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Voix de la foule chez Tacite : perspectives littéraires et historiques sur la communication collective au début de l'Empire

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Academic year: 2021

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Submitted on 19 Feb 2020

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Voix de la foule chez Tacite : perspectives littéraires et

historiques sur la communication collective au début de

l’Empire

Louis Autin

To cite this version:

Louis Autin. Voix de la foule chez Tacite : perspectives littéraires et historiques sur la communica-tion collective au début de l’Empire. Littératures. Universität Osnabrück, 2019. Français. �NNT : 2019GREAL016�. �tel-02484119�

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THÈSE

Pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE LA COMMUNAUTÉ UNIVERSITÉ

GRENOBLE ALPES

préparée dans le cadre d’une cotutelle entre la

Communauté Université Grenoble Alpes et

l’Universität Osnabrück

Spécialité : Langues & Civilisations de l’Antiquité

Arrêté ministériel : le 6 janvier 2005 – 25 mai 2016

Présentée par

Louis A

UTIN

Thèse dirigée par Madame la Professeure Isabelle COGITORE et

Madame la Professeure Christiane KUNST

préparée au sein du laboratoire Litt&Arts / Translatio (UMR 5316) dans l’École Doctorale Langues, Littératures et Sciences Humaines

Voix de la foule chez Tacite

Perspectives littéraires et historiques sur

la communication collective au début de

l’Empire

Thèse soutenue publiquement le 23 novembre 2019, devant le jury composé de :

Mme Rhiannon ASH

Professeure, Merton College, Oxford, rapporteuse

M. François BERARD

Professeur, École Normale Supérieure/EPHE, examinateur

Mme Isabelle COGITORE

Professeure, Université Grenoble Alpes, directrice de thèse

M. Olivier DEVILLERS

Professeur, Université Bordeaux Montaigne, président

Mme Christiane KUNST

Professeure, Universität Osnabrück, directrice de thèse

Mme Cristina ROSILLO-LOPEZ

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V

OIX DE LA FOULE CHEZ

T

ACITE

Perspectives littéraires et historiques sur la communication

collective au début de l’Empire

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1

REMERCIEMENTS

À la fin de cinq années intenses, surtout dans les derniers mois, j’aborde l’écriture des remerciements avec un soulagement teinté de crainte, tant il est de personnes dont je suis redevable et que je ne voudrais pas oublier dans ces quelques lignes.

Ce sont d’abord mes deux directrices de thèse que je tiens à remercier très chaleureusement. En plus d’encadrer mes travaux de recherche avec exigence et bienveillance, en guidant mes tâtonnements et en me faisant prendre conscience de mes erreurs, elles m’ont soutenu de manière exemplaire dans toutes les difficultés qu’un doctorant peut rencontrer, de la recherche de financement aux doutes qui jalonnent inévitablement un parcours de plusieurs années dans le monde académique. Plus spécifiquement, je remercie Christiane Kunst de m’avoir accueilli si cordialement à Osnabrück, de m’avoir intégré dans la belle équipe de recherche qu’elle y dirige et de m’avoir aidé à renforcer la partie historique de cette thèse. Je remercie aussi Isabelle Cogitore, conscient que quelques mots n’exprimeront sans doute pas l’étendue de ma gratitude, ni ne diront tout ce que je lui dois. Elle a été présente sans interruption depuis la formulation de ce projet de recherche, alors que j’étais dans les derniers mois d’une difficile année d’agrégation, et c’est en grande partie grâce à elle que j’ai réussi à le porter à son terme.

Ma reconnaissance va aussi aux professeur(e)s qui ont accepté de faire partie de ce jury de thèse et ont ainsi bien voulu témoigner de l’intérêt pour mes travaux : Mme Rhiannon Ash, M. François Bérard, Mme Cristina Rosillo-López et enfin M. Olivier Devillers, que je voudrais remercier tout particulièrement ici pour ses conseils toujours avisés et son soutien depuis notre rencontre à Bristol. C’est un honneur pour moi de voir ce travail évalué par de tels chercheurs et chercheuses. Cette version de la thèse a été reprise pour enlever de nombreuses coquilles et fautes d’inattention relevées grâce à leurs remarques lors de et après la soutenance, en particulier celles de M. Olivier Devillers : qu’ils en soient grandement remerciés.

J’ai eu la chance de mener ces recherches dans des conditions idéales grâce à un contrat doctoral à l’UGA puis à trois postes d’ATER dans les universités de Strasbourg, Rennes-II et Grenoble. Je n’aurai pas la place de remercier ici toutes les personnes que j’y ai rencontrées et vers qui j’ai pu me tourner dans des moments délicats ; de nombreux noms apparaîtront au fil des pages, à l’occasion d’un remerciement particulier. Néanmoins, je pense tout particulièrement à mes collègues de Grenoble, notamment de l’axe Translatio du laboratoire Litt&Arts, qui ont participé à enrichir ce travail à l’occasion de séminaires de recherche ou de discussions informelles, et à celles et ceux du département d’histoire ancienne d’Osnabrück : ils ont souvent dû composer avec mes erreurs d’allemand, et l’ont toujours fait avec indulgence. Je leur adresse collectivement un immense merci : à tous points de vue, le résultat ne serait pas le même sans eux.

Je veux encore remercier les enseignant(e)s qui m’ont transmis la passion pour les sciences de l’Antiquité, successivement dans le secondaire, en classe préparatoire et à l’université. J’ai une pensée particulière pour Gilles van Heems, qui, depuis qu’il a accepté de diriger un

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mémoire de master sur un auteur bien tardif, a toujours été présent pour me soutenir et me conseiller. Il sait l’estime que je lui porte et la reconnaissance que je lui dois.

Durant ces cinq années, j’ai en outre pu bénéficier de financements qui m’ont permis de concentrer mon énergie sur mon activité de recherche. J’en mesure la chance. Je tiens donc à remercier le Deutscher Akademischer Austauschdienst (DAAD), le programme Erasmus +, l’Institut Franco-Allemand de Sciences Historiques et Sociales (IFRA/SHS) et, enfin, la Fondation-Hardt, grâce à laquelle j’ai pu entamer la rédaction de la thèse dans un cadre proprement idyllique.

« Tant que tu seras heureux, tu auras des amis en nombre ; si le ciel se couvre de nuages, tu te retrouveras seul », écrivait Ovide. Je dois à mes ami(e)s d’avoir fait mentir le poète en se montrant disponibles dans les périodes où les aléas de la recherche et les vicissitudes diverses rendaient leur présence cruciale. Ils sont assez nombreux pour justifier que ma reconnaissance s’exprime collectivement, et ils ne m’en tiendront pas rigueur, je l’espère. J’adresse cependant des remerciements particuliers à Marion et Robin, dont j’ai usé et abusé de l’accueil toujours chaleureux à Lyon, tout comme à Ugo et Julien à Paris, à Alexia et Aurore à Grenoble, ou encore à Jérôme, Régis, Nadège et Enora qui ont rendu Strasbourg et Rennes si accueillantes. Plusieurs de mes proches ont accepté la tâche pénible de relire certaines parties de ce travail ; ils y ont trouvé de nombreuses coquilles, des maladresses et des lourdeurs qu’il vaut mieux passer sous silence, et ont contribué à rendre l’expression et l’argumentation plus claires. Les scories qui ne manquent pas d’y demeurer n’ont évidemment d’autre responsable que moi. Qu’ainsi soient remerciés, pour cela et pour tout ce que je leur dois individuellement (souvent bien au-delà de cette relecture, ils le savent), Alice, Antoine, Clément, Cyril, Florian, France, Jérôme, Jordi, Thomas C. et Thomas L. C.

Je me tourne enfin vers ma famille pour leur témoigner ma profonde gratitude : mes frères et sœurs, bien sûr, Maïa et Éric, qui ont accueilli plusieurs séjours parisiens et m’ont encouragé tout au long de cette thèse, mes grands-parents (dont mon grand-père André, pour le goût du récit et l’amour de la recherche) et, avant tous les autres, mes parents, qui ont accompagné de trop longues années d’étude avec une délicatesse constante et une disponibilité inconditionnelle, et que je remercie bien légèrement aujourd’hui en leur dédiant cette thèse.

