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Revue Ibla Tunis 2/2016 n 218 pp Pratiques festives et conflits mémoriels dans la Tunisie moderne

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Revue Ibla • Tunis • 2/2016 • n° 218 • pp. 179-200

Pratiques festives et conflits mémoriels dans la Tunisie moderne

Moncef TAÏEB

Faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba

Introduction

La fête dans son acception la plus vaste et la plus riche est un acte social total.1 Confrontée à la mémoire, elle constitue un paradigme fructueux pour mettre à jour les stratégies et les cheminements des divers acteurs sociaux dans des contextes historiques spécifiques. La mémoire associée à la fête nous embarque au couple mémoire- imagination qui englobe « deux visées ou intentionnalités : l’une, celle de l’imagination, dirigée vers le fantastique, la fiction, l’irréel, le possible, l’utopique ; l’autre, celle de la mémoire, vers la réalité antérieure, l’antériorité constituant la marque temporelle par excellence de la « chose souvenue », du « souvenu » en tant que tel ».2 D’autre part, notre quête se heurte à une autre aporie, celle de la mémoire construite par les acteurs eux-mêmes et celle pensée par les historiens. En effet, « histoire et mémoire s’opposent. L’histoire est une pensée du passé et non une remémoration ».3 Or, dans notre prospection des mémoires festives, les lignes de démarcations entre

       

1 Voir à ce propos notre article : « Réjouissances et puissances : réflexions sur la fête, le pouvoir et la mémoire dans la Tunisie ottomane » in L’anthropologie historique : Acquis, apports et perspectives, textes réunis et présentés par L. AISSA et Khaled KCHIR, Tunis, CERES, 2010, pp. 65-78.

2 Paul RICOEUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 6.

3 Jean Pierre RIOUX, « La mémoire collective » in Pour une histoire culturelle, par J.P. Rioux et Jean François, Sirinelli, Paris, Seuil, 1997, p. 326.

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mémoires vécues, rapportées, transmises, recherchées, évoquées par les différents acteurs ou pensées par les historiographes de l’époque moderne, semblent difficilement discernables. En cause, la persistance - jusqu’à l’époque contemporaine et même au-delà – de passerelles visibles et invisibles qui lient les deux perceptions du temps mémoriel et du temps historique. Autre paradigme interrogé est le conflit qui oppose plusieurs mémoires concurrentes, au gré des contingences historiques et des configurations socioculturelles. Par conséquent, notre démarche épousera nécessairement les sinuosités et les enchevêtrements des processus mémoriels et des contextes historiques respectifs.

I - Implantation ottomane et reconstruction mémorielle : 16e et 17e siècles

En 1574, la conquête de la Tunisie par les Ottomans a pris fin et forme sur les décombres d’une dynastie hafside multiséculaire et vieillissante. Toutefois, les Hafsides ont légué aux nouveaux dirigeants de l’Ifriqiyya un patrimoine culturel qui a contribué, à certains égards, à la reconstruction de l’Etat-Makhzen et de sa mémoire.

1 - Mémoire hafside entre mémoire et oubli

Certes, les hafsides se sont inclinés devant les Espagnols et les Ottomans, dès la troisième décennie du 16e siècle, et n’ont conservé qu’un simulacre de souveraineté. Pourtant ils ont imprégné la nouvelle Régence de Tunis d’une culture monarchique, citadine et sédentaire riche et bigarrée. En effet le legs hafside ne se limite pas au patrimoine architectural tels que : la Qasba, les palais, les demeures, les madrasas et les souks de la capitale, ainsi que les maisons de plaisance princières du Bardo et de ses environs, il s’étend à tout un héritage culturel qui va du cérémonial politique aux traditions institutionnelles, culinaires, vestimentaires et festives.1

       

1 Il est utile, à cet égard, de revisiter l’œuvre maitresse d’Ibn Abî Dinâr, al- Mu‘nis, Beyrouth-Tunis, Dar al-Masîra, 1993, pp. 313-348. Dans cet épilogue, qui comprend quatre chapitres, notre chroniqueur présente une admirable synthèse de l’évolution urbanistique, administrative, politique et culturelle de l’Ifriqiya, rebaptisée Régence de Tunis à l’époque ottomane, et

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  D’autre part, l’héritage hafside est intimement lié à la mémoire maraboutique et confrérique dont les plus illustres noms, tels que

‘Aysha al-Mannûbiyya et Ahmad Bin ‘Arûs sont constamment évoqués et invoqués par les sources orales et écrites de l’époque ottomane1. La mémoire des hafsides est demeurée présente même dans certains spectacles populaires tels que ’Um Rahmûna.2

Il est communément admis que les Mouradites ont largement puisé dans l’héritage politique hafside pour assoir leur légitimité, allant jusqu’à mimer les institutions hafsides comme la Mahalla, les Caïds, la cour, les rituels politiques tels que le baise main et la bay‘a (serment d’allégeance).3 Il est, à cet égard, significatif qu’un des princes mouradites porte le surnom de « al-Hafsî » qui fait appel probablement au souvenir de la monarchie hafside, il s’agît de Muhammad al-Hafsî fils de Hammûda Bâshâ.4

       

ce en partant de la période des gouverneurs omeyyades et abbasides jusqu’à l’avènement des Ottomans, tout en soulignant l’apport décisif du legs hafside.

1 Voir à titre d’exemple : al-Wazîr al-Sarrâj, al-Hulal al-sundusiyya fî al-akhbâr al-tunnusiyya, Beyrouth, 1984, notice biographique de ‘Ayshâ al-Mannûbiyya, t.3 pp. 236-242, notice biographique de Bin ‘Arûs, t.3, pp. 74-92.

2 Voir Sadok RIZGUI, Les chansons tunisiennes, Tunis, STD, 1989, pp. 284- 288. [En arabe]

3 Les descriptions du cérémonial politique mouradite fournies par Ibn Abî Dînâr abondent dans son texte, on se borne à cette citation qui consacre le triomphe de Hammûda Bâshâ dans ses démêlés avec les tribus, les notables des villes et des campagnes ainsi que les dirigeants turcs: « Il put s’assoir sur le trône en atteignant une grandeur similaire à celle des hafsides … Il a été le premier souverain à créer le titre de Cadi de la Mahalla comme ce fut la coutume au temps des hafsides, ainsi qu’un carrosse pour le confort du voyage. » Ibn Abî Dînâr, op.cit., pp 261-262.

