• Aucun résultat trouvé

View of Le jeu des images Annie Ernaux au risque de l’entretien médiatique

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "View of Le jeu des images Annie Ernaux au risque de l’entretien médiatique"

Copied!
16
0
0

Texte intégral

(1)

Résumé

Pour l’écrivain contemporain, commenter ses livres dans les médias représente à la fois une nécessité et un risque. Bien qu’elle affiche une réserve critique assez mar- quée vis-�-vis de l’espace médiatique, �nnie �rnau� a accordé de tr�s nom�reu� entre-�-vis de l’espace médiatique, �nnie �rnau� a accordé de tr�s nom�reu� entre-vis de l’espace médiatique, �nnie �rnau� a accordé de tr�s nom�reu� entre- tiens � des journalistes de presse, de radio ou de télévision. Par-del� les dangers d’être réduite à son personnage, de sombrer dans la banalité ou de trahir les spécificités de l’e�pression littéraire, le commentaire qu’elle produit ainsi sur ses œuvres a eu des effets polémiques, mais aussi esthétiques, susceptibles d’enrichir et de complexifier la figure d’auteur qu’elle incarne dans le champ littéraire.

Abstract

Commenting on their own work through the media represents both a necessity and a risk for the contemporary writer. Annie Ernaux has given many interviews to newspapers, radio or TV journalists, despite taking critical distance from the media.

Beyond the dangers of being reduced to her own character, falling into triviality or betraying specificities of literary expression, the commentary that she gives about her works has been controversial, but also aesthetic, and likely to make the figure of the author that she embodies richer and more complex.

Marie-Laure R

ossi

Le jeu des images

�nnie �rnau� au risque de l’entretien médiatique

Pour citer cet article :

Marie-Laure Rossi, « Le jeu des images. �nnie �rnau� au risque de l’entretien média- tique », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 15, « �u risque du méta-

(2)

Genevi�ve FabRy (UCL) Anke GilleiR (KU Leuven)

�gn�s GuideRdoni (FNRS – UCL) Ortwin de GRaeF (Ku leuven) Jan heRman (KU Leuven) Guido latRé (UCL) Nadia lie (KU Leuven)

Michel lisse (FNRS – UCL)

�nneleen masschelein (KU Leuven) Christophe meuRée (FNRS – UCL) Reine meylaeRts (KU Leuven) Stéphanie Vanasten (FNRS – UCL) Bart Vanden bosche (KU Leuven) Marc Van VaecK (KU Leuven)

Olivier ammouR-mayeuR (Université Sorbonne Nouvelle -–

Paris III & Université Toulouse II – Le Mirail) Ingo beRensmeyeR (Universität Giessen)

Lars beRnaeRts (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith bincKes (Worcester College – O�ford)

Philiep bossieR (Rijksuniversiteit Groningen) Franca bRueRa (Università di Torino)

Àlvaro ceballos ViRo (Université de Li�ge) Christian chelebouRG (Université de Lorraine)

�doardo costaduRa (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola cReiGhton (Queen’s University Belfast) William M. decKeR (Oklahoma State University) Ben de bRuyn (Maastricht University)

Dirk delabastita (Facultés Universitaires Notre-Dame de la Pai� – Namur)

Michel delVille (Université de Li�ge)

César dominGuez (Universidad de Santiago de Compostella

& King’s College)

Gillis doRleijn (Rijksuniversiteit Groningen) Ute heidmann (Université de Lausanne)

Klaus H. KieFeR (Ludwig Maxilimians Universität München) Michael KolhaueR (Université de Savoie)

Isa�elle KRzywKowsKi (Université Stendhal-Grenoble III) Sofiane laGhouati (Musée Royal de Mariemont) François leceRcle (Université Paris Sorbonne – Paris IV) Ilse loGie (Universiteit Gent)

Marc mauFoRt (Université Li�re de Bru�elles) Isa�elle meuRet (Université Li�re de Bru�elles) Christina moRin (University of Limerick) Miguel noRbaRtubaRRi (Universiteit Antwerpen)

�ndréa obeRhubeR (Université de Montréal)

Jan oosteRholt (Carl von Ossietzky Universität Oldenburg) Maïté snauwaeRt (University of Alberta – �dmonton) Pieter VeRstRaeten ((Rijksuniversiteit Groningen)

ConseildeRédaCtion – RedaCtieRaad

David maRtens (KU Leuven & UCL) – Rédacteur en chef - Hoofdredacteur

Matthieu seRGieR (UCL & Factultés Universitaires Saint-Louis), Laurence Van nuijs (FWO – KU Leuven), Guillaume Willem (KU Leuven) – Secrétaires de rédaction - Redactiesecretarissen

Elke d’hoKeR (KU Leuven)

Lieven d’hulst (KU Leuven – Kortrijk) Hu�ert Roland (FNRS – UCL)

Myriam watthee-delmotte (FNRS – UCL)

Interférences littéraires / Literaire interferenties KU Leuven – Faculteit Letteren Blijde-Inkomststraat 21 – Bus 3331

B 3000 Leuven (Belgium)

ComitésCientifique – WetensChappelijkComité

(3)

l

e jeu des images

Annie Ernaux au risque de l’entretien médiatique

Lors d’un entretien accordé à Karin Schwerdtner en 20111, �nnie �rnau� a e�plicité le passage � l’acte que représente pour elle l’écriture, en montrant com- ment le désir d’écrire est profondément lié chez elle au désir d’affronter un risque, qu’il soit esthétique, psychologique ou social. L’interrogation fondamentale du travail d’élaboration à l’origine de chacun de ses livres semble se résumer ainsi : « Qu’est-ce qui serait pour moi dangereu�, donc e�citant, � écrire ? »2. Cette même notion de risque est celle qu’elle convoque, lors de son passage � l’émission Apostrophes, pour e�pliquer ses raisons de ne signer que rarement les manifestes rédigés par les intellec- tuels de son époque : ce sont des pétitions sans risques, or « seul le risque justifie la pensée », affirme-t-elle en référence à Camus3. Si, comme cet auteur nous y invite, l’on évalue l’intérêt des prises de parole d’un écrivain � la part de risque encouru, il peut paraître difficile d’attribuer une quelconque valeur aux entretiens accordés par

�nnie �rnau� au� journau�, � la radio ou � la télévision, au moment de la parution de ses livres. La réserve teintée d’une forte dose de distance critique qu’elle mani- feste vis-à-vis de ce champ social donne avant tout l’impression d’une concession faite � la société du spectacle, pour les �esoins de la promotion éditoriale, sans véri- ta�le engagement de sa part. Dans cette pratique e�trêmement ritualisée de l’entre- tien médiatique, elle donne le sentiment de se plier aux règles du jeu sans chercher à se distinguer ou � faire valoir une personnalité qui puisse prendre le pas sur le « je » élaboré dans le récit autobiographique.

