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HYPERTEXTE ET IRRADIATION ICONIQUE

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Academic year: 2022

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ET IRRADIATION ICONIQUE

ALEXANDRA SAEMMER

L’hypertexte ne met pas seulement en relation un texte de départ avec un ou plusieurs autres textes. Il se caractérise également par sa manipulabilité.

Je propose de considérer l’enchaînement de gestes spécifique dans l’hypertexte « cliquable » comme un signe « iconique », qui livre par sa structure percevable une représentation de son référent d’expérience. Ce signe iconique se couple au signe linguistique pour souligner, préciser et renforcer les signifiés de celui-ci, par un processus que je qualifierai d’« irradiation iconique ». Lorsque cette irradiation est poussée à l’extrême, il se crée un simulacre de référent qui peut constituer un puissant facteur d’immersion. Dans d’autres cas, une tension émerge entre signe iconique et signe linguistique, qui peut rappeler des tropes comme la métaphore. Je présente quelques éléments d’une nouvelle terminologie pour ces « figures de manipulation » spécifiques au texte numérique.

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Introduction

La définition la plus courante de l’hypertexte comme partie d’un système de nœuds et de liens entre les nœuds1, est fondée sur une représentation arborescente qui ne prend pas en compte le geste de manipulation en tant que signe. Or, le texte hypertextualisé qui m’intéressera ici, ne met pas seulement en relation un texte de départ (que je propose d’appeler « texte géniteur ») avec un ou plusieurs autres textes (appelés « textes reliés ») ; il se caractérise aussi par une manipulabilité qui implique un enchaînement spécifique de gestes effectué par le lecteur. Il y a quelques années déjà, Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier ont mis en cause la métaphore du graphe arborescent pour qualifier l’hypertexte en proposant le terme de « signe passeur », mettant en relation des dimensions de « signe lu », d’« outil manipulable » et de « signe interprété » (voir entre autres Jeanneret, Souchier, 1999). Dans le domaine du texte linguistique hypertextualisé, je propose d’expliciter cette définition de la manière suivante : Avant qu’il soit manipulé, il constitue un « couplage pluricode » entre un signe linguistique et un symbole, par exemple le soulignement, dont la relation entre le signifiant graphique et le signifié « manipulabilité » est établie par convention. Au moment où il est manipulé, l’hypertexte

« cliquable » réunit toujours en tant que couplage pluricode, un signe linguistique et un signe « iconique » : un enchaînement de gestes effectué dans un but. Après effectuation des gestes de manipulation, l’attente du lecteur concernant ce but, se trouve plus ou moins satisfaite. Dans cet article, je me penche plus particulièrement sur le couplage entre signe linguistique et enchaînement de gestes. Le potentiel sémantique entre texte géniteur et texte relié est abordé, de façon plus succincte, dans une deuxième partie.

Inscrivant mes analyses dans une approche sémio-rhétorique développée depuis plusieurs années à l’Université Paris 82, je propose de considérer l’enchaînement de gestes couplé au signe linguistique, par exemple, l’appui rapide et non répété sur une zone manipulable dans le cas de l’hypertexte cliquable, comme un signe « iconique », qui livre par sa

1. Voir, parmi beaucoup d’autres exemples, la définition par Pierre Levy dans son livre Cyberculture (1997, p. 67).

2. Participent à ce projet intitulé « Signes et figures de la création numérique » : Bootz P., Bouchardon S., Clément J., Saemmer A.

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structure percevable une représentation de son référent d’expérience. La reconnaissance d’un signe iconique par le lecteur est gérée par le « type » (voir Klinkenberg, 2000, p. 385), constitué par des processus d’intégration et de stabilisation d’expériences antérieures (par exemple : appuyer sur le bouton d’un appareil électrique ou sur un interrupteur). L’iconicité d’un tel enchaînement de gestes se couple au signe linguistique pour souligner, préciser et renforcer les signifiés de celui-ci, par un processus que je qualifierai d’« irradiation iconique ». Lorsque cette irradiation est poussée à l’extrême, il se crée dans le couplage pluricode un simulacre de référent, qui peut constituer un puissant facteur d’immersion. Dans d’autres cas, une tension se crée entre signe iconique et signe linguistique, qui peut rappeler des tropes comme la métaphore. Je les appelle « figures de manipulation » et présente quelques éléments d’une nouvelle terminologie pour caractériser plus précisément ces couplages pluricodes.

Avant de considérer l’iconicité spécifique du texte numérique, il me paraît important de revenir, en quelques mots, de façon plus générale sur la notion d’iconicité appliquée au texte. Comment le texte peut-il être iconique, alors que la sémiotique depuis Ferdinand de Saussure définit habituellement le signe linguistique par son arbitrarité ?

L’iconicité du texte

Face à une image d’un moulin-à-vent, nous nous comportons selon Kendall Walton (1990, p. 219) comme si nous étions confrontés à un moulin réel, alors que nous nous gardons de dire « ceci est un bateau » en lisant le mot « bateau » dans un texte. Comme l’explique également Michel Foucault dans Ceci n’est pas une pipe, ni l’image d’une pipe ni le mot

« pipe » ne sont la « chose » pipe dans le monde physique ; néanmoins, ce constat semble s’appliquer davantage au mot qu’à l’image. Alors que la représentation par l’image implique la ressemblance avec les choses, la référence linguistique semble l’exclure : « On fait voir par la ressemblance, on parle à travers la différence », résume Michel Foucault (1973, p. 39).

