Les
i
#
.
h-kmI
images
d
I'identit
I:
1
Ir
Autrepart
estune
revue àcomité
de lecturecoéditée
parl'Institut
derecherche
pour
ledéveloppement
(IRD) et leséditions
del'Aube.
Sonobjectif
est
de
promouvoir
laréflexion sur
lacomplexité
et
lesdynamiques
dessociétés du
Sud, enmouvement
permanent
pour
penser et
redéfinir
leur
propre réalité.
Ces sociétésfont
face
à deschangements économiques,
sociaux,politiques,
écologiques,...
Lesphénomènes
demondialisation
relativisentl'autonomie
des États, lesinégalités intra
et
internationales
secreusent,
destransformations
majeures
affectent
tantôt
lespolitiques
des États,tantôt
lanature
même
desinstitutions.
Lesréactions
et lesadaptations
multiformes
des
sociétés du
Sud
àces
changements sont
auccur
des
interrogations
de la revue.Le
caractère
transversal
dessujets abordés
implique
engénéral de
rassembler des
textes
relevant desdifférentes
disciplines des sciencessociales.
Comitéderédaction
Carole Brugeilles, René Collignon, Véronique Dupont*, Philippe Gervais-Lambony,
Nolwen Henaff*, Marie-JoséJolivet, Jean-Yves Martin*, Marc Le Pape, François Roubaud.
*Équipe rédactionnelle.
Comitéde parrainage
Claude Bataillon, Jean Coussy, Alain Dubresson, Françoise Héritier, Hervé Le Bras, ElikiaM'Bokolo, Laurence Tubiana.
Secrétariatderédaction
DominiqueLopès autrepart
Institutderecherchepourledéveloppement (ex-Orstom) 32, avenue Henri-Varagnat
93143 Bondy cedex
Tél. 01 48 02 5572- Fax 01 48 47 30 88 e.mail :autrepart@bondy.ird.fr
Les instructions auxauteurssont envoyéessurdemandeparlesecrétariat. Abonnement : Éditionsdel'Aube, le Moulindu Château,84240 LaTourd'Aiguës Tél.33(0)490 074660- Fax33(0)490 075302, e.mail: mcsimon.aube@wanadoo.fr abonnementFrance: 55 euros-étranger: 79euros
Notresiteinternet,régulièrementactualisé,estconsultableàl'adresse suivante: http://www.bondy.ird.fr/autrepart
autrepart
Les
images
de
l'identité
Éditeur
scientifique:
Denis
Vidal
Numéro
24
Déjà parus:
LesArtsdelarue dansles sociétésdu Sud,MichelAgieretAlain Ricard
Famillesdu Sud,ArietteGautier etMarcPilon
Variations, 1997
Empreintes dupasse, Edmond Bernus,JeanPoletetGérard Quéchon
CommunautésdéracinéesdanslespaysduSud,Véronique Lassailly-Jacob
ÉchangestransfrontaliersetIntégrationrégionaleenAfriquesubsaharienne,Johny Egg
et Javier Herrera
Variations,1998
Drogue etReproductionsocialedans le TiersMonde,Eric Léonard
LaForêt-mondeenquestion, François Verdeaux LesIdentitéscontreladémocratie,RenéOtayek
Variations, 1999
LeSidadesautres. Constructionslocaleset internationalesdelamaladie,Claude Fay
Survivregrâceà...Réussirmalgré...l'aide,BernardJ. Lecomte,Jean-DavidNaudet Logiquesidentitaires,Logiquesterritoriales,Marie-JoséJolivet
Variations,2000
Afriquenoire et Mondearabe:continuitésetruptures, EmmanuelGrégoire,Jean Schmitz DesécolespourleSud:stratégies sociales,politiquesétatiques
etinterventionsdu Nord,Marie-France Lange
Les Jeunes:hantisede l'espacepublicdansles sociétésduSud, RenéCollignon, MamadouDiouf
Variations, 2001
Les Fonctionnaires du Sud entre deux eaux: sacrifiés ou protégés?, Marc Raffinot, François Roubaud
Gérerlaville :entreglobaletlocal,ElisabethDorier-Apprill, Sylvy Jaglin
Diasporas,développementsetmondialisations, Rosita Fibbi,Jean-BaptisteMeyer Variations,2002
Couverture:atelier graphiquedeséditionsdel'Aube Illustration:Unatelierdepeintresd'affiches de cinémaàBombay,
photo©EmmanuelGrimaud
© Éditionsdel'Aube,IRD
(Institutderecherchepourledéveloppement),2002
ISBN2-87678-812-8 ISSN1278-3986
Sommaire
Denis
Vidal:
Introduction.Auxlisières del'image 5Jean-FrançoisWerner:Photographie etdynamiquesidentitaires
danslessociétésafricaines contemporaines 21
Emmanuel
Grimaud:
Lescontagions«filmi
»:lespectateuretl'artdemêlerlesplans dans lecinéma deBombay 45
AgnèsSerre: Constructiond'uneidentitéurbaineparl'utilisation
d'imagerie.Lecas deBenguî,favela d'Amazoniebrésilienne 69 Bezunesh
Tamru,
Dominique
Couret:
Addis-Abeba2001:desimages, desjeunesetdesjardins 89
Marie-José
Jolivet:
Images de Guyane,entre réductionet cloisonnement 107
Anne
de Sales: L'histoire commevous nel'avezjamaisvue:unfilmnépalais 125
Sophie
Houdart:
L'imageousadissolutionaumomentdelapréparationdel'expositioninternationalejaponaise de2005 141
Notesdelecture
ThomasTufte,LivingwiththeRubbishQueen. Telenovelas,Culture
andModemityin Brazil 185
MireilleLecarme-Frassy,Marchandes dakaroises entre maison et marché.
Approcheanthopologtque;Jeanne-FrançoiseVincent,FemmesBetientre
deuxmondes.EntretiensdanslaforêtduCameroun 187 LaurentBazin,MoniqueSelim, Motifséconomiques enanthropologie 190 Chantai Blanc-Pamard, HervéRakoto Ramiarantsoa, LeTerroiret sondouble.
Tsarahonenana1966-1992,Madagascar 192
Yves Charbit(éd.),LaPopulationdespaysendéveloppement 196
Aux
lisières
de
l'image
Denis Vidal *« We must consider notonly beholder's symptoms and behavior,butalsothe effectiveness,efficacyandvitaittyof
imagesthemselves;notonlywhatbeholdersdo,butalso whatimagesappearto do;notonly whatpeopledoas resuitoftheirrelationship with imagedform, butalso whattheyexpectimagedformstoachieve,andwhythey havesuchexpectationsatail» [DavidFreedberg].
Qu'il
s'agisse d'images defacture traditionnelleou de formes d'imagerie plusnouvelles ou plussingulières, une partieimportante de la production visuelle est mise aujourd'hui au service de diverses formes d'identité collectives ou indivi¬ duelles dans le monde. L'objectifdecenuméroest de proposer,à partird'études de cas menées en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud, un ensemble de
réflexions etd'analyses surle rôle quejouent,à notre époque, diversesimageries
pourillustreroupropager des logiquesidentitairesquipeuvent concernerdesper¬
sonnes aussibien que deslieuxou descommunautés.
Un
domaine
derechercheslongtempsnégligéSi l'on excepte quelques rares recherches, généralement consacrées à des
formes d'imagerie valorisées pour leur qualité artistique, c'est seulement depuis
une date récente que l'on a commencé à s'intéressersérieusement au rôle joué, ailleurs qu'en Occident, par les formes de représentation visuelle associées plus
spécifiquementàlamodernité (photographie,cinéma, imagesvirtuelles, etc.) etau
rôle quecesdernièrespeuvent jouerdansla définitiondesidentités'.
Ainsi, parexemple, l'étudedel'activitédesphotographesafricains
- qu'il
faut distinguer soigneusementde l'histoire de la photographie en Afrique-
constitueChercheur en anthropologie,IRD,Centred'études del'Inde etdel'Asie duSud(EHESS).
1 Laraisondecenouvelintérêtestdue,entre autresfacteurs,àunemeilleureprise de consciencedu rôlejouéparl'imaginaire-et l'imaginairevisuel, enparticulier- dansladéfinitiondesidentités.L'ouvrage deréférencedanscetteperspective estceluideBenedictAnderson [19831àpropos delaconstructionde l'identiténationale enIndonésie;pourdesdéveloppementsplus récents dans cette perspective,voir,par exemple,Hjort,Mackenzie [2000].
DenisVidal
encorepratiquement une terraincognitodesrecherchessurl'image,pour reprendre l'expression employée par Jean-François Werner, un des premiers chercheurs à s'être aventuré surce terrainet donton trouvera ici une contribution portant sur
l'influence delaphotographied'identitédanslecontinentafricain.
Or,l'Afriqueneconstituepasuneexceptiondanscedomaine. Les travauxpor¬
tant sur des photographes indiens sont à peine plus nombreux que ceux qui
portentsur desphotographes africainsz. Pourtant,la photographiea commencéà
se diffuseren Inde, à peu près à la mêmeépoque qu'en Europe, etlespremiers
photographes indiens sont les contemporains des pionniers européens ou
nord-américains surlesquels lesétudes abondent.Comment expliquer, dèslors, le peu
d'intérêt suscité jusqu'à récemment par la pratique de la photographie hors
d'Occident? La même question vaut pour lecinéma, alors que ce derniera été
introduiten Inde une annéeàpeineaprèsl'avoir étéen Europe3.La situationest
d'ailleurs irréparable dans ce derniercas, car une bonne partie de la production ancienneaétédétruite,fautede soins.Arrêtons-nousbrièvementicisur
quelques-unesdesraisonsprincipalesqui rendent compted'une telle situation.