�n effet, l’œuvre d’�nnie �rnau� tend plutôt � taire et � masquer cette pré- sence dans les médias, qui constitue pourtant une part non négligea�le de son « mé- tier » d’écrivain. �lors que quelques pages du journal Se perdre évoquent l’efferves- cence intellectuelle et amoureuse associée � son passage � l’émission Apostrophes en mars 19904, cette e�périence est compl�tement a�sente du récit Passion simple censé présenter de mani�re o�jective la passion éprouvée pour un diplomate russe pendant l’année 1989. De même, parmi les portraits d’elle-même en auteur qu’elle propose dans Les Années, Annie Ernaux se représente devant sa bibliothèque5 ou dans une classe de lycée commentant ses livres6, mais jamais face � un journaliste à qui elle donnerait une interview. Ainsi, son attitude entre en cohérence avec ses écrits pour minimiser sa présence dans les médias et en faire une pratique insigni-

1. Karin schweRdtneR, « Le dur désir d’écrire : entretien avec �nnie �rnau� », dans The French Review, vol. 86, n° 4, 2013, pp. 758-771.

2. �nnie eRnaux, L’Atelier noir, Paris, Éditions des Busclats, 2011, p. 80.

3. Bernard PiVot, Apostrophes, « Les Mandarins », 23 mars 1990, Antenne 2.

4. �nnie eRnaux, Se perdre (2001), dans Écrire la vie, Paris, Gallimard, « Quarto », 2011, pp. 865- 871, ainsi que Bernard PiVot, op. cit.

5. �nnie eRnaux, Les Années (2008), dans Écrire la vie, op. cit., p. 1078.

6. Ibid., pp. 1025-1026.

(4)

fiante pour la constitution d’une œuvre qu’elle a cherché à imposer avant tout dans le champ littéraire.

Cependant, force est de constater qu’au terme de quarante années de « car- rière », les archives médiatiques concernant Annie Ernaux sont extrêmement abon- dantes7 et qu’elles peuvent constituer une source non négligea�le d’autocommen- taires suscepti�les d’apporter un éclairage sur les conditions de production de ses livres, sur la réception qui leur a été réservée et sur le sens que ces différentes pu�li- cations ont pu avoir pour leur auteur. En outre, cet écrivain est devenu aujourd’hui une figure bien identifiée du grand public, habitué à lire ses interviews dans les jour- naux, – particulièrement dans Le Monde –, à entendre sa voix à la radio ou à assister à ses passages à la télévision. Les travaux de Lyn Thomas sur le courrier envoyé à

�nnie �rnau� par ses lecteurs ont ainsi mis � jour l’intérêt accordé par le pu�lic non pas seulement � l’image qu’ils ont pu se faire de l’auteur lors de la lecture de ses livres, mais aussi � l’image qui se construit dans les médias8. Ces lettres témoignent d’un « syndrome de la groupie »9 qui consiste à découper des photos de l’écrivain dans la presse et � ne manquer sous aucun préte�te ses interventions � la radio ou

� la télévision.

Dans un tel conte�te, il est nécessaire de réévaluer l’intérêt que l’on peut ac- corder à ces moments, apparemment hors de la pratique littéraire, qu’Annie Ernaux a consacrés � commenter ses livres dans le cadre de la communication de masse.

Par-delà l’insignifiance qui semble s’en dégager, les passages à la télévision sont évoqués sous le signe du danger associé � l’épreuve d’e�amen : « Demain, �pos- trophes, qui ressemble vraiment pour moi à une épreuve de licence ou d’agreg »10. Dans un entretien accordé le 19 janvier 2012, l’écrivain mentionne à deux reprises le caract�re « terrorisant »11 de cette forme de prise de parole. Il y a donc véritablement un risque � s’autocommenter devant des millions de personnes, dans un dispositif énonciatif que l’on ne maîtrise pas et avec lequel l’e�pression littéraire n’est que ra- rement en affinité. Quel peut alors être le désir sous-jacent qui justifie que le risque soit malgré tout affronté à l’occasion de chaque publication ? On pourrait considé- rer les multiples interventions d’�nnie �rnau� dans les médias comme autant de passages � l’acte participant, dans ses marges certes, non seulement au succ�s pu�lic mais aussi, au fil du temps, à la reconnaissance d’une œuvre et de son auteur. Ainsi, les risques surmontés pourraient apparaître comme une source d’effets esthétiques contribuant à enrichir, en le complexifiant, le discours élaboré dans l’espace litté- raire reconnu comme tel.

Les entretiens médiatiques accordés par �nnie �rnau� ont avant tout pour fonction d’accompagner la premi�re réception des livres tout juste pu�liés � la fois en proposant une sorte d’avant-propos promotionnel au� éventuels lecteurs et en répondant � des critiques journalistiques qui ne lui ont pas toujours été spontané-

7. À la date du 22 décembre 2014, un recensement dans les bases Archives TV et DLTV de l’Inathèque permet de dénombrer une cinquantaine d’émissions dans lesquelles Annie Ernaux inter- vient ou dans lesquelles celle-ci fait l’o�jet d’un compte-rendu ou d’un reportage.

8. Lyn thomas, Annie Ernaux à la première personne (2005), trad. Dolly maRquet, Paris, Stock,

« Essai », 2005, pp. 183-200.

9. Ibid., p. 187.

10. �nnie eRnaux, Se perdre, op. cit., p. 870.

11. id., « Le discours médiatique est une propagande des visions », entretien non pu�lié réalisé le 19 janvier 2012.

(5)

ment favorables. Ce faisant, elle entre dans le jeu kaléidoscopique des multiples images d’écrivain suscitées par le va et vient qui s’organise entre l’espace de l’écri- ture et celui du commentaire dans les médias, au risque d’une certaine confusion.

Cependant, l’écrivain parvient le plus souvent � se réapproprier l’e�périence de la médiatisation dans le sens d’un dépassement de soi et d’une mise � distance du per- sonnage fa�riqué par l’imaginaire social.

1. p

aRtiCipeRàlaRéCeption

Quelle que soit la clarté de son positionnement conscient vis-�-vis des mé- dias, l’écrivain contemporain est condamné � nourrir des sentiments am�ivalents par rapport � l’entretien diffusé par la communication de masse. Cela tient au fait que, depuis la fin des années 1970, le champ littéraire fait aussi partie du champ médiatique.