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CONVENTIONS

Sauf mention contraire, les citations proviennent de l’édition la plus récente parue dans la « Collection des Universités de France » (abrégée « CUF » ci-dessous) des éditions Les Belles

Lettres. Les traductions sont personnelles. Par économie de place, le travail étant déjà long,

seules les citations grecques et latines utilisées dans le corps du texte sont traduites.

Les auteurs anciens sont abrégés selon les normes du Neue Pauly, que nous avons francisées dès que cela paraissait nécessaire (Virg., Én. au lieu de Verg., Aen., par exemple). Nous avons également utilisé les abréviations suivantes, toujours en accord avec les recommandations du

Neue Pauly :

AE : R. CAGNAT (éd.), L’Année épigraphique, Paris, 1888- ;

ANRW : H. TEMPORINI, W. HAASE (éd.), Aufstieg und Niedergang der römischen

Welt, Berlin ; New York, 1972- ;

LSJ : H. G. LIDDELL, R. SCOTT, H. S. JONES, A Greek-Enlish Lexicon, Oxford, 19409 ;

ThlL : Thesaurus linguae Latinae, Leipzig, 1900-.

Lorsque le texte latin est bref (moins de trois lignes), il est indiqué dans le corps du texte ; plus long, il est placé en note. Les auteurs modernes sont indiqués en petites majuscules.

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4

INTRODUCTION GENERALE

Je me bats contre le postulat que les paroles, c’est du vent ; que les paroles, ça n’existe pas ; ça n’a presque pas de consistance ; que les paroles, c’est une sorte d’écume sur l’océan de l’histoire ; ou encore que les paroles, ce n’est rien de plus que le reflet transitoire, fragile, précaire, immédiatement effacé de choses qui, elles, sont sérieuses et solides, et qui ne sont pas des paroles. Or, ce que je voudrais montrer, c’est que les hommes font quelque chose quand ils parlent. […] Une épistémologie du bavardage si l’on veut.

M. FOUCAULT, entretien avec G. CHARBONNIER pour l’Archéologie du savoir (France Culture, 2 mai 1969)

Cette étude est une invitation à prendre au sérieux les paroles qui passaient « sur les lèvres de la foule » à Rome ou, comme le dirait Tacite lui-même, in ore uulgi1. Loin d’y voir de simples bruits, de futiles paroles qui s’envolent, à l’opposé des écrits qui, eux, restent, comme on le sait, loin de les résumer à une simple convention littéraire – la masse tumultueuse qui bruisse à l’arrière-plan de l’histoire –, nous aimerions contribuer à rendre une dignité scientifique à des phénomènes qui gagnent à être envisagés comme des pratiques significatives au plan historique, et cohérentes au plan de la représentation littéraire. La tâche comporte cependant une véritable difficulté, qui explique sans doute qu’aucun travail n’ait abordé ce thème de manière frontale et systématique, malgré de nombreux éclairages partiels dont nous rendrons compte au cours de notre progression. En effet, s’attaquer aux voix de la foule chez Tacite suppose d’en appréhender l’oralité constitutive à travers toute une série de médiatisations (généralement écrites), qui les figent et les éloignent de leur nature historique : il y a bien entendu Tacite lui-même, qui fait passer dans son œuvre les clameurs, rumeurs et autres discours collectifs, stoppant sous son calame la course de ces bruits qui, dans la Rome antique, volaient, virevoltaient, souples et volatils ; il y a également, au moins pour la période des

Annales, que l’historien n’a pas vécue personnellement, le travail analogue de ses sources, si

l’on accepte que notre auteur y a trouvé, sous une forme ou sous une autre, les manifestations collectives qu’il rapporte ; il y a enfin notre propre lecture critique, qui, en objectivant les voix de la foule, en les faisant passer à travers le tamis de l’analyse, en les soumettant à la rigueur de l’approche systématique et enfin en les couchant par écrit, encourt le risque de perdre de vue le caractère mouvant des mots qui courent et qui s’échangent. L’appauvrissement menace donc. Toutefois, malgré le risque de réduction, il paraît difficile de faire l’économie d’une réflexion approfondie sur les voix de la foule chez Tacite, dont l’œuvre constitue un exceptionnel réceptacle, en même temps qu’elle forme une formidable caisse de résonnance pour des phénomènes qui s’étaient révélés centraux dans le système politique du Ier siècle, avec

l’institutionnalisation progressive du régime impérial.

Cet objet d’étude est incontestablement vaste. Chez Tacite, les foules sont omniprésentes, même si de nombreux discours sentencieux de la part de l’auteur imposent l’image d’une masse politiquement insignifiante et incapable de laisser une trace dans l’histoire, ou, inversement (et

1 Tac., Hist., 3.36. Également Tac., Agr., 41 ; formules proches en Tac., Hist., 2.73, Ann., 14.22 et 14.56.

« Prendre au sérieux les rumeurs » est le titre que le sociologue Ph. ALDRIN donne à l’introduction de son ouvrage sur les rumeurs, sur lequel nous nous appuierons beaucoup dans ce travail (Ph. ALDRIN 2005).

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5

ce n’est pas le dernier paradoxe que nous constaterons), suggèrent l’influence corruptrice du

uulgus et soulignent sa responsabilité dans la décadence morale qu’il observe au début de

l’Empire. À cette omniprésence des foules dans le récit correspond une véritable multiplicité de leurs interventions vocales, à la fois formelle (des sons à peine articulés aux rumeurs les plus complexes) et fonctionnelle (des mentions incidentes de « bruit » aux discours servant l’insinuation ou la caractérisation des personnages). En somme, la diversité effective des voix de la foule pourrait donner l’impression d’un sujet sans réelle unité, qu’il faut dissiper dès à présent. En réalité, les foules s’expriment de façon variée chez Tacite parce que les masses urbaines et militaires disposaient au plan historique de différents canaux de communication, certains verticaux, d’autres horizontaux, comme on le verra. Quant à la multiplicité des fonctions que leurs voix assument dans le texte, il convient d’y voir une richesse plutôt qu’un signe d’incohérence. De fait, le rôle de la parole collective dans les Annales, les Histoires et les opuscules, que nous traiterons ensemble dans ce travail, n’est pas moins divers que celui du chœur dans la tragédie athénienne, avec lequel les foules tacitéennes présentent de nombreuses similitudes. C’est par ce pas de côté que nous proposons d’entrer dans notre sujet.

Un pas de côté : la foule comme chœur tragique chez Tacite

On peut en effet présenter les grands enjeux de notre étude à travers cette analogie révélatrice : la foule occupe dans le récit tacitéen une place à maints égards semblable à celle du chœur dans la tragédie grecque. Il est possible que ce rapprochement relève plus d’une parenté distante que d’un jeu de référence conçu comme tel par Tacite, encore que l’on sait à présent à quel point l’imaginaire du chœur grec avait nourri depuis l’époque augustéenne l’inspiration et l’écriture de poètes comme Virgile, Horace ou Properce2. Quoi qu’il en soit, la

comparaison entre les foules tacitéennes et le chœur grec s’impose à l’esprit, au point qu’elle a été suggérée dans de nombreux travaux, sans jamais être réellement explorée en détail3. Nous chercherons moins à développer de façon systématique cette analogie ici qu’à nous en servir comme d’un outil exploratoire pour passer en revue les différentes facettes des vocalisations collectives chez Tacite. De fait, le chœur tragique remplit plusieurs fonctions dans le théâtre grec, certaines relatives au commentaire et à la structuration de l’intrigue, d’autres plus spécifiquement esthétiques, puisqu’il prend en charge la majorité des parties lyriques. Cependant, on sait également, au moins depuis plusieurs articles de J.-P. VERNANT regroupés dans Mythe et Tragédie en Grèce ancienne4, que l’existence du choros s’explique par des

2 Comme l’a démontré récemment L.CURTIS 2017, que je remercie ici pour de passionnantes discussions à la

Fondation-Hardt et pour l’envoi anticipé de son ouvrage au moment de la rédaction de cette thèse.