4 En 1659, Hammûda Bey obtient la dignité de Bâshâ de la part d’Istanbul, et cède le titre de Bey de la Mahalla à son fils ainé Mourad. Le plus jeune Hassan est chargé du contrôle des régions occidentales qui jouxtent la Régence d’Alger. Le puiné Muhammad al-Hafsî reçoit le titre de gouverneur des régions de Kairouan, Sousse, Monastir et Sfax. Ce dernier s’est illustré par sa participation dans le conflit dynastique entre les deux frères Muhammad et Ali fils de Murâd II. En 1675, il est même nommé bey, pendant quelques jours, avant de se désister au profit de son neveu Muhammad.

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Les traditions festives profanes et sacrées fortement enracinées dans plusieurs villes et bourgades de la Régence ont été, brillamment et à bon escient, soulignées par Ibn Abî Dînâr dans son Mu’nîs.1 Une fête du début du 17e siècle retient notre attention. Elle est célébrée le 1er mai de chaque année, par nombre de tunisois jusqu’à son interdiction dans les années quarante par les autorités deylicales. Il s’agit, en réalité, d’une fête très ancienne, qui n’a pas de nom spécifique, qui charrie une foule de Tunisois s’adonnant à diverses pratiques festives jugées licencieuses selon les normes d’Ibn Abî Dînâr.

En effet, le proto-Etat des nouveaux dirigeants turcs n’a pas su cohabiter avec cette fête ancestrale ancrée dans la mémoire citadine de Tunis. Le conflit n’est pas uniquement mémoriel entre, d’une part, une ancienne culture citadine, industrieuse et mercantile et d’autre part, une culture allogène ou perçue comme tel, fruste et foncièrement militaire. C’est un conflit qui s’insère dans le champ du pouvoir et qui tourne autour et pour le contrôle de l’espace public.

Ainsi, cette fête tunisoise anonyme a été apparentée, par notre chroniqueur, à celle du Nayrûz, qui sonne plus turc pour Ibn Abî Dînâr, serviteur loyal du nouveau régime. Cette mésentente sur les tenants et les aboutissants de la mémoire festive n’est pas unique, puisqu’elle a son pendant dans le milieu confrérique et mystique.

Ainsi le célèbre santon de Tunis Bilghîth al-Qashshâsh a dû affronter ces mêmes autorités ottomanes tout en les ménageant pour préserver ses séances et ses assises.2 Le conflit festif et mémoriel le plus

       

1 Voir notre article, « Réjouissances et puissances », op. cit, pp. 65-78.

2 Le texte hagiographique mentionne, à sa manière, les péripéties de cette relation conflictuelle entre les dirigeants turcs et le wâlî al-Qashshâsh. Les contributions fiscales concédées par le chef de la zâwiya sont dépeintes par le narrateur et adepte du Saint comme des dons anodins et indolores, d’autant plus que, selon le texte, Othmân dey s’est ravisé, par la suite, et ce en exonérant le shaykh de cette imposition. Voir al-Muntasir Ibn al-Murâbit Abûluhayya, Nûr al-Armâsh fî Mnâqib al-Qâshshâsh, approche et édition critique, Hussein Boujarra et Lotfi Aissa, Librairie al-Atika, 1998, pp. 211- 214. Il faut dire aussi que Othmân dey a cherché à apprivoiser et amadouer les élites autochtones, et notamment celles de la dévotion, afin de garantir un minimum d’adhésion sociale au nouveau régime. D’ailleurs, il a été

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  marquant, lié à la zâwiya et à son saint fondateur, trouve sa racine au commencement de l’aventure mystique et maraboutique du santon.

Ce dernier, né en 1551-52 et mort en 1622, s’est illustré dans ses débuts mystiques par des manifestations publiques fantasques, insolites et transgressives. Ainsi, il s’est arrogé le titre quelque peu hétérodoxe de mahdi1 et a poussé ses adeptes à parader nus dans les rues de Tunis, après avoir dégusté des têtes de chèvres et arraché les dalles de la zâwiya. Les commerçants de la ville, indignés par cet exhibitionnisme sacré, ont saisi le Pacha turc de Tunis. Celui-ci a soumis les adeptes zélés à une rude bastonnade. Sitôt informé, le shaykh bat en retraite et dégaine la rhétorique ésotérique chère aux soufis, en arguant que la nudité préconisée à ses ouailles signifie la purification spirituelle et l’abandon des péchés.2 Au-delà de ces rites initiatiques qui marquent les débuts bouillonnants de cette aventure mystique, il est utile de souligner la complexité de ce conflit festif, inscrit dans la mémoire de la zâwiya. En effet, cette mémoire a été construite à travers les récits oraux avant d’être consignée par écrit, en 1623, par Ibn Abî Luhayya al-Gafsî, adepte notoire de cette même zâwiya. Ainsi, des lignes de démarcation et de réajustement mémoriels commencent à se profiler sur la scène publique.

2 - Nouvelles frontières mémorielles et festives

Petit à petit, les traditions festives ottomanes commencent à prendre forme dans le champ social en se présentant sous un habillage militaire et belliciste. Nous songeons aux multiples aspects festifs qui accompagnent la sortie et le retour de la Mahalla et qui étaient soigneusement décrits par Ibn Abî Dinâr. En effet, ce dernier nous apprend que cet évènement est célébré en grande pompe par tous les dignitaires ottomans et certains notables autochtones et ce sur la grande place de la Qasba, épicentre du pouvoir. Les rituels sont

       

inhumé, après son décès en 1610, dans la zâwiya du célèbre santon de Tunis Sidi Ahmed ben Arous. Voir Mohamed BEN MOHAMED AL-ANDALUSSÎ AL- WÂZÎR AL-SARRÂJ, al-Hulal al-sundusiyya fî al-akhbâr al-tunnusiyya, Beyrouth, 1984, t. 2, p. 350.

