin d’enfant en France, à l’aube des avant-gardes, Hazan, , Paris, 2003, 237 p. Voir pp. 42-53 en particulier pour ce qui concerne Quénioux et la réforme de 1909. Bien que la mémoire, jointe à l’imagination et à la sensibilité, redevienne centrale à cette époque, Pernoud ne mentionne pas Lecoq de Boisbaudran. Pourtant sa méthode jouit d’un véritable

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l’enseignement renversait ainsi l’accusation faite par les enseignants de la " petite école " à Lecoq de Boisbaudran en 1868 - et à la suite de laquelle celui-ci avait été contraint de démissionner : ce n’était pas l’entraînement de la mémoire par l’observation méticuleuse qui menait à l’exercice mécanique mais bien l’application de la géométrie aux modèles classiques imposés au dessinateur.

Le fait que Renouard rattachât sa pratique du dessin à l’esthétique japonisante nous amène à relever que, dans le domaine de l’ornement et des arts décoratifs, les arts d’Extrême Orient étaient privilégiés non pas tant, comme cela avait été le cas dans la peinture, pour la priorité accordée à la ligne et à la surface, mais à cause des qualités d’observateur exigées de l’artiste – dans le rejet justement de cette abstraction géométrique abhorrée par Quénioux et par les réformateurs de 1909. Le retour aux " choses ", dont les élèves étaient incités à saisir l’enveloppe phénoménale et visible avec une certaine spontanéité, fut le moyen – nous semble-t-il - d’échapper à cette abstraction jugée desséchante et qui menaçait l’ornement, plutôt qu’un signe d’intérêt porté au caractère " primitif " du dessin d’enfant, tel que certains mouvements d’avant-garde le manifestaient à cette même époque29.

Peut-on attribuer à ce rejet de la géométrie l’accueil bizarrement mitigé réservé à la pourtant essentielle Méthode de composition ornementale publiée par Eugène Grasset en 1905, aboutissement cohérent de presque un demi-siècle de réflexion autour de l’analogie entre signe linguistique et signe graphique fondée sur le postulat géométrique ?30

2. Mettre de l’ordre : hiérarchie, géométrie, stylisation

La production décorative des années 1890 semble encore assez lointaine des principes posés plus tard par l’enseignement de Renouard ou les écrits de Quénioux : si abstraction il y a, elle signifie non pas abandon du référent naturaliste mais " stylisation " ayant la nature comme point de départ nécessaire. Difficile aussi de présager la " stylisation " telle qu’elle sera invoquée par Jean d’Udine pour la musique, la peinture ou la sculpture " décoratives " composées de " rythmes " sans " sujets concrets " et capables de " flatter notre sensibilité "31 ; de même elle avait peu en commun avec la " surface recouverte de lignes et couleurs dans un certain ordre assemblées " des Nabis ou de Gauguin. Fondée sur l’étude du dessin géométrique tel qu’il est théorisé et enseigné en France dans les années 1860-1880, les créations des artistes décorateurs proprement dits - Grasset, Maurice-Pillard Verneuil, Félix Aubert ou René Binet – divergent sensiblement des objets et décors

regain de faveur, comme en témoigne par exemple l’hommage que l’artiste japonisant Félix Régamey rend à son ancien

professeur in : Horace, op. cit. L’Ecole des arts décoratifs reçut en 1919 une collection de dessins des élèves de Lecoq de Boisbaudran et le directeur Eugène Morand envisagea même de réintroduire " l’éducation de la mémoire

pittoresque " dans l’enseignement, mais ce projet n’aboutit pas. Cf. Sylvie Martin, " Une École supérieure à l’apogée (1914-1941) ", in : Histoire de l'École… op. cit., pp. 175-176.

29. C’est l’hypothèse sous-tendue par Pernoud, L’invention du dessin…, op. cit.

30. Le compte rendu de Monod-Herzen (" Méthode de Composition ornementale par Eugène Grasset ", in Art et

décoration, 1e semestre 1905, pp. 52-57) nous semble bien modeste au vu de l’importance et de l’originalité d’approche

de la publication de Grasset. Gladys Fabre, dans son essai précurseur " De l'enseignement des arts appliqués à