3 On la trouve généralement sous forme d’aparté, en particulier dans les études suivantes, que nous discutons

plus avant dans le cours de la thèse : L.FERRERO 1946 : 73 ; W.RIES 1969 : 140 ; Cl. WH.MENDELL 1970 : 120 ; J.-M.ENGEL 1972 : 22 ; P.VEYNE 1976 : 700 ; É.AUBRION 1985 : 495 ; É.AUBRION 1991 : 2642 ; R.MELLOR 1993 : 121 ; E.CIZEK 1995 : 244 ; R.FERRI 1998 : 244 ; Fr. SANTORO L’HOIR 2006 : 67‑68 et surtout 259 ; F. GALTIER 2011 : 134-135 ; 145 ; voir également un parallèle dans la scénographie des Odes d’Horace chez T. NAKAYAMA 1970 : 27.

4 Principalement dans « Le moment historique de la tragédie » (première publication en 1968) et dans

« Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque » (première publication en 1969). Voir par exemple J.-P. VERNANT & P.VIDAL-NAQUET 1995 : 27 : « [La distance] s’exprime, dans la forme même du drame, par la tension entre les deux éléments qui occupent la scène tragique : d’un côté le chœur, personnage collectif et anonyme incarné par un collège officiel de citoyens, et dont le rôle est d’exprimer dans ses craintes, ses espoirs, ses interrogations et ses jugements, les sentiments des spectateurs qui composent la communauté civique ; de l’autre, joué par un acteur professionnel, le personnage individualisé dont l’action forme le centre du drame et qui a figure

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6

raisons plus historiques, ou plus exactement sociopolitiques : le chœur incarne en effet sur scène la communauté civique, qu’il représente en vertu d’une synecdoque culturellement admise5 ;

incarnant les nouvelles valeurs démocratiques, il se confronte aux héros, personnages nobles et individualisés, porteurs des anciennes normes aristocratiques. Cette dialectique du singulier et du collectif, du noble et du populaire se retrouve à chaque page chez Tacite, que ce soit dans le cadre urbain ou dans les armées. La tension engendrée ne se situe évidemment pas au plan du débat entre démocratie et aristocratie, qui relève de problématiques propres à l’Athènes du Ve

siècle avant J.-C., mais la conflictualité entre l’un et le multiple, entre l’ancien et le nouveau, entre l’ordre dominant et la subversion participe de l’analogie entre la foule tacitéenne et le chœur tragique. Que l’on pense par exemple à la tension entre Tibère et la plèbe dont témoignent de nombreux commentaires anonymes dans les six premiers livres des Annales.

C’est surtout par leur tendance récurrente au commentaire plutôt qu’à l’action que les foules tacitéennes se rapprochent d’un choros de théâtre6. Présent dans l’orchestra et non sur le

proskenion où se déroule l’intrigue, le chœur tragique n’a pas pour vocation première de

participer à l’action, mais plutôt de rendre compte de l’enchaînement des événements ou de conseiller les personnages ; ce faisant, il prend part au muthos, comme le recommande Aristote, mais de façon indirecte7, comme un « témoin inactif » (κηδευτὴς ἄπρακτος, Aristot., Probl.,

19.48). Dialoguer avec les héros et livrer des commentaires moraux à propos des événements représentés sont également les deux grands rôles qu’Horace lui réserve dans son Art poétique8.

Bien souvent, de même, les foules sont peintes par Tacite dans une posture de commentaire et semblent davantage réactives qu’actives ; de ce fait, elles ont généralement pour fonction de caractériser les personnages de l’histoire, d’expliciter les grandes articulations du récit, mais également d’exprimer une réaction affective, ordinairement pathétique, face aux événements narrés, voire d’élargir le moment présent aux grands exemples du passé, à l’image d’un « spectateur idéal »9.

Pas plus que le chœur tragique, cependant, la foule ne peut être réduite à un simple rôle de commentateur passif ; comme le chœur, elle semble parfois s’émanciper et agir en tant que

de héros d’un autre âge, toujours plus ou moins étranger à la condition ordinaire du citoyen. » L’idée est latente depuis le romantisme et l’idéalisme allemands, par exemple chez Hegel (cf. Cl. CALAME 2017 : 23).

5 Aristote associe d’ailleurs clairement dans les Problèmes le chœur au peuple, dont il est selon lui une

émanation (οἱ δὲ λαοί ἄνθρωποι, ὧν ἐστὶν ὁ χορός, Aristot., Probl., 19.48, texte cité par J.-P.VERNANT & P. VIDAL-NAQUET 1995 : 27 n. 4). Sur le chœur comme métaphore de « l’opinion publique », voir K.W.BACK 1988 : 281‑282.

6 Sur la définition du rôle du chœur et sa place dans le théâtre grec, nous nous sommes appuyé sur l’éclairante

synthèse proposée récemment par Cl. CALAME 2017, en part. p. 102-105 où trois « voix » chorales sont distinguées : une voix « performative » (participer à la mimèsis dramatique), une voix « affective » (réagir émotionnellement avec le public aux événements représentés) et une voix « herméneutique (interpréter les actes et comportements des personnages individualisés). La combinaison de ces trois fils aboutit à une forme de « polyphonie sémantique » pour Cl. Calame.

7 Καὶ τὸν χορὸν δὲ […] δεῖ ὑπολαμβάνειν […] μόριον εἶναι τοῦ ὅλου καὶ συναγωνίζεσθαι μὴ ὥσπερ Εὐριπίδῃ

ἀλλ᾽ ὥσπερ Σοφοκλεῖ, Aristot., Poét., 18.1456a. Le même Aristote note dans les Problèmes que le chœur n’a pas pour rôle de contribuer à l’action (Aristot., Probl., 19.48).

8 Ille [chorus] bonis faueatque et consilietur amice / et regat iratos et amet peccare timentis ; / ille dapes laudet

mensae breuis, ille salubrem / iustitiam legesque et apertis otia portis ; / ille tegat commissa deosque precetur et oret, / ut redeat miseris, abeat Fortuna superbis, Hor., Art., 196-201.

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7

personnage du drame10. Chez Tacite, les masses militaires du début de l’Empire faisaient

évidemment partie des facteurs du processus historique, et leurs mutineries (celles de 14, mais aussi celles de 69) pouvaient porter à conséquence ; quant à la plèbe urbaine, quoique dépourvue d’une grande partie de son pouvoir institutionnel – quel qu’il fût en pratique au dernier siècle de la République –, elle n’était pas à négliger, comme le lynchage de Vitellius à la fin de la guerre civile de 69 vint le rappeler avec éclat. Toutefois, pour rester au niveau des vocalisations collectives, les différentes formes de cris, clameurs, rumeurs et autres discours de la foule poussaient en réalité souvent leurs destinataires (aristocrate, empereur, général) à réagir et à adapter leur comportement en fonction des revendications exprimées au Cirque, pendant les assemblées civiles et militaires, ou dans les rues de Rome. La mort de Tigellin, par exemple, fut obtenue grâce aux manifestations vocales de la foule urbaine devant le Palais impérial, sur les forums et dans les édifices de spectacle (Tac., Hist., 1.72). Ainsi la voix commentante devenait voix agissante, plaçant de fait les masses dans la position ambiguë d’une instance de commentaire promue au rang du « personnage en action » aristotélicien11.