La premièred'entre ellesestliéesansaucundouteaufaitqu'àladifférencede
médiums plus traditionnels comme la peintureou la sculpture, pratiqués depuis toujours, sous une forme ou une autre, dans la plupart des cultures, les formes
d'imagerierécente comme laphotographie oulecinéma n'ontpas seulementété
associéesàlamodernité. Pourdesraisonsplusdiscutables, ellesl'ontété aussiàla
cultureoccidentale.Ainsia-t-ilétélongtemps considéréqueladiffusiondela pho¬
tographieou ducinéma dansle mondetémoignaitavanttoutde l'influencetech¬ nologique etculturelleexercée par l'Occidentsur les autrescontinents. Etsi l'on
excepte quelques créateurs individuels (des cinéastes d'ailleurs plutôt que des photographes) dont
l'uvre
a retenu l'attention des amateurs éclairés, de telles pratiques ontpu sembler longtemps trop dépourvues d'authenticitépour retenir sérieusementl'attentionde ceuxqui s'intéressaientàd'autrescultures quelacul¬ ture occidentale.Dans cevolume, l'articlede Sophie Houdart,consacré auxpréparatifsde l'ex¬
position universellejaponaise, témoigne cependant dufait qu'un telpointdevue est dépasséetqu'ilneviendraitplusàl'espritdepersonneaujourd'hui
-
àcausedu Japon en particulier-
d'identifier toute forme de modernité technologique à l'Occident.Cela estparticulièrementvraidansledomainevisuel;et c'est peut-êtreaussi l'une des raisons pour lesquelles le regard que nous portons désormais sur l'usage delaphotographieoudu cinémadansle mondechangetrèsrapidement.
Mais, pour en revenirà la situation dontnoussommes aujourd'hui encore les héritiers, une autre raison explique le retard des études consacrées aux photo¬ graphes ou aux cinéastes non occidentaux; c'est le rôle joué, dans l'imaginaire
2 IIn'yavéritablementquedeux ouvragesqui peuvent actuellementfaire référence enlamatière: Gut-man [19821;Pinney[1997].
3 Onad'ailleursassistédansce cas- dufait,enparticulier, del'influenceprise parlesCulturalStudies danslemilieudesuniversitairesindiens- àunetransitionparticulièrementabrupteentre unepériode où l'étudeducinémaindienconstituaitundomaine largement négligéàunenouvellepériodeoùcelui-cifait désormaisl'objetdetouteslesattentions.Voir, parexemple,Nandy [1997];MadhavaPrasad[1998].
Auxlisièresdel'image
comme danslapratiquedecesdeuxartsenOccident,parlespays«exotiques»et
leurshabitants.Cesderniersont constitué non seulement unthèmeprivilégiémais
aussi une raisonnonnégligeabledeleursuccès,etcela pour plusieursraisons.
Ainsi, dansun contextelargement marqué par lacolonisation, laphotographie
puis lecinémaontété immédiatement sollicitésà desfinsde contrôlepolicieret judiciaire, médical etadministratifaussibien qu'au service de toutes sortesd'en¬ treprises « savantes4 ». Et, comme le montreJean-FrançoisWerner ici même, un
telusageofficielalaisséunemarqueprofondesurlamanièredontlaphotographie estencore conçueaujourd'huidans cespays.
Mais, plus fortementencore
-
etc'est uneraison importante du succès com¬mercial delaphotographiepuis ducinémaàleursdébuts
-,
cesdeuxartsont puse targuerd'offrirauxOccidentauxunevision plus « réaliste » d'un mondequileurrestait profondément étranger et suscitait d'autant plus leur curiosité que seule une minorité de lapopulationavaitalorsl'occasion de voyager. Cette vocationne s'estd'ailleursjamaisdémentie.Etl'unedespremièresexploitations populairesde tous les progrès technologiques qui ont pu exister jusqu'aujourd'hui dans le domaine de la photo ou du cinéma a toujours été la présentation de spectacles
« exotiques» auregard desspectateursoccidentaux.
Il
existed'ailleurs, de cepointdevue,unetroublantecontinuitédepuisles ori¬gines delaphotographiejusqu'àcejourdans lechoixdesthèmesiconographiques liés à un tel usage de la photographie, dont témoigne par excellence l'imagerie associée au tourisme. C'est un point qui est au
cuur
de l'analyse proposée par Marie-JoséJolivetdans cenuméro, surlesreprésentationsvisuellesconsacréesàlaGuyane depuis les débuts de la colonisation française. Là encore, cependant, le phénomène est beaucoup plus généralisé. On peut en voir la preuve dans la
manièredontun grandnombred'ouvragesphotographiquesàsuccèssecomplaisent
à privilégier les représentations des pays « exotiques » qui reprennent, parfois
presqueàl'identique,desimagesquin'ontcesséd'avoirlafaveur dupublicdepuis l'époquecoloniale5.
Plusgénéralement,cequialongtemps caractérisé aussibienles usages spécia¬ lisés que les usages plus populaires de la photographie ou du cinéma dans le monde nonoccidentalestla profonde asymétriedesrôlesattribués àchacun dans un tel contexte.Pourle dire simplement,
il
a pu semblerlongtempsentendu que la vocationvéritable des habitants des pays du Sud (similaired'ailleurs en cela à cellequiétait généralementréservée aux femmes)alongtempsété d'être photo¬ graphiés ou filmés plutôt que de filmer ou de photographier; et s'ils se retrou¬vaient,àtitreexceptionnel derrière leviseur, ons'attendaitplutôtàceque cesoit
àtitredesimplestechniciens,enrestant delasorteauserviceduregarddesautres.
Peut-être lapreuvecaricaturale d'unetelle situation est-ellelamanière donts'est
longtempsmaintenue,depuislesorigines delaphotographieetdelacaméra,toute
4 Voir,parexemple, Ryan [1997].
5 Onenaunparfaitexemple aveclapopularité d'ouvrages comme ceux de RolandetSabrinaMichaud quisesont spécialisés- avectalent,d'ailleurs- dans lacréation d'ouvragesphotographiques surl'Asieoù desscènes contemporainessontsystématiquement mises en parallèleavec des représentationsplus anciennes;voir, par exemple,Michaud etMichaud [1981].
DenisVidal
une mythologie populairesurla « magie » qu'elle était censéeincarner auxyeux
des « indigènes». La quête désespéréedestouristes aujourd'hui, pourphotogra¬
phier« aunaturel» lespopulationsdes paysdu Sud
qu'il
leurestdonnédevisiter,perpétue d'ailleurs cettetradition parbiendesaspects.
Cette asymétrie n'aétésystématiquement remiseencausequerécemment.On peut noter cependantlerôlejouéen leurtempspardesprécurseurscommeJean
Rouch et quelques autres, en particulier dans le domaine de l'anthropologie visuelle. Pourtant, mêmedansuntelcontexte,l'intérêtportéàlapratiquede pho¬
tographes ou de cinéastes non occidentaux traduisait moins la volonté d'étudier
l'influence qu'ilspouvaient avoirsurleurpropresociété que le désirdedéchiffrer
le regard qu'ilspouvaient portersurleurculture ou, plus exceptionnellement,la nôtre. Toutefois, ce dernier biais n'a rien de véritablement spécifique. C'est un problème méthodologique que l'on retrouve dans presque toutes les études
concernantdesimages.C'estàceniveauqu'ilfaut d'abord l'examiner.
Le
pouvoir
desimagesEnsimplifiantles chosesàl'extrême,onpeutdire
qu'il
yadeuxmanièresfon¬damentalesd'envisagerlerôlejouépar lesimages:soitenmettant l'accentsurce qu'elles représentent etsur la manièredont elles le représentent; soit en
s'inté-ressantauxeffetsqu'ellespeuvent produireouexercerenretoursurleurenviron¬
nement. Certes, ces deux approches sontcomplémentaires. Mais elles n'ont pas pour autant retenuàtitreégal l'attentiondes chercheurs; et surtout,ellesontfait toujoursl'objetdedeux types d'approchetrèsdifférents.