Cette affirmation radicale, qui renvoie à la définition de l’arbitraire du signe linguistique, doit évidemment néanmoins être nuancée : longtemps avant l’arrivée du numérique, beaucoup de débats ont été menés sur une possible « iconicité » du signe linguistique, qui livrerait donc, par sa

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structure visuellement ou auditivement percevable, une représentation de son référent d’expérience.

Une forme élémentaire de l’iconicité dans le langage se fonde sur l’idée qu’un système de correspondances sémantiques se retrouve dans le système de correspondances sonores, que le système des sons reflète le système des sens. En effet, des onomatopées comme kokoriko ou kikeriki imitant en langue française et allemande le chant du coq, paraissent spontanément plus proches de leurs référents extralinguistiques que les mots « coq » et

« hahn » désignant dans les deux langues l’animal émetteur du chant.

Une deuxième iconicité du signe linguistique est d’ordre visuel. Victor Hugo (1839, p. 684) note « combien l’Y est une lettre pittoresque qui a des significations sans nombre » : « L’arbre est un Y. L’embranchement de deux routes est un Y. Le confluent de deux rivières est un Y. Une tête d’âne ou de bœuf est un Y. Un verre sur son pied est un Y. Un suppliant qui lève les bras au ciel est un Y ». Selon les époques et les croyances, cette iconicité est soit investie du rêve kratylien d’un accès à l’essence divine des choses (des auteurs de littérature numérique comme Xavier Malbreil se présentent explicitement comme héritiers de cette conception, par exemple dans 10 poèmes en 4 dimensions3), soit considérée comme le reflet des valeurs culturelles d’une « société humaine » (voir la suite du texte de Victor Hugo). La police de caractères ou la couleur d’un texte peuvent également être perçues sur le mode iconique.

Sur support numérique, le texte linguistique se caractérise toujours par sa forme et sa couleur, et plus spécifiquement par l’animation et la manipulabilité. Ces textes animés et manipulables constituent donc, comme je l’ai déjà dit en introduction, des combinaisons « pluricodes » : sont mis en relation des signes qui font intervenir deux ou plusieurs systèmes sémiotiques sur le même « stimulus », défini avec Jean-Marie Klinkenberg (2000, p. 93-94) comme le « support actif » du signe. Sur le même support actif se trouvent réunis un signe linguistique, par exemple un mot, et un signe iconique, par exemple un mouvement, et/ou un enchaînement de gestes de manipulation effectué dans une attente.

J’appelle « couplage » cette combinaison spécifique de systèmes sémiotiques.

3. Malbreil X., 10 poèmes en 4 dimensions, sur :

http://www.0m1.com/10_poemes_en_4_dimensions/index.htm.

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Quelques précisions méthodologiques

Depuis de nombreuses années, le but principal de mes recherches consiste à faire émerger, à partir d’analyses de corpus journalistiques, littéraires et publicitaires, une « rhétorique » du texte numérique interactif et animé (entre autres Saemmer 2007, 2009, 2011a). Afin de pouvoir proposer des typologies précises et détaillées du potentiel sémantique des couplages pluricodes, il fallait faire au moins provisoirement abstraction de la variabilité infinie des lectures possibles. J’étudie donc les couplages pluricodes principalement comme des « traces » et « anticipateurs » de pratiques (Jeanneret, Davallon, 2004), en mettant celles-ci en relation avec les « prescriptions d’usages » dans les objets technologiques.

Depuis Michel de Certeau (1980), le terme « prescription d’usages » est d’abord utilisé pour signifier certaines caractéristiques de l’objet technologique qui contraignent la liberté d’usage, et ensuite pour circonscrire la configuration de l’usager dans les modes d’emploi et autres discours d’accompagnement des objets techniques (voir Proulx, 2001).

Prenons comme exemple l’hypertexte. En tant qu’objet technologique, il est en effet porteur d’un certain nombre de contraintes : l’hypertexte le plus courant, « non dynamique », cet hypertexte que l’on peut créer en quelques secondes avec un logiciel d’édition de pages web, un content management system ou un traitement de texte récent, cet hypertexte que des millions d’usagers pratiquent quotidiennement sur internet lors de la lecture de pages web, relie invariablement une portion de texte à une autre portion de texte. Cette prescription technologique a des répercussions fortes à la fois sur l’utilisation de l’hypertexte dans un projet d’écriture, et sur sa lecture.

L’hypertexte est également porteur de « traces » de pratiques. Il met en relation d’une part, deux textes porteurs de significations et, d’autre part, un texte et un enchaînement de gestes. Ces mises en relation résultent d’un acte d’interprétation par l’auteur : il pose un hypertexte entre deux textes et rend une partie du texte-géniteur manipulable parce qu’il considère les deux textes comme devant être reliés, et parce qu’il pense le geste comme étant adapté au contenu, pour différentes raisons que l’on peut essayer de détailler. Dans ce sens, l’hypertexte peut être considéré comme la « trace » analysable d’un acte d’interprétation par l’auteur.

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L’hypertexte anticipe également sur des pratiques de lecture futures.

Pour le dire dans des termes empruntés à Umberto Eco (1985, p. 69), l’auteur d’un texte hypertextualisé présuppose les compétences d’un

« lecteur modèle » en reliant deux textes ; en même temps, il institue ces compétences en construisant son hypertexte4.

Analyser les traces et anticipations de pratiques dans le discours numérique veut donc dire qu’il ne s’agit pas d’étudier les lectures d’un texte numérique dans une situation de communication précise, mais de circonscrire les contours d’un « potentiel sémantique » qui pourra s’actualiser ensuite, plus ou moins, avec un lecteur particulier.