l'évènement de la forme pure " (in : Aspects historiques du constructivisme et de l'art concret, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, Paris, 1977.) a tenté la première de déceler les prémisses de l’abstraction géométrique des années 1930 dans certains manuels de décoration de la fin du XIXe siècle, en insistant surtout sur la Méthode de composition ornementale de Grasset. Néanmoins le simple rapprochement de certaines réalisations de l'avant-garde et des pages de manuels d'ornement ne suffit pas à établir un lien de causalité. Par ailleurs l’étude de Barbara Jaffee sur la formation reçue par Jackson Pollock en arts industriels et sur l'incidence paradoxale de celle-ci sur la naissance de

l'expressionnisme abstrait et de l'action painting nous paraît exemplaire quant aux ouvertures inattendues que permet une approche globale de l'histoire de l'ornement et des apprentissages : " Jackson Pollock's Industrial Expressionnism ", in Art Journal, hiver 2004, vol. 63 n° 4, pp. 68-79.

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créés par Bonnard, Ranson, Denis ou Gauguin. C’est que les origines de la stylisation pratiquée par la grande majorité des artistes décorateurs formés dans les écoles parisiennes sont bien différents de ceux théorisés par un Maurice Denis ou un Paul Signac.

A lire Didier Laroque, l’" ordre " – hiérarchies aussi bien sociales qu’esthétiques - aurait disparu à la fin du XVIIIe siècle et la catastrophe irrévocable de l’industrialisation ferait désormais que " l’architecture interrompt son cours ", évincée du paysage humain ou ne laissant que des ruines, fussent-elles sublimes32. L’ornement – l’ancien " kosmos " grec33 - perdrait dès lors sa vertu

ordonnatrice en proliférant de façon morbide. Jacques Soulillou souligne la " faillite de la convenance " telle qu’elle avait été définie par Blondel et l’instauration de l’ornement dans un état parasitaire, relégué aux trois " cercles périphériques " que sont l’ostentatoire, la femme et le sauvage34. Or si cela est une réalité pour une très grande partie de la production mécanisée des objets, il n’en est rien pour ce qui est de l’ornement – sa théorie et son enseignement -, dont le propos est justement de contrer ce désordre en arrimant la foi nouvelle dans le progrès et dans la science au socle classique de la géométrie. A la question " ça sert à quoi l’ornement ? " Charles Blanc, Havard, Ruprich-Robert ou Grasset répondaient, comme Jacques Soulillou (mais sans aucune ironie) : " Ca sert avant tout à mettre de l’ordre "35.

Le type d’originalité souhaitée par Lecoq de Boisbaudran était clairement à l’opposé de l’ordre idéal classique et géométrique prôné par Victor Ruprich-Robert, professeur de Composition décorative à la " petite école " à partir de 1850, auteur du Traité de la Flore ornementale (1876) et contempteur convaincu de la " mémoire pittoresque ". En parcourant les chapitres introductifs du

Traité on peut être rassuré sur le fondement spirituel des lois pour l’ornement qu’il se fixe36. Prêchant en faveur de la " géométrie aimable de Dieu " qui " règne au-dessus de nous ", Ruprich-Robert mettait tout d’abord en garde ses élèves contre ceux qui, sous prétexte de favoriser le "progrès industriel ", appliquaient " la géométrie de l'utile " et n'exprimaient " que sécheresse et pauvreté "37. Il rappelait, en citant Newton, que la beauté géométrique de la nature n’était qu’" un douteux reflet de cette lumière qui nous presse de toutes parts, et que le regard le plus assuré et le plus étendu ne peut contempler sans éblouissement ". Ruprich-Robert trouvait dans le dessin le moyen d’accorder à l’ornement la même faculté qu’ont tous les arts d’exprimer " invention, enthousiasme, énergie, clarté, simplicité, distinction, noblesse, fierté, grâce, délicatesse etc. " ; et d’insister, en citant Töpffer, sur le pouvoir du " trait " (distingué du " contour ") de rendre " l'action de la vie "38. Cependant l’architecte était loin d’attribuer aux " signes " élémentaires une signification psychologique précise, se bornant à regretter les " symboles " par lesquels les anciennes civilisations croyantes donnaient du " sens " au moindre ornement.

32. Didier Laroque, Le Discours de Piranèse. L’ornement sublime et le suspens de l’architecture, Les Editions de la

Passion, Paris, 1999, surtout les pp. 117-147 ; " Peinture de paysage et crise de l’ornement architectural ", in : Paysage et ornement, textes réunis par Didier Laroque et Baldine Saint Girons, Editions Verdier, Paris, 2005, pp. 113-129.