Premier spectateur et interprète de l’action, le chœur est également le porteur d’une voix

autre au sein de la pièce. Dans la tragédie, quand il ne dialogue pas avec les acteurs par

l’intermédiaire du coryphée, c’est-à-dire pendant la parodos, l’exodos et les stasima, il s’exprime dans des modalités qui diffèrent de l’expression ordinaire des personnages, puisqu’il chante en vers lyriques, dont la diversité métrique contraste avec les parties parlées, et dans un dialecte différent (dorien et non ionien) ; les thèmes poétiques qui forment la trame de ces chants se distinguent également de la matière ordinaire des dialogues. En outre, les parties lyriques prises en charge par le chœur pouvaient, on le sait, s’affranchir assez largement de l’intrigue et se composer de réflexions plus générales : c’est précisément un élément qu’Aristote reproche à Euripide. De la même façon, les foules tacitéennes, dans les passages où elles semblent seules sur scène, pendant les intermèdes entre deux épisodes, livrent parfois des déplorations formant comme des pauses lyriques au milieu de l’intrigue ; l’histoire y gagne une certaine grandeur tragique, et le récit en est plus clairement divisé en différentes unités narratives. Plusieurs exemples seront étudiés dans le cours du travail, mais le texte le plus exemplaire de cette pratique est sans doute la déploration des Romains après la mort de Galba, au milieu du livre I des Histoires (Tac., Hist., 1.50), sur laquelle nous reviendrons à plusieurs reprises. Dans de tels passages, la foule semble s’exprimer par des modalités qui lui sont propres : affectivité extrême, tendance remarquable à l’expressivité, utilisation récurrente de certaines figures de style (interrogations rhétoriques, hyperbole, etc.). S’il n’est bien entendu pas question de changement de mode d’expression, sur le modèle des variations métriques de la tragédie grecque, elle recourt

10 Aristote et Horace insistent tous les deux sur cette présentation du chœur idéal comme un véritable

personnage de la pièce : καὶ τὸν χορὸν δὲ ἕνα δεῖ ὑπολαμβάνειν τῶν ὑποκριτῶν (Aristot., Poét., 18.1456a) ; actoris

partis chorus officiumque uirile / defendat (Hor., Art., 193-194).

11 Selon la célèbre formule de la Poétique (ἔστιν οὖν τραγῳδία μίμησις πράξεως […] δρώντων καὶ οὐ δι'

ἀπαγγελίας. […] Πράξεώς ἐστι μίμησις, πράττεται δὲ ὑπὸ τινῶν πραττόντων, Aristot., Poét., 6.1449b). La double identité du chœur dans la tragédie grecque, à la fois identité fictionnelle engagée dans l’intrigue et identité politique et culturelle, est rappelée par Cl. CALAME 2017 : 101. Chez Tacite, cette tension entre une posture de commentaire et la participation à l’action de la foule est bien perçue par H.G.SEILER 1936 : 82 et suiv., qui distingue pour la masse « eine Rolle […] nur im Kontrast gegen die eigentlichen Spieler, die jeweilige Person des Kaisers und die übrigen Nebenfiguren seiner Geschichtsdramen » et les moments où « die Masse ist […] nicht nur Kulisse im Spiel, sondern sie wird […] selbst mitspielende Person des Dramas ».

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systématiquement au discours indirect, qui est la marque de la parole collective, mais à un discours indirect qui heurte souvent les limites de la syntaxe, comme nous le verrons en conclusion.

Sur ces trois points – symbolique sociale, fonction de régie, valeur esthétique –, les foules tacitéennes occupent donc une place qui fait écho, volontairement ou non, au personnage collectif qu’était le chœur tragique. Ces trois sommets dessinent un périmètre d’étude dans lequel nous voulons inscrire ce travail, au confluent de trois approches du texte tacitéen : l’approche historique, qui interroge la place des foules dans la société impériale et le rôle socio-politique de leur communication, la narratologie, qui permet de rendre compte de l’utilisation des vocalisations des masses dans la structuration du récit et dans la configuration de sa réception, et, enfin, l’étude stylistique et littéraire, qui cherche à mettre en évidence la valeur esthétique et rhétorique des discours collectifs.

Méthodologie

Nous chercherons donc dans ce travail à faire « dialoguer histoire et littérature »12, à observer comment se combinent, sur le thème précis des voix de la foule chez Tacite, le « triple contrat » qui, selon J. RANCIERE, incombe à tout historien : l’étude du passé, l’élaboration du récit, et la

formulation d’un discours politique13. Cet objectif nécessite la mise en place d’une

méthodologie recourant à des outils issus de différentes disciplines ; surtout, il présuppose de refuser la discontinuité autrefois avancée, puis abandonnée, avant de revenir en grâce récemment, entre Tacite l’historien et Tacite l’artiste14. En parlant de « retour en grâce » récent,

nous faisons écho au débat parfois vif qui agite les recherches tacitéennes, principalement dans le monde anglo-saxon, depuis plusieurs années à présent. Sans chercher à rendre compte de façon détaillée de la controverse, il est possible d’en présenter les principaux enjeux en repartant des travaux de T. P. WISEMAN et d’A. J. WOODMAN15, qui ont mis l’accent à partir du début des

années 80 sur l’« élaboration » rhétorique (exaedificatio) qui aurait primé chez les historiens antiques, Tite-Live et Tacite en premier lieu, sur le souci de rendre compte de l’histoire wie es

eigentlich gewesen, pour faire écho au mot célèbre de RANKE (préface de Geschichten der

romanischen und germanischen Völker von 1494 bis 1514, 1824). Ces chercheurs insistent tout

particulièrement sur le rapport particulier des Anciens à la notion de « vérité historique » , très différent du nôtre et, en somme, bien moins contraignant : un historien comme Tacite s’affranchirait dans certains passages particulièrement rhétoriques de son œuvre – les discours, les récits de bataille… et sans doute jusqu’à certaines mentions de rumeur, dans l’esprit de ces chercheurs – de la réalité sociale et politique de son temps au profit d’un mode de représentation du monde largement défini par une topique préexistante et réglé par la règle de la vraisemblance plutôt que par celle de la vérité. Cette approche, ici résumée à grands traits, a été combattue

12 Pour faire écho à la démarche d’I.COGITORE 2002a : VI‑VII.

13 J. RANCIERE 1992, en particulier p. 23-24. Nous revenons en conclusion sur ce que les travaux de J.

RANCIERE peuvent dire de l’historiographie tacitéenne.

14 La vision traditionnelle d’une scission entre ces deux personae de l’auteur est très visible par exemple dans

les travaux d’H. SEILER (mais de nombreux autres exemples se trouveraient), qui oppose sur la question des foules Tacite l’artiste et Tacite l’historien politique (H.G.SEILER 1936 : 82‑94). On trouvera une revue de la question chez P.SINCLAIR 1991.

15 En particulier les deux ouvrages classiques que sont T.P.WISEMAN 1979 ; A.J.WOODMAN 1988 ; ainsi que

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dans un second temps par un courant plus « historiciste », incarné notamment par J. E. LENDON16. Présentant (parfois violemment et schématiquement) les travaux de T. P. WISEMAN,

d’A. J. WOODMAN et de leurs élèves, ce chercheur s’attaque à l’approche rhétorique des

historiens anciens qui, selon lui, conduit à marginaliser la préoccupation de « n’oser rien dire de faux » et de « n’oser rien taire de vrai », selon l’expression bien connue de Cicéron17. Pour J. E. LENDON, le genre historiographique n’implique pas une « free creation » mais se donne

bien comme un « constrained art »18. Même si nous simplifions ici les positions, il est évident qu’une telle opposition frontale n’offre pas de grand intérêt pour l’étude pratique du texte tacitéen, en plus de ne pas être vraiment neuve : dès 1986, J. HELLEGOUARC’H pouvait s’en prendre au caractère éculé du « thème cent fois rebattu de l’historicité et de la véracité chez Tacite »19. L’année précédente, É. AUBRION avait d’ailleurs consacré près de huit cent pages à

« dépasser [l’]apparente antinomie entre fides et eloquentia » chez Tacite et « à se demander si ces deux exigences qui s’imposent à l’historien ne sont pas plutôt complémentaires que contradictoires »20, interrogation rhétorique à laquelle la réponse était bien entendu positive. Au reste, les prises de position actuelles ne sont pas toujours inconciliables, et l’on cherche davantage aujourd’hui à dépasser une dichotomie stérile et à trouver des passerelles entre les différentes dimensions du texte historiographique : les historiens spécialistes de l’Antiquité sont conscients du prisme rhétorique évident de certains morceaux de bravoure que l’on trouve dans l’historiographie ancienne21, tandis que les tenants d’une analyse d’abord littéraire des

historiens, en particulier de Tacite, voient dans les conventions oratoires une manière d’accéder à la réalité historique telle qu’elle était perçue et jugée par les auteurs ou les acteurs eux-mêmes22.

16 Voir surtout J.E.LENDON 2009.

17 Nam quis nescit primam esse historiae legem, ne quid falsi dicere audeat ? Deinde ne quid ueri non audeat ?,

Cic., De Orat., 2.15.62.

