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Article pp.171-180 du Vol.39 n°237 (2013)

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Texte intégral

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PA R T I E I I I

Dynamiques

d’ accountability

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HERVÉ DUMEZ ÉLODIE GIGOUT

CRG École polytechnique – CNRS BENOÎT JOURNÉ

Université de Nantes, LEMNA

DOI:10.3166/RFG.237.171-180 © 2013 Lavoisier

La visée externe

et interne des dispositifs d’ accountability

Une étude de cas

Les entreprises peuvent difficilement mettre leurs pratiques en harmonie parfaite avec leurs discours, et elles ne peuvent communiquer sur tout. Elles sont donc régulièrement placées en situation d’avoir à rendre des comptes. Le cas étudié montre comment un dispositif de rendu de comptes apparaît, comment il articule finalité interne (améliorations de gestion) et finalité externe (donner de l’information au public et aux autorités) et comment, s’il s’inscrit dans le temps, il doit trouver un équilibre entre continuité et changement, les problèmes se déplaçant au fil du temps (certains étant réglés, de nouveaux apparaissant).

A C C O U N TA B I L I T Y

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L

’obligation de rendre des comptes, pour une entreprise, peut prendre deux formes dans lesquelles les termes d’obligation et de comptes revêtent des sens très différents (Dumez, 2008). Elle est d’abord de nature juridique. Les entre- prises cotées doivent émettre un rapport annuel, publié à date fixe, dans lequel elles présentent leurs comptes aux actionnaires réels et potentiels. « Obligation » est ici pris au sens d’obligation légale, et « comptes » est ici pris au sens propre. Mais les entre- prises peuvent aussi se retrouver sommées, à l’improviste, de rendre des comptes sur les effets de telle ou telle de leur décision ou pra- tique. C’est ainsi que, dans les années 1990, Nike a été prise à partie par des ONG sur le travail des enfants dans les usines de ses sous-traitants asiatiques (McIntyre, 2004).

Toute entreprise est exposée à cette possi- bilité (qu’exprime l’anglais « ability » dans le mot « accountability » ; outre le fait qu’il n’existe pas de traduction satisfaisante du mot même d’accountability, le français ne parvient pas à rendre cette nuance).

À l’origine de cette possibilité est la situa- tion de découplage (decoupling, Bromley et Powell, 2012) ou d’hypocrisie organisa- tionnelle (Brunsson, 2003 ; Dumez, 2012).

Aucune dimension morale dans cette ana- lyse : les entreprises, et les organisations en général, sont soumises à des pressions multiples et contradictoires ; elles déve- loppent alors des discours en réponse à ces différentes pressions, qui sont découplés de leurs pratiques. L’existence d’une contra- diction potentielle et souvent réelle entre discours et pratiques, probablement struc- turelle et inévitable, peut générer la mise en demeure d’avoir à rendre des comptes.

L’entreprise doit alors imaginer un dispo- sitif de réponse, qui doit articuler finalités

internes et externes, et avoir une compo- sante dynamique.

C’est à partir d’une étude de cas, celle de la manière dont EDF a imaginé un dispositif de rendu de comptes quant aux conditions de vie et de travail des intervenants presta- taires lors des opérations de maintenance de son parc nucléaire, que nous allons étudier la manière dont apparaît et fonctionne un dispositif de ce genre, à plusieurs égards innovant.

Dans un premier temps, nous allons donc montrer comment une entreprise peut se trouver dans une situation d’exposition à une demande de rendu de comptes, dans notre cas non tant à cause d’une situation d’hypocrisie organisationnelle que d’une situation que l’on pourrait qualifier de

« silence organisationnel » (l’entreprise gère le problème sans communiquer par- ticulièrement sur ce qu’elle met en place).

Dans un deuxième temps, nous allons suivre le processus par lequel une entre- prise se trouve en situation d’avoir à rendre effectivement des comptes, processus qui implique des entrepreneurs moraux, des scientifiques, les médias et les politiques.