33. Selon la définition donnée par Didier Laroque, le mot " Kosmos " témoigne, dans son sens ancien, d’un " ordre du

monde " puisqu’il est " l’élément tectonique ou de parure qui le reflète ou le soutient " permettant d’instaurer une proportion entre l’immense et l’humain ". Laroque, " Peinture de paysage… ", in : Paysage…, op. cit., p. 124. Pour le sens ancien de " ornare ", cf. aussi Daniel Cohn, " L'ornement, un outil théorique? La ceinture d'Aphrodite " et Michel Costantini, " Kosmos au siècle de Périclès " in : Histoires d'ornements, op. cit., pp. 11-33 et 34-50.

34. Jacques Soulillou, Le Décoratif, Paris, Klincksieck, 1990, p. 55.

35. Jacques Soulillou, Le Livre de l’ornement et de la guerre, Marseille, Editions Parenthèses, 2003, p. 96. Soulillou

précise : " l’ordre qui apparaît dans la lumière de l’ornement est à la fois éclairé et débordé de tous côtés […], [il] fait figure d’îlot de stabilité précaire, prescrivant des hiérarchies, procédant à des exclusions, affirmant des préséances, comme si l’ornement ne s’était jamais résolu à cette tutelle et travaillait en sous-main à sa perte ".

36. Victor Ruprich-Robert (Paris, 1820 -Cannes, 1887) fut l'élève de Constant-Dufeux et disciple de Viollet-le-Duc. Il

exerça la fonction de professeur suppléant de ce dernier de 1843 à 1850, lorsqu'il fut nommé professeur de Composition d'ornement; il le resta jusqu'en 1879.

37. Victor Ruprich-Robert, Flore ornementale, Essai pour la composition de l'ornement. Eléments tirés de la nature et

principes de leur application, Dunod, Paris, 1876, p. 2.

38. Ibid., p. 103. Rodolphe Töpffer, Réflexions et menus propos d'un peintre genevois, ou Essai sur le beau dans les arts,

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L’approche de Ruprich-Robert n’avait rien d’expérimental et était tout aussi éloignée de l’étude positive des réactions physiologiques aux stimulus extérieurs, vibrations lumineuses ou sonores : l'artiste portait en effet avec lui, en naissant, cet " écho " d’un monde idéal et il recommandait bien de ne " pas en rester à la cause [physique] qui a fait vibrer dans la réalité cette sensibilité "39 . La manifestation de ce que " voit l’esprit " était tout naturellement le dessin, expression de la " forme ", alors que la couleur, en donnant corps à celle-ci par le relief et le modèle, la rendait saisissable " à la sensation "40. L’équilibre entre dessin – par lequel " l’art se

spiritualise " - et la couleur – par lequel " l’art se matérialise " - était nécessaire, selon Ruprich-Robert, afin d’éviter que l’art ne s’abaissât, car " sa langue perdrait ce qu’elle a d’intellectuel pour prendre un caractère vague : elle deviendrait, sous ce point de vue, ce qu’est la musique à la poésie "41.

Socle des méthodes d’enseignement du dessin largement diffusées depuis les années 1830 et, a fortiori, des nombreuses " grammaires " de l’ornement, cette géométrie menait à l’intellectualisation des pratiques et à la séparation conséquente de conception et fabrication – prémisse d’une acceptation de la machine et de la fabrication industrielle - dans un domaine que d’autres auraient voulu tirer du côté de l’artisanat et du " métier "42. Allant de pair avec l’essor

technique et industriel, prétendant rendre compte de la structure même de la Nature, la géométrie ne véhiculait pas moins une conception spiritualiste43. Celle-ci imprégnaitl’" imaginaire scientifique " d’un Viollet-le-Duc, chez qui, comme le souligne Laurent Baridon, ce savoir confinait à l’ésotérisme sans toutefois outrepasser les bornes posées par Vitruve et Pythagore, ne concédant donc rien à l’obscurantisme44. L’outil de cet ordre géométrique était un dessin entendu comme

langue universelle susceptible d’être enseignée dans ses composantes grammaticales essentielles à tous les citoyens, indifféremment, gommant ainsi les divisions sociales et contribuant à forger une unité spirituelle totale, celle-là même qui avait été perdue depuis les époques " organiques ".