18 J.E.LENDON 2009 : 43.

19 Dans le compte rendu de l’ouvrage d’H. MCCULLOCH Narrative cause in the Annals of Tacitus, paru dans

le n° 60 de la Revue de Philologie, de Littérature et d’Histoire Anciennes (p. 329). En 1973, D. FLACH faisait déjà le constat d’un « fossé » (« Kluft ») entre l’approche historique et l’approche littéraire du texte tacitéen (D.FLACH 1973a : 13).

20 É.AUBRION 1985 : 19 (voir plus généralement p. 2-20 pour les bases méthodologiques de ce travail

incontournable sur la question).

21 Voir cette remarque plus récente du même J.E.LENDON 2017a : 41 n. 3 : « The present article concerns

literary conventions guiding ancient battle description, and how they sometimes drew ancient historians to invent or falsify history: but genre and convention per se are not obstacles to truth. All history writing (indeed all writing of any type) relies on conventions, or sets of conventions (genre), to guide the presentation of material. »

22 En plus d’É. AUBRION, voir surtout O.DEVILLERS 1994 : 5‑11, dont l’ambition est de dépasser « la

dissociation entre Tacite historien et Tacite artiste » à travers l’étude de l’unité de l’œuvre et de l’idéologie de l’auteur. L’historiographie anglo-saxonne a également produit un vrai effort pour dépasser le dualisme traditionnel. Lire à ce titre l’introduction d’E. O’GORMAN au panel « Forms of Ideology in Tacitus » (Classical Association

Annual Conference de 2015 à Bristol), publié dans la série des Working Papers d’Histos, ces deux phrases par

exemple (E. O’GORMAN 2015 : 3, nous soulignons) : « The study of historiography without removing and discounting rhetorical elaboration, I would argue, is a worthwhile practice because it produces a form of historical understanding, which we arrive at by using the methodologies of literary analysis. Historical understanding and

literary analysis are here bound together because many of the insights yielded through this mode of reading

illuminate the workings of ideology, which is both an historical force and a poetics of lived experience. » C’est également l’objet de l’introduction méthodologique de H. HAYNES 2003 : 28‑33, qui propose « a different perspective on the relationship between style and content in historiography, wherein style, or narrative, becomes

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C’est précisément dans la continuité de cette synthèse méthodologique que nous entendons nous situer, en étudiant comment Tacite donne dans son œuvre une forme littéraire aux pratiques sociales et politiques bien réelles de la communication collective. Pour rendre compte de l’enchaînement des causes et des facteurs du processus historique23, le travail de l’historien

consiste encoder ce matériau historique dans le texte, et cet encodage se fait à travers deux prismes : celui de l’idéologie, qui n’est pas propre à Tacite mais témoigne de schémas mentaux communs aux élites romaines, et celui des codes littéraires, marqué par les règles de la rhétorique et les nécessités de la narration. Histoire, idéologie, rhétorique dessinent les trois points absolument solidaires du triangle de l’historien et évoquent les trois termes du contrat de J. RANCIERE présenté plus haut. Ainsi, à chaque fois que nous relèverons une utilisation à des fins historiographique ou rhétorique des voix collectives, nous nous demanderons ce qui, dans les pratiques évoquées, peut expliquer un tel recours aux phénomènes clamoraux et rumoraux24 par Tacite. Cette méthodologie est d’autant plus fondamentale que l’objet sur lequel nous travaillons est particulièrement propice aux procédés d’artialisation et sujet aux distorsions idéologiques. Premièrement, en effet, il s’agit de « voix », et souvent de voix qui, provenant du peuple ou de l’armée25, n’ont guère laissé d’autres traces que littéraires. En cela, les

vocalisations étudiées, bien qu’elles s’expriment en pleine publicité avec force et, parfois, violence, n’ont pas le droit à la monumentalisation propre à d’autres prises de position publiques, qu’il s’agisse des grandes décisions politiques (édits, sénatus-consultes, etc.) gravées dans le marbre ou des sententiae et discours des sénateurs consignés dans les archives du Sénat. Pour toutes ces « voix dominantes », Tacite pouvait se tourner vers une documentation non littéraire qui servait de fondement à sa propre élaboration rhétorique ; parfois, nous disposons encore du matériau d’origine, que l’on peut alors confronter au traitement littéraire auquel il a donné lieu26. À l’inverse, la plupart des voix de foule que nous observerons ici n’ont laissé aucune autre trace que littéraire, sauf exception27, ce qui a dû mécaniquement augmenter la liberté de (re)création de l’historien.

À cela, il faut ajouter un deuxième biais, qui relève de l’idéologie. On sait en effet que les Anciens, et tout particulièrement les historiographes, appréhendent les masses à travers un

passé, une synthèse (avec orientation bibliographique) est proposée par O.DEVILLERS 2014a : 24‑30. Sur la tension plus générale entre rhétorique et histoire, voir tout récemment les remarques d’I.COGITORE & G.FERRETTI 2014.

23 Objectif que Tacite se fixe lui-même au début des Histoires : ceterum antequam destinata componam,

repetendum uidetur qualis status urbis, quae mens exercituum, quis habitus prouinciarum, quid in toto terrarum orbe ualidum, quid aegrum fuerit, ut non modo casus euentusque rerum, qui plerumque fortuiti sunt, sed ratio etiam causaeque noscantur, Tac., Hist., 1.4.

24 Par les termes de « clamoral » et de « rumoral », dont le premier est à notre connaissance un néologisme,

tandis que le second est utilisé en sociologie (cf. Ph. ALDRIN 2005, passim), nous renverrons ici et dans la suite à tout ce qui a trait respectivement aux clameurs et aux rumeurs. Ces termes apparaîtront peut-être comme jargonnants, mais ils permettent de caractériser simplement les phénomènes historiques et littéraires qui nous intéressent, sans passer par des périphrases qui rallongent ou ôtent sa force au propos. Sur la distinction entre clameurs et rumeurs, cf. infra, p. 125-130.

25 Quoique le concept de foule recouvre parfois chez Tacite des regroupements où se mêlent gens du peuple et

aristocrates, voire des groupes composés uniquement d’aristocrates, comme nous le verrons dans le premier chapitre.

26 L’exemple par excellence est bien entendu la Table claudienne et le discours composé par Tacite en Tac.,

Ann., 11.24. Sur l’utilisation que fait Tacite des inscriptions, voir Fr. BERARD 1991.

27 On pense par exemple à un papyrus d’Oxyrhinchus (vol. XXV des Oxyrhynchus Papyri, éd. E. G. TURNER,

2435 recto) qui contient un discours fait par Germanicus à Alexandrie en 19 et qui rapporte également les différentes acclamations interrompant le jeune prince (cf. Gr. S.ALDRETE 1999 : 115‑116).

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ensemble de stéréotypes qui les conduisent à discréditer en bloc et a priori le comportement du peuple ou des soldats. Ce vernis aristocratique, qui se trouve appliqué à toute évocation des groupes subalternes indépendamment de leur comportement effectif, constitue une pratique d’écriture récurrente qu’a théorisée l’historien allemand E. FLAIG dans les premières pages de sa thèse28. Comme nous utiliserons fréquemment ses outils par la suite, il convient de les résumer en quelques mots. Selon ce chercheur, le récit composé par les historiens anciens présente plusieurs niveaux de lecture. En surface, les auteurs expriment fréquemment un jugement de classe, qui prend la forme de sentences (parfois violentes) et de maximes auctoriales et s’articule à un nombre réduits de thèmes : la volonté de conversation de l’ordre social, l’importance de l’autorité, etc. À ce niveau épidermique du texte, un auteur comme Tacite se dressera vigoureusement contre toute menace que la foule fait peser sur ces valeurs aristocratiques, d’où, dans les Histoires et les Annales, les nombreuses interventions auctoriales stigmatisant la stupidité, l’ignorance ou encore le caractère révolutionnaire du uulgus29.