Rappelons-noustoutd'abordl'aisanceaveclaquellenousassocionstouteimage
aveccequ'elleest censéereprésenter:lanotionmêmed'artnonfiguratifn'a-t-elle
pas longtemps fait scandale en Occident? Cela est encore plus vrai en ce qui concerne laphotographieou le cinéma6. Quand lepouvoirde représentationdes
images estinterrogé, ce n'est généralementpas dû au faitque nous mettions en
doute cette capacité en tant que telle; nous nous inquiétons plutôt de la trop
grandefacilitéaveclaquellenous sommes prêtsà faireconfianceauximages pour représenterlemondetel
qu'il
est. Notre attitudechangepourtantdu toutou toutdès lors
qu'il
s'agitde prendre égalementen comptele pouvoirquiestprêté aux images d'êtreà même d'influencer ou d'agir sur le spectateur, indépendamment mêmede toute notion de représentation ou d'expressivité.Il
ya làun paradoxedont
il
estimportantdeprendre toutelamesure.Eneffet,lanotiondereprésentativitédel'imageatoujoursjoué unrôleimpor¬ tantdans toutes lescultures, même si l'attention portée au réalisme de la repré¬ sentations'est accrue àl'époque moderne, grâce à laphotographie enparticulier. Mais
il
est vrai aussi que le pouvoir attribué aux images a toujours excédé un simplepouvoirde représentation,danstoutes lescultures etàtouteslesépoques, ycomprisla nôtre. Songeonsau pouvoirsacré prêtéàcertainesimages:contraire-6 Untel constat estmagnifiquementanalyséaudébut du célèbreessaide Roland Barthes,LaChambre claire,notesurlaphotograhie[1980].
Auxlisièresdel'image
ment àl'idée que beaucoupse fontdu mondecontemporain, la popularitéaccor¬
déeàcetteformedepouvoirestplus grande encore denosjours quepar lepassé7.
Deplus,elleconcernedesformes de croyancequinesesontpasseulementmain¬ tenues maisaussirenouvelées.
Il
suffitde penser, decepointdevue,à l'omnipré¬ sence du rôle joué par la propagande et la publicité à notre époque:il
reposeprécisémententièrementsur laconviction que lepouvoir desimagesva bien au-delàd'unsimplepouvoirdereprésentation.
Endépitcependantdes investissementsconsidérablesfondés aujourd'huisur
laconvictionquedes imagespeuvent affecterlescroyancescommelescomporte¬ ments de ceux qui s'y trouvent exposés, une telle perspective et la conception
implicitedesimages surlaquelle elle sefonderestentencore trèsinsuffisamment
prisesencompteet, àplus forteraison, analysées, dansles recherchesquiportent
sur lesreprésentationsvisuelles.C'estd'ailleurscequesouligneavecjustessel'his¬
toriende l'art,David Freedberg,dansl'undesraresouvragesqui développent une
conception pluséquilibrée dece pointde vue: «
Il
fautconsidérer nonseulementl'attitude et le comportement du spectateur, mais aussi l'efficience et la vitalité
propres aux images elles-mêmes; il faut prendre en compte non seulement la manièredontagissentlesspectateurs, maisaussilamanièredontlesimagespeuvent
donnerl'impression d'agir; non seulementceque fontles gens dans le cadre de
leur relation avec des représentations imagées, mais aussi ce qu'ilsespèrent voir
s'accomplirpar le biais de cesreprésentations, et pourquoi ils peuvententretenir
de tels espoirs. » Or, c'est seulement en envisageantla question de l'interaction
entrelesimagesetleurs spectateursque l'onpeutespérerrenouvelerlesperspec¬ tivesexistantes surle rôledesimages danslaconstitutiondesidentités8.
Ainsi,enréunissantici l'analysed'un certain nombredesituations prises dans
lemondeentieroùdesimagesontpujouerdesrôles,d'ailleurs très variés, dans la
constitution de diversesformes d'identité individuellesou collectives, nous vou¬ drions contribuer à deux objectifs complémentaires: aider au rééquilibrage en cours pour que le monde non occidental occupe "pleinement sa place dans le domaine desrecherches surlesimages ànotre époque; participer,par cemoyen, au renouvellement du questionnement anthropologique sur les raisons qui per¬ mettent de mieux rendre compte du pouvoir prêté aux images non seulement « autrepart » et dans le passé mais, aussi bien, ici etmaintenant. Cela suppose
qu'uneattention équivalente soit portée
-
comme le suggère lacitationde DavidFreedbergmise enexergue decetteprésentation
-
àlamanièredontl'identitédepersonnes, de lieux ou de communautés peut être représentée par le biais
d'images, comme à la manièredont ces imagesaffectent en retour l'identité des personnes, des communautés et des lieux qui leur sont associés. C'est dans le même espritque je voudrais brièvement présenter maintenant certains des élé¬
ments de réponsequelesdiversescontributionsàcenuméroapportentàunetelle
perspective.
7 Voir,parexemple, dans lecasindien, Vidal[1997]; Babb,Wadley[1995].
8 C'estaussilepointsurlequelinsistefondamentalementAlfredGelldans les analysesmagistralesde sondernierouvrage [1998].
10 DenisVidal
Imagesdepersonnes
Lerôlejouéparlaphotographiedans lecolonialismecommence àêtreun peu mieux connu aujourd'hui9. De même s'intéresse-t-on désormais aux pratiques
de la photographie de studio hors d'Occident10. L'originalité des recherches de J.-F. Werner, cependant, est de mettre plutôt l'accent sur les conséquences de
l'époque colonialesurlestatutde laphotographieenAfriqueaujourd'hui, etsur¬
toutd'analyserl'influence d'une telleidéologieàpartird'ungenrephotographique
-
laphotod'identité-,
dontil
estle seulàavoirétudié touteslesimplicationsdans lecontexte africain.Ainsi,sonambition n'estpasseulementdemontrerquela pra¬ tique de laphotographie d'identité en Afriqueaeu pourconséquence de perpé¬tuer un mode de contrôle administratifet judiciaire prolongeant celui qui avait commencéd'êtremis en placependantlapériodecoloniale,c'estaussidemontrer
-
pour reprendre une de ses formules-
comment un telgenre photographiqueapumarquer« defaçon durablel'imaginaire africain contemporain ».
Pourargumenterson propos,J.-F. Wernerconcentre sonattention sur la pra¬
tique photographique deCornélius Augustt, unartisan d'autant plusreprésenta¬
tif
de la photographie africainequ'il
est né au Togo, a été scolarisé au Ghana,forméàlaphotographieau Burkina Fasoet
qu'il
afinalementexercésonactivitéen Côte d'Ivoire.
Il
analyse de lasorte lamanière dontcederniera pratiqué sonmétier dans divers contextes (urbains ou villageois, par exemple), ainsi que les
milliersdeportraits photographiquesqui sont contenusdans lesarchives de
celui-ci. La conclusion la plus significative de sa recherche est de montrer que deux logiquesdereprésentationvisuelle
-
etnonpasuneseule-
secombinentdansuntelcorpus.
La premièredeces logiquesestaussi laplusprévisible.C'est cellequiaccom¬
pagne, sur leplanvisuel,latransition d'une formed'identitécollectiveàuneautre:
d'une part, encherchantà minimisertouteslesmarquesvisuellesqui renvoientà
uneidentitédespersonnes,fondéesurladiversitédeleurs appartenancessociales,
culturelles ou ethniques; d'autre part, en tentant
d'y
substituer, de concert avecd'autresprocéduresadministratives (empreintes digitales, étatcivil,etc.), unenou¬ velleidentité quireviendraitàles définirplusexclusivement commeindividus et commecitoyens.
Mais, comme le montreJ.-F. Werner, une autre logique s'est mise simultané¬
ment en place avec la photographie de studio. Les studios photographiques en
Afriquenesauraientêtre analysés, eneffet, commedesimples relaisdes pouvoirs
publics, coloniaux ou étatiques; ilsont également constitué
-
du faitmême des possibilitésqu'offraitleurdispositif-
unedes raresopportunitésdonnées auxindi¬vidusdepouvoirredéfinirleurimagedansunerelativelibertéparrapportauxpres¬
sions collectives qui s'exercent normalement sur eux. Le paradoxe de la photographiedestudioestainsid'avoir constitué l'undesrouagesducontrôle des
individusparl'État, toutenoffrant cependantàcesderniersun certainespacede
liberté poury redéfinirleuridentité.
9 Voir,parexemple,Ryan[1997].
Auxlisièresdel'image 1 1
On retrouvelàuneproblématiquequicorrobore lesconclusionsderecherches
récentes menées en Inde sur la photographie de studio. Par exemple, Satish SharmaouChrisPennyontégalementinsistédans leurstravauxsurlanécessitéde
remettre en question lesconclusions des analyses sur la photographie
-
menéesdans un contextetrop exclusivement européen
-
dès lorsquel'on prenait effecti¬ vementen compte les usagesdece médium dans d'autres partiesdu monde. Onsaitl'importanceaccordéeàlafonctionindiciairede laphotographieetlaplacequi
luiest dévolue dans le contrôle administratifdes populations. D'ailleurs, de tels usagesavaient déjà été soulignés en leurs temps pardes auteurs comme Roland
Barthes ouMichel Foucault et ils constituent maintenant unimportantcorpusde recherches. Néanmoins, l'extraordinaire succès commercial de la photographie danslemondeaététoutautantlié jusqu'àtrèsrécemment(et non passeulement,
comme on le croit souvent, pendant les quelques décennies qui ont suivi son
invention en Europe) aux possibilités offertes par la photographie de studio de donner auxindividus une certainelibertédejeusurleplanvisuel parrapport aux contraintesquiconditionnaient leurapparence etleur environnement.