Si mon but est ainsi, à partir de ces traces et anticipations de pratiques analysables dans les objets textuels, de faire émerger une « rhétorique » du texte numérique interactif et animé, il ne faut pas se méprendre sur la signification du terme. Je ne conçois pas le projet de rhétorique comme un codex de règles et de « bonnes pratiques ». Un créateur qui cherchera dans cet article des conseils concernant la production de l’hypertexte le plus

« efficace », sera certainement déçu par mes propositions. Parmi le champ des possibles concernant les combinaisons entre texte et geste d’une part, et entre texte-géniteur et texte relié par le geste d’autre part, il me semble certes important de déceler ce qui doit être considéré comme

« conventionnel », et ce qui peut plutôt être perçu comme une

« exception » ou un « écart ». Cependant, je ne définis pas le terme

« convention » comme une norme inscrite d’emblée dans les objets, mais comme ce que le lecteur attend dans une position (voir la définition de la

« convention » par le groupe µ, 1970, p. 42). Cette attente est forgée par les imaginaires de l’internet et de l’hypertexte partagés dans une société (voir Flichy, 2001 ; Cardon, 2010), par les prescriptions d’usages inscrites dans l’outil technologique (voir p. ex. Jeanne-Perrier, 2005), ainsi que par les traces et anticipations d’usages qu’un lecteur a déjà rencontrées lors de pratiques de lecture antérieures sur le web.

Je reviens au geste de manipulation. Très souvent, la manipulabilité de l’hypertexte a été interprétée comme une « interactivité » donnant au lecteur la possibilité de modifier le texte ; modifier a été compris comme équivalent d’un acte d’écriture. Le néologisme du « wreader »,

4. Voir Eco U. (1985, p. 69) : « Un texte repose donc sur une compétence mais, de plus, il contribue à la produire ».

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combinaison entre auteur et lecteur (Landow, 1992) était né. Cette conception de la manipulabilité à la fois surestime et sous-estime le rôle du geste mobilisé dans l’activation d’un hypertexte. Le terme de « signe passeur » a été forgé par Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier (1999), entre autres pour « prendre au sérieux ce que signifie une nouvelle forme de lecture gestualisée ». Peu de chercheurs se sont cependant penchés sur le rôle précis de la manipulation dans le texte numérique, et notamment dans l’hypertexte classique – elle semblait aller de soi. Astrid Ensslin affirme par exemple que le lien hypertexte a une fonction tripartite d’un point de vue rhétorique, parce qu’il serait composé à la fois d’un signe textuel, d’un indice sous forme de pointeur, et d’un « tremplin » vers un autre texte (Ensslin, 2007, p. 15) ; elle oublie d’étudier le geste. Comme le formulent Nicole Pignier et Benoît Drouillart (2008, 204), il peut se dégager de l’hypertexte une « impression de relation neutre ». Il paraît exclusivement investi d’un statut d’objet, « dont la fonction est l’intermédiation utilitaire entre les usagers et l’information ».

Très tôt, des artistes comme Shelley Jackson ont pourtant senti qu’un geste de manipulation comme le clic était tout sauf anodin : dans son œuvre Patchwork girl5, elle met en œuvre la création d’une relation signifiante entre les « cicatrices » hypertextuelles dans le texte géniteur, qui relate une exploration du corps féminin, et le geste de manipulation effectué par le lecteur qui, dans ce contexte, devient quasiment équivalent d’un acte chirurgical.

Nicole Pignier et Benoît Drouillart (2008) figurent parmi les chercheurs qui sont allés le plus loin dans la reconnaissance de l’importance du geste de manipulation dans la sémiose du texte numérique manipulable.

Analysant le rôle du geste sur des sites commerciaux et dans l’art numérique, ils font remarquer que pour certains artistes comme Anne Le Meur, le geste du clic s’accompagne effectivement d’une impression de pouvoir, de maîtrise. Cette impression s’oppose à l’impression suscitée par le roll-over, par exemple, d’une intensité douce et d’une étendue plus large dans le temps, et qui peut « être perçue par l’usager comme l’expression de la caresse ou encore de l’effleurement » (p. 188, 189). Les auteurs appellent

« signes iconiques » ces signes dans le discours numérique, où s’établit une

« relation d’équivalence » entre l’action de l’usager, son geste, et un

5. Jackson S., Patchwork girl, Eastgate Systems, 1995.

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contenu interactif sur la page-écran (par exemple, une image) ; ils ne se penchent cependant pas sur le rôle de cette iconicité dans les hypertextes les plus courants, par exemple « informationnels », qui relient un texte géniteur à une définition, une explication, une référence ou une preuve.

Serge Bouchardon (entre autres 2009) a également insisté à maintes reprises sur le rôle du « geste de manipulation » dans l’émergence du sens d’une création numérique ; il a rapidement envisagé l’établissement d’un catalogue de gestes et de leurs significations possibles, celui-ci pouvant être à la fois utile aux auteurs et aux lecteurs de créations interactives. Ces dernières années, grâce à l’émergence de nouveaux dispositifs d’interaction dans le jeu vidéo et au succès des tablettes numériques et autres iPhones, le répertoire de gestes s’est en effet diversifié. Dans un récent article (2011) issu d’un projet de recherche commun6, Serge Bouchardon considère l’action du lecteur comme un « énoncé de gestes » (par exemple le glisser/déposer – drag and drop), qui prend lui-même une signification plus globale en fonction d’un contexte et d’un processus. L’auteur propose un tableau synthétique de ces « énoncés de gestes » avec leurs « traits signifiants possibles », qui s’actualisent potentiellement dans une combinaison avec un texte ou une image. L’exemple publicitaire analysé dans cet article, n’est pourtant pas textuel.