1 Nûr al-armâsh, op. cit, Introduction, p. 13.

2 Ibid., pp.143-144.

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éminemment militaires avec la présence des divers officiers turcs, en plus du dey, du bey et du Pacha. Le bey, chef de la Mahalla, est reçu par le Pacha en personne et se voit gratifié et distingué par un cafetan d’apparat. La musique militaire était de mise, les salves d’honneur des soldats, rentrant de l’expédition, se confondent avec celles de leurs homologues qui sont sortis à leur rencontre.1 Muhammad Sghayyir Bin Yûsuf nous offre, au 18e siècle, une autre description plus chatoyante qui s’attarde sur les détails du cérémonial militaire festif. Ainsi, les troupes rassemblées à al- H’râyriya2 dans les environs de Tunis attendent solennellement le signal du départ. Au même moment, le dey et ses lieutenants se parent de leurs plus beaux atours et se tiennent au garde à vous devant la demeure du dey. Place de la Qâsba, d’autres soldats sont eux aussi au rendez vous, formant deux rangs, pour accueillir le dey dans une attitude imposante et martiale. Le dey et sa suite marchent au milieu des deux rangs jusqu’aux abords de Mallassîn,3 où ils font halte tandis que les autres soldats continuent leur chemin pour atteindre al- H’râyriya et rejoindre le camp de la Mahalla. C’est à ce moment précis que les canons de la Qasba, des forts et du Bardo retentissent à l’unisson, transformant ainsi la lumière du jour en une obscurité nocturne. Les deux rangs répondent à ce concert assourdissant par trois salves de mousqueterie. Tous les gens de Tunis accourent pour profiter du spectacle rehaussé par le tintamarre de la nouba (musique militaire turque) avant de se disperser au moment où les soldats se dirigent vers leurs campements.4

D’autre part, de nouvelles figures et schèmes prennent racine dans le pays comme Khayriddine Barberousse et Sinân Bâshâ. En effet, ces personnages fondateurs de la Régence ottomane de Tunis sont célébrés par l’historiographie tunisienne comme des héros qui combattirent à la fois les Espagnols et les tribus alliées ou versatiles.

Ainsi, lors de l’expédition de Charles Quint sur Tunis en 1535, les

       

1 IBN ABÎ DINÂR, op. cit, pp. 328-329.

2 H’râyriya : plaine entre le Bardo et le lac Sîjûmî.

3 Mellassine : localité proche de Tunis sur la route qui mène au Bardo.

4 M. S. BIN YÛSSIF, al-Mashra‘ al-malkî fî saltanat ‘awlâd Ali Turki, Tunis, Imprimerie moderne, 1998, t. 1, pp. 38-40.

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  habitants de la ville subirent les exactions de la soldatesque espagnole et celles des bédouins, ou selon l’expression d’Ibn Abî Dinâr, celles des mécréants parmi les arabes (bédouins) et celles des autres mécréants (Espagnols).1 Ces nouvelles figures, certes étrangères, mais intimement proches et constitutives de la nouvelle mémoire balbutiante du Makhzen turc, sont de plus en plus magnifiées par les récits historiographiques du 18e et notamment du 19e siècle. Ibn Abî Dhiyâf, en particulier, s’est illustré par une entreprise historiographique qui ambitionne de retracer une histoire nationale des dynasties tunisiennes.2 Après les premiers fondateurs, tout un chapelet de personnages illustres plus ou moins proches du Makhzen, commence progressivement à s’installer dans la mémoire collective, tels que Othmân Dey, Yussuf Dey et Hammûda Bâshâ le mouradite. Autour de ces figures, mythifiées par les récits oraux et écrits, s’est construite une mémoire conquérante qui célèbre ses victoires sur les dévoyés du dedans et du dehors.3 Ainsi les fêtes du Makhzen sont intimement liées aux défaites des tribus telles que : les Awlâd Sa’ïd, les ‘Amdûn, les Shennûf, les Wirghimma, ou les représentants des confréries tels que : les Shâbbiyya, ou encore les hauts dignitaires locaux. Après avoir triomphé de tous ses rivaux, Hammûda Bâshâ s’est attelé, selon al- Mu’nis, à graver ses victoires dans la mémoire de ses contemporains, non seulement par une violence rédemptrice mais aussi par des festivités et des spectacles grandiloquents. Ainsi « les chefs des tribus se sont empressés de lui prêter allégeance en lui octroyant des présents. Des poètes bédouins et citadins ont chanté ses louanges et ont reçu des gratifications conséquentes, et c’est ainsi que son prestige s’en est trouvé

       

1 IBN ABÎ DINÂR, op. cit, p. 186.

2 Ce chroniqueur historien était conscient des défis cruciaux qui menaçaient la Régence de Tunis au milieu du 19e siècle et il a su rédiger entre 1862 et 1872 une synthèse de l’histoire de son pays de la conquête arabe jusqu’au temps des réformes. Voir à ce propos, Ahmed ABDESSELEM, Les historiens tunisiens des 17e, 18e et 19e siècles, Essai d’histoire culturelle, Tunis, Publications de l’Université tunisienne, 1973, pp. 332-382.

3 Voir à ce propos, Husayn KHÛJA, Dhayl bshâ’ir ahl al-‘îmân bifutûhât ‘âl

‘Othmân, Tunis-Tripolis, La Maison Arabe du Livre, sans date, pp. 87-109, AL- SARRÂJ, al-Hulal, op.cit, t. 2, pp. 203-236, BIN YUSSIF, op. cit, pp.125-132.

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amplifié ».1 Ces festivités ressurgissent dans d’autres circonstances comme à l’occasion de l’acquisition, par Hammûda Bey, du titre de Bâshâ en 1658.2 L’évènement a été célébré au sein de la demeure princière du Bardo avec la participation du nouveau Bâshâ entouré de ses hommes de confiance, ainsi qu’une multitude de courtisans, de serviteurs, de chanteurs, de poètes et de savants largement récompensés.3 Les réjouissances publiques accompagnent également les cérémonies privées des nouveaux dirigeants telles que le mariage ou la circoncision. C’est le cas du grand festin (walîma), organisé par Hammûda Bâshâ, à l’occasion du mariage de son fils Murâd, qui a duré quarante jours durant lesquels la libéralité beylicale a coulé à flot, ainsi que tous les ingrédients festifs ostentatoires comme les cierges, les lanternes, la musique, le chant et notamment les dons divers, générateurs de clientélisme et d’allégeance.4