Toutcequiprécède ne sauraitcependantnousfaireoublierqu'unetelle liberté
resteessentiellementrestreinte àun espace limitéau tempsde la pose etau stu¬
dio, dont le souvenir ne semaintiendrajamais que parle biais de l'image photo¬
graphique et de l'espace imaginaire que cette dernière
définit
mais aussicirconscrit.Maisqu'enest-ilplusgénéralementde
l'effet
quedesimagespeuvent produire dès lors qu'elles se mettentà exister, non plus seulement en tant quepures représentations, limitées àla matérialitéde leur support, mais aussi dans la
vie deceux qui n'hésitent pasà s'en inspirer età se créerun nouveau semblant
d'identité par ce moyen? C'està unetelle question que s'intéresse plusparticu¬
lièrement Emmanuel Grimaud en nous proposant une analyse inédite de la
manière dont les spectateurs et les amateurs de films commerciaux à Bombay incorporentleur expérience cinématographiquedansleurspropresexistencesaussi bienque dans leursvisionsdu mondeetdelasociété. Dans detelscas,laquestion n'est plus tantdesavoir dansquellemesurel'identité visuelled'unepersonneva être représentée par une image que de se demander, à l'opposé, comment des images de films vont se réincarner dans leur environnementpar le biais de leur
audience.
Jusqu'ici, en effet, l'étude des audiences cinématographiques s'est trop sou¬ ventlimitée, surtoutdanslecasindien,àdesspéculationspeuvérifiablesouàdes
platitudes sociologiques. Cela estdû partiellement aux difficultés que l'on peut
avoiràmenerdesenquêtessatisfaisantes dans cedomaine.Mais on nepeutigno¬ rer la faiblesse certaine des prémisses méthodologiques à partir desquelles de telles études sont leplus souventmenées.
Àencroirelesconceptionssociologiquescourantes danscedomaine,pourana¬ lyserlesréactionsquesuscitelecinéma
-comme
toute autre productionculturelle,d'ailleurs,decepointdevue
-
dansuneaudiencedonnée,il
suffiraitde « définir» les « attentes » supposées du milieu auquel appartient l'audience en présumant dèslorsquecesattentes correspondentsimplement aux caractéristiquessocialeset culturellesdumilieuenquestion.Inutiledelepréciser:toutproducteurdecinéma donneraitcherpourqu'il
ensoitvraimentainsi.Leproblème, cependant-
comme12 DenisVidal
le savent bien tous les professionnels
-,
estqu'unfilm
à succès reflète rarementd'unemanière purement mécaniquelegoûtde son public. Letestde saréussite
renvoie aussi à une autre logique. Comme le montre, en effet, Emmanuel Grimaud,chaquefoisqu'unfilmcommercialavraiment dusuccès,c'estparce
qu'il
asucréer« son» audience,laquelles'est chargée alors deconstituerunecaissede résonance pource dernierde toutes sortes de façons que l'on ne sauraitréduire seulement aux particularités socioculturellesdumilieuenquestion,contribuantdelasorteàen démultiplierla popularité.
Fort d'avoirsu ainsi se laisserguiderdans ses enquêtes par une telleconcep¬
tiondu rôle jouéparl'audience, EmmanuelGrimaudpeutalorsnousproposerune description ethnographique étonnantedesprocessusquidéterminentlapopularité
des films en Inde. Tout dépendra ainsi non seulement des commentaires, des
conversations et des appréciations variées qui seront portées à propos des films,
maisaussi,plusdécisivementencore, delamanièredontchacundesélémentsqui
lecomposent(histoire, morale,acteurs,chants,dialogues, combats, costumes, etc.) vaconcouriràson succès en fonctionde lamanière dontilspourrontservir d'ins¬
piration directe à son audience et se trouver ainsi incorporés de mille façons à
l'existence desspectateurs.
En dernière analyse, la condition même pour que les images exercent leur
influenceestque s'abolissentleslimites qui cantonneraientcesimagesàn'exister
quesur les écrans oumêmedansles sallesobscures.La questionestalors desavoir
-
comme le montre clairement Emmanuel Grimaud en mettant l'accent sur lanotionde« test»
-
quelestle degréconcretderéplicabilitéd'unfilm, d'unacteur,d'unstyle d'une histoire, d'unechanson,etc.; etcela, non seulementdans l'uni¬
vers relativement neutre desécransdecinémaetde télévision, maisaussi dans la vie,la mémoire,lesmanièresd'êtredeleursaudiences.
Les approches de Jean-François Werner et d'Emmanuel Grimaud sont ainsi
complémentaires l'une de l'autre: la première est plutôt centrée sur la manière
dont
l'identité
de personnes donnéess'incarne dans des images tandis que celled'Emmanuel Grimaud montre à l'inverse comment des images peuvent, à leur
tour, seréincarnerdansdes personnes.C'estd'ailleurs une dialectiqueassez sem¬ blable quel'onretrouvedanslescontributionsde cenuméroquimettentplusspé¬
cifiquement l'accent sur le lien qui peut s'établir entre certaines formes
d'imageriesetdeslieuxou descommunautés.
Images de
quartier
Onenaunpremier exempleavecl'étude d'Agnès Serre surlareprésentationde quartiers populaires urbains au Brésil. Dans le cas qu'elle étudie, en effet, deux
représentationssemblent devoirdominer:lapremièreestcelle queprivilégientles
médias conservateurs qui, de manière classique, présentent ce quartier pauvre
comme unfoyerd'activitésillégales ou subversivesoù régnentlamisèreetl'insécu¬
rité. Laseconde, très différente, estcelle qu'offrentdes organisationsnongouver¬ nementalesetcaritatives,quis'efforcent,aucontraire,de donner uneimagepositive
du quartier, fondéesurlasolidaritédeseshabitantsetleurcapacitécollectiveàs'or¬ ganiseretàsemobiliser,faceauxinégalitésetauxinjusticesqu'ilssubissent.
Auxlisièresdel'image 13
Le point focal de la contribution d'Agnès Serres est de montrer comment
diversesformesd'imagerie peuvent êtrealorsmobilisées,pourprivilégierl'uneou
l'autre de ces représentations très contrastées. Elle insiste sur la manière dontle
photo-journalisme à prétention réaliste est favorisé par les médias conservateurs
pour établir le « constat » de l'anarchie et de l'insécurité régnante. À l'inverse,
l'usage du dessin seraprivilégié parlesorganisations de quartier pourillustrer et
populariserles idéauxde solidarité etde résistancecollective qu'ils promeuvent. C'est là, sommetoute, un usage relativementtraditionnelqui est faitde l'aspect indiciairedelaphotographie
-
enjouantdel'apparencederéalismequila caracté¬ rise-
tandisquele dessinsemble plus apte-
grâceàl'inventivitéqu'il
permet-
à illustrer des formes de mobilisation qui ne se sont pas encore nécessairement concrétisées.On assiste ici, semble-t-il, à la mise en
suvre
de deux manières clairementcontrastées dejouerdes images pour renforcerl'identité d'un lieu etd'une com¬ munauté. Dans lesjournauxconservateurs,la « réalité» decequartierest censée venir s'inscriredans lesimagesquiluisontconsacrées, alorsquelesorganisations
militantes n'en proposent qu'une représentation provisoire qui ne trouvera sa signification véritable quesiellevients'inscrireetseconcrétiserdanslaréalitéde
la mobilisation qu'elle appelle de ses
veux.
Reste àsavoir quelle partvéritable chacune de ces deux formes d'imagerie a véritablement pris dans la définitionvisuelle duquartieretdanslamobilisation populairedeseshabitants.
C'est précisément à cette sortede questionque, dans un contexte différent,
Dominique Couret et Bezunesh Tamru tentent de répondre en analysant une forme originale d'imagerie qui s'est répandue en 2001 sur les trottoirs
d'Addis-Abeba, enEthiopie. Maistoutl'intérêtdeleur étudeestdevenir brouiller, comme à plaisir, les repères sur lesquels l'analyse des formes d'imagerie populaire ou populiste est plus habituellement fondée. Cette étude porte, en effet, sur la
manièredont,parmilliers, semble-t-il, lesjeunesde lavillesesont misàchanger l'apparencedeleurenvironnement familier, fortsdusoutiendeshabitantsdeleurs
quartiers respectifs, enétablissantdepetits jardins ornementauxqui leur ontainsi offertune façonoriginaledes'exprimervisuellement.
Au départ, pourtant,
il
n'yavaitriendeparticulièrement surprenantàcequ'unepersonnalitémédiatique delaville se mette àlatête d'unecampagneàcaractère civiquedont le but étaitd'inciterlesjeunesde laville àse substituerà des pou¬
voirs municipaux largement défaillants pour prendre encharge l'amélioration de
l'habitaturbain; ni même àce que l'accent soit mis plus particulièrementsur la
création depetitsjardinsetdeparterresdefleursdanslesparties lesplus négligées de l'espace public urbain. Demême ne s'étonnera-t-onpas outre mesurequ'une
telle initiative ait remporté au départun certain succès, lesjeunes, encadrés par
l'ONG,ayantétéindemnisés pourleur participation.
Les choses prirent cependant un tour plus inattendu quand cette initiative
commençad'être suivie avecun enthousiasme grandissant dans l'ensemblede la
communauté urbaine
-
et, plusparticulièrement,danslesquartiers populaires.Leplus remarquable, semble-t-il, futque, par milliers et indépendammentde tout
encadrement directpar l'ONG,desjeunes s'intéressentau projet, ledétournent
14 DenisVidal
jardins en autant de supports visuels investis à leur gré de thèmes icono¬ graphiqueslesplusvariés.