Nous montrons ensuite les conditions de fonctionnement d’un dispositif de rendu de comptes, qui articule effets externes et effets internes dans un enchevêtrement du descriptif et du normatif, et qui doit s’ins- crire dans le temps, dans une tension entre évolution et continuité. Enfin, nous reve- nons en conclusion sur les leçons pouvant être tirées de l’étude de cas.

I – UNE SITUATION DE SILENCE ORGANISATIONNEL

Le nucléaire est une industrie à haut risque et l’objet d’une attention particulière de la

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part du public (Perrow, 1984). La main- tenance des centrales pose des questions de sûreté importantes dans un contexte de contrainte économique forte. Une centrale est faite de plusieurs réacteurs appelés tranches (une centrale peut comporter de 2 à 6 tranches). Les tranches sont régulière- ment arrêtées (tous les un an, un an et demi) pour remplacer une partie du combustible.

Ce qui va différencier ces arrêts est l’impor- tance de la maintenance effectuée : cela va d’un arrêt pour simple rechargement (ASR) à une visite décennale durant laquelle, une fois tous les dix ans, la tranche est entiè- rement inspectée et révisée, en passant par des visites partielles (VP). À la fin des années 1980, EDF opère un changement stratégique majeur. Jusque-là, la mainte- nance était assurée à 80 % en interne, avec seulement 20 % de sous-traitance. Désor- mais, les chiffres s’inversent : la mainte- nance est à 80 % sous-traitée. Le phéno- mène de sous-traitance de la maintenance devient un enjeu managérial important car lié à des questions de sûreté (Ponnet, 2011), et de conditions de travail. Le travail est difficile et exposé aux risques (bruit, cha- leur, risque d’irradiation, charges pesantes, situations de travail) (Fournier, 2012). Les formalités d’accueil dans les centrales sont lourdes (délivrance d’un badge et des auto- risations d’entrée). Les intervenants vont souvent de centrale en centrale, pour des durées de séjour qui peuvent être longues, en grand déplacement par rapport à leur lieu de résidence, certains optant pour des hébergements en caravanes ou dans des camping cars installés à proximité des centrales pour économiser sur leurs indem- nités. À l’époque, des différences de traite- ment existent entre eux et les agents EDF au niveau des parkings, des vestiaires, de la

restauration méridienne. EDF communique peu sur la gestion de cette situation.

Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une situation de découplage ou d’hypo- crisie organisationnelle mais plutôt d’une situation que l’on pourrait qualifier de

« silence organisationnel » : l’organisa- tion essaie de gérer une situation ten- due sans communiquer sur cette situation et sa manière de la gérer. Ce manque de communication est relevé par le chef du Service central de sûreté des instal- lations nucléaires (SCSIN) au début des années 1990 : « Notre parc nucléaire doit fonctionner avec un taux élevé d’accepta- tion de l’opinion, lequel ne se développera que sur la connaissance rationnelle de la réalité nucléaire. Il convient de sortir du cercle vicieux selon lequel on aurait intérêt à en dire le moins possible pour conforter l’indifférence générale. Il faut entrer dans un cercle vertueux où plus on en dit, plus les choix sont compris et plus les comporte- ments deviennent responsables. » (Lavérie, 1991, p. 353). Deux ans auparavant, il avait publié une tribune dans Le Monde (23 mai 1989) sur le thème : « Nucléaire : éclairer… l’opinion ». EDF va effective- ment, au cours des années 1990, être ame- née à communiquer.

II – LA SITUATION D’ACCOUNTABILITY

EDF va se trouver dans les années 1990- 1995 en situation de rendre des comptes. Le processus va partir d’une série d’études de statut scientifique, qui donneront lieu dans un deuxième temps à une couverture média- tique, mobiliser dans un troisième temps le public et entraîner finalement une réaction politique. L’entreprise va alors décider de

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mettre en place un dispositif de rendu de comptes visant à objectiver et mesurer les progrès réalisés au niveau des conditions d’intervention des prestataires.