Avec Rumdhân Bey (1696-1699) commence une période décadente, qui concentre, en son sein, tous les excès d’une dynastie déboussolée et désorientée par les luttes intestines, les incursions algériennes et l’anarchie tribale. Ainsi Rumdhân Bey, qui a tué le Caïd Farhât et ses hommes de main, était en même temps féru de musique et de chant. Il a même importé un orgue pour son favori Mazhûd, qui était, dit-on, un chanteur hors pair. Mais le plus surprenant est que Rumdhân a délégué tous ces pouvoirs à ce fameux favori et s’est consacré exclusivement au libertinage. Il paraît que ce bey était taciturne et timide5. Il était même, selon Nicolas Béranger,

« un bon prince, mais, dans le fond, d’une indolence qui convenait

       

1 IBN ABÎ DINÂR, op. cit, p. 260.

2 Ibid. p. 262.

3 Ibid., pp. 264-265.

4 Ibid., pp. 635-636. Voir à propos de l’importance symbolique du don dans la construction des modèles et des schèmes de commandement et de clientélisme, Abdllah HAMMOUDI, Maîtres et disciples, Genèse et fondements des pouvoirs autoritaires dans les sociétés arabes, Essai d’anthropologie politique, Paris-Casablanca, Maisonneuve et la Rose- Toubkal, 2001, pp. 77-96.

5 IBN ABÎ DHIYÂF, al-Ithâf, op.cit.., t. 2, p. 84.

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  peu à un gouvernement comme celui de Tunis ».1 Sous l’emprise de Mazhûd, il fit tuer Rajab Khaznadâr et lui extorqua 200 mille dinars, exécuta le faqîh Hammûda F’tâta et emprisonna son neveu Mûrâd après avoir tenté de lui ôter la vue. Le but de Mâzhûd était de couper son maitre Mûrâd de tous ses conseillers les plus probes et notamment l’illustre shaykh F’tâta. Suite à son forfait, le favori excentrique organisa en compagnie de ses intimes une réception luxuriante et licencieuse.2 Dans cette ambiance délétère et déliquescente, Rumdhân remplit sans vergogne son devoir de dynaste en parrainant la cérémonie de circoncision de ses neveux Mûrâd et Husayn fils de Muhammad Bey. Le tout Tunis était présent, les ‘ulâmâ, le dey et sa suite, le pacha et ses hommes, les shaykhs des faubourgs, et le commun des gens. La nourriture et les boissons les plus raffinées coulent à foison, des airs de musique agrémentent la cérémonie, les largesses beylicales et les poèmes laudatifs semblent vouloir recoudre les fêlures sociales béantes, alors que les spectacles sonores des feux d’artifice dessinent dans le ciel nocturne des images d’oiseaux, d’animaux et d’humains. Les festivités qui ont duré vingt deux jours se prolongent en cours de journée par des joutes équestres savamment mises en scène par des cavaliers arabes.3

Il est utile de mentionner le bref règne de Mûrâd III (1699-1702) qui s’est illustré par un mélange de cruauté gratuite et de penchants festifs morbides, frôlant le sadisme. Ainsi après avoir décapité son oncle Rumdhân, il a obligé Mazhûd et certains familiers de son oncle à profaner la tête tranchée de ce dernier, tout en chantant, avant de leur faire crever les yeux, les torturer et les exécuter.4 Mûrad III, alias Bou-bala, est resté dans les annales ainsi que dans la mémoire populaire comme l’incarnation du mal absolu.5

       

1 Nicolas BÉRANGER, Mémoire pour servir à l’histoire de Tunis depuis l’année 1684, Introduction et notes de Paul Sebag, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 80.

2AL-SARRÂJ, op. cit., t. 2, p. 633.

3 Ibid., pp., 606-609.

4 Ibid., pp. 638-639.

5 Voir à ce propos, IBN ABÎ DHIYÂF, op. cit., t.2, pp. 89-96.

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Cette mémoire festive incrustée de violence politique envers certaines franges réfractaires de la société autochtone sera vilipendée par certaines traditions orales confrériques, tribales et populaires.

Ainsi le Nûr al-armâsh d’Ibn Abî Luhayya al-Gafsî foisonne de passages, où le mûrid (adepte) et auteur, fustige la rusticité des dirigeants turcs et leur modeste extraction par rapport à la noble souche d’al-Qashshâsh.1 Les festivités célébrés au sein de la zâwiya, selon la mémoire confrérique, sont, de loin, plus somptueuses et frôlent même l’ostentatoire et le merveilleux.2 Ainsi, les Andalous chassés d’Espagne, en 1607-1608, sont accueillis à bras ouvert par le shaykh de la zâwiya.3 Cette information a été corroborée par un témoignage andalou, en 1637-1641, qui affirme que Qashshâsh offrait, quotidiennement, aux Andalous expulsés et démunis 1500 portions de pain rond.4 Si l’hospitalité est un trait essentiel et consubstantiel de la zâwiya, elle l’est d’autant plus que les bénéficiaires sont des apatrides désorientés cherchant gîte, subsistance et consolation. La zâwiya est, en ce sens, un foyer festif, qui procure des soins palliatifs aux parias expatriés et à tous estropiés sociaux et culturels, et ce par le truchement des séances ininterrompues (hadhra mû’abbada) célébrées par le shaykh et ses disciples.5 L’écriture hagiographique s’ingénue à reconstruire une mémoire festive de la zâwiya, non seulement pour légitimer l’aura de son shaykh, mais aussi et surtout, pour imposer et préserver cette mémoire face à une mémoire séculière allogène et conquérante. Les mécanismes de cette légitimation ne se contentent pas de rehausser l’essence festive de la zâwiya mais aussi de rabaisser les dimensions festives du Makhzen renaissant.

       

1 Nûr al-armâsh, op.cit. Voir à titre d’exemple pp. 483-490.

2 Ibid., pp. 151-159, 431-438. Voir aussi notre article, Moncef TAÏEB, « Les soufis et les hommes des confréries dans l’imaginaire social, l’exemple de la Tunisie », al-Hayât al-thaqâfiyya, Tunis, 25ème année, n° 112, février 2000, pp. 39-45.