L’idée d’un art unificateur adapté à une société moderne est aussi très présente dans la

Grammaire des arts décoratifs de Charles Blanc, où l’on retrouve ce mélange d’idéalisme et de foi

dans les progrès de l’industrie qui marquait déjà Léon de Laborde et son fameux rapport sur l’exposition universelle de 185145. Le néo-platonisme de Blanc est bien connu pour ce qui est des

trois arts du " : dessin " mais vaut d'être confirmé pour le domaine plus prosaïque des arts " mineurs ". L'ornement peut en effet prétendre participer à sa manière de la " beauté " dans la mesure où il en respecte les lois d' " ordre, proportion, unité " et s’il est régi par les mêmes principes de régularité présents dans la nature, soumise aux lois de " la géométrie […] génératrice des formes qu'on croit générées par le caprice "46, parfaitement visible dans les structures " inférieures ", cristaux ou organismes unicellulaires (fig.3). Cependant toutes ses manifestations ne s’équivalent

39. Ruprich-Robert, Flore…, op. cit., p. 122. 40. Ibid., p. 103.

41. Ibid., p. 103.

42 . Cette emprise progressive de la géométrie sur l’enseignement du dessin dans les écoles primaires et secondaires à

partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle a été bien étudiée par Renaud d’Enfert, L'Enseignement du dessin en France. Figure humaine et dessin géométrique (1750-1850), Belin, Paris, 2003, 255 p. L’auteur rend compte de l’invention au tout début du XIXe siècle du dessin linéaire dont la géométrie est le fondement. Cette méthode témoigne d’une confiance toute positive dans un ordre aussi bien scientifique qu’esthétique que les futures élites sont incitées à appréhender et à exploiter aux fins du progrès industriel et social.

43. Cette géométrie n’est pas celle prônée par les doctrines étudiées par Robert Welsh, " Sacred Geometry : French

Symbolism and a early Abstraction ", in: The Spiritual in Art, cat. de l’exposition, Chicago, 1987, pp. 63-87.

44. Cf. Baridon, L'imaginaire, op. cit. Sur le renouveau d’intérêt suscité par les théories pythagoriciennes, cf. Pascal

Rousseau, " Un langage universel. L’esthétique scientifique aux origines de l’abstraction ", in : Aux origines…, op. cit., pp. 18-33.

45. Charles Blanc, Grammaire des arts décoratifs. Décoration intérieure de la maison, Librairie Renouard, 2e édition,

Paris, 1882, 480 p. (1e édition: 1881) ; Léon de Laborde, De l'union des arts et de l'industrie, Imprimerie Impériale, Paris, 1856, 2 vol.

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pas : cette hiérarchie des règnes qui fait de l'homme le centre et le modèle du cosmos doit être respectée aussi dans le décor si l’on veut procurer bien-être et plaisir. Il s’agit d’accorder à chaque expression artistique sa juste place plutôt que d’abolir la barrière entre arts " majeurs " et arts " mineurs " comme le souhaitaient certains mouvements d’inspiration sociale. Ayant bien précisé que les objets appartenant au domaine de l’ " utile " n’ont pas " la beauté pour fin, ne sont pas beaux " et " ne peuvent qu'être embellis "47, Blanc plaçait les différentes branches des arts décoratifs à des degrés plus ou moins hauts suivant leur proximité avec l’expression la plus accomplie de l’ordre, qui est l’homme. La poterie par exemple, dont les formes suivent les lois des proportions et de la symétrie humaines, méritait un décor peint de figures ; en revanche, à mesure que l’on se rapprochait de l’utile, le décor devait adopter des motifs plus abstraits : le sol ou la serrurerie requéraient donc des ornements géométriques ou empruntés aux règnes hybrides de la grotesque, que Blanc se gardait bien de rejeter (comme l’avait fait Vitruve). C’est à ce stade que les arts de l’Extrême Orient pouvaient alors être proposés par Blanc comme modèle : leurs dispositions géométriques de lignes et leurs aplats francs de couleurs respectaient le précepte qui exigeait que plus on s’abaisse sur l’échelle des arts (sols et plafonds, textiles), plus l’ornement devait s’éloigner de la mimésis et de la figure humaine. Si le concept d’abstraction est bien présent dans la

Grammaire de Blanc, il reste donc ambivalent : fondée sur l’idéalisme classiciste, celle-ci recouvre

en fait autant l’ornement figuratif que celui non-figuratif, le degré de " représentation " se situant dans l’éventail large des possibilités offertes à l’artiste décorateur suivant la place que l’objet à " embellir " occupe dans la hiérarchie globale des arts, manifestation claire de celle qui régit le cosmos.