E. FLAIG propose d’appeler ce niveau le « maximischer Diskurs » ou, dans une traduction qu’il

a lui-même proposée ultérieurement, « discours maximique »30. Ce discours normatif entre en tension, quand il ne contredit pas purement et simplement, le récit des faits lui-même, qui est nommé « berichthafter Diskurs », en français « discours positif » ou « factuel ». Ce second niveau est souvent plus neutre et moins chargé axiologiquement ; il livre une image plus modérée du peuple ou des soldats, plus fidèle, en somme, à la réalité. Selon E. FLAIG, seul le

discours positif compte, dans la mesure où il contient un récit non biaisé des événements ; y accéder se révèle cependant complexe, comme il le reconnaît lui-même, car ces deux niveaux ne se superposent pas de façon linéaire, mais se combinent pour former cet ensemble « codé » qu’est le texte historiographique.

Fidèle à sa démarche d’historien de l’Antiquité, E. FLAIG affirme31 que la première tâche du

spécialiste qui se penche sur ces textes consiste à extraire le discours positif de l’entrelacs qu’il forme avec le discours maximique, et à commenter uniquement ce niveau factuel, le seul utile et utilisable pour reconstruire les pratiques politiques d’une période donnée. Cette approche suppose cependant 1/ qu’il est possible de « désintriquer » ce qui, chez Tacite, relève de l’idéologie et ce qui relève de la narration ; 2/ que la façon dont le réel subit ces effets de distorsion et les formes mêmes que celle-ci prend ne sont pas signifiantes. Ces deux présupposés ne nous paraissent pas pleinement satisfaisants, parce qu’ils conduisent naturellement à tenir la matière littéraire pour un ornement plus ou moins indépendant de la réalité historique qui l’informe32. À terme, le risque est grand de retrouver des positions

schématiques comme celle de D. PIPPIDI et, avant lui, de certains savants allemands du début

du XXe siècle, selon lesquels plus une rumeur est rapportée sous une forme rhétorique, plus il est probable qu’elle ait été inventée par Tacite33. Nous pensons au contraire que le processus

28 Voir l’introduction méthodologique de Den Kaiser herausfordern, intitulée « maximischer und berichthafter

Diskurs » (E.FLAIG 1992 : 14‑25).

29 Voir les exemples que nous rapportons pour Tacite infra, p. 81-87. 30 E.FLAIG 2012 : 388.

31 E.FLAIG 1992 : 23.

32 Même si E. FLAIG ne va pas aussi loin et rappelle que les deux niveaux s’entrecroisent et s’interpénètrent (E.

FLAIG 1992 : 23).

33 Voir par ex. D.PIPPIDI 1965 : 46 : « Certaines des rumeurs tacitéennes n’ayant pu exister sous la forme que

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par lequel l’idéologie transforme et configure des phénomènes et des pratiques sociales (la communication des foules) en un objet littéraire est en lui-même significatif, et qu’en s’attachant à rendre compte de ce mode d’encodage particulier, on comprend du même coup l’image que Tacite se faisait des clameurs et des rumeurs du début de l’Empire. Pour prendre un exemple précis, que nous développerons dans le chapitre 6, on constate à de nombreuses reprises dans les Histoires et les Annales que les rumeurs sont utilisées en début d’épisode et servent d’embrayeurs de transition : elles accompagnent soit les déplacements géographiques du récit, des provinces vers Rome, soit les déplacements chronologiques, analepses (flahbacks) ou prolepses (flashforwards). La récurrence de ce schéma narratologique pourrait conduire à voir dans ces rumeurs un outil narratologique creux, façonné par l’historien à sa convenance pour adoucir les normes génériques de l’historiographie (l’alternance entre res internae et res

externae, la narration per tempora), et dépourvu de toute référentialité. Cependant, une telle

utilisation de la rumeur à des fins de construction du récit n’est possible que parce qu’elle actualise certaines propriétés du phénomène, ou qu’elle repose sur des discours aristocratiques que Tacite partage avec son auditoire. Dans les transitions géographiques, ce sont les caractéristiques spatiales de la rumeur, sa faculté à se diffuser de façon exponentielle et non linéaire sur un territoire, qui sont en jeu, tout autant que l’association forte entre les rumores et le cadre urbain : ces éléments expliquent que Tacite ait pu transformer des pratiques de communication des foules en un puissant outil de construction narrative. Dans les transitions chronologiques, c’est plutôt l’idéologie de l’auteur qui est en jeu. En effet, le schéma généralement suivi est celui d’une rumeur témoignant de la mauvaise information de la plèbe urbaine : l’historien rapporte une fama exagérée ou fautive sur une affaire (par exemple une guerre extérieure) dont il n’a pas encore parlé ; face à la désinformation manifeste dont témoigne le bruit, il prend la parole en voix propre pour introduire un récit suivi des événements. La façon dont s’ouvre la narration de la révolte de Civilis dans le livre IV des Histoires constitue l’exemple par excellence de cette technique (Tac., Hist., 4.12) ; nous l’étudierons en temps voulu. Ce qui motive l’utilisation de la rumeur dans la construction du récit ici, c’est le discours de classe porté à l’encontre des bruits publics, accusés de manquer de fiabilité : en les corrigeant, l’historien amène subtilement un retour en arrière.

Ces deux exemples brefs montrent que l’idéologie joue à plein dans l’encodage du réel en une matière proprement littéraire, c’est-à-dire, dans l’historiographie ancienne, en une matière « ornée », sur le modèle de l’historia ornata cicéronienne. Ils révèlent aussi à quel point il est nécessaire, lorsque l’on étudie la représentation de faits sociaux, de tenir ensemble l’approche spécifiquement littéraire, l’exhumation de l’idéologie de l’auteur (le discours maximique d’E. FLAIG) et la bonne connaissance historique des pratiques sociales en question. Pour ne pas livrer une analyse désincarnée des effets esthétiques, rhétoriques ou narratologiques que prennent en charge les différentes voix de foule chez Tacite, il convient donc de prendre en

pièce par lui. » Les citations de Kroll (« dass Gerüchte, wie sie Tacitus oft verwendet, in Wahrheit gar nicht umlaufen konnten, versteht sich von selbst; sie sind ein rein poetisches Mittel und wurden als solches von den antiken Lesern bewertet ») ou de Willrich (« die rumores […] sind oft nur reine Maske für den Schriftsteller ») rapportées par le savant roumain sont tout aussi éloquentes. L’opposition un peu frontale entre des rumeurs « historiques » et des rumeurs « littéraires » n’a pas disparu, comme en témoigne la contribution récente de W. SUERBAUM 2015 : 192‑195. Nous revenons sur le problème de l’historicité et de la factualité des rumeurs en introduction du chapitre 6.

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compte la façon dont ils laissent percevoir l’écho du réel, d’une façon nécessairement déformée, mais pas « fausse » pour autant. Le dualisme vérité/fiction, qui nous semble si évident, et surtout en matière d’histoire, opère sans doute de façon réductrice quand on l’applique au genre pratiqué par Tacite. Doit-on considérer que l’historien « ment » parce qu’il dramatise ostensiblement son récit en rapportant les multiples voix séditieuses qui entourent la Curie au moment du procès de Pison (Tac., Ann., 3.11-14) ? L’agencement de l’épisode, la manière de mentionner ces clameurs et ces rumeurs, de rapporter ou non leur contenu, d’en retranscrire le ton, etc., tout cela relève de la technique littéraire ; toutefois, l’historien a tiré ces effets d’une analyse de la situation politique (l’immense popularité de Germanicus et la haine portée à Pison) et de pratiques effectivement attestées au plan historique, dont le Senatus Consultum de Cn.

Pisone Patre a d’ailleurs gardé une trace non littéraire, et donc bien plus discrète34. Les voix de

la foule ne tiennent pas ici du simple ornement : elles mettent en jeu à la fois des phénomènes historiquement attestés et constatés et une image tout aristocratique de la communication des foules, perçues comme des êtres passionnels et prêts à basculer dans l’anomie à tout moment.

Progression

Ainsi notre sujet appelle-t-il naturellement à mêler l’approche philologique et l’approche historique du texte tacitéen : parce que les clameurs et les rumeurs de la plèbe et des soldats sont immédiatement perçues comme des constructions textuelles, alors qu’elles se fondent sur des pratiques sociales et politiques bien réelles, c’est en avançant simultanément sur les deux terrains que nous parviendrons à conduire notre analyse. Celle-ci se déploiera en trois parties et en sept chapitres.