Aprèsavoirprésenté ainsi lamanièredonts'établitlavoguedecesjardinsplus ou moins spontanés, Dominique Couret et Bezunesh Tamru analysent dans le
détail les circonstances historiques et politiques qui permettent partiellement
d'expliquerles raisonspour lesquelsdesmilliers de jeunesdéfavorisés dans laville
se seraient ainsi transformés en jardiniers improvisés. Mais, comme ils en admi¬
nistrenteux-mêmeslapreuveavecbeaucoup desubtilité,
il
n'enestque plus inté¬ressant de s'interroger dans un tel cas sur les raisons mêmes qui viennent
compliquerl'analyse duphénomène.
Il
yadéjàquelque chose d'assezfascinant dans lestatutde cesjardinsetdesdécors visuels qui leur sont associés, car on ne saurait situer véritablement leur existenceniducôté delareprésentation nidu côté delapureréalité.Plus encore
quedanslesautrescasauxquels
j'ai
pufaireréférencejusqu'ici,cette formed'ima¬gerie sedistingue, eneffet, par un statuthybride qui disqualifie d'emblée toute
analyse trop rigidement fondée sur une telle distinction. Mais, comme le font
remarquerD. Couret etB.Tamru,leur statutestplus ambiguencore dufaitquela popularitédecesjardinsaété liéeau départà lapersonnalité médiatiquedel'au¬
teurde l'initiative, puis, très rapidement,à la couverturemédiatique importante
dontlesjeunesquiseprêtaientàcejeu ontétél'objet.End'autres termes,lesuc¬ cès même de ces jardins est venu d'un effet de boomerang: non seulement les modèles en avaient été souvent inspirés par les médias, mais la possibilité d'en faireànouveaudesobjetsmédiatiques venaitconsacrercetteactivité.
D. Couret etB.Tamrufontaussiapparaître une autreambiguïté,sociologique
celle-là.Ilsmontrent
qu'il
estparticulièrementdifficileicidedémêlerjusqu'à quelpointcette vogue peut être définie comme une forme d'embrigadement discret
des jeunes sans abri ou, au contraire, comme un moyen d'expression qu'ils se seraienttemporairement approprié.La situation,en toutcas,sembleavoirété suf¬ fisamment peu claire pour inciterles pouvoirs en place à réprimer durementce phénomène populaire. Mais, cruelle ironie, la logique d'une telle répression
-
contrairementàcellequis'estabattuesurlesétudiantsàlamêmeépoqueetdont laraison, àdéfautdelalégitimité, étaitfacilement discernable-
semble véritable¬mentn'avoirfaitsenspourpersonne.
Un dernierpointvient brouillerencoredavantagelespistes.C'estàpropos de
l'iconographie à laquellecesjardins ontdonné lieu. Làencore,
il
estclair, sil'onencroitD.Couret etB.Tamru, quelechoixdesthèmes iconographiques aconsti¬
tuéun moyenprovisoirementprivilégiéd'expressionpourcesjeunes.Néanmoins,
on ne saurait analysercette imageriecommesi elleétait l'expressionnonmédia¬ tisée de l'imaginaire propre à ces derniers. Celle-ci vient plutôt nous révéler
l'extrême diversité du répertoire dont ils disposent, quelque paît à
mi-chemin entre des traditions iconographiques locales et un réservoir d'images de
plus enplus globalisé oùchacunvientpuiserà loisir. Comprendrepourquoi, àun moment donné et dans un contexte donné, tel sous-répertoire particulier va cependant s'imposerau serviced'une forme oud'une autred'identité pose, dès
lors, desproblèmesméthodologiquesdélicats qued'autresarticlesdans cevolume
Auxlisièresdel'image 15
Les
fabriques
iconographiquesdel'identité
L'impression relative d'arbitraire que donnent leschoix visuels opérés par les
jeunesd'Addis-Abebaestsans douteliée pourbeaucoup àlacirculationinternatio¬
nale desimagesquicaractériseplus que jamais lemondecontemporain. Maison ne sauraitoublierqu'ils'agitd'uncas assezparticulierdans lamesure où le besoin de
s'exprimer yétait largement spontané etqu'il n'yavait pas detradition iconogra¬ phiqueévidentedanslaquelle
il
aurait pus'inscrire.Decepointdevue,lasituation analyséeparMarie-JoséJolivet,qui étudielesreprésentations imagées delaGuyane aucours descentcinquantedernièresannées,nesauraitêtreplus contrastée.Unedesdimensionsqui ressortclairementdesarecherche est,au contraire,la grandestabilitédu processusd'accrétionauqueladonnélieul'imagerie visuellede cette anciennecolonie, devenue départementfrançais,aucoursd'unsiècleetdemi d'histoire. Une telle stabilité n'a toutefois pas empêchécette imagerie d'évoluer
lentementetdeserenouvelerprogressivement. Marie-JoséJolivetmontrebien,en
effet, les différentes étapes d'une telle évolution. Elle fait apparaître que cette
imagerie,toutenrestantlargementmarquéeparlapkcequepouvaient occuperles différentsaspectsde laGuyaneetdeses populationsdans l'imaginaire colonial et touristiqueliéàcette région, n'acessécependantde faireéchoàl'histoireinstitu¬ tionnelle, sociale etpolitique decette dernière.Pratiquant pource faire une lec¬
ture « symptomale » de cette imagerie, elle utilise en particulier des notions
commecelles « d'hyper ou d'hyporeprésentation ». C'estainsi que l'onvoit pro¬
gressivement s'accroître ou décliner l'importance respective de certains thèmes
iconographiques privilégiés qui peuvent concerner aussi bien des institutions (le bagne, la base aérospatiale) et des environnements spécifiques (la ville de Cayenne, « l'enfer vert ») que les différentes populations en présence (Créoles, Noirsmarrons,Amérindiens, etc.).
Toutefois,au-delàd'unepremière lecturediachronique ducorpusd'imagesqui
s'est progressivement constitué autour de la Guyane, Marie-José Jolivet propose une analyse de cette imagerie profondément démarquée de celle que veulent
accréditeraujourd'hui lesprésentations courantes du multiculturalisme quicarac¬
térisecetterégion. Laconséquencelaplusspectaculaire decesnouvelles présen¬
tations est, peut-être, la tendance à oblitérer très largement toute notion de
temporalitéetd'historicité; et, dece faitaussi, toute référencequelque peu mar¬
quéeàl'histoire sociopolitiquedela Guyaneetauxconflits sous-jacents où cette
histoires'exprime.
La tramequi sert aujourd'hui de support privilégié à l'imagerie visuelle de la
Guyane est celle d'une pure juxtaposition de paysages et de communautés eth¬
niques,cesdernières disposant de caractéristiquesspécifiquesquiseconserveraient
inchangéesdansletemps. Or,dansuneconceptionainsi placéesouslesignede
l'in-temporalité,touslesrecyclagesd'images deviennentpossibles. Mieux,c'estpréci¬sément la possibilité d'un tel recyclage qui devient à la fois constitutive et
synonyme decenouvelidéalidentitaire.Dansuntelcontexte,eneffet,
il
n'yaplusque les ethnologues eux-mêmes pourcontinuerde sesentir gênés par les clichés
ethnographiquesqu'ontpuprendre leurs prédécesseursauXIXesiècle; lesgravures fantasmagoriques à la Jules Verne de « l'enfer vert » n'évoquent plus le rideau
16 DenisVidal
nouveau paradisécologique. Etpeu importe l'histoirede la migration récentedes Hmongdu Laos, d'un boutdu monde àl'autre,si, parlagrâce de leurs atourstra¬ ditionnels,ilsévoquentlapérennitédelatradition.
Parcertains aspects, l'idéologie qui ressort du
film
politique népalais analyséparAnnedeSales n'estpas sansrappelercelledontMarie-JoséJolivetrelève l'in¬
fluence dansson analyse del'imagerie identitaireen Guyane: onyvoitaussiune ancienne idéologie, de caractère plus intégrateur, se trouver progressivement
concurrencée pardesidéauxquiportentexplicitementlamarquedu multicultura¬ lisme.Àun autre niveau,
il
apparaîtquelaculturedesAmérindiensdeGuyane oucelledes Magars du Népal peuvent être revaloriséesaujourd'hui au nom de cer¬ tainesformesdenéopastoralisme, denéoprimitivismeoud'environnementalisme.
Aussi, sur un plan plusvisuel, on peut constaterégalement, dans chacun de ces deuxcas,quedesidéologiesquiseréclamentd'unenracinementlocaletvalorisent
à l'extrême tous les emblèmes pouvant faire écho à ce dernier n'échappent pas
nécessairementà la séductionde stéréotypes (les arts martiaux asiatiques, lecar¬ naval brésilien, etc.) qui n'ont guère à voir avec le purisme identitaire qu'elles revendiquentparailleurs. Mais,s'il apparaîtclairement que l'onestbien dans les deux cas dans un même monde, qui estaussi le nôtre,
il
est néanmoins difficiled'imaginer uncontrasteplus saisissantqueceluiexistant entre lesdeuxfaçons ici
présentées demettre l'imageauservice d'identités culturellesspécifiques.