Ce rationalisme fortement mâtiné d’idéalisme inspirait la très grande majorité des méthodes adoptées dans les écoles d’art dans les années 1880-1900. Léon Charvet, professeur d'ornementation à l'Ecole des beaux-arts de Lyon, considérait la géométrie un outil cognitif tout autant qu’un système générateur de formes. Cela pour trois raisons : la géométrie rendait au dessinateur industriel la maîtrise des moyens de la création écartant les éternels pastiches historicistes ; elle offrait des méthodes rigoureuses et inventives pour le remplissage des surfaces ; enfin, à un degré supérieur, elle imprégnait l’ouvrier des " conditions essentielles de l'art ", c'est à dire l' " ordre " des lignes, de la lumière et de la couleur. Il semblait à Charvet que cet " ordre " fût d'autant plus nécessaire que ces élèves décorateurs n'abordaient pas la figure mais, se destinant à l'industrie textile, se limitaient aux genres les plus " bas ", la peinture de fleurs et la nature morte. Le dessinateur industriel pouvait espérer partager ainsi avec ses confrères des arts " majeurs " cette parcelle de l' " ordre " qui sous-tendait la création tout entière et dont la compréhension le soustrayait à la condition de simple engrenage productif48. À juste titre Gladys Fabre fait remarquer

que les traités et manuels d’ornement si répandus en France jusqu’au début du XXe siècle prônaient " l'avènement de la bonne forme " mais dans le but idéal de percer les " lois de l'harmonie " et le " mystère de la beauté " plus que dans un sens d’optimisation de la forme industrielle49.

3. L’ornement a-t-il un sens ?

Et pourtant. Pour Maurice Denis ou pour Kandinsky c’est l’ornement dans son essence même qui est accusé de ne pas avoir de sens. Georges Roque rappelle le repoussoir qu’est pour le premier l’ " artificiel décoratif " associé aux " tapissiers turcs ou persans " ; ou l’épouvantail agité par le deuxième encore en 1911, des " ornements géométriques " qui " ressembleraient, pour parler

47. Ibid., p. 154.

48. Léon Charvet, " De l'étude de la composition dans l'enseignement des arts du dessin ", in Revue des arts décoratifs,

1881-1882, p. 363.

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crûment, à des cravates ou à des tapis "50. Comme eux, Olivier-Hourcade, en plaidant pour l’analogie peinture-musique, se demandait : " pourquoi n’admettrions-nous pas qu’il puisse exister de la peinture pure, comme il existe de la musique pure ? cela nous ramène au tapis d’Orient ? dites-vous. Non point. La musique pure de nos grands compositeurs nous ramène-t-elle aux cris inarticulés ? […] "51. C’était donc bien le " tapis d’Orient " qu’il fallait à tout prix conjurer, comme, selon Quénioux, il fallait conjurer la froideur inanimée des dispositions trop calculées d’une géométrie qui s’était, de plus, fourvoyée dans la technicité utilitariste de la société industrielle et marchande : " vérité ", " beauté " et " sentiment " contre " dimensions ", " quantités " et " formules "52.

L’éviction de la figure humaine de l’art – de la vie donc, et du sens - était une crainte ancienne que John Ruskin avait clairement formulée au milieu du XIXe siècle, au moment où l’engouement pour l’art décoratif arabe et indien conditionnait une bonne partie de la production occidentale et envahissait les collections publiques et privées53. Leurs jeux de lignes et de couleurs n’ayant pas comme point de départ la nature mais la géométrie, ils avaient été qualifiés par le théoricien de gratuits, donc d’immoraux, marqués au sceau de la cruauté qui caractérisait selon lui ces civilisations orientales54. Opinion assez commune car, de l’autre côté de la Manche, Henry Havard classait les " arts hébraïques, sarrazins, musulmans ", malgré leur " profusion, élégance, décoration délicate et forte ", au stade des " dernières manifestations de la barbarie " puisqu’ils s’arrêtaient " à la figure humaine "55. Ce même opprobre (cette fois non partagé par son homologue

français) frappait pour Ruskin l’intellectualisme de la stylisation géométrique de la Renaissance, qu’il retrouvait dans l’orthodoxie décorative de matrice rationaliste (et même fonctionnaliste) prêchée par certains réformateurs anglais contemporains56. Or à la fin du siècle, après quelques décennies de tentatives pour tirer les arts du décor du statut d’infériorité où le placage mécanique d’un répertoire interchangeable de formes menaçait de l’y plonger, il s’agissait précisément de re-enchanter l’ornement57. L’ornementation vitaliste, dont le naturalisme gothique était pour Ruskin le

meilleur exemple, était appelée par celui-ci à contrecarrer la froide géométrie fonctionnelle enseignée et pratiquée de son temps. Si Maurice Denis adopta l’arabesque, ce fut après l’avoir sauvée de son insignifiance supposée en lui attribuant, comme nous le rappelle Jean-Paul Bouillon, une fonction fondamentale dans la genèse physiologique des sensations de plaisir ou de déplaisir, suivant un symbolisme enrichi de l’apport du positivisme de Taine et de l’évolutionnisme de