Mardi 29 [janvier 2002]

[…] Je suis décidée à éviter le plus possible tout ce qui est pour moi exhibition, exposition, course sans fin que celle qui consiste à vouloir exister in praesentia.

�u fond le silence de L’Occupation, même s’il �lesse, est salutaire, me pousse à couper complètement le fil déjà arachnéen m’attachant au milieu littéraire.12

�u moment de la pu�lication de L’Occupation, �nnie �rnau� est dans l’attente des sollicitations journalistiques parce qu’il s’agit pour elle de participer � la réception de son livre par le pu�lic en le présentant et en répondant au� éventuelles critiques.

Cet extrait de son journal montre combien il est subjectivement difficile d’accepter le silence médiatique même si l’auteur définit la véritable nature de son énonciation comme in absentia.

1.1. Faire son autopromotion

L’une des fonctions, souvent mal vécue, du « métier » d’écrivain contempo- rain consiste � entretenir le commerce de ses livres en devenant son propre repré- sentant dans les différents salons du livre, mais aussi en contri�uant au discours publicitaire censé amplifier le bouche à oreille qui se diffuse autour d’un ouvrage.

D�s la pu�lication des Armoires vides, en 1974, Annie Ernaux a accepté d’être interviewée par la télévision suisse pour commenter son roman13. Tous ses récits ont fait l’o�jet d’une invitation � en parler � la télévision française, que ce soit � Apostrophes ou � Bouillon de culture, puis plus récemment � La Grande librairie14. De même, elle a été invitée huit fois à s’exprimer dans l’émission d’Alain Veinstein,

12. �nnie eRnaux, « Journal intime (inédit) », dans Trajectoires, n° 3, 2006, p. 148.

13. Catherine chaRbon, La Voix au chapitre, 28 mars 1974, Radio Télévision Suisse.

14. �nnie �rnau� a participé � l’émission Apostrophes pour les pu�lications de La Place en 1984 et Une Femme en 1988. Elle a été invitée à Bouillon de culture pour les parutions de Passion simple en 1992, de La Honte en 1997 et de Se perdre en 2001. �lle a participé deu� fois en 2011 � La Grande librairie pour les sorties de L’Autre fille et du volume Écrire la vie, et y a été invitée à nouveau, le 2 octobre 2014, pour présenter Le Vrai lieu. �ntre temps, elle est intervenue dans des émissions aussi diverses que Aujourd’hui Madame (1981), Droit de réponse (1984), Caractères (1992), La Marche du siècle (1997), Droit d’auteurs (2001), Texto (2001), Campus (2002 et 2005), Le Bateau livre (2005 et 2008), Des Mots de minuit (2005), Culture et dépendances (2005), Esprits libres (2008)…

(6)

Du jour au lendemain15. Certaines parutions, comme La Place, Passion simple, L’Usage de la photo ou Les Années, ont chacune suscité plusieurs émissions de radio ou de télévision. L’ensem�le des dates, situées le plus souvent entre février et avril, laisse imaginer l’intensité de l’activité médiatique qui s’est déployée autour d’un écrivain familier de la rentrée littéraire de janvier.

1.2. Aller à la rencontre du grand public

Par-del� les enjeu� promotionnels, l’intérêt de ces interventions tient plutôt dans le désir d’aller à la rencontre du public afin d’y constituer un lectorat le plus large possi�le. Pour un auteur dont la ligne directrice a été d’ « écrire littérairement dans la langue de tous »16, l’e�ercice ne va pas de soi. Comment éviter de créer un

�rouillage entre l’image, et a fortiori les images, produite(s) par les différentes formes médiatiques et les ethos déj� contradictoires du narrateur et de l’auteur tels que le te�te les sugg�re17 ? Ce risque est d’autant plus pro�lématique que la réception de ces interviews par le lecteur peut se faire en amont ou en aval de la lecture ; il s’agira, selon le cas, soit de se former des attentes par rapport au récit, soit de trouver une certaine cohérence entre ce qui a été imaginé et ce qui est vu ou entendu.

�insi, Les Armoires vides, premier roman d’Annie Ernaux, publié en 1974, laisse émerger d�s les premi�res pages du te�te deu� ethos en conflit : celui de la narratrice, Denise Lesur, s’exprimant dans une langue orale et assez crue et celui de l’auteur, qui par les multiples références littéraires qu’il insère dans le récit, s’affirme comme le produit d’une culture classique tr�s maîtrisée.

Travailler un auteur du programme peut-être Victor Hugo ou Péguy. Quel écœurement. Il n’y a rien pour moi là-dedans dans ma situation […]. Je ne pourrais pas écrire trois mots d’affilée, je n’ai rien à dire sur Gide ni sur qui que ce soit, je suis factice, […] factice aussi Bornin avec ses mots suçotés, son sexe racorni, informe, ses mains me passent devant la figure, il sait sûrement, la face d’œuf grasse et vicieuse, il s’élargit, le flot de viandox est arrivé au bord de la bouche, j’ai bien serré les dents, si j’étais sortie, tout le monde aurait su que j’étais enceinte.18

Le conflit linguistique est à l’image du parcours de la narratrice, née dans un milieu populaire, devenue étudiante grâce � sa réussite scolaire, mais qui lit dans l’avortement qu’elle vient de subir l’échec de la promotion sociale à laquelle elle s’est risquée. Le passage d’�nnie �rnau� dans l’émission La Voix au chapitre19, peut avoir des effets ambivalents par rapport à la lecture du roman. L’auteur s’y exprime bril- lamment, dans une langue fort éloignée de celle de Denise Lesur, avec une élocution très distincte, probablement assez conforme à ce que l’on entendait par « bien par- ler » à cette époque. Catherine Charbon rappelle qu’elle est agrégée et lui demande

15. �lain Veinstein, Du jour au lendemain, 6 février 1992, 21 avril 1993, 7 février 1997, 9 mai 2000, 14 février 2001, 7 mars 2002, 17 mars 2005, 18 mars 2008, France Culture.

16. �nnie eRnaux, Retour à Yvetot, Paris, Mauconduit, 2013, p. 34.

17. Je me réfère ici aux distinctions entre image d’auteur et ethos littéraire élaborées par Ruth Amossy (Ruth amossy, « La dou�le nature de l’image d’auteur », dans Argumentation et analyse du dis- cours, n° 3, « « Ethos discursif et image d’auteur », s. dir. Ruth amossy & Michèle boKobza Kahan, 2009. [En ligne], URL : http://aad.revues.org/662).