La première partie trouve son unité dans l’étude lexicographique du texte : nous y interrogeons le lexique politique utilisé par Tacite pour rendre compte des foules et de leur voix dans son récit. Celui-ci est à la fois très cohérent et très significatif, contrairement à ce qui a parfois été avancé ; son analyse fournit de surcroît une porte d’entrée utile dans l’idéologie tacitéenne. Dans le premier chapitre, c’est sur le concept de foule que nous nous arrêtons, en essayant de distinguer ce qui fait la spécificité des trois lexies principales dont l’historien dispose (turba, multitudo et uulgus) et en montrant toute l’originalité de la dernière, que Tacite transforme en un véritable concept politique : le uulgus, terme issu de la langue psychologique, désigne chez lui, avec une cohérence remarquable, les foules qui ont émergé à la fin de la République et au début du principat, celles qui dialoguent, directement ou indirectement, avec le prince et font entendre leur voix. Cette analyse nous conduit directement au deuxième chapitre, consacré à cette forme de communication directe entre les masses et l’individu (l’empereur ou le général, selon le contexte) qu’est la clameur. Pareillement, nous montrons que le choix d’une isotopie sémantique plutôt qu’une autre (le vocabulaire de la demande insistante, celui de la prière, celui du son, etc.) obéit à des logiques idéologiques et historiques fortes, selon le type de foule (plèbe ou soldats), le contexte d’énonciation, etc. À la fin de ce deuxième chapitre sont abordées les utilisations rhétoriques de la clameur, qu’il s’agisse de

34 Via la mention des effusissuma studia de la plèbe (l. 155), cf. W.ECK 1995a : 7‑10. Nous développons

l’exemple plus en détail dans le chapitre 7. La question du rapport entre la forme rhétorique des rumeurs et leur vérité historique est à nouveau abordée synthétiquement dans une note méthodologique en introduction de la troisième partie.

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l’élaboration du pathétique ou de la recherche de l’euidentia, du récit vivace ; mais ces effets sont toujours explicables par une réalité historique que l’historien a su exploiter pour renforcer le pôle du mouere et celui du delectare dont procède son histoire.

L’élan littéraire est interrompu avec la deuxième partie, qui porte sur l’étude historique des rumeurs. Si nous pouvons nous dispenser d’un effort de définition pour les clameurs et les acclamations, aujourd’hui bien connues, y compris dans leur matérialité, des spécialistes de l’Antiquité, peu d’études ont finalement traité la rumeur comme une véritable pratique sociale et politique, probablement du fait de la fréquente artialisation des bruits publics dans les sources littéraires. Les travaux qui font exception, il est vrai plus nombreux à présent, ont généralement favorisé une lecture politique du phénomène, qui ne rend pas nécessairement compte des formes mêmes qu’il prenait dans le monde social35. Cependant, pour comprendre l’utilisation littéraire

qu’en fait Tacite, il convient de savoir ce qu’étaient exactement les bruits publics, les ragots et les on-dit au début de l’Empire, sans présupposer une continuité entre le rumor antique et ce que nous appelons aujourd’hui « rumeur ». Pour cela, nous quittons le temps de cette partie l’étude de la seule source tacitéenne et élargissons le spectre de l’analyse à la période tardo-républicaine et impériale (principalement le Haut-Empire) ; les spécificités de l’objet historique qu’est la rumeur, dont nous ne saisissons que des échos fortement littérarisés et nettement teintés de l’idéologie aristocratique, appellent d’importantes remarques d’ordre méthodologique, que l’on trouvera en introduction de la partie et dans celle du chapitre 4. Pour obtenir une vision plus nette de la rumeur, nous procédons en trois temps. Dans le chapitre 3, par une succession de différenciations puis par une approche plus positive, nous en livrons une définition comme média : phénomène de mise en circulation et en jugement des nouvelles, la rumeur a ceci de remarquable qu’elle suit une diffusion non linéaire et, pour cette raison, ne trouve pas son origine dans un auctor précis, caractéristique scandaleuse aux yeux des élites politiques et littéraires romaines. Muni d’une définition plus précise, nous passons à une approche plus interactionniste pour étudier les lieux et les occasions où s’échangeaient les rumeurs au début de l’Empire, et pour tenter de cerner le profil social de ses locuteurs privilégiés (chapitre 4). Le chapitre 5 interroge la façon dont la rumeur entrait en relation avec les nouvelles officielles et les canaux par lesquels celles-ci étaient échangées et révélées au grand nombre. Plus orienté vers l’histoire politique, ce dernier chapitre de la deuxième partie met en évidence des situations de rivalité, mais aussi de collaboration, entre les agents du pouvoir et la rumeur. Cette partie contribue à souligner l’inscription des rumeurs dans les pratiques sociales ordinaires. Outre leur lien évident avec les institutions et le système politique, elles engagent également des problématiques bien concrètes : comment une information secrète pouvait-elle « fuiter » à Rome ? Comment une nouvelle non officielle franchissait-elle les portes closes du Palais ou s’échappait-elle des séances du Sénat ? Peut-on reconstruire dans ses détails les plus concrets l’itinéraire des rumeurs ? Pour toutes ces questions, nous tendons à mettre en avant l’autonomie des bruits publics et refusons le concept de « manipulation » de l’opinion mis en avant par une partie de la recherche.

35 L’historiographie détaillée de la question est présentée en annexe (annexe 1, « la rumeur à Rome, un état de

la question ») ; ses principales conclusions pour les travaux d’histoire ancienne sont synthétisées en introduction de la deuxième partie.

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Une fois que le portrait de la rumeur a été dressé, nous revenons au texte tacitéen, et à lui seul, pour étudier toute la diversité d’effets que Tacite a pu tirer d’un phénomène aussi riche. L’analyse lexicographique n’est alors plus le point d’entrée dans la question, même si l’on trouvera en annexe une étude lexico-syntaxique complète, dont les résultats sont synthétisés dans la conclusion du chapitre 3. Nous cherchons plutôt à mettre en lumière la variété des modes d’insertion des bruits et commentaires anonymes dans la construction du récit – autrement dit, c’est l’approche narratologique qui guide nos pas dans le chapitre 6. On y trouvera certaines analyses déjà connues, par exemple l’utilisation de la rumeur comme procédé d’insinuation ou sa contribution au portrait, que nous nous sommes efforcé de systématiser et de faire entrer dans le tableau général que nous dressons, mais également des approches plus neuves (le rôle de la rumeur dans les transitions, sa contribution à l’unité de l’œuvre). La mise en série de ces différentes fonctions des bruits publics et des commentaires anonymes permet de rendre compte de la cohérence et de la richesse de l’écriture tacitéenne. Le chapitre 7 aborde des problématiques plus historiographiques : on y interroge les effets des rumeurs sur le lecteur (vectrice d’émotion, lieu de l’ouverture, technique de dramatisation), mais on s’y penche également sur la relation que l’historien lui-même entretient avec les bruits publics. Là encore, le discours maximique, qui clame constamment le mépris de l’aristocrate à l’endroit des rumeurs fallacieuses et scandaleuses qu’il rapporte, est contredit par la réalité du texte. Il arrive en effet souvent que Tacite s’appuie, ou semble s’appuyer, sur une rumeur comme source de son récit : celle-ci apparaît alors comme l’autorité à laquelle l’historien doit son savoir, comme le garant de la narration. Rien ne dit sans doute aussi bien le paradoxe de la rumeur tacitéenne que la promotion de ce phénomène, sine auctore par nature36, au rang d’auctor de l’historien ; rien n’est plus significatif, pensons-nous, que la transmutation de la mendosa fama virgilienne (Virg., Aet., 74) en fama uera, pour citer l’expression qui apparaît à la fin de la Germanie (Tac.,

Germ., 45). C’est sur cette note plus positive, qui tranche avec l’image négative que l’on se fait

généralement des rumeurs tacitéennes, que nous conclurons notre étude.

36 L’expression sine auctore revient fréquemment, de la correspondance de Cicéron (Cic., Fam., 12.9, 12.10,

etc.) à la littérature impériale (Quint. 5.2 par exemple). Nous revenons en détail sur les diverses occurrences dans le chapitre 3.