50. Cités par Roque, Qu’est-ce…, op. cit., p. 65 et 98.

51. Olivier-Hourcade, " Peinture. Du Cubisme ", in La Vie du Sud-Ouest et du Centre, n° 10, janvier 1913, p. 8, cité par

Rousseau, " "Arabesques"… ", in : Origines de l’abstraction…, op. cit., p. 232.

52. Quénioux, Le Croquis, op. cit.

53. Cf. surtout les analyses très fines de Gütru Necipoğlu et de Rémi Labrusse in : Purs décors ? op. cit.

54. Cf. Gombrich, The Sense…, op. cit., chap. II. Cet opprobre est encré dans la culture historique du XIXe siècle et se

retrouve dans l’ensemble des études sur l’art arabo-musulman comme le montrent bien Labrusse (dir.)., Purs décors ?, op. ci.t, ainsi que Jolivet, La perception, op.cit.

55. Cf. le chapitre XI, « Dernières manifestations de la barbarie » in : Henry Havard, L'Art à travers les mœurs, G.

Decaux, A. Quantin, Paris, 1882, 404 p.

56. Gombrich relate la polémique qui opposa Ruskin à R. N. Wornum, l’un de ces réformateurs, auteur d’une importante

Analysis of Ornament (1874) : le premier exaltait le naturalisme vitaliste de l’ornementation gothique, contre l’orthodoxie décorative du deuxième, qui prônait les aplats et la stylisation. Par ailleurs dans The Two Pats, Being Lectures on Art, and Its Application to Decoration and Manufacture (1858–1859) Ruskin déclarait admirer le style conventionnel des sauvages, ce qui ne l’empêchait pas de l’associer à une dégradation morale. (Gombrich,The Sense…, op. cit., chap. II).

57. Cf. Siegfried Giedion, Mechanization Takes Command, Oxford University Press Inc., New York, 1948 (éd. française

: La Mécanisation au pouvoir, trad. de l'américain par Paule Guivarch, Denoël/Gonthier, Paris, 1983, 3 vol.). Pour ce qui est de cette perte de sens de l’ornement, cf. aussi : Peter Haiko et Mara Reissberger, " Quelques réflexions à propos du débat sur l'ornement entre 1900 et 1910 ", in : Michel Collomb, Gérard Raulet (dir.), Critique de l'ornement de Vienne à la post-modernité, Méridiens Klincksieck, Paris, 1992, pp. 123-131.

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Spencer58. De même l’ " ornement symbolique " d’Emile Gallé – mais aussi d’une bonne part de la production de l’Art nouveau - pourrait être lu comme un effort pour rendre une prégnance expressive et un contenu spirituel à ce qui risquait à tout moment de basculer dans un jeu savant de formes géométriquement agencées, " pur plaisir des yeux ".

Dans son étude du cheminement vers l’abstraction des arts au tournant du XIXe siècle, Georges Roque ne néglige pas le rôle joué par les " grammaires " de l’ornement des années 1880-190059. Mais malgré cette reconnaissance initiale il nous semble que, pour mieux tirer l’abstraction