Tout en prenant les travaux de Pignier et Bouchardon comme point de départ de mes réflexions, je propose de me pencher plus spécifiquement sur la relation entre geste et texte linguistique par l’hypertexte.

L’iconicité de la manipulation

Comme expliqué plus haut, l’hypertexte réunit, au moment où il est manipulé, un ou plusieurs signes linguistiques et un signe iconique : un enchaînement de gestes effectué dans un but. La littérature numérique a rapidement expérimenté avec le couplage entre signe linguistique et enchaînement de gestes. Zeit für die Bombe (Temps pour la bombe)7 de Susanne Berkenheger figure parmi les hyperfictions les plus connues en

6. Projet « Signes et figures », voir note 2.

7. Berkenheger S., Zeit für die Bombe (Temps pour la bombe), sur : http://berkenheger.netzliteratur.net/ouargla/wargla/zeit.htm.

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langue allemande. J’emprunte à cette création un exemple à la fois extrême et représentatif d’un « couplage pluricode » entre texte et gestes.

Temps pour la bombe mêle habilement sexe et crime en jouant sur les stéréotypes du genre, dans un jeu de pistes où le lecteur est interpellé à interagir physiquement avec les personnages. Le récit débute sur le voyage d’une jeune fille à Moscou. Amoureuse d’un terroriste en herbe, Veronika transporte une bombe dans sa valise. En sortant du train, elle ne tombe pourtant pas dans les bras du sulfureux Vladimir, mais se trouve confrontée à son ex-ami Iwan, toujours follement amoureux d’elle.

Veronika se sauve à toute vitesse, et dans sa précipitation oublie sa valise.

Seul sur le quai de gare, Iwan ne résiste pas longtemps à la tentation d’ouvrir la mallette. Il repère immédiatement le petit interrupteur permettant de lancer le compte à rebours. Doit-il appuyer ? Le narrateur commente : « Alors moi je comprends Iwan : Est-ce que nous n’avons pas tous tendance à vouloir toujours appuyer sur quelque chose, cliquer quelque part, afin de déclencher des événements sans grand effort ? C’est en effet la plus belle chose au monde. Iwan, fais-le enfin, appuie sur le petit interrupteur ! »8 C’est sur cette invitation hypertextualisée que se termine le passage de Temps pour la bombe.

Figure 1. Extrait de Zeit für die Bombe (Temps pour la bombe) par Susanne Berkenheger. Traduction en français par l’auteur de cet article

Cet énoncé hypertextualisé est constitué de plusieurs signes linguistiques. Les signifiés du mot « interrupteur » renvoient à l’idée d’un objet manipulable permettant d’interrompre ou d’autoriser un flux. Le

8. Traduction en français effectuée par l’auteur de cet article.

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verbe « appuyer » évoque l’idée d’exercer une pression sur un objet.

L’énoncé dans son ensemble est manipulable, comme le signale le symbole du soulignement : le lecteur doit placer le curseur sur le passage souligné, puis appuyer sur la touche d’une souris ou d’un touchpad. Réunissant un geste d’appui et un geste de relâchement directement enchaînés, cette manipulation est caractérisée par sa brièveté, et par le fait qu’elle est non répétitive. Dans le cadre de notre projet de recherche à l’Université Paris 8, nous avançons qu’un tel enchaînement précis de gestes, avec leurs caractéristiques temporelles, constitue le signifiant d’un signe iconique que nous appelons « unité sémiotique de manipulation ». L’unité « gratter » par exemple, réunit des gestes d’appui prolongé et de mouvement répétitif en avant et en arrière, effectués sur une zone manipulable. L’unité « insister » est caractérisée par un geste d’appui et de relâchement bref et répétitif.

L’unité « activer », se caractérise par des gestes d’appui et de relâchement consécutifs, brefs, et non répétitifs sur une zone manipulable. Cette zone n’est pas obligatoirement un hypertexte, et le geste peut s’exécuter sur des périphériques d’entrée différents, par exemple sur un écran tactile.

Les unités sémiotiques de manipulation sont des unités distinctives, dans lesquelles l’articulation des gestes sur une zone manipulable fait appel à un « type ». Ce type est, pour le formuler dans les termes de Jean-Marie Klinkenberg (2000, p. 385), constitué de processus d’intégration et de stabilisation d’expériences antérieures : le lecteur reconnaît, par exemple, l’unité « activer » parce qu’il l’a déjà expérimentée en appuyant sur le bouton d’un appareil électrique, ou sur la touche d’un clavier… Le signifié du signe iconique ne se démarque guère du référent d’expérience, renvoyant à des idées de déclenchement et de réactivité instantanés.

En verbalisant ainsi le « signifié iconique », il ne faut pourtant pas oublier, comme le précise Jean-Pierre Meunier (2006, p. 137), qu’il « n’est pas un objet pour la pensée consciente », mais plutôt « une forme avec laquelle le corps percevant entre en résonance mimétique ». Dans le couplage texte-mouvement, ce sont des signes de nature très différente qui se rejoignent : par définition, ce couplage ne peut donc jamais être complètement redondant.

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Figures de manipulation

Observons maintenant comment le signe iconique « activer » et les signes linguistiques agissent ensemble dans l’énoncé pluricode « appuie sur le petit interrupteur ». Les signifiés du mot « interrupteur » renvoient à l’idée d’un objet manipulable permettant d’interrompre ou d’autoriser un flux. Le verbe « appuyer » évoque l’idée d’exercer une pression sur un objet. Le signe iconique renforce l’idée d’un déclenchement immédiat.

Une impression de synonymie se crée ainsi, entre le signifié du texte linguistique et le signifié du signe iconique.