18. Annie eRnaux, Les Armoires vides (1974), dans Écrire la vie, op. cit., pp. 106-107.

19. Catherine chaRbon, op. cit.

(7)

de situer le milieu social qu’elle dépeint par rapport au� descriptions de Zola. Cet entretien peut ainsi accuser le divorce entre les deu� identités que la narration roma- nesque tente de réconcilier.

La majorité des entretiens accordés � la télévision, et encore davantage � la radio sur une chaîne comme France Culture, tend à renforcer cette image d’écrivain très sûr de ses références culturelles. En 1984, Annie Ernaux est invitée à l’émis- sion Droit de réponse, dans laquelle Michel Polac s’interroge, à l’occasion de la sortie de l’adaptation cinématographique d’Un amour de Swann, sur l’intérêt de lire encore Proust20. Celle-l� se positionne en lectrice de Proust, mais qui préf�re Céline, ce qui reflète assez fidèlement ses propres choix d’écriture. Quelques années plus tard, en 1990, elle sera invitée par Bernard Pivot, sans aucun livre à promouvoir, pour parler des Lettres à Sartre de Simone de Beauvoir21. Le téléspectateur peut la voir échanger sur un pied d’égalité avec Julia Kristeva, égérie d’une certaine avant-garde littéraire et universitaire �ien avant qu’elle-même ne pu�lie ses premiers romans. �vec �nnie Ernaux, l’autocommentaire passe souvent par le commentaire d’autrui, de Simone de Beauvoir à Pierre Bourdieu. Cette forme très raffinée de l’autocommentaire, aussi séduisante soit-elle pour les lecteurs experts, peut avoir quelque chose de déce- vant pour les lecteurs qui ont trouvé dans les récits d’enfance de cet auteur l’impres- sion qu’ils racontent leur propre histoire.

Car il e�iste �ien un risque d’entretenir le sentiment qu’en devenant écrivain, Annie Ernaux a trahi sa classe sociale d’origine. Lyn Thomas signale de multiples remarques de lecteurs se déclarant gênés par la contradiction qu’ils perçoivent entre l’apparence de l’auteur et les sujets de son écriture.

Le choix d’un ensemble porte en lui les mêmes dangers que celui d’une méta- phore, en ce qu’il exprime la distance entre la personne qui le porte et ses ori- gines populaires. En même temps, porter une robe achetée à Monoprix pour participer � Apostrophes serait aussi parlant et artificiel que le choix d’écrire dans le dialecte du pays de Caux.22

Lyn Thomas ne note pas de commentaires des lecteurs sur la manière de s’exprimer de leur auteur préféré. Mais on peut envisager qu’un effet de rupture puisse être ressenti entre l’écriture tr�s mesurée et éla�orée des livres pu�liés et la parole média- tique plus spontanée, mais aussi plus réflexive, des interviews médiatisées. On peut comprendre alors la réticence de cet écrivain � s’approprier cette image médiatique qui menace sans cesse d’infirmer la solidarité témoignée dans ses écrits vis-à-vis de son milieu d’origine.

1.3. Répondre à la critique

Bien qu’un auteur racontant ses souvenirs d’enfance en milieu populaire puisse considérer comme préféra�le de ne pas e�poser au grand pu�lic la personne cultivée qu’il est devenu, il reste malgré tout une nécessité d’intervenir dans les mé- dias, celle de ne pas laisser � la critique de réception le monopole du jugement légi- time à propos du livre fraîchement publié. À partir de la parution de Passion simple,

20. Michel Polac, Droit de réponse, « Proust, ma chère ? », 17 mars 1984, TF1.

21. Bernard PiVot, Apostrophes, « Les Mandarins », op. cit.

22. Lyn Lyn thomas, op. cit., pp. 194-195.

(8)

en 1991, il est arrivé à Annie Ernaux de devoir faire face à de véritables polémiques où se sont mêlés commentaires moraux et esthétiques. Ainsi, intervenir à la télévi- sion lui a parfois demandé de prendre position dans le dé�at critique en train de se développer autour de son livre. Le 8 mars 199223, Bernard Pivot a ouvert l’émission consacrée � Passion simple en demandant � l’auteur de commenter son précédent pas- sage dans l’émission Caractères de Bernard Rapp24, puis il l’a invitée � répondre au�

critiques de Jean-François Josselin et d’Éric Neuhoff25. �nnie �rnau� a riposté en interrogeant le positionnement socio politique de ces journalistes et en e�pliquant que leurs commentaires relevaient de l’« injure se�iste », du « mépris culturel » et que leurs propos tenaient plus de la « réaction viscérale » que de l’analyse26. �lle a continué à défendre son choix de maintenir dans le récit une référence à la chanson de Sylvie Vartan, C’est fatal, animal : « Je l’ai écrit. Puis je ne l’ai pas �arré parce que ça ne faisait pas �ien »27. Tout en mettant en cause le travail, mais aussi la déontologie des critiques, elle affirme l’originalité de sa démarche du point de vue d’une écriture au féminin appuyée sur une certaine sympathie pour les formes de culture populaire associées � la féminité.

Isabelle Charpentier a identifié l’une des raisons du rejet des livres d’Annie Ernaux par certains journalistes : la présence massive de réflexions métatextuelles au sein même du récit. �n effet, l’ensem�le de ces commentaires a pu faire o�s- tacle � une perception positive de ses écrits par la critique parce qu’ils gênent la formulation d’un jugement dépassant la lecture littérale de l’œuvre28. Les com- mentaires formulés dans les médias redoublent ce phénomène à un moment du processus éditorial où, justement, la parole est censée appartenir au� journalistes.

On peut imaginer qu’être deux fois dépossédés de la compétence herméneutique qui les distingue du corps social puisse susciter des réactions de défense chez les critiques, qui les conduisent à se raidir dans des conceptions quelque peu figées de la valeur littéraire.

Si le besoin, mais aussi pour cet esprit très aguerri à l’analyse littéraire, le désir d’affronter les critiques négatives peut e�pliquer les nom�reuses prises de parole d’�nnie �rnau� dans les médias, le risque reste malgré tout important d’e�aspérer encore les tensions qui accompagnent la premi�re réception du livre. Le gain n’est peut-être pas tant dans la possi�ilité de peser sur le dé�at que dans la multiplication des images de l’auteur pouvant résonner dans l’imaginaire social.