Début 1991, le comité hygiène et sécurité de la sous-unité technique de la centrale nucléaire de Chinon demande à trois cher- cheurs du laboratoire de psychologie du travail du Cnam de réaliser une étude de psychopathologie du travail auprès de ses agents (Huez et Niedbala, 1992). Cette étude fait suite à une autre menée par le médecin du travail de la centrale. Le rap- port identifie dix thèmes de souffrance au travail. Ils concernent les agents EDF, mais la question de la sous-traitance apparaît indirectement.

Entre mai et novembre 1993 est menée une étude beaucoup plus vaste, l’enquête STED (sous-traitance EDF DATR – [travailleurs]

directement affectés aux travaux sous rayon- nements ionisants) dont les résultats sont publiés en 1995 sous la forme d’un livre (Doniol-Shaw et al., 1995). 2 503 ques- tionnaires ont été recueillis auprès de tra- vailleurs des entreprises de sous-traitance, qui à l’époque sont déjà 22 000 pour envi- ron un millier d’entreprises sous-traitantes (Doniol-Shaw et al., 1995, p. 4). L’étude fait remonter des problèmes liés aux condi- tions de vie des intervenants prestataires et à leur exposition aux rayonnements.

En 1996, la direction d’EDF commandite une recherche menée par le CRG (Centre de recherche en gestion de l’École polytech- nique) qui porte à la fois sur les conditions de vie et de travail des intervenants pres- tataires et sur la question de leurs compé- tences. 1 368 questionnaires sont dépouillés et 90 entretiens qualitatifs sont menés en parallèle (dirigeants, membres de l’enca- drement, ouvriers). Les résultats, publiés

sous la forme d’un rapport de recherche, quoi que de tonalité différente, rejoignent ceux de l’étude STED (Degot et al., 1999 ; Héry, 2009).

Ces études connaissent un retentissement médiatique. La première, celle menée au niveau de la centrale de Chinon, était pure- ment interne à EDF mais elle circule rapi- dement et Hélène Crié-Wiesner, qui tient la rubrique environnement de Libération en révèle la teneur dans une de ses chroniques (octobre 1991). L’étude STED est officiel- lement publiée en février 1995 et se trouve au centre d’un colloque organisé au Sénat le 15 mars 1995. L’Humanité publie un article sur le sujet deux jours après : « Nucléaire : la sous-traitance en question ». Le 1er avril, Libération publie à son tour un article sur la question. Lorsqu’elle paraît en livre, en juillet 1995, plusieurs articles de presse lui sont à nouveau consacrés. Des grèves ont lieu lors d’arrêts de tranche au pre- mier semestre 1996. Elles aussi trouvent de l’écho dans la presse. L’acmé médiatique est atteinte avec l’émission La marche du siècle, le 18 juin 1997, sur France 3.

Le 22 janvier 1997, Le Monde avait consa- cré une page complète de son édition à un projet du gouvernement (qui ne verra finalement pas le jour) visant à interdire le travail de salariés en situation précaire (CDD ou intérim) dans les zones contrôlées (les zones les plus sensibles des centrales, celles dans lesquelles les intervenants sont exposés aux rayonnements ionisants).

L’enchaînement de ce qui s’est passé pour l’entreprise correspond à l’analyse que font Bonardi et Keim (2005) de la manière dont un conflit ou un problème peut devenir saillant, et donc de la manière dont une situation d’accountability apparaît. À la base, il faut un entrepreneur moral qui

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prenne une initiative. Ici, il s’agit de per- sonnes liées au comité hygiène, sécurité et conditions de travail de l’unité technique de la centrale de Chinon. Ensuite, il faut qu’une succession de cascades intervien- nent. La première doit se produire au niveau des avis des experts scientifiques. S’il y a controverse entre ces derniers, le problème ne devient pas saillant. Si les experts sont d’accord sur le problème soulevé, celui-ci peut passer à l’étape de la cascade média- tique. C’est bien ce qui est arrivé ici : il n’y a pas eu controverse au niveau des experts, puisque l’étude Chinon, l’étude STED et l’étude menée par les chercheurs de l’École polytechnique ont convergé au niveau des résultats et montré qu’il y avait bien un problème autour de la maintenance externalisée des centrales nucléaires. La cascade médiatique a alors eu lieu : des articles de presse, des émissions de radio, des émissions de télévision ont fait état du problème et l’ont mis sur la place publique.