Est-ce que cette impression de synonymie est caractéristique de tous les couplages entre texte et geste ? Pour répondre à cette question, je propose de comparer l’énoncé « appuie sur le petit interrupteur » à un autre couplage, repéré dans un article de Wikipédia consacré au terme

« disjoncteur »9. Dans les termes associés se trouve également le mot

« interrupteur », affecté d’un hypertexte.

Figure 2. Extrait de l’article de Wikipédia consacré au terme « disjoncteur ».

Comme tous les autres termes associés, le mot « interrupteur » est affecté d’un hypertexte

Dans l’exemple de Temps pour la bombe, le couplage au signe iconique semble pouvoir réduire le caractère arbitraire du signe linguistique

« interrupteur », et grâce à sa manipulabilité réelle, le rapprocher de l’objet

9. http://fr.wikipedia.org/wiki/Disjoncteur, [en ligne].

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« interrupteur » palpable dans le monde physique. Grâce à cette anticipation de pratiques, le lecteur s’attend probablement à ce que l’activation du mot « interrupteur » agisse sur l’état de l’objet interrupteur.

Dans l’exemple de Wikipédia, le signifié du signe iconique renvoie toujours à des idées de déclenchement, de réactivité instantanés. Pourtant, le lecteur ne s’attend certainement pas à ce que l’activation agisse sur l’état de l’objet « interrupteur » (en faisant par exemple disjoncter Wikipédia) mais sur l’état du mot « interrupteur ».

Cette différence s’explique par les contextes. Dans le cas de Temps pour la bombe, le genre fictionnel joue d’emblée sur la « suspension volontaire de l’incrédulité », sur une immersion du lecteur dans l’histoire racontée qui trouve, dans une hyperfiction, sa suite efficace dans l’implication physique du corps. Le lecteur aura en effet un peu l’impression d’appuyer sur l’objet

« interrupteur » en interagissant avec le mot. Un tel couplage pourrait faire penser à l’hyperbole dans le domaine linguistique, sauf que l’application des figures de rhétorique linguistiques au domaine des couplages pluricodes équivaudrait à négliger le caractère iconique du mouvement et son interaction spécifique avec le texte. Je propose d’appeler « irradiation iconique » ce processus spécifique.

Pour éviter toute confusion, je plaide donc pour la mise en place d’une nouvelle terminologie pour caractériser les couplages pluricodes entre texte et manipulation. Dans le « kiné-gramme », comme je propose d’appeler l’une de ces figures spécifiques, l’« irradiation iconique » est poussée à l’extrême, de sorte que se crée presque un simulacre de référent.

L’énoncé manipulable dans Temps pour la bombe constitue un tel kiné- gramme, sauf que j’insiste particulièrement sur le « presque » pour ce qui concerne la création d’un simulacre de référent : celle-ci est troublée par l’adresse de l’invitation appuie sur le petit interrupteur. Au niveau de l’histoire racontée, cette invitation n’est en effet pas destinée au lecteur, mais à Iwan. La narratologie appelle « métalepses » de telles transgressions entre des niveaux généralement distincts d’une fiction, dont Jorge Luis Borges (1957, p. 85) résume comme suit l’effet sur le lecteur : « De telles inventions suggèrent que si les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou spectateurs, pouvons être des personnages fictifs ». La métalepse n’est pas réservée au texte numérique. Dans le roman papier Tristram Shandy, Lawrence Sterne

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sollicite également l’intervention du lecteur pour aider Ms. Shandy à regagner son lit. Le lecteur ne peut pourtant toucher Ms. Shandy, alors que dans Temps pour la bombe, il touche effectivement le mot

« interrupteur ». En même temps, au niveau de l’histoire, Iwan seul reste responsable du geste. L’irradiation iconique renforce donc l’effet métaleptique tout en soulignant, par l’écart ontologique qu’elle installe, le caractère construit de cette fiction.

Même si l’irradiation iconique sous forme de kiné-gramme est particulièrement fréquente dans la littérature numérique, des occurrences peuvent être trouvées dans d’autres genres textuels. « Pas question d’aborder les thèmes sensibles des droits de l'homme ou de la sous-évaluation du yuan », écrit le journaliste de lexpress.fr dans un article du 4 novembre 201010, résumant les enjeux d’une entrevue entre Nicolas Sarkozy et le Président chinois Jintao. Non seulement, le journaliste évoque pourtant la question des droits de l’homme qui a été passée sous silence entre les deux chefs d’État, profitant du fait que le langage « aborde » forcément un sujet tabou en le mentionnant. De surcroît, il insère un hypertexte sur l’énoncé d’aborder les thèmes sensibles des droits de l'homme. Le mot « aborder » renvoie, dans ce contexte, à l’idée d’entamer, d’approcher un sujet ou un événement. Les thèmes des droits de l’homme sont qualifiés de

« sensibles », adjectif évoquant l’idée d’un ressenti de sensations face à des facteurs extérieurs, comme quelque chose qui « peut être douloureux ou réceptif à un stimulus »11. Le signifié du signe iconique « activer » renvoie toujours à des idées de déclenchement, de réactivité instantanés. Grâce à sa manipulabilité réelle, cet énoncé hypertextualisé peut en effet donner l’impression au lecteur d’aborder lui-même, par son appui sur des « points sensibles », les thèmes tabous entre les deux chefs d’État. L’irradiation iconique apportée par l’unité sémiotique de manipulation « activer », donne une dimension très corporelle à l’acte d’« aborder ».

