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Clameurs : écriture et signification de la voix criée chez Tacite

PREMIERE PARTIE – DE LA FOULE AU CRI

Chapitre 2 Clameurs : écriture et signification de la voix criée chez Tacite

Les Parthes avaient bien remarqué que, de tous les sens, l’ouïe est celui qui trouble le plus facilement notre âme, qui en soulève le plus rapidement les passions, qui ôte le plus fortement à chacun sa faculté de juger.

[…] εὖ πως συνεωρακότες ὅτι τῶν αἰσθητηρίων ἡ ἀκοὴ ταρακτικώτατόν ἐστι τῆς ψυχῆς καὶ τὰ περὶ ταύτην πάθη τάχιστα κινεῖ καὶ μάλιστα πάντων ἐξίστησι τὴν διάνοιαν.

PLUTARQUE, Vie de Crassus, 23

Souvent à l’arrière-plan, parfois sur le devant de la scène, les foules habitent l’œuvre de Tacite, malgré les blâmes qu’il leur adresse régulièrement. Elles se rendent visibles au lecteur par leurs interventions, parfois sous forme de mouvements et de gestes, donc visuellement, mais le plus fréquemment grâce aux sons qu’elles laissent résonner dans l’histoire. Ces deux dimensions vont d’ailleurs souvent de pair, puisque, comme nous le verrons, le bruit accompagne le déplacement, et la marche de la foule est rarement présentée hors de sa dimension sonore. À partir de ce chapitre, nous souhaitons donc réduire le cadre de l’analyse à toute la gamme des vocalisations que l’historien attribue à la foule, qu’elle soit urbaine ou militaire, en prêtant attention aux multiples dimensions de la communication collective qui s’entremêlent chez lui : une dimension historique, bien entendu, puisque les clameurs et les rumeurs reflètent les modalités particulières de la parole du peuple ou de l’armée au début de l’Empire, mais également une dimension historiographique, si l’on s’intéresse à la façon dont celles-ci sont intégrées au tissu narratif et aux fonctions qu’elles assument dans l’écriture de l’histoire, et enfin une dimension esthétique, ou rhétorique, tant ces bruits semblent parfois avoir une valeur en soi, grâce à la verve littéraire qui les anime.

Note méthodologique : sur le « paysage sonore » des foules

Avant d’entrer dans le cœur du sujet et de distinguer les deux formes de communication des foules qui retiendront notre attention dans la suite, une remarque méthodologique s’impose. L’objet de notre enquête pourrait pousser ce travail vers la problématique du « paysage sonore » de l’Vrbs et des castra militaires au Ier siècle de notre ère, un champ qui s’est ouvert avec les travaux du musicologue R. M. SHAFER au début des années 70518, qui s’est autonomisé récemment (ou est en cours d’autonomisation) dans les sciences sociales en général519, et qui a connu certaines réalisations importantes pour l’Antiquité romaine en particulier520. Une telle approche des voix de la foule, si elle est sans doute stimulante, tourne rapidement court pour

518 En anglais, la notion, forgée dans un ouvrage de 1969, porte le nom de « soundscape » (la traduction française de « paysage sonore » n’est d’ailleurs pas sans poser un certain nombre de problèmes relatifs au concept original, cf. A.VINCENT 2015a : 24). Le texte réellement fondateur date quant à lui de 1977 : il s’agit de The

Tuning of the World, traduit en français par Le Paysage sonore : le monde comme musique (R.M.SCHAFER 2010).

519 Voir le bilan historiographique d’A.VINCENT 2015a.

520 On pourra consulter l’utile synthèse de Chr. VENDRIES 2015, dans le même ouvrage que l’article d’A. VINCENT cité supra. Pour notre sujet, certains travaux seront utilisés plus spécifiquement : deux relatifs au paysage sonore du Cirque romain (J.NELIS-CLEMENT 2008 ; S. FORICHON 2020 pour partie), un portant sur le paysage sonore urbain, et notamment de la rue à Rome (E.BETTS 2011), et les ouvrages collectifs qui explorent les « sons du pouvoir » dans l’Antiquité (M.T.SCHETTINO & S.PITTIA 2012, et, dans une moindre mesure, A.GONZALES & M.T.SCHETTINO 2017).