2. p

aRtiCipeRaujeukaléidosCopique desimagesdel

éCRivain

23. Bernard PiVot, Bouillon de culture, op.cit.

24. Bernard RaPP, Caractères, « Femmes, femmes, femmes », 17 janvier 1992, FR3.

25. Éric Neuhoff a attaqué Passion simple sur sa �ri�veté, selon lui représentative de la valeur mineure du sujet a�ordé. (Éric neuhoFF, « Un peu mince », dans Madame Figaro, n° 14757, 1er février 1992, p. 26).

Jean-François Josselin s’en est directement pris à l’auteur, en la nommant à douze reprises « la petite �. ». (Jean-François josselin, « Un gros chagrin », dans Le Nouvel Observateur, n° 1418, 9-15 janvier 1992, p. 87).

26. Bernard PiVot, Bouillon de culture, « �nnie �rnau� », op. cit.

27. Ibid.

28. Isabelle chaRPentieR, « De corps à corps. Réceptions croisées d’Annie Ernaux », dans Politix, n° 27, 3�me trimestre 1994, p. 74.

(9)

Le danger associé � l’intervention médiatique est lié au fait que l’écrivain est dépendant du rôle que les journalistes tendent � lui faire jouer dans le cadre d’un dispositif qu’ils imposent. La li�erté et l’originalité qui lui restent tiennent

� la posture sociale et littéraire qu’il est capa�le d’inventer au sein de cet espace contraint. Selon Jérôme Meizoz, la posture, en tant qu’articulation entre l’auteur interne au te�te et celui qui intervient dans l’espace pu�lic, « réengendre l’auteur, le démultiplie »29. Cet acte d’« autocréation »30 remet en jeu l’identité de l’auteur � chaque interview.

2.1. Témoigner d’une expérience

La fonction testimoniale largement revendiquée dans les écrits d’�nnie �r- nau� a conduit �on nom�re de journalistes � mettre l’accent sur l’e�périence rela- tée dans les différents livres plus que sur leur écriture. Le passage dans l’émission Aujourd’hui madame31 tourne tr�s rapidement au dé�at féministe. Lors de la parution de récits consacrés à l’expérience de la passion amoureuse, les titres choisis par les présentateurs mettent en évidence les e�c�s, voire l’indécence, de ce qui a été vécu :

« �lle et lui : enfer et paradis »32, « Le grand dé�allage »33, « Leurs secrets dévoi- lés »34… La multiplicité de ces émissions contribue à faire d’Annie Ernaux une figure de la femme libérée sexuellement telle qu’elle s’est imposée au tournant du XXIe siècle avec l’émergence d’écrivains comme Catherine Millet, Christine Angot ou Virginie Despentes. D’une manière encore plus marquée, certains journalistes ont convié �nnie �rnau� pour intervenir sur des sujets compl�tement autonomes par rapport au� enjeu� de l’écriture littéraire. �insi, elle s’est trouvée en situation de raconter comment elle a accompagné les derni�res années de sa m�re, au milieu de médecins, d’infirmières et de membres d’associations, dans l’émission La Marche du siècle consacrée � l’accompagnement des mourants35. Si la parution récente de « Je ne suis pas sortie de ma nuit »36 est signalée rapidement par Jean-Marie Cavada, il s’agit uniquement d’un point de départ pour questionner l’auteur sur la maladie d’Alzhei- mer vécue par sa m�re.

Prendre part à de telles interviews fait courir à l’écrivain le risque d’une cer- taine �analisation, réduisant son te�te � un témoignage équivalent � celui de toutes sortes d’invités médiatiques qui appartiennent davantage � la catégorie des « écri- vants » qu’� celle des « écrivains »37. Cependant, les propos d’�nnie �rnau� dans ce conte�te ne c�dent que rarement au commentaire �anal de la réalité telle que la reflète le discours médiatique. Prolongeant la « posture ethnographique d’observa-

29. Jérôme meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, « Éru- dition », 2007, p. 30.

30. Ibidem.

31. �ntoine VeyRet, Aujourd’hui madame. Des auteurs face à leurs lectrices, 6 juillet 1981, Antenne 2.

32. Bernard PiVot, Bouillon de culture, « �lle et lui : enfer et paradis », 2 février 2001, France 2.

33. Philippe beRtRand, Texto, « Le grand dé�allage », 31 mai 2001, France 3.

34. Franz-Olivier GiesbeRt, Culture et dépendances, « Leurs secrets dévoilés », 6 avril 2005, France 3.

35. Jean-Marie caVada, La Marche du siècle, « Les compagnons des derniers jours. L’accompa- gnement des mourants », 14 mai 1997, FR3.

36. �nnie eRnaux, « Je ne suis pas sortie de ma nuit » (1997), dans Écrire la vie, op. cit., 2011.

37. Roland baRthes, « Écrivains et écrivants », dans Essais critiques, Paris, Seuil, « Points Es- sais », 1964, pp. 152-159.

(10)

trice méticuleuse et lucide »38 que Jérôme Meizoz analyse dans ses récits, elle se posi- tionne toujours en o�servatrice de la société, éclairée par un regard sociologique ou anthropologique. Ainsi, lors de son passage à La Marche du siècle, elle dépasse le récit de son e�périence aupr�s de sa m�re, pour énoncer l’une des leçons sociales que l’on peut dégager de « Je ne suis pas sortie de ma nuit » : « Rien n’est fait pour la per- sonne. On arrive avec un milieu, une histoire familiale et sociale, et brusquement on n’est plus qu’un malade gentil ou pas gentil »39. Elle analyse ensuite la contradiction d’une société très individualiste qui organise cependant la fin de vie sur un mode collectif. Ce type de commentaire, très cohérent par rapport à l’ethos adopté dans les livres, permet � �nnie �rnau� de prolonger sa posture d’écrivain-sociologue dans l’univers médiatique. �lle renouvelle ainsi la tradition intellectuelle en se montrant impliquée � la fois dans l’e�périence des réalités fondamentales de notre société et dans la réflexion qui pourrait transformer celle-ci.

2.2. Incarner l’écriture

Mais le commentaire produit par �nnie �rnau� sur ses livres dans les médias est loin de se limiter à la portée référentielle de ses récits. Les enjeux esthétiques liés à ses choix d’écriture sont défendus avec constance et rappelés d’une émission

� l’autre. �insi, au moment où Bernard Pivot tente d’e�plorer avec elle ce que les réactions autour de Passion simple rév�lent des attentes sociales envers les femmes, Annie Ernaux réaffirme immédiatement ses choix.

�� : On n’attend pas cette parole-l�, peut-être, venant d’une femme. On attend cette parole sur un mode romantique, pathétique, romanesque, pour tout dire.