3 Nûr al-armâsh, op. cit., pp. 138-141.

4 Ahmed BIN QÂSIM AL-HIJRÎ AL-ANDALUSÎ (Afûqây), Mukhtacir rihlat al- shihâb ’ilâ liqâ’ al-ahbâb (voyage), annotée et introduite par Mohamed Razzouk, Beyrouth, la Fondation arabe pour les études et la publication, 2004, p. 58.

5 Nûr al-armâsh, op. cit., p. 513.

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  Ce sont, pratiquement, les mêmes mécanismes qui sont mis en jeu par un autre genre littéraire rattaché au monde tribal, autochtone et réfractaire. C’est le cas de l’ouvrage atypique intitulé Târikh al-

‘Udwânî, qui est, quasiment, une relique fossilisée d’un monde révolu.1 Il s’agit d’une saga tribale implacablement enracinée dans une tradition orale qui défie le temps historique tout en se référant à lui. Son protagoniste principal est Muhamed al-‘Udwânî, de la tribu de ‘Udwân, qui a vécu au cours du 17ème siècle et qui, selon le texte, dicte ses récits historiques et fantastiques à un certain Safwân de la tribu des Trûd. La trame du texte tourne autour des actions et des activités diverses des tribus du sud ouest tunisien et du sud-est algérien, avec des incursions narratives qui concernent les gens des villes, les Turcs et les Juifs. En réalité, tous les manuscrits sont assez récents et se situent entre la fin du 19ème siècle et le début du 20ème siècle, et confortent la thèse d’une tradition orale longuement construite, et qui n’a été transcrite que tardivement, en concomitance avec la présence française. Nous sommes donc face à une œuvre orale autochtone appartenant aux tribus qui jouxtent les confins subsahariens. Cette tradition se situe entre deux évènements majeurs : d’une part la conquête ottomane, et d’autre part l’occupation française. Dans ce texte, les Turcs ne sont nommés que par l’éponyme Mûrâd ou encore Mûrâd al-abtar,2 (Mûrâd le mutilé, ou l’écourté ou encore celui qui n’a pas de descendance). Les Mouradites incarnent, dans le récit tribal, les Turcs ottomans de la régence de Tunis et des confins algériens limitrophes. Ils sont perçus comme doublement étrangers, puisqu’ils descendent d’un esclave chrétien affranchi et finissent dépourvus de postérité. Les dirigeants turcs sont dépeints comme des chefs de guerre implacables mais déracinés et alliés des chrétiens.3 Hammûda Bâshâ (1631-1659) a été mentionné, dans le même passage, d’une façon laconique et énigmatique, par la première lettre et la dernière lettre de son prénom

       

1 Mohammad B.MOHAMMAD AL‘UDWÂNÎ,TÂRÎKH AL-‘UDWÂNÎ, texte établi par Abû-l-Qâsim Sadallâh, Beyrouth, Dâr alGharb al-‘Islâmî, 2005, 369 p.

2 Ibid., pp. 232-268.

3 Ibid. pp. 194-196.

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(ه ح). Le narrateur explique cette précaution par la crainte d’être persécuté par le dirigeant mouradite.1

Dans le même sillage, cette mémoire populaire provinciale a enregistré certains faits saillants tels que les défaites tribales face au Makhzen. On peut citer, à titre d’exemple, la chanson de Sâliha intitulée « ma ‘â-l-‘zzâba » (en compagnie des chameliers) qui décrit l’évacuation de Jebel Wislât, en 1762, après la déconfiture de l’aventure militaire de Ismâ‘îl bin Yûnis, prétendant au trône, allié et protégé des Wislâtiyya. Cette chanson rappelle en même temps un évènement plus ancien et plus tragique, celui de la prise d’al- Hâmma en 1635 au temps des Mouradites.2 Face à la suprématie militaire et technique du Makhzen, déployée comme cérémonial continuel, le monde tribal chante ses mérites authentiques, ses origines autochtones et ses sagas ordinaires ou fantastiques.3 Il n’est pas fastidieux, à cet égard, de faire une courte halte pour savourer le ton épique de certaines chansons tribales comme celle intitulée billâhi ya H’med yâ khuyâ (par Dieu, Ô Ahmed, mon frère) qui est telle une complainte languissante chantée par un amoureux, séparé de sa bien- aimée, et qui supplie son frère tribal d’aller s’enquérir de ses nouvelles auprès du naj‘ (campement tribal) des Drîd. La chanson dépeint, certes, la passion meurtrie du poète mais, elle décrit, en même temps, le temps fantastique, festif et triomphal des valeureux cavaliers, leurs mousquets remplis de baroud, ainsi que leurs femmes installées dans leurs litières escortées par des gardiens noirs.4 Une autre chanson tribale intitulée yâ khîl Sâlim (Ô chevaux de Sâlim) raconte la tragédie d’un impétueux cavalier, qui a perdu la vie dans une des nombreuses rixes tribales, et dont la disparition a été rapportée à son épouse par le biais de ses chevaux, qui ont regagné le campement tribal sans leur maître. La chanson raconte en fait les

       

1 Ibid. p. 195.

2 S. REZGUI, Les chansons tunisiennes, Tunis, S.T.D., 1989, p. 244. [en arabe]

3 Voir à titre d’exemple S. REZGUI, op.cit., pp. 43-44, pp. 240-284, Mohamed MARZOUKI, En compagnie des bédouins, Tunis, Lamaison arabe du livre, 1984, pp. 161-213. [En arabe]

4 Mohamed BOUDHINA, Vie et chansons de Sâlîha, Tunis, Editions Boudhina, 1997, p. 56. [En arabe]

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  hauts faits et gestes d’un héros tribal réputé pour sa bravoure, son abnégation et sa fidélité indéfectible au clan.1

In fine, nous sommes en présence de trois mémoires festives qui se combattent, se jaugent et se jugent, négocient des trêves, des compromis mais aussi et surtout des passerelles et des ponts qui refaçonnent les contours d’une mémoire plurielle qui tend malgré tout vers une cohabitation difficile. C’est, donc, à travers un processus de métissage, que les mémoires collectives se sont construites au cours du 17e siècle. Ce processus mémoriel a connu une accélération avec l’avènement de la dynastie husaynite.