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qui se fonde principalement sur l’œuvre de Tacite. De fait, reconstruire le paysage sonore d’un lieu implique d’en cerner les sons les plus habituels et quotidiens521. Or, notre historien ne porte que peu d’intérêt aux bruits routiniers de la ville, aux voix des marchands et des chalands, aux sons des processions religieuses ou à l’aspect acoustique des lieux de rassemblements des masses (spectacles, forum, Palatin, etc.) ; le quotidien sonore des soldats, dans les camps ou au milieu des combats, est à peine plus souvent évoqué. Aux problèmes habituels que soulève l’état de notre documentation pour l’Antiquité, à savoir le recours nécessaire à des textes fortement artialisés et empreints d’une vision du monde aristocratique522, s’ajoutent les spécificités du genre historiographique et de Tacite lui-même : en matière de foules, les historiens de l’Antiquité ont en effet tendance à négliger le quotidien et le routinier, et à ne s’intéresser qu’à ce qui sort de l’ordinaire523. Pour reconstruire le paysage sonore vécu et produit par les foules du Haut-Empire, il faudrait nécessairement compléter le témoignage tacitéen par des textes plus directement concernés par la vie ordinaire des groupes infra-équestres, qu’il s’agisse des lettres de Sénèque déplorant le bruit constant à Rome524, des Satires de Juvénal, où l’auteur rend perceptibles les bruits de la ville la nuit et le jour525, ou encore des épigrammes de Martial, dont la teneur n’est guère éloignée526. Bien évidemment, ce type de récit n’est pas fondamentalement inaccessible à la littérature historiographique. On peut se souvenir ici du texte original de Tite-Live décrivant la ville de Tusculum au début du IVe siècle av. J.-C., qui retrace avec une certaine précision l’ambiance sonore quotidienne dans une cité importante (derrière laquelle il est permis de reconnaître la Rome contemporaine de l’historien)527. Cependant, ce témoignage est tout à fait exceptionnel chez Tite-Live : d’ailleurs, Camille, qui s’apprête à châtier les Tusculans pour avoir trahi l’alliance romaine, est stupéfait de trouver à Tusculum non pas les signes de la guerre mais « l’apparence de la paix » (forma

pacis, Liv. 6.25), d’y voir « tout paisible, en une paix inaltérable » (omnia constanti tranquilla pace). Autrement dit, c’est presque par effraction que ces sonorités routinières ont pénétré dans

le genre historiographique : paradoxalement, le tableau de Tite-Live témoigne d’une inversion surprenante, le temps de la crise et de la guerre, qui occupe habituellement les pages de l’histoire, cédant sa place exceptionnellement au temps du quotidien.

521 Sur le paysage sonore quotidien dans l’espace urbain, voir l’introduction de M.BETTINI 2008a : 3‑7.

522 Voir Chr. VENDRIES 2015, p. 219 pour l’utilisation des sources littéraires et p. 224-226 pour les stéréotypes négatifs que les élites romaines (en particulier Sénèque) associent aux sons (dérangeants) de l’Vrbs. Également ce regret de M.BETTINI 2008a : 7 : « Il mondo antico corrisponde per noi a una filza (quasi interminabile) di parole

scritte. »

523 Caractéristique bien connue : voir par ex. G.LASER 1997 : 12, mais le constat est très fréquent chez les spécialistes de l’Antiquité.

524 Par ex. Sén., Epist., 6.56 : toute la lettre est révélatrice de la grande diversité des bruits émis dans la rue à Rome, et du jugement dépréciatif que leur porte une certaine élite philosophisante. A.GONZALES 2012 a bien montré toute l’ambiguïté du jugement des bruits de l’Vrbs chez Sénèque : s’ils traduisent parfois la δύναμις salutaire de la ville, ils échappent trop souvent à l’ordonnancement bien réglé des grandes cérémonies et deviennent ainsi pure nuisance sonore. Sur la sensibilité de Sénèque aux perceptions, et au notamment au bruit et au silence, voir J.-M.ANDRE 1994 : 151 et dernièrement A.VINCENT 2015b : 132 en part.