Dès lors, le problème est devenu politique : le ministère du Travail a conçu un projet de loi ayant pour but d’interdire la présence de travailleurs précaires dans les zones contrô- lées. EDF s’est trouvée prise dans un champ de responsabilisation (Bastianutti et Dumez, 2012) et en situation d’avoir à rendre des comptes. Elle va alors mettre en place un dispositif de rendu de comptes ou dispositif d’accountability, à visée à la fois externe et interne, le « baromètre prestataires ».

III – LE BAROMÈTRE

PRESTATAIRES : UN DISPOSITIF ORIGINAL ET INNOVANT

Aucune décision politique claire n’est fina- lement intervenue (Birraux, 1997). Les entreprises prestataires, notamment les

entreprises d’intérim, soutenues par les syndicats, ont fait pression pour qu’aucun retour en arrière n’ait réellement lieu. EDF a été laissée libre d’organiser le processus de sous-traitance de la maintenance dans les centrales nucléaires. Mais les problèmes de condition de vie et de travail sont là, reconnus par des études dont le sérieux n’a pas été réellement contesté. Il apparaît que les actions à entreprendre pour répondre à ces problèmes seront longues à mettre en œuvre et qu’EDF devra montrer qu’elle a mis en place des politiques ayant eu des effets positifs. D’une part, une charte de progrès est signée entre EDF et les entre- prises prestataires (1997). La signature de cette charte est annoncée le jour même où paraît l’article du Monde révélant le projet du ministère du Travail. D’autre part, pour essayer de mesurer la manière dont les pro- blèmes des conditions de vie et de travail des intervenants extérieurs s’améliorent ou se dégradent, EDF met en place, dans la ligne des résultats de l’étude menée par les chercheurs de Polytechnique, un « baro- mètre prestataires ».

Il consiste en un questionnaire passé tous les ans sur chaque arrêt de tranche ayant lieu sur l’une des 19 centrales. Il reprend les thèmes des différentes études scienti- fiques menées ainsi que les thèmes évo- qués dans la charte de progrès. Avec une contrainte de temps imposée (un inter- venant n’acceptera probablement pas d’y consacrer plus d’une dizaine de minutes de son temps), il est composé de questions posées à tous les intervenants (accueil, confort chantier, environnement, sécurité du travail, zone contrôlée, appréciations globale, questions personnelles) et de ques- tions s’adressant uniquement aux chefs de chantier et chargés de travaux (chan-

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tier, zone contrôlée, questions de progrès).

Ces questionnaires sont distribués dans les endroits fréquentés par les intervenants (par exemple, près des vestiaires ou dans les aires de repos). Ils sont ensuite recueillis par le responsable politique industrielle de la centrale nucléaire, centralisés, et traités.

Une analyse des données est opérée à la fin de chaque campagne de recueil qui dure un an. Les résultats sont publiés sur le site internet d’EDF et consultables par tous.

En ce sens, il est possible d’affirmer que le baromètre est un dispositif d’accountability puisqu’il met dans le domaine public, tous les ans, des données liées aux conditions de vie et de travail des prestataires. Le dispositif est original dans la mesure où, s’il ne s’agit pas d’un outil statistique à proprement parler (on ne sait pas si l’échan- tillon est représentatif ou non du fait de la variabilité de la quantité de réponses selon les sites et les arrêts, ainsi que de l’hétéro- généité des types d’arrêts d’une année sur l’autre), on peut estimer qu’il indique les grandes tendances – d’où le mot de « baro- mètre ». Les informations quantifiées qu’il fournit permettent à EDF de transformer ce dispositif en véritable outil de pilotage des innovations organisationnelles visant à améliorer la gestion des relations avec les prestataires. Ce qui est mesuré pour rendre compte devient ipso facto un objet de ges- tion et d’innovation.