Avec un autre exemple journalistique, nous quittons le domaine du kiné-gramme au sens strict du terme. Dans un article du post.fr, consacré à l’hypothèse que Nicolas Sarkozy essaierait de se « DSKiser » en vue des

10. « Pourquoi la France déroule le tapis rouge pour Hu Jintao », lexpress.fr, sur http://www.lexpress.fr/actualite/economie/pourquoi-la-france-deroule-le-tapis- rouge-pour-hu-jintao_933726.html

11. Voir p. ex. http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/definition/sensible/

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présidentielles12 (article du 25 janvier 2011 publié avant « l’affaire DSK »), le journaliste affirme, en allusion à une couverture de Newsweek présentant Dominique Strauss-Kahn comme futur Président de la République : « De sauveur, le monde en avait pourtant déjà un, Français de surcroît, et fort apprécié des Américains et de toute la planète (à en croire Newsweek, souvenez-vous). » Les signifiés du mot « se souvenir » renvoient à l’idée de ramener mentalement un objet ou un événement à la mémoire, ou d’en garder la mémoire. Contrairement à Temps pour la bombe, le mode impératif du verbe semble ici s’adresser uniquement au lecteur. Le signifié du signe iconique « activer », en tant que forme avec laquelle le corps du lecteur entre en résonance mimétique, renvoie à des idées de déclenchement, de réactivité instantanés. La reconnaissance d’un signe iconique par le lecteur est à nouveau gérée par le « type », constitué par des processus d’intégration et de stabilisation d’expériences antérieures : par exemple, il rappelle au lecteur l’appui sur un bouton d’appareil électrique ou un interrupteur. Or, le processus de « se souvenir » ne constitue pas en principe un objet activable par une telle pression physique. Cette tension entre les signifiés du signe iconique et les signifiés du signe linguistique peut surprendre le lecteur. Je propose de la considérer comme partiellement « non conventionnelle ». J’insiste sur le « partiellement » car la contradiction entre les signifiés du signe iconique et du signe linguistique n’est pas non plus complète. Un processus de médiation avec le contexte, qui rappelle celui en œuvre dans la métaphore linguistique (Klinkenberg, 2000, p. 344-347), peut éventuellement atténuer la tension dans ce couplage pluricode.

Ainsi, non seulement un imaginaire courant de l’internet représente celui-ci comme un lieu dépositaire de la mémoire collective. Beaucoup d’auteurs ont en effet avancé dans les années 1990 que l’espace d’écriture électronique, pleinement matérialisé dans l’hypertexte, pouvait refléter la façon dont fonctionne l’esprit humain en rendant visibles les connexions entre idées (voir p. ex. Bolter, 1991 ; Zinna 2002). Par ailleurs, le fonctionnement des neurones a souvent été comparé à celui de flux

12. « Comment Nicolas Sarkozy se "DSKise" en vue de la présidentielle de 2012 », lepost.fr, sur http://www.lepost.fr/article/2011/01/25/2382305_comment-nicolas- sarkozy -se-dskise-en-vue-des-presidentielles-de-2012.html

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électriques13 ; en médecine, le système nerveux est parfois stimulé par l’activation manuelle d’électrodes.

Grâce à ce processus de médiation, le couplage entre le signe linguistique et le signe iconique dans l’énoncé souvenez-vous pourrait être interprété comme trace et anticipation de l’idée qu’un souvenir s’active aussi facilement que la lumière s’allume, par l’appui sur un bouton.

L’invariabilité de la relation entre texte géniteur et texte relié, prescrite par le dispositif technologique, peut renforcer l’impression que cette activation assure non seulement le surgissement complet, mais la restitution inaltérée et exclusive d’un souvenir précis. Comme Bertrand Gervais (2006) l’a suggéré, un tel hypertexte donne ainsi l’impression de se comporter comme un signe, parce « qu’il renvoie à quelque chose d’autre pour quelqu’un, sauf qu’il le fait toujours de façon identique, une fois programmé ». La stabilité immuable de l’hypertexte suggère selon l’auteur l’élimination de l’interprétant : le lien et le renvoi existent, sans jamais varier, indépendamment de l’interprète qui choisit de l’activer.

Le lecteur sait néanmoins que le souvenir humain ne peut fonctionner ainsi. Le journaliste du post.fr prescrit par voie hypertextuelle le souvenir d’un événement précis (la couverture de Newsweek). Mais avant de découvrir le texte relié, le lecteur peut avoir en tête des souvenirs tout autres – notamment lorsqu’il approche cet hypertexte en septembre 2011, après l’« affaire DSK ». C’est ainsi que la tension entre les signifiés du signe linguistique et les signifiés du signe iconique, ne se trouve pas non plus complètement résolue dans le processus de médiation décrit. La persistance d’un certain « dérapage » dans la sémiose rappelle à nouveau la métaphore.

Pour éviter toute confusion avec les figures non pluricodes, je propose d’appeler un tel couplage une « figure de manipulation » non conventionnelle, un « kiné-trope ».

Je reviens au mot « interrupteur » dans Wikipédia. Le genre textuel de l’encyclopédie engendre des attentes de définitions chez le lecteur. Le lecteur n’appuie donc pas sur l’« interrupteur » pour activer le flux d’énergie dans l’objet « interrupteur » (comme dans Temps pour la bombe).

Ce flux est, dans Wikipédia, plutôt censé s’activer entre le mot

« interrupteur » et ses significations. Même si l’irradiation iconique ne

13. Voir par exemple : « Les neurones assurent la transmission d’un signal bioélectrique appelé influx nerveux », sur http://fr.wikipedia.org/wiki/Neurone

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rapproche pas toujours le signe linguistique de son référent sous forme de kiné-gramme, et même si le geste et le texte ne rentrent pas non plus ici dans une relation « kiné-tropologique », il ne faut pas sous-estimer son rôle dans la sémiose. Grâce à son iconicité, tout hypertexte donne l’impression d’être un outil manipulable, qui ne connaît que les états de 0 : éteint, et de 1 : allumé. Il m’importe de souligner que l’irradiation iconique agit ainsi, même dans l’hypertexte « informationnel » (comme celui de Wikipédia).