525 Juv. 3.234-249 constitue un locus classicus à cet égard.

526 Mart. 4.64, où le poète contemple le spectacle de l’agitation générale en ville depuis le jardin d’un ami sur le Janicule. Les notations sonores y sont nombreuses. Également Mart. 12.57, etc.

527 Liv. 6.25 ; sur ce texte, et plus généralement au sujet des marqueurs visuels, olfactifs et sonores des quartiers à Rome, voir C.COURRIER 2014 : 178‑181.

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On ne saurait s’attendre à une situation différente chez Tacite, dont l’œuvre témoigne, on l’a vu, de stéréotypes vigoureux sur la foule. De fait, sans même parler de tableaux aussi riches et fourmillant de détails que ceux de Sénèque ou de Martial, les évocations du quotidien sonore de la foule sont bien rares chez lui, et il n’est pas innocent que l’on doive se tourner vers une œuvre non historiographique pour en trouver l’exemple le plus clair, à savoir le Dialogue des

Orateurs. Dans ce dialogue, Maternus s’attache à défendre la poésie contre les attaques de

Marcus Aper. Maternus, ancien avocat, a pris en horreur le monde du forum, et en particulier les sons qui lui sont attachés (Tac., Dial., 11-13) ; son réquisitoire cible rapidement tous les bruits de fond qui empêchent l’artiste de se livrer avec sérénité à son art : le « vacarme » (strepitus, Tac., Dial., 12) de la ville, la « rumeur effrayante » du forum (fama pallens, Tac.,

Dial., 13), le « bourdonnement des visiteurs » (fremitus salutantium). Cette rare caractérisation

de l’univers sonore du forum repose bien entendu sur le stéréotype de la ville bruyante opposée à la campagne tranquille, que l’on retrouve ailleurs chez Tacite528. Dans l’Agricola, les

Histoires et les Annales, la « routine sonore » ne se laisse saisir que par extraordinaire, au détour

d’un récit ou d’un tableau qui rend nécessaire la présence d’un tel ancrage réaliste : on entend alors, par éclat, le « bourdonnement » (strepitus, Tac., Ann., 6.17) des tribunaux soumis à une intense activité judiciaire529, le « grondement » (murmur, Tac., Ann., 2.12) d’une grande armée qui campe530, ou le son bruyant (strepere, à nouveau, Tac., Hist., 2.84) des légions en marche, accompagnées par la flotte – bref, tous les sons que produisent nécessairement les individus rassemblés en nombre dans un même lieu531. Cependant, Tacite choisit généralement de rapporter les bruits de la foule uniquement s’ils s’intègrent dans son projet historiographique général, c’est-à-dire celui d’une histoire politique où les élites tiennent le premier rôle. Voilà pourquoi il ne paraît pas bien légitime de parler de « paysage sonore » à l’aide de la seule source tacitéenne, qui ne nous en livre que des fragments, observés dans une perspective très particulière. En revanche, il semble bien plus acceptable de se focaliser sur l’étude de la communication des foules, laquelle implique en règle générale un dialogue entre la plèbe (ou les soldats) et le prince ou l’aristocratie sénatoriale, autour de thèmes politiques, au sens le plus large du terme. Ces voix, plus nobles en un sens, même si elles sont souvent discréditées par

528 Un bon exemple se trouve dans le discours d’exhortation de Séjan à Tibère pour le convaincre de quitter Rome, et dont une partie de l’argumentaire s’adosse à ce genre de topoi, mais sans la même focalisation sur la dimension sonore : igitur paulatim [Seianus] negotia urbis, populi adcursus, multitudinem adfluentium increpat,

extollens laudibus quietem et solitudinem quis abesse taedia et offensiones ac praecipua rerum maxime agitari

(Tac., Ann., 4.41). Sur ce topos de façon plus générale, J.-M.ANDRE 1994 : 145 et suiv. ; Chr. VENDRIES 2015 : 223‑227 ; A.VINCENT 2017 : 645.