Àladifférencedel'imagerie actuellede laGuyanequisemblevouloirmasquer
toute formedetemporalité, lecasdu filmétudiéparAnnedeSalesseprêteàune démonstration exemplaire de lamanière dontlecinéma peut être misau service
d'unereprésentationimagée del'histoire,maisaussiàl'ambitiondemontrer cette
dernière«commevousnel'avezjamaisvue».Or,pour arriveràun tel résultat,
il
n'estpassuffisant depuiserson inspirationvisuelle dans un stock d'imagesexis¬tantes localementou même disponiblessur lemarché mondial.
Il
n'est pas pos¬ sible non plus d'improviser complètement une nouvelle version du passé qui correspondrait d'emblée aux idéaux identitaires que l'on promeut. Si l'on veut atteindreà unminimumdeplausibilitéetdoncd'efficacitéparrapportau public,l'effet
de torsionqu'il
faut opérerparrapportàl'historiographiecourante s'impro¬visedifficilement.
Certes, si l'on cantonnait l'analyse à un registre purement visuel, ce film
pourraitêtre considéré comme une véritable première: nonseulement, comme
l'indique
Anne de Sales, parcequ'il
s'agit peut-être ici du premierfilm
histo¬riqueauthentiquementrévisionnisteducinéma népalais,mais,plusencore,aussi
parce
qu'il
échappe largement, semble-t-il, auxgenres et aux styles influencéspar le cinéma indien dont s'inspire la majorité de la production cinématogra¬
phiqueau Népal. Cependant,tout
l'intérêt
del'analyseproposéeestdemontrer pourquoi,endépitducaractèreprofondémentinéditdecefilm
surle plan visuel,il
n'estpaspossibled'en rapporter simplementlecontenuau contexteimmédiatde sacréation. Procédant, en effet, à une véritable « archéologie » textuelle du
scénario, A. de Sales montre quece dernier représente en faitla dernièreillus¬
trationen dated'un travail de révision plus ou moins souterrain del'histoire du
Népal qui se poursuit maintenant depuis plusieurs décennies. Ainsi, l'épisode
Auxlisièresdel'image 17
officielle
-
d'ailleurs honorable pourtous lesprotagonistes-
de lasoumissiondesMagars (au XVIIIesiècle) à un ancêtre de la dynastie royale d'origine hindoue
encore au pouvoiraujourd'hui. Mais cela faitplusieurs dizaines d'années main¬
tenant que,dechroniques historiquesen romans, de romans enpiècesdethéâtre
etde pièces dethéâtre enfilms, une version complètementdifférente dumême
épisodeaémergé.
Lacontribution d'AnnedeSalesapportedoncunenouvelledimensionàl'ana¬
lysedes images qui ressortdescontributions àcevolume: elle montre que, pour comprendre lamanière dontlesimages peuvent êtremisesauservice de diverses formesd'identité,
il
n'estpassuffisantdeconsidérerlestransfertsde toutessortesqui peuvent exister entre différentes formesdereprésentationsvisuellesetlaréa¬
lité;
ilfaut s'intéresser avec lamêmeattention à la manièredontles images s'in¬ sèrent dansununiversintertextuel trèsdiversifié dont elles ne constituent jamaisqu'unélément parmi d'autres.
Retourau
studio
CommelefaitremarquerSophieHoudartdanssaremarquableanalyse despré¬
paratifs de l'exposition universelle de 2005 auJapon, le thème choisi pour cette exposition ne brille pas vraiment par son originalité puisqu'il s'agit d'un appel
lancé, une fois deplus, enfaveurd'une relation pluséquilibrée entrel'homme et la nature.
Il
faut préciser cependant que les organisateurs de l'expositionse sontvoulus plusspécifiques enprônantcet idéalpar le biais de lanotion japonaise de
satoyama, qui renvoie plus précisément à l'espace qui environne les villages de montagne,marquant ainsilatransitionentrelanature «incontrôlable » et l'espace
habité.Maisenréalité,c'estàun autreniveau quelesconcepteursdecette expo¬ sitionontvéritablement faitpreuve deleurinventivité.
Àlesen croire,ce n'estpasseulementlanotionde «pavillon d'exposition»,si représentativedetouteslesexpositionsuniversellesdu passé, quiestaujourd'hui
complètementdépassée. C'estl'idée même d'imageaveclessupportsqui luisont habituellementassociés dont
il
fautaussisedébarrasser. Contrairementàcequia pu se passerlors des expositions précédentes, l'écran, sous toutesses formes, neseraplusomniprésent.Reprenantainsi desponcifsdont Platons'étaitdéjàfaitune
spécialité,lesorganisateurs del'exposition voudraienteneffetbannirdecetteder¬ nière « l'usage del'image quine floueraplus lesesprits ». L'ambitiondesorgani¬
sateurs est donc de présenter, à l'occasion de cette exposition, non pas des
représentationsmédiatisées delanature, maiscette dernièredanstoutesonimmu¬ tabilité. C'est pourquoi ils ont choisi d'organiser cette exposition dans une forêt apparemmentmagnifique: la forêt Kaisho. Grâce au choixd'un tel site, l'espace boiséseraàmême deconstituernonseulementlethèmeprivilégiédel'exposition,
maisaussi, pluslittéralement, l'objetàexposer.
Comme on peut l'imaginer, ce projet a immédiatement suscité une véritable
levée de boucliers. Le paradoxe de la situation est que ses opposants les plus
acharnéslesontprécisémentaunom des idéauxenvironnementaux que l'exposi¬ tionest censéepromouvoir. Ils accusent lesorganisateurs devouloir ruinerlesite
18 DenisVidal
notion de satoyama qu'ils prétendent populariser. Sophie Houdart montre ainsi
avec beaucoupde finessetoutce qui distingue l'idéologieenvironnementale des promoteurs du projet de celle de leurs opposants, et toutce qui distingue leurs
conceptions respectives de l'image et la manière dont chacun essaie d'en jouer
pourpromouvoirsacause.
L'existence mêmed'unetellecontroversevientégalement renforcerl'exigence décisive pour les organisateurs
-
s'ils ne veulent pas se ridiculiser totalement et contredire la philosophie mêmede leur projet-
de faire la preuvequ'ils saurontutiliseruntelsitesansle dénaturerniledéfigurer. Aussi,cesderniers
envisagent-ilsdeuxmoyenspouratteindre untel objectif:d'une part,s'assurerquetoutlebâti
de l'exposition soit pratiquement invisible, en enterrant partiellement les
constructionset en utilisantla topologiedu site pourlescamoufler; d'autre part,
faireusagedel'imagerievirtuelle,àune échelleinconnue jusqu'alors, pourfaire de laforêt elle-même un hall d'expositiontoutàfaitparticulier,sanspour autantl'abî¬
mer d'aucunefaçon.
Il n'y
acependantpas besoind'être un esthète japonais pour réaliserlepara¬ doxe de cette démarche. La philosophie explicite des organisateurs consiste,commel'expliqueSophieHoudart,àvouloirrevaloriserlesensde « l'expérience vécue » contrelessimulacresde l'image;mais, pouratteindre untel objectif, ils
ne semblentpas hésiter, en revanche, à mettre leurs talents d'architectes aussi
bienquelestechnologiesvisuelleslesplusavancées auserviced'uneconception
qui aboutirait à rendre « invisible » ce qui existe (l'architecture cachée) aussi
bienqu'à rendre« visible » cequi n'existepas(l'imagerievirtuelle). End'autres termes, loin de garantir un accès plus direct à une « réalité » qui s'imposerait
alorsd'elle-mêmedanstouteson« immutabilité»,lerenoncementauxsupports
traditionnels de l'image aboutira à un effet de leurre plus systématique et plus
troublant que celui qui découlerait simplement d'un usage plus ordinaire des
images. Ainsi, àsupposer que l'exposition corresponde effectivement auprojet
de sesconcepteurs, ce ne seraitpas seulement la lisière entre la nature etl'es¬
pace habité qui se trouverait redéfinie par cette dernière, ce serait aussi bien celle entre imageet réalité.
Entrel'utopie d'un telprojet et laréalité,
il
yaévidemment unécartque l'onpeutdifficilementsous-estimer.
Il
suffitdeserappelerlesrésistancesrencontréesparlesjeunesd'Addis-Abeba pour avoireul'audace dechercherà redéfinir,aussi peu que ce soit, la lisière entre la nature et l'habitat sur les trottoirs de la ville.
Même, dans le cas de l'exposition universelle,
il
n'est pas entièrement évident, comme lemontre SophieHoudart, quelesconcepteurs del'exposition nedoivent fairefinalementdesconcessionstoujoursplus grandesauxunsouauxautresmal¬grétouslesmoyens dont ils disposent.
Il
n'en demeurepasmoinsunespacetrèsparticulierqueceprojet d'exposition universelle nepeut manquer d'évoquer. C'est, commeonl'a vuaudébutdecette présentation, unespacerelativementàl'abridespressionsdu mondeextérieur,oùil
estloisiblededonneràvoircequi n'existepascommede fairedisparaître dela vuecequi ne vousconvientpas. Cetespace,biensûr,c'estl'espacedu studio.Et,faute de savoirpour l'instantcomment tourneracegigantesque « studio» queles
Auxlisièresdel'image 19
vous inviter à vous faire une idée plus précise de celui de Cornélius Augustt à
KoroghoenCôted'Ivoire,encompagnie deJ.-F.Werner.Celatombebien:lavisite commencedanslespagessuivantes.