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PREMIERE PARTIE – DE LA FOULE AU CRI

La première partie de notre réflexion, composée de deux chapitres, s’intéresse à ce qui constitue une foule aux yeux de Tacite et à la façon dont celle-ci interagit avec les individus (empereur, magistrats, généraux) en face à face, par différents phénomènes de communication. Le fil rouge sera donc d’abord méthodologique : nous interrogerons la façon dont l’historien rend compte dans son récit des réalités socio-politiques du principat. C’est donc d’abord par une étude du vocabulaire (lexique de la foule et lexique de la clameur) que nous accèderons à l’idéologie qui préside à cette représentation littéraire des masses et de leur voix. À première vue, la matière paraît maigre et pas nécessairement digne d’analyse. À se fier au consensus scientifique, qui tient d’ailleurs plus du désintérêt que d’un véritable point d’équilibre entre des opinions tranchées, les principaux termes renvoyant aux foules sont interchangeables et traduisent le mépris de l’historien pour les groupes subalternes de la société. De même, la façon dont les cris, clameurs et acclamations sont incorporés dans la narration ne semble pas offrir de grand intérêt, sinon pour relever le retour de formules toutes faites, signes d’un style largement formulaire en la matière ; de fait, les spécialistes de Tacite (à la différence des historiens, symptomatiquement) ont largement ignoré ces vocalisations collectives au profit d’un autre type de communication des foules, plus riche et plus original en apparence, les rumeurs, sur lesquelles nous revenons dans les deux parties suivantes.

Dans cette partie, nous interrogeons cette double impression première en procédant à une lecture exhaustive et attentive du corpus tacitéen. En prenant en compte toutes les occurrences de uulgus, turba et multitudo, on s’aperçoit que ces différentes lexies sont chacune dotées d’un contenu sémantique précis et s’apparentent en réalité à de véritables concepts, bien définis et distincts les uns des autres : notre étude conduit à isoler uulgus et à en cerner la spécificité à la fois vis-à-vis des autres dénominations de la foule, mais également par rapport à l’usage qu’en font d’autres historiens et prosateurs latins. Nous proposons d’analyser cette singularité en lien avec les transformations institutionnelles du système politique romain au Ier siècle, dont Tacite

rend compte dans les Annales et les Histoires (chapitre 1).

De même, la communication verticale des foules que constitue la clameur appelle chez Tacite plusieurs isotopies sémantiques – celle de la demande, mais aussi celle du sentiment ou celle du simple bruit – qui ne se répartissent pas de façon homogène dans le corpus. En observant quelle foule pousse quel(s) cri(s) et dans quel contexte, on se rendra compte que ces associations n’ont rien d’aléatoire et traduisent à nouveau une observation attentive des relations de pouvoir qui constituent la vie publique, à Rome et dans les armées. La présence d’un style formulaire n’empêche pas la précision de l’analyse politique, et permet au contraire au plan historiographique une écriture plus efficace de l’histoire, tout en servant les effets dramatiques et pathétiques de l’historia ornata composée par Tacite (chapitre 2).

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Chapitre 1 – Les foules de Tacite. Définition, classification,

délimitation

Honneur au grand jour qui s’écoule ! / Hier, vous n’étiez qu’une foule : / Vous êtes un peuple aujourd’hui !

HUGO, « Dicté après Juillet 1830 », Les Chants du crépuscule (1835)

Au fond, le 14 Juillet, on ignore ce qui se produisit. Les récits que nous en avons sont empesés ou lacunaires. C’est depuis la foule sans nom qu’il faut envisager les choses. Et l’on doit raconter ce qui n’est pas écrit.

É.VUILLARD, 14 juillet (2016), p. 83

Un travail sur les « voix de la foule », même centré sur les questions de communication et d’oralité, ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le groupe dans lequel cette parole collective trouve son origine. Cependant, il ne peut s’agir ici de chercher à définir ce qu’était une foule à l’époque impériale, effort sans doute nécessaire, mais qui dépasserait largement le cadre de cette étude. Plus modestement, on se demandera dans ce chapitre ce que Tacite, au prisme de sa Weltanschauung, considère comme une foule, et on tentera de définir les différents phénomènes sociaux qu’il inclut sous cette notion assez large. L’objectif n’est donc pas d’aboutir à une conclusion proprement historique, mais bien plutôt à une synthèse d’ordre typologique ; entre les foules de Tacite et les foules du Ier siècle se dresse le double obstacle de l’idéologie et de la représentation littéraire tacitéennes, que nous ne tenterons pas pour l’instant de réduire ou d’examiner de plus près. En somme, et pour reprendre le mot de V. HUNTER à propos de Thucydide, nous ferons ici la « sociologie de Tacite » plutôt que la « sociologie des foules »37.

À ce titre, notre démarche sera en partie lexicale. Partant du principe que les termes que nous traduisons par « foule » en français (uulgus, turba, multitudo) ont peu de chance d’être des synonymes parfaits, il faudra se demander s’ils recoupent des réalités différentes, s’ils renvoient aux mêmes phénomènes, mais saisis dans des perspectives distinctes, ou encore s’ils sont interchangeables – et si oui, dans quelle mesure. Comme nous le verrons, cette analyse « socio-lexicale » des mots de la foule, parfois tentée, souvent négligée, n’a jusqu’à présent pas abouti à des résultats très concluants, au point qu’un consensus scientifique tient ces substantifs pour

37 V.HUNTER 1988 : 25. De ce fait, nous nous situerons dans la continuité d’un Fr. FAVORY qui, en étudiant

les mobilisations populaires de 57 à 52 av. J.-C. à partir des écrits de Cicéron, définissait ainsi sa méthode (Fr. FAVORY 1976 : 111‑115) : « Il ne saurait y avoir ici d’ambiguïté : il ne peut s’agit de rétablir "une" réalité historique – la réalité des faits – à partir des écrits de Cicéron, ni par conséquent de vérifier telle ou telle analyse de l’orateur, tel ou tel portrait du polémiste. Ce type d’étude […] engendre ses propres dangers, comme la paraphrase ou l’identification de l’analyse historique avec la démarche cicéronienne. » Et plus loin : « Il importe donc de faire apparaître le rôle idéologique du discours cicéronien, en tenant compte non seulement de la portée idéologique du contenu, mais en étudiant aussi l’idéologie dans sa forme, qui donne au discours cicéronien son caractère original, son efficacité spécifique. […] En clair, cela signifie, pour qui veut étudier les mots maniés par Cicéron, qu’il s’établit entre le locuteur, son vocabulaire et la réalité politique un échange permanent, fécond, le vocabulaire cicéronien opérant sur les faits et les faits réagissant, pour l’adapter, sur le vocabulaire cicéronien. » Cette présentation dit très bien la méthode que nous suivrons dans ce chapitre pour analyser l’entrelacs du vocabulaire et de l’idéologie en matière de foules tacitéennes. Voir encore la remarque de A.B.BREEBAART 1987 : 70, qui, concluant son article sur la représentation psychologique de la plèbe et des soldats chez Tacite, appelait de ses vœux une pareille méthode (« Perhaps there is here an unexplored field for combined stylistical and historical research, areas in which, at the moment, scholars too often operate separately. »).

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équivalents ou presque. Une prise en compte exhaustive de leurs occurrences et de leurs contextes d’utilisation nous permettra de remettre en question cette doxa et de faire ressortir la spécificité et la richesse de uulgus chez Tacite par rapport aux autres dénominations de la foule. Une fois ce travail de différenciation mené à son terme, nous nous concentrerons uniquement sur uulgus et étudierons son rapport aux substantifs traditionnels de la langue politique, soit

populus et plebs (ou, en contexte militaire, milites et legiones).

Ce chapitre sera construit sur une alternance entre un balayage large et exhaustif du corpus tacitéen et deux études de cas lexico-thématiques portant sur des épisodes du récit où les foules jouent un rôle central, les rébellions militaires de 14 en Pannonie et en Germanie d’un côté, et la relégation d’Octavie en 62 de l’autre. Toutefois, avant d’entrer dans le détail du texte et de la langue tacitéens, il convient de rappeler la fortune du concept de « foule » et de dresser l’état de l’historiographie, en nous concentrant progressivement sur les études tacitéennes.

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