529 Ce bourdonnement se produit lors de la « crise financière » de 33 (Tac., Ann., 6.16-17 ; sur celle-ci, voir en dernier lieu A.J.WOODMAN 2017 : 153‑160), soit un contexte qui n’est pas tout à fait qualifiable de « routinier ». Cependant, le terme strepitus renvoie peut-être à un bruit de fond habituel des tribunaux (le même terme est employé dans un contexte moins troublé dans la citation de Tac., Dial., 12 rapportée supra).

530 Sur les implications littéraires de ce terme chez Lucain, voir l’étude de G.GALIMBERTI BIFFINO 2008. Le sens originel de murmur (qui dérive d’une onomatopée) est étudié avec d’autres (mugitus, sibilus) par M.BETTINI 2008a : 66‑68. Sur le « bruit de fond » qui accompagne toute campagne militaire, P.FRANÇOIS 2015a : 90.

531 Ces substantifs très imprécis du point de vue du son et assez généraux (strepitus, sonitus, auxquels on peut ajouter le fremitus de l’armée en marche de Tac., Hist., 3.16) sont fréquemment associés à l’idée de grand nombre : voir encore Tac., Agr., 35, Hist., 3.2, Ann., 14.35. Cela n’est nullement spécifique à Tacite : vers la même époque, Plutarque a recours à ce type de tableau à propos de la bataille de Gaugamèles, une des grandes victoires d’Alexandre le Grand, lors de laquelle le biographe insiste sur la matérialité sonore de l’armée gigantesque des Perses ([ἑωρᾶτο] ἀτέκμαρτος […] τις φωνὴ συμμεμειγμένη καὶ θόρυβος ἐκ τοῦ στρατοπέδου καθάπερ ἐξ ἀχανοῦς προσήχει πελάγους, [οἱ πρεσβύτεροι τῶν ἑταίρων] θαυμάσαντες τὸ πλῆθος καὶ πρὸς ἀλλήλους διαλεχθέντες […], Plut., Alex., 31).

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Tacite, ont davantage leur place dans le genre historiographique tel que le conçoit notre auteur que les petits sons du quotidien et les bruits constitutifs de l’expérience routinière de la ville ou des camps.

Ainsi, même si l’œuvre de Tacite représente à de multiples reprises des paysages sonores tels que définis récemment par A. VINCENT532, la spécificité du témoignage tacitéen interdit d’aborder sérieusement sur cette seule base documentaire l’« histoire sociale des sons » qui, selon ce même chercheur et à la suite des travaux d’A. CORBIN533, doit nécessairement constituer le point de fuite de toute recherche qui s’inscrit dans ce champ. Une autre limite se pose à cet égard : le caractère très général et très formulaire du lexique tacitéen des bruits routiniers de la foule. De la même façon que les masses sont souvent essentialisées par Tacite, représentées en vue aérienne, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, subsumées sous des dénominations telles que « la » foule, « le » peuple, « la » plèbe, de même la richesse des sons qui émanent d’un regroupement d’individus est toujours susceptible d’être réduite à « un » bruit générique. Ainsi l’historien gomme-t-il la bigarrure des voix et la diversité des bruits pour les faire entrer dans une catégorie générale qui les uniformise. Les termes cités jusqu’à présent sont très révélateurs. Fremitus tout comme strepitus ou sonitus (et les verbes dont ils sont issus : fremere, strepere, sonare) servent à indiquer en latin toute une gamme de phénomènes acoustiques, au sein desquels la parole humaine ne constitue qu’un item parmi d’autres534. Le recours très fréquent à ce type de lexique chez Tacite tend donc à affadir le paysage sonore des foules, le réduisant à un simple monochrome dont les nuances nous seraient inaccessibles (à défaut de s’appuyer sur d’autres sources, ce qui n’est pas l’objet de ce chapitre).