picturale du lieu commun de l’insignifiance, Georges Roque ait voulu y plonger l’ornement. En accord avec la posture méfiante d’un Kandinsky envers les arts décoratifs, l’historien explique que " ceux-ci sont […] très proches de l’art abstrait, à cette nuance près, mais qui est de taille, qu’il y manque la dimension spirituelle, ou celle du signifié "60. Et de " reformuler en termes sémiotiques " que " la grammaire élémentaire constitue l’ornement en système, mais que lui fait défaut un code, c'est-à-dire une mise en relation de ce système du contenu (ou signifié) "61. Une fois la dette reconnue envers ces grammaires, Georges Roque tient donc à rétablir les distances et relève les barrières préalablement abattues en s’appuyant sur Jules Bourgoin, spécialiste de l’ornement musulman en France au tournant du XIXe siècle62. La confrontation des analyses techniques de celui-ci avec la vision d’un Kandisky tourne évidemment au désavantage du savant : " [Il] s’en tient à la conjugaison ou à la syntaxe, tandis que Kandinsky y ajoute une sémantique. A ses yeux, l’autonomisation de la lettre est la condition de la mise au jour de sa résonance intérieure ". Dès lors " la différence apparaît de façon tout aussi claire, puisque Bourgoin n’est intéressé que par la ‘conjugaison’ des différents traits, tandis que Kandinsky leur attribue une valeur sémantique, celle de produire une impression, gaie ou triste, etc. Kandinsky vise donc à constituer la lettre, dans ce cas, en signe plastique autonome, et il s’agit bien d’un signe à part entière, puisqu’à sa forme globale (ainsi qu’aux traits qui la constituent) viennent s’associer des signifiés plastiques : gai, triste, dynamique, etc. "63. Mieux que de Kandinsky, Bourgoin aurait pu servir de faire-valoir de Seurat, son contemporain ayant bâti ses constructions picturales sur les signes plastiques64. Cette confrontation nous paraît toutefois peu pertinente. Si dans son analyse de l’ornement Bourgoin récusa l’attribution d’une signification métaphysique à la ligne droite (comme, implicitement, aux autres éléments plastiques), ce fut par crainte de cautionner une " conception mystique de la

58. Selon Spencer tel que cité par Denis dans ses notes de bachelier, l’arabesque est " liée [au] charme qui résulte des

lignes flottantes, à l'exclusion des lignes anguleuses, (charme) dû en partie à cette action harmonieuse et facile des muscles de l'œil qu'implique la perception de telles lignes: il n'y a là aucun désarroi résultant d'arrêts soudains du mouvement et du changement de direction, - semblable à celui où l'on est jeté quand l'œil parcourt une ligne en zig-zag ". Jean-Paul Bouillon, " Arabesques ", in : Paradis perdus. L'Europe symboliste, exp. Montréal, Musée des Beaux-Arts, Flammarion, Paris, 1995, p. 380.

59. Roque, Qu’est-ce que…, op. cit. 60. Ibid., p. 359-360.

61. Ibid.

62. Jules Bourgoin est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’art arabe et la théorie de l’ornement. Entre autres, et pour ce

qui concerne notre propos : Théorie de l'ornement, A. Lévy, Paris, 1873, 365 p. et 24 pl. ; Grammaire élémentaire de l'ornement, Pour servir à l'histoire, à la théorie et à la pratique des arts, Les introuvables, Editions d'aujourd'hui, s.l.n.d., éd. offset de l'édition de Delagrave, Paris, 1880, 207 p.

63. Roque, Qu’est-ce que…, op. cit., pp. 361-362.

64. Sur Seurat et les signes plastiques cf. le texte fondateur d’André Chastel, " Une source oubliée de Seurat ", in :

Etudes et documents sur l'art français du XIIe au XIXe siècle. [Mélange Brière], Archives de l'art français, publication de la Société d'Histoire de l'art français, XXII [1950-1957], 1959, pp. 400-407; étude poursuivie par Homer W. Innes (Seurat and the science of painting, 1964, MIT Press, XVI-327 p.) et plus récemment avec grand talent par Michael F. Zimmermann, Les mondes de Seurat, son œuvre et le débat artistique de son temps, trad. par J. Ferry, S. Schnall et K.F. Willems, Fonds Mercator/Albin Michel, Paris,1991, 493 p. Dans " La Fin de l'iconographie " (Cahiers du MNAM n° 5, 1980, p. 446-455) Eric Michaud a mis en relation les " signes inconditionnels de l’art " avec, d’un côté, la tradition de l’architecture révolutionnaire, de l’autre « les lois de l’impressivité du signe » (p. 455) adoptées par les « modernes ». Sur la relation entre Seurat et Charles Henry voir aussi l’étude controversée de José A. Argüelles, Charles Henry and the Formation of a Psychological Aesthétic, , The University Chicago Press, Chicago & London, 1972, 200 p.