Bibliographie
AndersonB.[1983], ImaginedCommunities,London,Verso.
BabbL.,WadleyS. (eds) [1995], Mediaandthe TransformationofReligion inSouthAsia, Delhi, MotilalBanarsidass.
BarthesR.[1980],LaChambreclaire,notesurlaphotograhie,Paris,Gallimard-Seuil.
FREEDBERGD. [1989], ThePowerofImage; StudiesintheHistoryandTheoryofResponse,Chicago, ChicagoPress.
Gell A. [1998],ArtandAgency:anAnthropologicalTheory,Oxford, OxfordUniversityPress. GutmanJ.M. [1982], ThroughIndian Eyes, 19thand20th CenturyPhotographyfrom India, New
York,OxfordUniversityPress.
HjORTM.,MACKENZIEScott(eds) [2000], Cinémaand Nation,London, Routledge.
Madhava PrasadM. [1998],IdeologyoftheHindiFilm;aHistoricalConstruction,Delhi,OUP. MichaudR.,MichaudS. [1981], L'Orient dans unmiroir,Paris,Hachette.
NandyAshis(ed) [1997], The SecretPoliticsofourDesires:Nation,Culture,and Genderin Indian PopularCinéma,ZedBooks.
PlNNEYCh.[1997], CaméraIndica,theSocialLifeofIndianPhotographs,London, ReaktionBooks. Ryan J.R. [1997], PhotographyandtheVisualizationoftheBritishEmpire,London, ReaktionBooks. SHARMAS. [1997], Street Dreams,London,Booth-Clibborn éditions.
SHARMA S.[2000],«Delhithrough theEyes andLensesofaPhotographer»,inDupont,Tarlo, Vidal(eds), Delhi, UrbanSpaceandHumanDestinies,Delhi,Manohar:173-180.
Vidal D. [1997],« Empirisme etcroyance dansl'hindouisme contemporain: quand les dieux boiventdulait»,AnnalesHSS,juillet-août, 4:881-915.
Wendl T. [2001],«EntangledTraditions; Photographyand theHistoryofMediain Southern Ghana», Res,Spring2001,39: 78-101.
Photographie et dynamiques identitaires
dans les sociétés africaines contemporaines
Jean-François Werner
*
« Ce dont il y a vue, ouïe, perception,
c'est cela que moi je préfère » [Héraclite].
Il faut apprendre à voir pour parvenir
un jour à la regarder » [M.-J. Mondzain '1.
Cette image, comme toutes celles qui accompagnent cet article, n'est pas une photographie mais la reproduction numerique d'un tirage argentique réalise A partir d'un negatif en noir et blanc de format 6x6 cm. Elle represente un homme d'dge mûr, vêtu d'une vieille capote militaire, cadre en buste et vu de trois-quarts face. Si nous ignorons l'identité de cet homme, en revanche nous sa- vons que le cliche a éte reaiis6 A Piegbo, un village de la region de Korhogo (petite ville du nord de la Côte d'Ivoire), le 24 août 1964, par un photographe du nom de Cornelius Azaglo Augustt qui a photographie, le m@me jour et au même endroit, 74 hommes po- sant de la même façon. Enfin, nous savons 6 alement que cette image etait destinée, une fois collée sur un jocument mention- nant I'etat civil de la personne representee, A servir a I'identifica- tion de cette derniere par les services administratifs de la jeune République ivoirienne.
Cette image
-
appelée aussi communément « photo d'identité »-
est le point d edépart d'une analyse au cours d e laquelle je tenterai d e décrire dans quelles condi- tions un médium visuel particulier2, e n l'occurrence la photographie, a é t é diffusé e n Afrique e t comment ces conditions initiales ont pu influer sur le statut particulier
attribué à l'image photographique dans l'imaginaire africain contemporain.
Chargé de recherche, IRD. Email: werner@bondy.ird.fr.
1 C'est I'image que M.-J. Mondzain fait allusion et h l a nécessité dans laquelle nous sommes * de deve- nir toujours plus savants e t plus familiers des termes dans lesquels chaque fois elle s'impose et se renou- velle ,, [Mondzain, 1995 : 94-95].
2 L e terme de médias visuels consacré par la recherche européenne e t nord-américaine impliquée dans l'étude des images matérielles peut être défini comme l'ensemble des dispositifs technologiques (outils, techniques, savoirs) et des acteurs permettant de fabriquer des images ainsi que les images prodilites par ces dispositifs.
22 Jean-FrançoisWerner
L'image photographiqueestappréhendéeici non seulementcommeunsupport de signesmaisencorecommeunobjetàpartentièreproduitautermed'unproces¬ susopératoirequiretiendratoute notre attentiondans lamesureoù
il
conditionneà lafois les usagesqui sontfaitsdel'outilphotographique,les modalitésdeconstruc¬ tiondesimagesainsiqueleur significationpour ceuxquilesperçoivent.Autrement dit,avantd'être unvisageouun paysage,unephotographie estperçue commeunephotographieetnoncommeuntableau,un masque ouuneimagetélévisuelle. Dans
cette optique, les relations qui peuventexister entre constructions identitaires et
imagephotographiqueseront envisagéesentenantcomptedescaractéristiquesinhé¬
rentesàl'image photographique etdesmodalitéshistoriquesdesadiffusion.
Il
fauttoutd'abordpréciserque, silaphotographie occupeune place modeste sur la scène scientifique contemporaine, entout cassans commune mesure avecl'importanceaccordéeparleschercheurs aux médiasaudiovisuelsdemassecomme
latélévision,lecinéma ou lavidéo, elle n'en constitue pasmoinsunobjet d'étude
privilégiépourétudierlesrelationsentre constructionsidentitaires etimages,etce
pouraumoinstrois raisons:
-
enpremier lieu,parcequ'il
s'agitd'un médium visuel largementrépanduet massivementutilisésurlaplanèteaupointquel'onpeutsupposerqu'audébutdu XXIesiècle,nul n'estcenséignorercequ'estunephotographie3;-
deuxièmement, parce que les conditions techniques de production desimagesphotographiques(aumoyend'unprocessusphysico-chimique)sontàl'ori¬ gined'une signification idéologique particulière (jefaisréférenceàla
consubstan-tialité supposée entre l'image et son réfèrent) qui a bouleversé les systèmes de
représentationenvigueurdanslessociétésdu Nord commeau Sud4;
-
enfin, parce que, contrairement aux médias dont le contrôle appartient à «ceuxd'en haut »-
àl'instarde latélévisionoudu cinéma-
dontlesimagessont proposéesà laconsommationdes massessans queces dernières puissentinterve¬nir dans le processus de production, laphotographie offre lapossibilité à « ceux
d'en bas » d'intervenirdirectement (pratique en amateur) ou indirectement (par
l'intermédiaire d'unphotographe)dans lafabrication desimagesphotographiques
quilesconcernentet, aupremier chef,deleursportraits.
Dece pointdevue, même sil'existencedecontraintes techniquesincontour¬
nablesconfèreuncaractèreuniverselàcetyped'image,mêmesidescodesesthé¬ tiques,enrapportavecsoninscriptiondansunehistoiredelareprésentationpropre àl'Occident, ont joué etjouentencore un rôleimportantdans lespratiquesetles usages de la photographie dans les sociétés africaines, on peut parler d'images
autochtonesouémiques, dans lamesureoùlespratiques,les usagesetlessignifi¬ cationsqui s'y rapportentapparaissent localement déterminés, au point qu'il est
préférablede parlerdephotographiesafricaines aupluriel.
3 En1997,73milliardsdephotos«traditionnelles»,c'est-à-dire argentiques, auraient étéréalisées dans lemonde,dont18milliardspourlesseulsÉtats-Unis. Source: PhotoMarketingInc. (Jackson, Michigan, USA).
4 Pourreprendre laterminologie peircienne, une imageindicielle entretientunrapport decontiguïté avecsonréfèrentàladifférencedel'icône(que ce soit unepeinture,un masque ouunesculpture)qui entretientunrapportdesimilitudeavec sonréfèrent.
Photographieet dynamiques identitairesdanslessociétésafricainescontemporaines 23
Or, l'existence de ces photographiesautochtones a étéignoréependant long¬ temps par larechercheafricanisteetce n'estqu'audébutdesannées
quatre-vingt-dix que quelques individus ont entrepris de défricher cette terra incognito de la
culture africaineetdeconstruiresimultanémentlaphotographie africaine5en tant
qu'objetd'étudescientifiqueet objetde contemplation esthétique [Revue noire,
1998]. En témoigne de façon exemplaire la photographie placée en tête de cet article qui, avant de faire l'objet d'une étude à caractère ethnographique, a été
accrochée en 1996surles cimaisesdu Guggenheim Muséumde NewYork
-
auxcôtés de quatre autres portraits du même type de Cornélius Augustt
-,
dans lecadred'une grande expositionintituléeIn/sight: AfricanPhotographersfrom 1940to Présent6.