Par ailleurs, il faut bien garder à l’esprit le caractère idéologiquement marqué de ces caractérisations, comme on le voit très nettement avec fremere/fremitus. En latin, ce terme à forte valeur expressive535 s’appliquait originellement à des bruits non humains, qu’ils soient naturels, comme le son de l’eau536, ou animaux, comme le hennissement des chevaux537. Ce n’est que dans un deuxième temps que l’analogie avec le « frémissement » des rassemblements d’individus tendit à s’imposer. On en trouve des premiers signes, assez rares tout de même, chez César538, avant que fremere/fremitus soit plus systématiquement associé à des actes

532 A.VINCENT 2015a : 8, qui fournit une définition en six critères : « Un paysage sonore est la représentation (1) par un individu ou un groupe d’individus (2), dont les sens sont le produit d’une construction sociale historiquement datée et contextualisée (3), d’un ensemble d’événements sonores (4) entendus en un lieu et un temps historique déterminé (5) pouvant être urbain ou rural (6). » Nous verrons cependant que le cinquième critère, l’importance d’un cadre spatio-temporel précis (et souvent restreint) où se déploie le paysage sonore (cf. aussi p. 18) est souvent compromis chez Tacite par l’absence de contexte et de cadre bien défini qui caractérise souvent l’intervention vocale des foules dans le récit.

533 A.VINCENT 2015a : 22. Les travaux les plus importants d’A. CORBIN sur l’histoire des sons sont sans doute A.CORBIN 1990 ; A.CORBIN 2013 ; A.CORBIN 2016.

534 Les dictionnaires l’affirment sans hésitation. Selon F.GAFFIOT 2000, s. u., strepere désigne « toute sorte de bruits » (A.ERNOUT & A.MEILLET 2001, s. u. : « faire du bruit ») et strepitus des « bruits divers », sonare signifie « rendre un son », fremere évoque « un bruit sourd » (sans que cela soit plus précis) ; sur ce dernier lemme, A. ERNOUT & A.MEILLET 2001, s. u. ne disent pas autre chose : « se dit de tout bruit grave et violent »

535 Comme on en faisait le constat dès l’Antiquité : voir Varr., L. L., 6.67 et A.ERNOUT & A.MEILLET 2001,

s. u. Sur la diversité des sons désignés comme fremere/fremitus, Rh. ASH 1999 : 186 n. 70.

536 Cic., Fin., 5.5 ; Cic., Tusc., 5.116, etc.

537 Lucr. 5.1064 ; Cés., Civ., 3.38 ; Virg., Én., 9.341, etc.

538 Toujours fremitus : Cés., Gaul., 2.23 ; 4.14 ; 5.32 (la matérialité du son est très nettement mise en valeur ici).

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communicationnels, en particulier chez Tite-Live539, et bien sûr chez Tacite540. Le mot se caractérise cependant par sa grande imprécision, puisqu’il peut désigner toute forme de communication des foules, aussi bien des cris et des clameurs brèves que des rumeurs beaucoup plus diffuses541. De plus, il est révélateur de la vision péjorée de la communication des foules chez les auteurs anciens : la voix collective est réduite, selon la valeur première, à un son confus produit par la nature ou par des bêtes ; l’articulé est ramené à de l’inarticulé542. S’opère ainsi fréquemment une reductio ad sonum des paroles de la plèbe ou des armées, auxquelles l’historien ôte toute substance communicationnelle pour les réduire à leur dimension auditive, celle-ci étant de surcroît particulièrement vague543. On aurait tort de croire que fremere ou

fremitus s’est autonomisé à l’époque de Tacite de son sens premier de « frémissement » sans

contenu discursif propre : l’historien peut encore dans les Annales associer étroitement le bruit d’une armée (murmur) et celui des chevaux qui l’accompagnent (fremitus)544. Il y a donc derrière l’application de fremere/fremitus à la parole collective des foules, et en particulier des foules populaires, un discours particulièrement méprisant545. Au reste, à la péjoration de la parole collective par la réduction à leur simple sonorité dans le récit fait écho le comportement des personnages tacitéens eux-mêmes. Ainsi Galba cherche-t-il à minorer le soulèvement des légions de Germanie supérieure : alors que celles-ci se sont révoltées en refusant de prêter le serment à l’empereur et en se remettant au Sénat et au peuple romain (Tac., Hist., 1.55), ce qui

539 Pour Tite-Live spécifiquement, lire l’étude d’E.TORREGARAY PAGOLA 2012, en part. p. 121-130, qui montre que l’historien reprit à Virgile l’utilisation de ce terme et s’en servit pour décrire des situations de désaccord diplomatique entre Rome et les souverains étrangers ou les assemblées devant lesquelles les légats romains s’exprimaient.