Comme le formule Bertrand Gervais (2006), elle contribue à inscrire l’hypertexte « dans une logique de la révélation, de l’apparition de vérités » qui forge depuis des décennies les attentes du lecteur concernant le résultat de la manipulation.

Les figures de relation

En effet, les attentes du lecteur peuvent ensuite se trouver plus ou moins satisfaites par le résultat effectif de la manipulation. Les couplages pluricodes réunissant une unité sémiotique de manipulation et un signe linguistique, rentrent à leur tour en relation avec des signes qui apparaissent pendant ou après l’effectuation des gestes de manipulation.

Dans le cas de Temps pour la bombe, après activation de l’énoncé

« appuie sur le petit interrupteur », s’affiche la phrase « Iwan appuya ».

Cette phrase confirme à la fois l’irradiation iconique rencontrée dans le couplage pluricode, et la trouble : le lecteur a bien effectué un geste qui ressemble à l’appui sur un interrupteur, mais ce geste est maintenant repris en charge au niveau de l’histoire racontée. À nouveau, cet « écart ontologique » rappelle la métalepse, et trouble le simulacre iconique tout en jouant avec lui. Néanmoins, l’anticipation de pratiques répond sans doute aux attentes d’un grand nombre de lecteurs.

Dans Wikipédia, le lecteur provoque l’affichage d’une définition du mot « interrupteur » en cliquant sur l’hypertexte.f Cette relation entre le mot manipulable et les signifiés révélés par activation, satisfait certainement les attentes « informationnelles » dont le lecteur investit souvent spontanément l’hypertexte (voir plus loin).

Lorsque le lecteur clique sur « souvenez-vous » dans l’article du post.fr, la couverture de Newsweek s’affiche, annonçant Dominique Strauss-Kahn comme futur Président français. Les attentes du lecteur se trouvent seulement satisfaites par cette mise en relation s’il se souvient

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effectivement de la couverture de journal. Dans les faits, le post.fr s’adressant avant tout à un lectorat francophone, il me paraît plutôt hasardeux d’interpréterf cette anticipation de pratiques comme un

« hypertexte informationnel ». L’affichage de la photo de Dominique Strauss-Kahn lève plutôt une forme de suspense, installé par le fait que le journaliste évite de citer ce nom dans le contexte immédiat de l’hypertexte

« souvenez-vous ».

Dans le cas de l’article de l’express.fr, lorsque le lecteur active l’énoncé d’aborder les thèmes sensibles des droits de l’homme dans le texte géniteur, il accède à un autre article dans l’express.fr. Au lieu d’aborder plus en détail la question des droits de l’homme en Chine, le texte relié revient pourtant sur les raisons qui ont incité Nicolas Sarkozy à éviter cette question lors de son entrevue avec le Président Jintao. Le texte relié peut surprendre le lecteur par son manque de radicalité.

Dans ces deux exemples journalistiques s’installe donc potentiellement une tension entre les signifiés du texte géniteur et les signifiés du texte relié. Pour différencier ces couplages non conventionnels entre texte- géniteur et texte relié des « figures de manipulation », où le couplage entre signe linguistique et iconique se produit sur le même stimulus, je les appelle « figures de relation ».

Les « figures de relation » non conventionnelles sont également à distinguer de la relation « informationnelle » instaurée par certains hypertextes (par exemple dans l’extrait cité de Wikipédia), et que je considère avec grand nombre d’auteurs de typologies « historiques » comme « conventionnelle ».

Davida Charnay (1994) propose ainsi de distinguer entre une vision

« romantique » et une vision « pragmatique » de l’hypertexte : alors que la vision romantique prônerait une mise au défi des attentes, la vision pragmatique offrirait au lecteur une mise en relation hypertextuelle répondant à ses « attentes informationnelles » (voir aussi Norton et al., 1999). Susana Pajares Tosca (2000) propose de différencier entre des « liens efficaces », dont les efforts de traitement par le lecteur sont minimaux et les effets cognitifs maximaux, et des « liens suggestifs » mettant au défi les attentes du lecteur, créant la surprise et privilégiant la découverte insolite.

Emily Golson (1999) appelle les « liens efficaces », plus sobrement, intersecting links : ils facilitent la compréhension en reliant au texte

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géniteur un texte fournissant des détails empiriques, de l’« information établie », une « conclusion logique » ; ils « signalent des points de départs bien marqués vers des destinations prévisibles » : La relation entre texte géniteur et texte relié est « conventionnellement » établie. Des études quantitatives et qualitatives récentes (voir Saemmer, 2011b) confirment que l’hypertexte « informationnel », parfois également appelé « factuel » (Ensslin, 2007), constitue en effet la « convention » du discours numérique dans le sens de ce que le lecteur attend dans cette position.

Pour les liens « suggestifs », Emily Golson propose le terme interacting links. Ces hypertextes invitent le lecteur à s’engager dans des « chemins inconnus ». Cet inconnu comporte le risque de « piéger le lecteur dans les tourbillons vertigineux de la contradiction ». Seuls les interacting links ont pourtant le potentiel de « rompre des schémas de pensée familiers », affirme l’auteur. Les associations « imprévisibles » entre texte géniteur et texte relié, peuvent selon Emily Golson être considérées comme des

« figures de style » : contrairement aux mises en relation « littérales », elles impliquent des actes de « médiation » par le lecteur. Le terme « figure » s’est ainsi imposé dès les années 1990 pour circonscrire certains phénomènes de sens « inhabituels », surprenants, non conventionnels émergeant de la relation entre textes géniteurs et textes reliés (voir également Clément, 1995 ; Hayles, 2007 ; Bouchardon, 2007 ; Saemmer, 2007).