BP : Et qu’elle se cache derrière un personnage…

AE : Oui, mais moi c’est pas ma démarche. Vous le savez bien par mes précédents livres.40

�lle poursuit le commentaire en contestant l’idée qu’il puisse e�ister une écriture féminine et une écriture masculine de la passion, ce qui déplace la discussion du point de vue social vers le point de vue esthétique.

Il est vrai, cependant, que même les commentaires concernant le livre, ou le texte proprement dit, peuvent paraître assez pauvres, voire tautologiques. L’un des grands topoï de l’entretien médiatique consiste en une remise en récit de ce qui est raconté dans le livre, au risque de réduire la narration à une simple histoire. Certains commentaires du travail d’écriture peuvent aboutir à des déclarations stéréotypées du type : « [Publier L’atelier noir est] une façon de montrer qu’écrire c’est pas si facile que ça »41. La nécessaire vulgarisation qu’implique la présentation d’un livre dans le cadre de la communication de masse conduit le journaliste et l’écrivain � s’en tenir

� un discours tr�s conventionnel sur l’œuvre, comme lorsque François Busnel, � l’occasion de la parution du recueil Écrire la vie en 2011, demande � �nnie �rnau�

38. Jérôme meizoz, « �nnie �rnau� : posture de l’auteur en sociologue », dans Annie Er- naux. Se mettre en gage pour dire le monde, s. dir. Thomas hunKeleR & Marc-Henry soulet, Gen�ve, MētisPresses, « Voltiges », 2012, p. 35.

39. Jean-Marie caVada, La Marche du siècle, op. cit.

40. Bernard PiVot, Apostrophes, « �nnie �rnau� », op. cit.

41. François busnel, La Grande librairie, 1er décem�re 2011, France 5.

(11)

de définir l’« écriture plate » ou de resituer son travail par rapport à l’autobiographie et à l’autofiction42.

Malgré cela, l’écrivain parvient à maintenir un discours assez fidèle aux grands enjeux de sa démarche artistique. Commentant le titre Écrire la vie, elle insiste sur la nécessaire distance de sa posture autobiographique, sur la valeur cognitive de son écriture, sur son désir de mettre en évidence les non-dits dans notre société.

Écrire la vie telle qu’elle m’a été donnée, depuis ma naissance, tout ce qui m’est arrivé, qui est très banal. […] Cette matière-là, que j’en extirpe quelque chose que je pourrais dire relever de la réalité, de la vérité. […] À partir de ce qui m’est arrivé à moi, me mettre à distance. Mettre au jour des choses générale- ment cachées ou dont on ne parle pas.43

Pour le lecteur habitué de longue date aux livres d’Annie Ernaux, ce commentaire n’apporte rien de neuf. Mais il constitue une synthèse assez fidèle qui, au moment de la parution d’une somme de l’œuvre, peut être efficace pour présenter cet en- sem�le � un lectorat qui ne connaît pas encore son auteur.

En outre, les autocommentaires sont tissés d’un vocabulaire – « réalité », « vé- rité », « distance », « mettre au jour » - typique de l’écriture d’Annie Ernaux, à tel point que certaines phrases semblent émerger directement des livres commentés.

Lors de son passage � Aujourd’hui madame, l’écrivain défend le point de vue adopté pour parler de la maternité :

J’ai mis l’accent énormément, comme vous dites, sur les choses négatives. Mais en disant que, les joies de la maternité, je les connaissais. Il fallait pas me faire le coup, parce que effectivement je les connaissais. Mais je voulais parler de tout le reste, de la merde, de ce qui est le plus embêtant et le plus répétitif. Six tétées par jour au départ, ou si� �i�erons, c’est pas du plaisir.44

Ce commentaire peut apparaître comme une variante d’un passage de La Femme gelée sur le même thème :

Le coup de la plus �elle part, on me l’a fait, et c’est elle qui m’avait retenue d’aller chez la vieille à lunettes. Aujourd’hui je veux dire la vie non prévue, inimaginable à dix-huit ans, entre les bouillies, la vaccination au tétracoq, la culotte plastique � savonner, le sirop Dela�arre sur les gencives.45

Par-delà la cohérence du propos, il faut souligner la reprise de l’expression « le coup » et l’attention portée sur les réalités prosaïques de la maternité. Mais surtout, le ton et la virulence de la revendication féministe se prolongent du roman vers l’entretien, organisant la continuité entre l’ethos de la narratrice, celui de l’auteur dans le te�te et l’image de l’écrivain � la télévision. On peut noter d’ailleurs que cette virulence disparaîtra des interventions télévisuelles d’�nnie �rnau�, autour de 1984, au moment du tournant vers l’« écriture plate » plus conforme à l’éthique de son projet d’écriture.

42. Ibidem.

43. Ibidem.

44. �ntoine VeyRet, Aujourd’hui madame, op. cit.

45. �nnie eRnaux, La Femme gelée (1981), dans Écrire la vie, op. cit., p. 420.

(12)

2.3. Mettre en scène l’histoire du livre

L’autocommentaire médiatique n’est donc pas, assurément, un commentaire de texte, à valeur herméneutique. Son efficacité tient davantage à sa capacité à dramatiser la pu�lication du livre, selon un processus qui peut évoquer le storytelling. Lors de son passage � Bouillon de culture, �nnie �rnau� raconte ce qu’a représenté pour elle le fait de parler de Passion simple pour la premi�re fois dans l’émission Caractères :

C’est pour moi, la rupture. Le livre, ainsi, ne m’appartiendrait plus. �t il fallait une épreuve. Bernard Rapp, Caractères, était cette épreuve de faire passer du silence de l’intimité sous les lumi�res et d’une certaine façon, de prendre de la distance.46

Le récit tragique de la séparation du livre redou�le celui de la séparation d’avec �., qui se trouve ainsi mis en abyme : les téléspectateurs regardent avec quelle dignité l’écrivain se sépare d’un livre dans lequel est racontée la souffrance d’une séparation amoureuse.

La valeur initiatique de ce récit se rév�le aussi par les leçons qu’�nnie �rnau�

tire de cette pu�lication.

Je pensais que ça ne s’adressait presque qu’aux femmes. [Le courrier des lec- teurs] m’a montré que les hommes ne sont peut-être pas si différents, hors des rôles qui leur sont attri�ués. Quand ils laissent parler leur sensi�ilité, ils ne sont pas tellement différents des femmes.47

L’auteur tisse une histoire autour de la publication du livre qui aboutit à une sorte de réconciliation des hommes et des femmes, alors que le récit a montré les difficultés

� communier vérita�lement dans la passion amoureuse. L’écrivain peut apparaître grandi par l’épreuve tragique qu’il a traversée � la fois dans l’écriture et sous le regard des téléspectateurs.