II - Fêtes et conflits mémoriels sous les Husaynites aux 18e et 19e siècles Avec l’accession du kouloughli Husayn bin Ali à la tête de la Régence de Tunis en 1705, les velléités monarchiques et centralisatrices inaugurées sous les Mouradites se renforcent et un processus de déturquisation s’enclenche.2 En effet, le fondateur de la nouvelle dynastie a renoué avec les notables autochtones et locaux et les anciennes coutumes du « royaume » héritées des hafsides, notamment, la cour et la Mahalla.3

1 - La fête au pouvoir : La cour et la Mahalla

Dès son accession au pouvoir, Husayn bin ‘Ali choisit de s’installer au Bardo loin des influences encombrantes de la milice turque à Tunis. Ainsi, la cour du Bardo devient non seulement le siège du gouvernement, mais surtout un instrument de pouvoir politique décisif et spectaculaire. En effet, presque tous les gestes publics et privés du Bey, du matin au soir, sont mis en scène par les

       

1 Ibid., p. 182.

2 Voir à ce propos, M. H. CHÉRIF, « La déturquisation du pouvoir en Tunisie : classes dirigeantes et société tunisienne de la fin du 16ème s. à 1881 », Tunis, Cahiers de Tunisie, n° 117-118, 1981, pp. 177-197.

3 Voir à ce propos, M. H. CHÉRIF, Pouvoir et société dans la Tunisie de Husayn bin Ali, Tunis, P.U.T., 1984, t.1, pp.184-236, Mokhtar BEY, De la dynastie husseinite : Le fondateur Hussein ben Ali, 1705-1735 / 1740, Tunis, Serviced, 1993, pp. 93-326.

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techniciens du pouvoir (conseillers, scribes, serviteurs de tous genres) en vue de les transformer en spectacle festif imposé et imposant. En plus du serment d’allégeance (bay‘a), déployé au début et à chaque moment crucial du règne, les pratiques festives se succèdent à l’occasion des visites des consuls et des émissaires étrangers, des notables tribaux, des dignitaires makhzéniens, des chefs des confréries ou de simples sujets défendant leurs intérêts personnels. Dans cet ordre d’idées, la mahkama (séance de justice du Bey) est une coutume politique ancienne qui s’inscrit dans les compétences régaliennes du Bey, en sa qualité de justicier suprême.

Elle se présente, par ailleurs, comme un spectacle festif total qui regroupe plusieurs acteurs, des plus humbles aux plus illustres, dans l’unique but de célébrer la fête de l’ordre.1 En effet, la mémoire sociale, endeuillée, à la fois, par les affres d’une longue guerre civile et les intrusions algériennes sanglantes, ne peut que désirer l’oubli ou, du moins, le camouflage des spectres du passé, et ce en s’adonnant à cœur joie à ce rituel judiciaire.

Il s’agit donc d’une ritualisation de l’action politique qui accompagne la mise en place d’un ordre nouveau par le biais de la fête. Dans le même sillage, les deux fêtes religieuses, celle de la rupture du jeûne et celle du sacrifice, connaissent des réjouissances publiques allant des spectacles de lutte et des parades militaires jusqu’aux spectacles musicaux arabes et turcs. Ces festivités sont ponctuées par des libéralités beylicales attendues et entendues par tous les acteurs comme des pendants festifs légitimes.2

       

1 Voir à ce propos, M. TAÏEB, Pouvoir et représentations : Réflexion sur les fondements culturels du pouvoir politique dans la Tunisie moderne, publications de la faculté des lettres, des arts et des humanités de la Mannouba, 2011, pp. 9-62. Voir aussi notre étude « Le prince et le pouvoir : la culture politique des beys husaynites entre 1705 et 1881 » in Pouvoir et légitimité dans la culture islamique Tunis-Sfax, éditions Amal, 2005, pp.

111-145. [en arabe]

2 Voir à ce propos notre étude « Largesses beylicales à l’occasion de la fête d’al-fitr et celle d’al-‘idhâ sous Husayn bin Ali et Ali Bâshâ 1er » (en arabe), Tunis, Revue d’histoire maghrébine, n° 74, mai 1994, pp. 53-69. Voir aussi Jocelyne DAKHLIA, « Une légitimité flottante : Fête du sacrifice et Mawlid au maghreb et dans l’Empire ottoman » in Le Maghreb à l’époque

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  La Mahalla, quant à elle, est une véritable institution politique, itinérante et complexe. C’est la cour qui se déplace avec tous les atours du pouvoir dans les quatre coins du pays pour percevoir les impôts, mais aussi pour célébrer et faire reconnaître les nouveaux dirigeants. Outre son aspect dissuasif, cette démonstration festive mobile et périodique anime les économies locales et redynamise les marchés et les foires.1

Ces manifestations festives se sont poursuivies, tout au long des 18e et 19e siècles, avec des nuances spécifiques à chaque Bey.

Husayn bin ‘Ali le fondateur de la dynastie husaynite a conservé le cérémonial de la parade mêlant soldats turcs et subalternes locaux, alors que ‘Ali Bâshâ 1er a opté pour la séparation des deux corps au cours du cérémonial de la sortie de la Mahalla, sans doute pour se distinguer de son prédécesseur, et pour se conformer aux normes algériennes considérées plus turcophiles.2 En outre, ‘Ali 1er était plutôt porté sur l’aspect solennel et personnel de la fête. D’ailleurs, il a organisé, au printemps de l’année 1750, une Mahalla à caractère exclusivement ostentatoire et ludique après la pacification du pays.

Le cortège est composé de sa propre famille, de soldats assignés à son service personnel et de musiciens. Le voyage de plaisance a parcouru Zaghouan, Kairouan, Le Kef, Béja et Tabarka.3 Hammûda Bâshâ (1782-1813) a inauguré son règne par une Mahalla connue sous le nom de la Mahalla des cinq beys car elle comprend ses deux frères Othmân et Mohamed al-Ma’mûn, ses deux cousins Mahmûd et Ismâ‘îl, ainsi que la propre mère de Hammûda. Ce dernier a confié les affaires courantes de la Régence, notamment celles liées à la

       

ottomane, Actes d’un colloque coordonné par A. Elmoudden, Publications de la faculté des lettres et des sciences humaines, Rabat, 1995, pp. 21-32.