Lestravauxdeschercheursontmisenévidence quelaphotographie,introduite
enAfriquepeu detemps après soninventionen Europe, avaitdiffuséde manière
plus ou moins rapidesur le continenten fonction despolitiques mises en oeuvre par les pouvoirs coloniaux. Ainsi, en Afrique de l'Ouest anglophone, des photo¬ graphes d'origine créole étaient en activité, dès 1880, dans les villes portuaires
commeFreetown [Viditz-Ward, 1998]ou Accra[Behrend,Wendl, 1997],alorsqu'à lamêmeépoque,des Indiens ouvraientdesateliersphotographiquesau Kenyaet
en Tanzanie avec la bénédiction de l'administration coloniale britannique
[Behrend, 1998]. Parcontre,enAfriqueduSud [Bensusan, 1966]etdans lespays francophonesd'Afriquedel'Ouest[Nimis, 1998], lescolonisateurssesontefforcés degarder le plus longtempspossible lecontrôlesurlaréalisationdesimages pho¬ tographiques.
Ces derniers obstaclesontcédé lorsde l'accession à l'indépendance des pays africains danslesannéessoixanteavec,pourconséquence,d'une part, l'africanisa¬
tionaccéléréedelaprofessionphotographiqueet,d'autrepart,l'émergenced'une
classemoyenneurbanisée(fonctionnaires,militaires,commerçants,entrepreneurs) qui s'est faitportraiturer en masse dans les studios photographiques,comme en
témoignent, entre autres, les oeuvres de Seydou Keïta [Magnin, 1997] etMalick
Sidibé à Bamako [Magnin, 1998], Cornélius Azaglo Augustt à Korhogo [Revue
noire, 1996], ou encore DéparaàKinshasa [Revuenoire, 2001].
Entre autrescaractéristiques, cette photographie africaine sedistingue de ses
homologueseuropéenne, nord-américaineouasiatique,notammentparlefait que:
(1) lapratique en amateuryesttrès peu développéeet (2)qu'elle estconcernée
presqueexclusivementparlareprésentation de la personne.
En effet, à ladifférence decequi s'est passé dans lessociétés industrialisées aprèslasecondeguerremondialeavecl'appropriationdecettetechniquede repré¬
sentationparlespopulations,enAfrique,laproduction d'images photographiques estrestéejusqu'à nosjours pour l'essentiel entre lesmainsd'intermédiairestech¬ niques (technicalbrokers)quiontencommun depratiquerlaphotographiedansun
5 Parphotographie africaine,ilfautentendre l'ensembledesimagesproduitesendernière instance par des Africains pourdesAfricains,même si lesoutils etaccessoirestechniques(boîtiers,optiques,films, papiers,réactifschimiques)nécessairesàleurfabricationproviennenten grandepartiedel'étranger. 6 Cesphotosontété reproduitesdanslecatalogueéditéàcetteoccasionparlemusée [Guggenheim Muséum,1996:78-82].
24 Jean-FrançoisWerner
butlucratif. Car, dans lecontexte d'unecrise économique généraliséequi exclut
desmillionsdéjeunesdumarché dutravail,unappareilphotographiqueen état de
marcheconstitue avanttoutunoutil detravail [Werner, 1997].
L'autre caractéristique majeure de cette photographie africaine tient au fait qu'elleestorientéequasi exclusivementvers laréalisation de portraits,alorsqu'en Europe, parexemple, laphotographie a été utiliséedès son invention pourrepré¬
senter nonseulementdespersonnes maisaussidespaysagesnaturels ou urbains,des monumentshistoriques,desobjets, etc.Onpeutimputercettedifférenceaufaitque
si, en Europe, la photographie s'estinscrited'emblée dans une tradition picturale
accoutuméeàtraiterdemanière naturalistedifférents objets (ycomprislapersonne
humaine),parcontre, dans les sociétésprécoloniales africaines, lareprésentation de
paysages ou d'objets a été complètement ignorée par des arts plastiques tournés
exclusivement vers la réalisation d'images anthropomorphes (ou zoomorphes), en
trois dimensions (masques,sculptures),qui ne constituaientquerarement des por¬ traitsau sensd'images ayantunerelationspécifiqueàlapersonne représentée,suf¬
fisantepourenpermettrel'identificationprécise [Brilliant, 1990: 12].
Réalisés en studioou dans la rue, à l'occasion de rituelsfamiliaux (baptêmes, mariages,funérailles)ou de micro-événements de lavie quotidienne, mettanten scène des monarques ou de simples particuliers, destinés à un usage privé ou
public, lesportraits photographiquesconstituent, dufaitde leur productionmas¬
sive, un phénomène social d'une ampleur considérable. Dansces conditions, s'il
n'estpasétonnant queleschercheursaientfinipars'intéresseràcemode derepré¬ sentationdelapersonne,iln'allaitpasdesoiqueleurintérêtsefocalise surle por¬
traitàusageprivéenignorantl'usage très répandu delaphotographieparl'appareil
d'État [Werner, 2000:205-206].
Car,enAfriquecommepartoutdansle monde,on peutdistinguer deuxtypes
de portraits photographiquesen fonctiondel'usage auquelilssontdestinés:
-
d'unepart, le « portrait àusageprivé »-
réalisé parun photographeprofes¬ sionnelouamateur-
quiest,pardéfinition,destinéàunusagenonmarchanddansle cadre d'un groupesocialrestreint, lafamille le plus souvent, maisaussi les col¬
lègues detravail,lesvoisins,lesamisetcopains,etc. Cetypedeportraitestcarac¬ térisé,quandonl'examineàtraverslesépoquesetlessociétés,parladiversitédes
normesréglantlamise en scènedessujetsetleurévolution dansletemps;
-
d'autre part, le « portrait à usage public », réalisé le plus souvent à la demanded'institutionspubliques etaussiparfoisd'entreprisesprivées, dans lebutde permettre l'identification des individus. Dans ce cas, la construction de ces
imagesestrégiepardesnormesstrictesquin'ontpratiquementpasévoluédepuis
qu'elles ontété misesaupointen EuropeàlafinduXIXesiècle.
EnAfrique, le portrait à usagepublic, communémentappelé « photo d'iden¬
tité », ad'abord étéutilisé par
l'Etat
colonialcomme un outil de connaissance etdesurveillancedespopulations indigènesavantd'êtremisen de façonmas¬ sive parlesÉtatspostcoloniauxdanslebutd'identifieret contrôlerlespopulations
qu'ilsgouvernent.Au pointque, chaque année,àtravers le continent,ce sontdes
dizainesdemillions d'hommes, defemmesetd'enfants,detousâgesetdetoutes
conditions sociales, qui sont mis dans l'obligation de sefaire photographier pour acquérirdes documents aussi divers qu'une carte nationale d'identité, un
passe-Photographie et dynamiques identitaires dans les societes africaines contemporaines 25
port, un permis d e conduire, une carte d e séjour (pour les étrangers) ou encore obtenir une ins- cription scolaire, une embauche, un prêt ban- caire, etc.
J'ai l'intention d e montrer aujourd'hui q u e c e type d e portrait a non seulement joué un rôle majeur dans la diffusion d e la photographie e n Afrique dans la mesure où, pour les populations
les plus pauvres d e la broiisse ou des villes,
i l
asouvent représenté le premier contact avec le
médium photographique, mais aussi q u e c e t ,,,,,,,~,,g,,,,,
usage politico-judiciaire d e la photographie a
marqué d e faron durable l'imaginaire africain " t " ~ ~ : ~ h ~ & ~ ; ~ ~ ~ ~ ~ r ~ ~ ~
contemporain. treprise de Korhogo
E n ce qui concerne la méthode, j'ai adopté une démarche d e type phénoménologique qui a
consisté à identifier les acteurs impliqués dans la
production d e portraits photographiques à usage privé ou public, à examiner les
savoir-faire, techniques, codes e t stratégies mis e n œuvre par ces derniers e t à m'in-
terroger sur les conditions d e lisibilité e t les usages sociaux des images ainsi pro- duites.
E n pratique, des recherches centrées sur la pratique d e la photographie ont é t é
menées dans plusieurs villes d'Afrique d e I'Ouest e t notamment à Bouaké (Côte
d'Ivoire), où j'ai réalisé des enquêtes à diffé-
rentes échelles (depuis le recensement exhaustif
d e tous les photographes d e la ville jusqu'à des - . . .
études d e cas auprès d'informateurs privilégiés). E n complément d e ces travaux, je mène depuis plusieurs années u n e étude approfondie sur
Cornélius Aug~istt qui, par son itinéraire profes-
sionnel, est lin représentant exemplaire d e ces photographes originaires des pays anglophones d e la région (Nigeria, Ghana) qui ont joué Lin rôle crucial dans la diffusion d e l'image photogra- phique e n Afrique d e I'Ouest.
Né
en 1924 à Kpalémé (Togo), CornéliusAug~istt a été par la suite scolarisé au Ghana jus-
qu'en 1944. Puis, il s'est essayé à différents
niétiers avant d'émigrer e n 1950 à Bobo-
Dioulasso (Burkina Faso), où il a travaillé comme aide-comptable pendant quelques années tout
en faisant en parallèle
-
poussé par des motiva-tions d'ordre économique - son apprentissage d e
photographe auprès d e deux compatriotes. Une
fois formé, il migra e n 1955 à Korhogo (une ville
secondaire dans le nord d e la Cote d'Ivoire) où il
Cornélius Augustt en train de réalise1 une prise de vue (Studio du Nord, 19 juin 1994).