IV – LE DISPOSITIF DE RENDU DE COMPTES COMME ARTICULATION DE FINALITÉS EXTERNE/INTERNE Le dispositif d’accountability mis en place articule visées externe et interne En effet, d’une part EDF a rendu des comptes sur les conditions des intervenants

extérieurs opérant la maintenance des cen- trales nucléaires dans un contexte où des études de nature scientifique, ayant été relayées par les médias, indiquaient qu’exis- taient des problèmes liés à ces conditions de vie et de travail. Le baromètre prestataires a donc une visée externe : il s’agit de rendre publique la manière dont ces intervenants expriment leurs problèmes et leur évalua- tion de l’amélioration ou de la dégradation de leurs conditions de vie et de travail. Les résultats sont accessibles à tout un chacun : les intervenants eux-mêmes, mais aussi les syndicats, l’autorité de sûreté nucléaire, le parlement et le gouvernement, les médias et le public dans son ensemble. Chacun peut s’en emparer. C’est ainsi que le rap- port 2011 de l’autorité de sûreté nucléaire indique par exemple : « Depuis 2000, la satisfaction des prestataires est mesurée par un baromètre, qui fait apparaître, sur les cinq dernières années, une satisfaction élevée sur des critères tels que “la qualité de l’accueil”, “la qualité de l’hébergement”,

“la rigueur en matière de sécurité” et “la qualité de la propreté radiologique” ». EDF mentionne également des sujets d’insatis- faction, notamment « la perte de temps » et « l’information sur les décalages de planning ».

Mais, d’autre part, le baromètre a également dès l’origine une visée interne, de gestion et de pilotage. Il s’agit d’un dispositif visant à identifier les points positifs et les points négatifs et permettant ainsi la mise en place d’actions d’amélioration. Les exemples les plus parlants sont la création de concierge- ries sur les sites ou celle d’un badge unique facilitant l’accueil à chaque déplacement.

Ces deux innovations, avec d’autres, ont considérablement amélioré les conditions concrètes de vie et de travail des interve-

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nants. L’accès dans une centrale nucléaire est en effet hautement contrôlé et nécessite des formalités à chaque fois lourdes et coû- teuses en temps. Le badge unique a permis de les réduire. La création de conciergeries dans certains sites, en voie de généralisa- tion, a quant à elle facilité la recherche de logements et de services améliorant la vie des intervenants en grand déplacement.

Le mot dispositif est utilisé de préférence à celui d’outil de gestion (Berry, 1983 ; Chiapello et Gilbert, 2013) dans la mesure où l’objectif unique du baromètre n’est pas de gérer, il est d’abord de mesurer, même s’il sert aussi à gérer. En tant que dispositif de rendu de comptes, le baromètre articule comme on l’a vu, des finalités externes et des finalités internes, en étant à la fois des- criptif (il enregistre la satisfaction ou la non satisfaction des intervenants quant à la poli- tique mise en place par les centrales comme un instrument de mesure) et normatif (il sert à identifier les points à améliorer et à mettre en place des actions, en tant qu’instru- ment de gestion). En reprenant le terme de Putnam (2002/2004 ; voir Dumez, 2010), on peut parler d’un enchevêtrement entre descriptif et normatif, les deux étant indis- sociables dans le fonctionnement même du dispositif. L’étude de cas menée s’oppose donc à la thèse de Bovens (2010) qui distin- gue deux concepts d’accountability : l’ac- countability comme vertu d’un agent (de type prescriptif) et l’accountability comme mécanisme relationnel sur un forum d’ac- teurs différents (de type descriptif).

V – LA DYNAMIQUE DU DISPOSITIF DE RENDU DE COMPTES

En tant que processus, tout dispositif s’use.