1 Voir à propos de la Mahalla : J. DAKHLIA, « Dans la mouvance du prince : La symbolique du pouvoir itinérant au Maghreb », Annales ESC, mai- juin 1988, n°3, pp. 735-760 et M.H. AZIZI, Le Pouvoir itinérant au Maghreb moderne : L’exemple de la Mahalla tunisienne, Thèse de doctorat soutenue en 2007, université d’Alger, département d’histoire, 400 pages. [en arabe]

2 Voir à ce propos les considérations interprétatives de Sghayyir BIN

YÛSSUF, op.cit., t.1, pp. 38-42.

3 BIN YÛSSUF, op.cit., pp. 64-67.

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justice retenue du Bey, à son ministre le plus fidèle, Mustafâ Khuja.

La Mahalla a déployé ses ailes de dissuasion, de redevances fiscales, de répression des abus perpétrés par les agents locaux du Makhzen, ainsi que la mise en scène du nouveau maître du pays. Cette théâtralisation du pouvoir en selle est clôturée par un retour triomphal du Bey, qui a été reçu par son ministre, à la porte de la salle de justice beylicale. Aussitôt arrivé, le Bey s’installe sur son trône avant de recevoir les diverses délégations venues le féliciter et lui prêter allégeance.1 D’ailleurs, le rituel du serment d’allégeance est aussi bien un élément central et constitutif de la légitimité des Beys qu’un évènement festif indéniable.2 Mais très tôt, Hammûda décide de renoncer à la conduite personnelle de la Mahalla en désignant son lieutenant (kâhiya) ’Ismâ‘îl à la tête de cette institution ancestrale, devenue, ainsi, décapitée de son titulaire officiel et perdant de la sorte beaucoup de son lustre et de son faste festif.3 Par la suite, c’est le prince héritier Husayn Bey (1824-1835) qui fut désigné par le bey régnant, Mahmûd (1814-1824), pour conduire la Mahalla, avant qu’elle n’échût à son frère Mustafâ (1832-1837).4 Ahmed Bey (1837- 1855) assuma, à son tour, cette charge en sa qualité de prince héritier,5 mais son successeur au trône Mohamed Bey (1855-1859) s’est désengagé de cette mission contraignant ainsi le Bey Ahmed à nommer un de ses mamelouks, Ahmed Zarrûq, à la tête du « camp volant » du Jérid, ainsi qu’un autre serviteur, Iskandar agha, à la tête de la Mahalla de Béja.6 Sous les règnes de Mohamed Bey (1855- 1859) et Sâdiq Bey (1859-1882), la Mahalla perdit beaucoup de son lustre et se trouva réduite à sa fonction la plus rudimentaire et la plus

       

1 IBN ABÎ DHIYÂF, op.cit., t. 3, pp. 19-20.

2 Voir à ce propos notre étude, Pouvoir et représentations, op.cit., pp. 11- 62 ; Imène DJEBBI, Les fêtes et les cérémonies officielles en Tunisie de 1574 à 1814, mémoire de Master d’histoire moderne, faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, 2013-2014, pp. 40-52, [en arabe] ; La cour du Bey de Tunis, préfacé par M. A. Ben Achour, Tunis, Espace Diwân, 2003, pp. 12-45.

3 IBN ABÎ DHIYÂF, op. cit., t. 3, pp. 26-27.

4 Ibid., pp. 145-146.

5 Ibid., t. 4, p. 48.

6 Ibid., pp. 129-130.

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  haïssable, celle liée à la fiscalité.1 Mais les aspects festifs ont perduré dans la mémoire collective quoiqu’entachés parfois d’intermèdes violents comme ceux qui ont accompagné l’insurrection de 1864, ainsi que toutes les crises politiques et sociales qui ont jalonné certaines phases des 18e et 19e siècles.

2 - Conflits dynastiques, mémoires plurielles et bouleversements festifs Au cours du 18e siècle, la Régence de Tunis connut une profonde crise dynastique qui opposa Husayn bin ‘Ali à son neveu ‘Ali Bâshâ entre les années 1728 et 1740. Ce conflit ressurgit en 1756 et, partiellement, en 1759-1762. Cette crise dynastique suscita une résurrection des çoffs tribaux et, par voie de conséquence, une tribalisation voire une socialisation du conflit. Les Husayniyya et les Bâshiyya se sont opposés, dans un duel cruel, qui a refaçonné les contours de la mémoire collective et porté un coup dur à la lente et difficile construction de l’Etat et du vivre ensemble. Ces guerres fratricides sans merci jonchées par les exactions militaires de la soldatesque algérienne ont creusé des sillons, voire des frontières de sang et de ressentiment entre les différents belligérants.2 La lutte pour le pouvoir a été un évènement politique exceptionnellement violent mais était en même temps un temps festif pour le vainqueur, en 1740, en l’occurrence, ‘Ali Bâshâ, qui ne s’est point offusqué d’exposer la tête coupée de son oncle, à la place de la Qasba, au regard curieux du public.3

       

1 Voir à ce propos, M. H. AZIZI, Le Pouvoir itinérant dans le Maghreb moderne, le cas de la mahalla tunisienne, op.cit., pp. 378-391.

2 C’est Ibn Abî Dhiyâf qui a forgé la notion de Bâshiyya et de Husayniyya, et l’a érigée en concept sociopolitique, pour appréhender le problème du fractionnement politique et social de la Régence au cours de l’époque moderne. Voir IBN ABÎ DHIYÂF, op.cit., t.2, pp. 140-141. Au 17e siècle, la Régence a connu des troubles pareils qui ont marqué les contemporains tels que Ibn Abî Dinâr qui a écrit son histoire de la Tunisie sous l’impulsion de la guerre fratricide qui a opposé les deux frères Mohamed et Ali fils de Mûrad II entre 1675 et 1686. Voir Ibn Abî Dinâr, op.cit., pp. 13-14.