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science " qu’il abhorrait, et qui aurait réduit selon lui l’artisan à un simple ouvrier, exécutant des tâches prédéterminées suivant des lois fixes et menant à des automatismes65. Tout en admettant que les règles qu’il énonçait pouvaient aider l’artiste à composer des ornements, Bourgoin déclarait que sa " grammaire " devait servir surtout à décrypter les modes de formation des styles historiques et non pas à les engendrer mécaniquement, puisqu’ils étaient le fruit de facteurs bien trop complexes66. C’était donc, paradoxalement, en suivant une idée totalisante et ruskinienne de l’ornement comme " création ", " invention par-dessus la forme nécessaire et utile ", que Bourgoin limitait volontairement ses règles à de pures formules, ne prétendant pas autre chose que de permettre la compréhension du " fonctionnement " des formes (fig. 4). Rigueur d’un érudit, adepte d’une doctrine classique et idéaliste des arts étendue à une production décorative - celle relevant de l’artisanat - que l’industrialisation n’avait pas encore dépouillée de " sens ". Lire Bourgoin en dehors de ce contexte idéologique nous expose, il est vrai, à une déception, car les analyses austères du mathématicien ne prétendaient aucunement déboucher sur une production de " sens ".

C’est vers Henry Havard qu’il faudra se tourner, si l’on cherche une réflexion qui fait de l’ornement une langue, support de la " valeur sémantique " prônée plus tard par Kandinsky. En 1882, dans un premier texte ambitieux, L'Art à travers les mœurs, Havard posait les bases d’une théorie et d’une histoire de l’ornement à partir de sources extrêmement éclectiques (de Spencer à Lamennais, de Cousin à Proudhon)67 ; il tentait ensuite d’en préciser concrètement les applications dans l’ameublement dans un ouvrage qualifié plus modestement de " grammaire "68. Insistant sur le

fait qu’une couleur, comme une ligne, est un langage, et que chaque couleur, comme chaque mot ou note, a une signification particulière qui se modifie suivant la voisine, Havard détaillait leurs possibles modes d’association en se référant à Léonard de Vinci, Charles Bourgeois69, Goethe70,

Delacroix71, J.-J.-B. Laurens72, et aux découvertes, entre autres, de Newton, Helmholtz, ou Chevreul. Parmi les cinquante règles qui composent la partie la plus importante de cette Grammaire et qui devaient aider " l’homme de goût " à se construire un environnement convenable et adapté à son époque, nombreuses sont celles qui associent formes et " signifiés plastiques ". Humbert de Superville et ses " signes inconditionnels de l’art " constituent le fondement d’une conception de l’intérieur comme unité totale devant agir sur la sensibilité de l’habitant73. Deux seuls exemples : la

règle XV énonce que " La ligne brisée, étant, dans la plastique et la décoration, l'image fidèle du mouvement et de la vie, exprime, suivant les dispositions qu'elle affecte, des idées gaies ou tristes " (fig. 5) ; dans la règle XVII, Havard plaide en faveur de " la symétrie " et de la " pondération " parce que la première " plaît à l'âme " car elle " épargne la peine " en donnant le sentiment de " couper l'ouvrage par la moitié ". Certes l’esthétique des XVIIe et XVIIIe siècle est très présente chez Havard – reviennent les noms de Pascal, Bacon, Montesquieu, Diderot, Newton, Reynolds et Goethe - mais les textes de Töpffer, Helmholtz, Taine (son De l’Intelligence74), Renan

65. Cf. les " Préliminaires généraux " (p. 14) et le chapitre II de : Bourgoin, Théorie… op. cit., 66. Ibid., p. 26.

67. Havard, L’Art…, op.cit.

68. Henry Havard, L'art dans la maison (Grammaire de l'ameublement), Ed. Rouveyre et G. Blond, Paris, 1884, X-472

p.

69. Charles Bourgeois, Mémoire lu à l'Académie des sciences le 22 juillet 1812, et aussi Manuel d'optique

expérimentale, à l'usage des artistes et des physiciens..., Rousselon, Paris, 1825, 2 vol.

70. Johann Wolfgang von Goethe,, Conversations de Goethe pendant les dernières années de sa vie, 1822-1832,

recueillies par Johann Peter Eckermann, trad. par Émile Delerot,précédées d'une introd. par M. Sainte-Beuve, G. Charpentier, Paris,1883, 2 vol.

71. Havard se réfère à Blanc, Grammaire des arts du dessin, op. cit., p. 533.

72. Jean-Joseph-Bonaventure Laurens, Etudes théoriques et pratiques sur le beau pittoresque dans les arts du dessin, 3e

éd., Vve Morel, Paris, 1874, 91 p.

73. Daniel Pierre Giottin Humbert de Superville, Essai sur les signes inconditionnels dans l'art, C.C. Van der Hoek,

Leyde, 1827, 3 parties en 1 vol.

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