Les conditions dans lesquelles il est apparu

disparaissent bientôt, un nouveau contexte apparaît. Hannah Arendt a beaucoup insisté sur cette obsolescence de tout processus (Dumez, 2006). La nature des problèmes sur lesquels EDF dû s’expliquer est com- plexe et s’inscrit dans le temps. À la dif- férence d’autres entreprises, EDF a mis en place, non pas un rendu de comptes ponc- tuel, mais un dispositif s’inscrivant dans le temps (il fonctionne en continu, avec publication de résultats annuels, depuis le début des années 2000). Comme on l’a vu, il s’agit d’un enchevêtrement de descriptif et de normatif, c’est-à-dire que le dispositif sert à lancer des actions d’amélioration et à les enregistrer. Quand une amélioration est obtenue, elle perd de sa pertinence dans le dispositif de mesure et il devient inutile de la maintenir. Au contraire, quand une nouvelle action est entreprise, il apparaît intéressant d’essayer de mesurer son impact, ce qui peut supposer d’ajouter une question dans le questionnaire. Par exemple, pour faciliter le travail dans les zones de travail sensibles, il a été décidé de créer des responsables de zones. L’ajout d’une question sur cette innovation doit alors être envisagé. Entre 2001 et 2013, une soixantaine de questions ont été soit supprimées, soit ajoutées sous la forme de nouvelles questions ou sous la forme de précisions à des questions préexistantes, afin de déterminer des pistes d’amélioration. Cette évolution du dispo- sitif se fait sous contraintes. D’une part, le questionnaire doit rester limité de manière à ne pas prendre trop de temps à remplir, ce qui constituerait un risque réel pour son fonctionnement. Il est donc impossible d’ajouter un grand nombre de questions et il faut choisir soigneusement celles qui vont l’être, dans une perspective dynamique portant sur plusieurs années. D’autre part,

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l’abandon de certaines questions obsolètes et l’apparition de questions nouvelles plus pertinentes par rapport aux évolutions du contexte et des politiques mises en œuvre menacent la continuité du processus de rendu de comptes. Un équilibre doit donc être trouvé entre la nécessaire mise à jour du dispositif et sa persistance dans le temps.

CONCLUSION

Les entreprises se trouvent généralement en situation structurelle de découplage (Bromley et Powell, 2012), d’hypocri- sie organisationnelle (Brunsson, 2003 ; Dumez, 2012) ou de silence organisation- nel, comme dans le cas étudié dans cet article. En raison de la complexité des tâches qu’elles assurent, de la complexité de leur environnement et de la multiplicité des parties prenantes que leurs actions peuvent affecter, il est rare qu’elles puissent être totalement transparentes sur leurs pra- tiques, et leurs discours et pratiques ne peuvent jamais être en cohérence parfaite.

Elles sont donc exposées à tout moment à une possible mise en demeure d’avoir à rendre des comptes. Celle-ci ne devient effective que quand une série de conditions sont réunies (Bonardi et Keim, 2005) : un entrepreneur moral cherche à transfor- mer un problème qu’il a identifié dans les pratiques de l’entreprise en une cause ; un consensus se fait jour chez les experts pour estimer que le problème en est bien

un ; s’appuyant sur ce consensus entre les experts, les médias relaient l’existence du problème ; le public apparaît sensible au problème évoqué ; les politiques sont contraints d’essayer de traiter le problème.

L’entreprise doit alors mettre en place un dispositif de rendu de comptes assurant une certaine transparence autour de ses pratiques et visant en même temps à amé- liorer ces dernières. Le dispositif de rendu de comptes est donc à la fois descriptif et normatif, les deux étant indissociables ou enchevêtrés, et il fonctionne à la fois à usage externe et interne. Si le problème est de nature complexe, le dispositif va s’ancrer dans le temps. Il va alors avoir à gérer une tension entre évolution et continuité.

L’étude de cas menée nous paraît confirmer la pertinence d’une approche de l’obliga- tion de rendre des comptes en termes de dispositif. Elle montre que la mise en place d’un dispositif d’accountability se fait en liaison avec des politiques de responsabi- lité (responsibility) de la part de la firme, reposant sur un engagement volontaire, ici en vue de l’amélioration des conditions de vie et de travail des prestataires à travers d’autres dispositifs et outils de gestion que le dispositif d’accountability permet de mesurer. Des recherches complémentaires sont à mener sur ce qui fait la spécificité des dispositifs de rendu de comptes par rap- port à une théorie générale des dispositifs (Agamben, 2007 ; Dumez, 2009).

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