Bien plus qu’un commentaire métate�tuel, l’autocommentaire médiatique constitue un espace où peuvent se déployer et s’incarner une série de figures éla-

�orées au sein du te�te littéraire : personnage tragique, femme li�érée, témoin des réalités quotidiennes, intellectuel moderne... Celles-ci enrichissent et renouvellent la mythologie de l’écrivain contemporain mais elles peuvent aussi être reprises par un travail d’écriture qui se réapproprie l’image produite par les médias.

3. é

CRiRel

expéRienCe médiatique

�nnie �rnau� n’écrit qu’épisodiquement sur ses interventions dans les mé- dias. Mais lorsqu’elle s’y risque, cela constitue l’occasion pour elle de complexifier l’ethos auctorial qui se manifeste dans ses te�tes.

3.1. Transformer l’ethos auctorial

Les pages de son œuvre où �nnie �rnau� commente ses interventions dans les journaux et ses passages à la radio ou à la télévision sont assez rares. Ces écrits

46. Bernard PiVot, Bouillon de culture, « �nnie �rnau� », op. cit.

47. Ibidem.

(13)

peuvent être considérés comme des autocommentaires de second degré, puisqu’ils portent sur un commentaire du commentaire formulé dans les médias. Compte tenu des dangers qu’implique pour cet auteur la participation au� dispositifs mé- diatiques, il est peu surprenant de constater que cette forme d’autocommentaire apparaît dans des te�tes dont le statut est pro�lématique. �n effet, les seuls écrits � ce sujet dont nous disposions se trouvent dans les journau� intimes, où les inter- ventions médiatiques sont présentées comme des aspects équivalents � d’autres de la vie quotidienne de l’écrivain. L’e�trait de 2002, pu�lié dans la revue Tra-jectoires48, évoque les démarches de l’auteur pour défendre la mémoire de Pierre Bourdieu, au moment de son déc�s, dans la presse et � la radio. Le journal Se perdre présente un ensem�le d’informations tr�s intéressantes sur les circonstances qui ont accompa- gné le passage dans l’émission Apostrophes consacrée à Simone de Beauvoir49. Cette e�périence de la télévision est, � nouveau, �ri�vement a�ordée par le second e�trait de journal intime, datant de 2005, diffusé sur le site li�r-critique.com50, � propos de son apparition dans un documentaire sur �rte et des émissions accompagnant la pu�lication de L’Usage de la photo. Enfin, l’expérience plus globale de la médiatisa- tion engendrée par l’attribution du prix Renaudot, en 1984, fait l’objet d’une page publiée dans le photojournal qui accompagne le volume paru dans la collection

« Quarto »51. Dans un premier mouvement, écrire sur sa participation au� diffé- rentes formes médiatiques rel�ve, pour �nnie �rnau�, de l’écriture pour soi, sans aucun projet de rendre publiques ces réflexions.

Par conséquent, la décision de pu�lier certaines de ces pages témoigne d’une prise de risque mesurée – il s’agit, pour la plupart, de parutions dans des revues savantes – mais réelle. À cet égard, la publication des pages concernant le passage

� Apostrophes dans Se perdre doit être considérée comme l’un des dangers qu’�nnie Ernaux cherche à affronter en publiant ses journaux.

Je crois maintenant que l’unicité, la cohérence auxquelles aboutit une œuvre – quelle que soit par ailleurs la volonté de prendre en compte les données les plus contradictoires – doivent être mises en danger toutes les fois que c’est possi�le. �n rendant pu�liques ces pages, l’occasion s’en présente pour moi.52

Rendre accessibles au lecteur les commentaires personnels rédigés par l’auteur sur son passage dans l’émission de Bernard Pivot constitue un moyen de réhabiliter « la femme fragile d’Apostrophes »53 qui a été ressentie comme un dou�le encom�rant au moment de la passion amoureuse. �lors que l’ethos auctorial de Passion simple réalise le fantasme d’être aimée pour des qualités plus intrins�ques que la notoriété, Se perdre, en montrant comment l’intervention est préparée, inscrite dans une trajec- toire intellectuelle et mise � distance par le jugement critique, construit un ethos plus comple�e, dans lequel l’identité de femme éprise par la passion est aussi une identité

48. Annie eRnaux, « Journal intime (inédit) », op. cit.

49. Annie eRnaux, Se perdre, op. cit.

50. �nnie eRnaux, « Annie Ernaux, journal 2005 (extraits) ». [En ligne], URL : http://www.t- pas-net.com/libr-critique/?p=687

51. �nnie eRnaux, photojournal réalisé pour l’édition Quarto, op. cit., p. 84.

52. �nnie eRnaux, « Je ne suis pas sortie de ma nuit », op. cit., p. 608.

53. �nnie eRnaux, Se perdre, op. cit., p. 789. « Et “on” m’aimerait certainement, la femme fragile d’Apostrophes, des conférences de Prague ou d’ailleurs, mais je ne désire que l’amour choisi, désiré par moi, et de préférence pour celui qui ne voit pas en moi l’écrivain. »

(14)

d’écrivain pleinement impliqué dans la vie littéraire de son temps. Il est pro�a�le qu’une telle am�ivalence ne pouvait être assumée pu�liquement que dans un deu- xième temps de ce cycle narratif.

3.2. Subvertir l’image médiatique

Mais commenter ses passages � la radio ou � la télévision permet aussi �

�nnie �rnau� de reprendre la main sur l’image d’auteur construite par les médias et de la rendre plus conforme � ses valeurs et � ses désirs. �pr�s l’enregistrement de l’émission Diagonales54, en hommage à Pierre Bourdieu, elle commente sa prestation dans son journal :

À « Diagonales », j’ai un peu pété les plom�s, agacée par la façon d’�lain Touraine d’occuper le terrain afin de vendre sa camelote, lui le sociologue de la « li�erté ». Je l’ai coupé mais sans rien dire d’intelligent, donc j’aurais mieu�

fait de fermer ma gueule.55

Cette reconnaissance d’une erreur, au moins stratégique, dans l’attitude adoptée au sein du débat radiophonique donne à Annie Ernaux la possibilité de se montrer lucide, donc détachée, du personnage que l’émission lui a fait jouer en la plaçant dans une ta�le ronde avec un détracteur de la sociologie �ourdieusienne. Dans le cadre d’une pu�lication essentiellement accessi�le au� lecteurs universitaires, cet aveu réinscrit l’écrivain dans un ethos davantage marqué par la distance, qui lui vaut l’estime de ce milieu.