Le sujet principal de cet article étant la relation entre texte et geste, il est impossible de présenter en détail une typologie précise des « figures de relation ». Je me contente de l’analyse d’un dernier exemple qui en illustre de façon exemplaire le potentiel sémantique tout en me permettant de revenir sur la question de l’irradiation iconique.

Par son titre, le poème Explication de texte de Boris du Boullay14 semble annoncer une anticipation d’usage informationnelle de l’hypertexte. Au centre d’une surface noire s’affiche, en couleur verte, le « poème- géniteur », parsemé de 27 hypertextes. À chaque fois que l’un des mots soulignés du texte-géniteur est activé par le lecteur, de nouvelles bribes de texte s’affichent autour du poème dans l’espace noir. Souvent, celles-ci sont à nouveau affectées d’hypertextes. Se créent ainsi de vastes chaînes

14. Boris du Boullay, Explication de texte, sur http://www.lesfilmsminute.com/

explication/.

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d’associations, qui en effet, la plupart du temps, explicitent le contenu d’un mot ou d’une phrase hypertextualisés. Lorsqu’en revanche le mot

« maman » apparaît dans l’un de ces fragments, l’activation de cet hypertexte provoque l’affichage d’un texte relié se résumant au seul mot

« maman », à nouveau affecté d’un hypertexte. Si l’on considère l’hypertexte informationnel comme « conventionnel » dans le sens de ce que le lecteur attend dans cette position, la relation du même au même dans Explication de texte peut être appelée non conventionnelle : elle met certainement au défi les attentes du lecteur. Dans mon but de développer une nouvelle terminologie pour la rhétorique du discours numérique, j’ai suggéré (Saemmer, 2008) de parler d’une « involution » pour caractériser plus spécifiquement cette figure de relation.

Figure 3. Extrait de Explication de texte par Boris du Boullay

Grâce à son caractère non conventionnel, chaque figure de relation comporte un risque d’incompréhension, voire de rejet de la part du lecteur. Dans le cas d’Explication de texte, ce risque peut au moins partiellement être compensé par une médiation avec le contexte. Après plusieurs activations du même hypertexte « maman », s’affiche la phrase :

« J’ai appris que le jour de ma naissance, ma mère se baignait dans la mer au Havre ». Un désir de retour vers un stade prénatal s’exprime également dans le poème-géniteur, par exemple dans le vers : « Risquer l’eau de la Seine, verte, épaisse, irréelle, interdite, l’abandon, faire retrouver les

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grenouilles. À l’eau verte ». La mise en relation du même signe linguistique par hypertexte pourrait donc être interprétée comme une illustration de la réduplication régressive, qui se trouve soulignée par la forme diminutive du signe linguistique impliqué : « maman ». La relation du même au même suggère ainsi que le mot « maman » n’a pas besoin d’explications.

N’obtenant aucune explication supplémentaire par le texte relié, le lecteur est ramené à son geste de manipulation. Lors du premier clic sur

« maman », c’est encore l’unité sémiotique « activer » qui se trouve couplée au signe linguistique. À force de cliquer sur le même mot, qu’il n’a même plus besoin de déchiffrer, l’enchaînement de gestes effectué par le lecteur ressemble de plus en plus à l’unité « insister », caractérisé par un geste d’appui et de relâchement bref et répétitif. Le lecteur reconnaît ce signe iconique parce qu’il lui rappelle des expériences antérieures : par exemple, l’appui rapide et répétitif sur une sonnette ou sur une touche de clavier. Le signifié du signe iconique ne se démarque guère de ce référent d’expérience, renvoyant à des idées d’insistance, d’impatience ou de répétitivité lancinantes. Le couplage entre le mot « maman » et le signe iconique « insister » peut ainsi renvoyer à l’insistance d’une parole enfantine adressée à la mère. L’irradiation iconique renforce l’idée de régression et d’enfermement suggérée par la « figure de relation ».

Conclusion

Dans l’objectif de faire émerger progressivement la rhétorique du discours numérique, il s’agira maintenant, à partir d’un corpus élargi, de proposer une typologie précise et détaillée du potentiel sémantique des couplages pluricodes entre texte et gestes d’une part, et entre texte géniteur et textes reliés d’autre part. En prenant conscience du fait que l’hypertexte, loin d’être un simple lien entre nœuds d’information, peut dans certains cas agir comme une « figure » et engendrer des expériences de lecture inédites, le lecteur de cette typologie pourra, je l’espère, non seulement développer un rapport réflexif au potentiel sémantique du texte numérique, mais peut-être commencer à éprouver un nouveau « plaisir du texte » qui dépasse la jouissance éphémère du clic frénétique et du zap effréné. Dès les années 1990, plusieurs expérimentations pédagogiques ont montré que les auteurs diversifient leur pratique de l’hypertexte lorsqu’ils connaissent le champ des possibles engendrés par la mise en relation de

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textes opérée par l’hypertexte (voir Norton et al., 1999). Dans une perspective d’auteur – mais les fonctions sociales d’auteur et de lecteur sont de moins en moins séparables dans le discours numérique grâce à la démocratisation des outils d’écriture et l’accès à la publication en ligne –, une telle typologie pourra favoriser également des pratiques d’écriture plus créatives.

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