540 La continuité s’observe notamment dans l’hendiadyn fremitus et clamor, assez courant dans la langue littéraire (Cés., Gaul., 2.24 ; Sén., Vit. beat., 1 ; Tac., Hist., 3.10), ou dans des tournures réunissant les deux notions (Curt. 4.4 ; 4.13 ; 8.10 ; Liv. 10.42 ; 32.25 ; 45.1 ; Quint. 12.5 ; Tac., Agr., 33). Cette association entre « frémissement » et « clameur » est particulièrement poétique, cf. Virg., Én., 2.338 ; 6.175 ; 9.54 ; Sén., Phén., 415, Stac., Théb., 3.593 ; Stac., Silv., 2.2.50, Sil. 11.70-71).

541 Sur l’insertion de fremitus à la suite d’autres termes particulièrement sonores au sein du lexique de la rumeur, voir notre étude lexicale en annexe.

542 Selon la distinction uox articulata / uox inarticulata (ou confusa) commune chez les grammairiens anciens, cf. Fr. BIVILLE 1996a : 150 et E.MARINI 2010 : 412 n. 9. Fr. BIVILLE note d’ailleurs dans un autre article que la « voix marmonnée », quand elle est rattachée à un individu, est précisément une voix qui « ne remplit pas – volontairement – sa fonction communicative. […] La communication est réduite à sa fonction vocable, elle perd son contenu verbal » (Fr. BIVILLE 1996b : 132). Il est évidemment révélateur que ces désignations (murmur ou fremere) soient appliquées aux paroles de la foule, comme si celle-ci cherchait volontairement à ne pas transmettre de message.

543 Chr. BADEL 2012 : 136 fait une distinction très intéressante en étudiant le vocabulaire transcrivant l’univers sonore du Sénat : certains termes mettent en évidence seulement la sonorité de parole collective, à l’image de

clamor, strepere, conuicium ou fremere, d’autres se focalisent plus sur le contenu que sur le son lui-même

(lacerare, uociferatio, approbatio, etc.). Que Tacite souscrive presque constamment à la première possibilité quand il évoque le bruit de fond généré par les masses urbaines et militaires n’est évidemment pas innocent.

544 Suggressi propius speculatores audiri fremitum equorum inmensique et inconditi agminis murmur attulere, Tac., Ann., 2.12. Ici, le fremitus est bien celui des chevaux et le murmur celui des hommes ; cependant, l’utilisation récurrente de fremitus pour désigner la parole collective ainsi que le chiasme fremitum equorum et agminis murmur confondent les catégories et mêlent aux sons du troupeau les bruits du « uulgum pecus ». Voir également P. O’NEILL 2003 : 159.

545 On peut rappeler ici les réflexions de M.BETTINI 2008a : 51‑54, qui souligne la vision très négative de l’imitation animale chez les hommes dans l’Antiquité. Même analyse de la déshumanisation à laquelle conduit la réduction de la voix au son par Fr. BIVILLE 1996a : 149 à propos du beau passage des Métamorphoses d’Ov., Mét., 4.586-589. Sur la question du son produit par la clameur et de sa valeur proprement politique dans l’historiographie latine, voir en dernier lieu la riche contribution d’E.O’GORMAN 2019, que nous utiliserons à plusieurs reprises

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suppose un acte communicationnel précis, le successeur de Néron réduit le mouvement à une faute (errare, Tac., Hist., 1.18), qui ne s’étend « guère plus loin que des mots et des cris » (non

ultra uerba ac uoces). L’indétermination sonore de uerba et de uoces, en lieu et place d’un

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