Dans une perspective plus su�versive, un e�trait de L’Usage de la photo tourne en ridicule un reportage de Timothy Miller consacré à Annie Ernaux. Il s’agit d’un te�te dans lequel Marc Marie raconte la crainte de sa compagne qu’on ne découvre au moment de la projection sur grand écran que, dans une sc�ne du documentaire, elle écrivait des propos sur son désir que cesse cette prise de vue tr�s convention- nelle.

On voyait notamment A. en train d’écrire à son bureau : le type de scène qu’on retrouve, immanqua�lement, d�s qu’il s’agit de présenter un écrivain dans son élément naturel, comme s’il s’agissait d’une esp�ce animale en voie de dispa- rition.56

À nouveau, ce passage est pro�lématique : il est signé Marc Marie, mais il s’inscrit dans un livre pleinement reconnu comme faisant partie de l’œuvre d’�nnie

�rnau�, caractérisée par une grande porosité du « je » énonciatif. Le te�te op�re une délégation de la fonction critique � un autre auteur, lui-même largement in- fluencé par le point de vue et les traits stylistiques de celle dont il est question.

Ainsi, l’image d’écrivain produite dans l’espace médiatique se trouve renvoyée à sa fonction mythologique tandis que le co-auteur, Marc Marie, se charge de rétablir une identité plus « sacralisé[e] »57, donc plus inaccessi�le, au sein de la narration

54. Laurent joFFRin, Diagonales, « Pierre Bourdieu », 17 février 2002, France Inter.

55. �nnie eRnaux, « Journal intime (inédit) », op. cit., p. 151.

56. �nnie eRnaux et Marc maRie, L’Usage de la photo (2005), Paris, Gallimard, « Folio », 2006, p. 92.

57. Ibid., p. 91.

(15)

autobiographique. Ainsi, la complexité des dispositifs associés au commentaire de l’image sociale de l’écrivain tend à affirmer l’ethos de l’auteur au sein du te�te comme la seule instance authentique, dans le cadre d’une démarche selon laquelle l’écriture littéraire est un moyen inégalable d’accéder à une vérité de soi et du monde.

*

* *

Si l’autocommentaire produit dans les médias est difficile à appréhender, c’est parce qu’il ne correspond pas, ou peu, à l’approche métatextuelle que l’on attendrait de ce type de propos. Au contraire, la référence au « je » (auto) pose question, tant le discours rel�ve du commentaire d’autrui, du commentaire formulé par autrui ou du commentaire sur un « je » qui se défausse sans cesse. L’efficacité de cette manière d’intervenir tient probablement aux moyens qu’elle donne à l’auteur d’échapper au risque d’enfermement dans une « personnalité » formatée par et pour l’espace médiatique. �u contraire, �nnie �rnau� se joue des images pour mettre en sc�ne les figures littéraires qu’elle a conçues dans l’écriture et pour incarner cette porosité du « moi » qui fait l’objet de ses récits autobiographiques. Alors que certaines émis- sions littéraires peuvent donner l’impression de sacrifier les auteurs sur l’autel de la médiatisation58, les entretiens d’�nnie �rnau� montrent comment il est possi�le de défendre la suprématie de l’ethos auctorial au sein de l’œuvre, même en participant au grand récit orchestré par la communication de masse. Ainsi, la réécriture des en- tretiens accordés à Michelle Porte pour le documentaire Les Mots comme des pierres59, sous la forme du livre Le Vrai lieu60, constitue l’une des formes les plus récentes des moyens que s’est donnés cet écrivain pour défendre son identité spécifique d’auteur.

Marie-Laure Rossi

Université Paris-Diderot – Paris 7 rossi_marielaure@yahoo.fr

58. Patrick tudoRet, L’Écrivain sacrifié. Vie et mort de l’émission littéraire, Paris, Le Bord de l’eau – INA, « Penser les médias », 2009.

59. Michelle PoRte, Les Mots comme des pierres. Annie Ernaux écrivain, 4 novem�re 2013, France 3.

60. �nnie eRnaux, Le Vrai lieu. Entretiens avec Michelle Porte, Paris, Gallimard, 2014.

(16)

Références

Documents relatifs

L’Estive, scène nationale de Foix et de l’Ariège (09) / Théâtre en Garrigue, Port-la-Nouvelle (11) / Le Théâtre dans les Vignes, Couffoulens (11) / Théâtre des 2 Points,

Sans prétendre épuiser les modalités ernausiennes de cette appropriation —qui emprunte souvent la forme de l’aveu, comme dans le journal intime— nous exami- nerons la

Issues soit d’une invitation (à revenir, en tant qu’écrivain, dans sa ville de jeunesse, Yvetot) soit d’une proposition particulière (d’écrire sa lettre jamais écrite ou

Mais ce que les articles de ce numéro montrent peut-être surtout réside dans le fait que le méta- texte est un espace de négociation où se révèlent les tensions et conflits

 Tu comprendras que dans notre vie, nous sommes à la fois dans les notions de besoin (on doit manger pour vivre, on doit avoir des contacts avec les autres pour ne pas être fou)

Le Mali a su également tirer profit du Cadre intégré renforcé (CIR) grâce à l'opérationnalisation de son Unité de mise en oeuvre, à travers laquelle

ﻊﻳرﺎﺸﳌا ﻞﻳﻮﲤ لﻼﺧ ﻦﻣ ﺮﻳﻮﻄﺘﻟاو ﺔﻴﻤﻨﺘﻟا ﻖﻴﻘﲢ ﻰﻠﻋ ﺪﻋﺎﺴﺗ ﺎﻀﻳأو ،ﺔﻄﺳﻮﺘﳌاو ةﲑﻐﺼﻟا تﺎﺴﺳﺆﳌا ﺔﻳرﺎﻜﺘﺑﻻا. لﺎﻣ سأر ﰲ ﺔﺘﻗﺆﻣ ﺔﻛرﺎﺸﻣ ﻞﻜﺷ ﺬﺨﺘﻳ طﺎﺸﻧ ﻞﻛ ﻮﻫ ﺮﻃﺎﺨﳌا لﺎﳌا

Nous avons recensé 32 items dans le menu trophique du moineau (Tableau.05).. et Belhamra M., 2010 : Aperçu sur la faune Arthropodologique des palmeraies d’El-Kantara .Univ. Mohamed