3 M. S. BIN YÛSSUF, al-Mashri’ al-malkî, op.cit., t.2, p. 178.

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Les partisans les plus proches de Husayn bin Ali ont été humiliés, malmenés et finalement pendus à la même place de la Qasba.1

Mais il importe de souligner le changement entrepris par Ali Bâshâ au sein du protocole tel que sa création d’un corps de cavaliers noirs richement habillés et appelés « Bawwâba » (portiers),2 ou encore la séparation entre les militaires turcs et les suppléants arabes lors de la sortie de la Mahalla.3 Dans le même sillage il transforma le rituel judiciaire en véritable cérémonie solennelle, impressionnante par le faste du monument, des serviteurs, des agents et, surtout, par la toute puissance du Bâshâ dans son Diwân.4 Le cérémonial de la cour connut, à son tour, des changements majeurs qui traduisent la volonté du Bâshâ de forger une nouvelle stature de son règne et de sa politique. En effet, il voulut soumettre le consul de France au rite ancestral du baise main à côté de l’obligation d’accéder pieds nus à la salle du trône, ce qui n’a pas manqué de provoquer un incident diplomatique entre la Régence et la France ;5 ou encore les festins festifs organisés par le Bâshâ6 ainsi que les causeries nocturnes périodiques.7 La cour hébergea même des artistes comédiens français qui présentèrent leur spectacle dans un langage universel par le biais du pantomime.8 Il s’agit donc d’une tentative

       

1 Hammouda BIN ABDELAZIZ, al-Kitâb al-bâshî, présenté et annoté par Noureddine Bouthouri, C.A.R., Faculté des lettres et des sciences humaines de Tunis, 1980-1981, p. 25.

2 Ezzeddine GUELLOUZ, « La Tunisie husseinite au 18e siècle », in Histoire de la Tunisie : Les temps modernes, Tunis, STD, 1983, p. 190.

3 BIN YÛSSUF, op.cit., t. 1, p. 40.

4 Ibid., t. 3, pp. 27-30 et pp. 61-62.

5 IBN ABÎ DHIYÂF, op. cit., t. 2, pp. 154-156.

6 BIN YÛSSIF, op. cit., t.2, pp. 109-123.

7 IBN ABÎ DHIYÂF, op. cit., t. 2, pp. 148-149.

8Anonyme, Lettre d’un comédien à un de ses amis touchant sa captivité et celle de vingt-six de ses camarades chez les corsaires de Tunis et ce qu’ils sont obligés de faire pour adoucir leurs peines avec une description historique de la ville de Gênes d’où ils sortaient lorsqu’ils ont été pris au mois de septembre dernier, Paris, Chez Pierre Clément, Libraire, Quay de Gêvres, du côté du pont de Notre-Dame, M.DCC. XLI., avec approbation

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  de remodelage de la mémoire à travers le rehaussement de la culture turco-ottomane et méditerranéenne dans le but d’endiguer la montée en force du métissage dont il est, paradoxalement, le pur produit.1 Mais, in fine, ‘Ali Bâshâ, dans sa complexité, n’a d’yeux que pour lui même car, comme l’exprime avec justesse bin Yûsuf, « Ali Pacha se montrait tour à tour intelligent et sot, juste et tyrannique, circonspect et imprudent, instruit et ignorant, indulgent et sévère… ».2 Ainsi, il connut le même sort tragique que son oncle, quand les enfants de ce dernier, soutenus par les armées algériennes, ont réussi à reprendre le pouvoir en 1756. Le jeu de la mémoire reprend de plus belle car ce n’est pas seulement la présence physique du Bâshâ qui disparaît, mais ses faits et gestes et sa mémoire tout court. Ce n’est qu’en 1824, lors du décès du dernier descendant de ‘Ali Bâshâ, que Husayn Bey (1824- 1835), d’ailleurs assez magnanime, conclut à la fin de cette rivalité dynastique séculaire.3 Les festivités qui ont accompagné le retour des fils du fondateur ont été éclaboussées par les atrocités des milices turques d’Alger. D’ailleurs, Ben Yûsuf, qui a écrit son Mashra‘ en 1770, décrit ces évènements tragiques avec une acuité et une affliction hautement signifiante.4

Vers la fin du 18e siècle et le début du 19e siècle, certaines fêtes et pratiques festives comme celle de « ghulat rumdhân » (l’ogresse de Ramadan) ou celle de ‘Ashûrâ, ou encore celles liées au « kursî al- sullâh » (siège des Saints), ont été soit bannies de la scène publique visible, soit réintégrées dans le moule sunnite orthodoxe. Le Wahhabisme naissant n’est pas étranger à ces mesures restrictives malgré le refus officiel des thèses wahhabites par Hammouda Bâshâ et ses ulémas.5

       

et permission. Le récit de la captivité s’étale sur une quarantaine de pages, le reste concerne la ville de Gênes.

1 Ali Bâshâ est un fils de kouloughli, son père Muhammad est né d’un père turc et d’une mère tunisienne autochtone issue de la tribu des Shannûf.

2 BIN YÛSUF, op. cit., t. 3, p. 61.

3 IBN ABÎ DHIYÂF, op. cit., t.3, pp. 196-197.

4 BIN YÛSUF, op. cit., t.4, pp. 83-113.

5 Voir à ce propos notre étude « Réjouissances et puissances : réflexions sur la fête, le pouvoir et la mémoire » in L’anthropologie historique, Acquis,

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Les spectres de cette mémoire tourmentée et brisée ne manquent pas de ressurgir tout au long du 18e et du 19e siècle, notamment, en 1864.

3 - Fêtes et insurrections : la révolte d’Ali bin Ghdhâhim en 1864 L’insurrection de 1864 a fait l’objet de plusieurs travaux de recherche qui ont pris parfois des tournures différentes selon les échelles et les optiques idéologiques choisies.1 Nous nous intéressons, plutôt, à la dynamique symbolique du soulèvement et à ses dimensions culturelles. Il s’agit bien sûr d’un soulèvement antifiscal, essentiellement tribal et provincial, qui a pris de court un Etat vassal embourbé dans une crise financière engendrée à son tour par une frénésie modernisatrice quelque peu niaise. Au cours de cette révolte commune, coutumière et assez violente, les anciennes solidarités tribales et régionales se sont réveillées et se sont alliées contre les impositions nouvelles et les réformes institutionnelles dont la constitution de 1861. L’insurrection a gagné certaines villes moyennes comme M’saken ressuscitant, en quelque sorte, les vieilles

       

apports et perspectives, Actes de colloque tenu à Tunis en 2007, textes présentés par Lotfi Aïssa et Khaled Khchir, Tunis, CERES, 2010, pp. 65-78.

1 Nous citons parmi les travaux qui ont touché directement le soulèvement de 1864 les titres suivants: Jean GANIAGE, Les origines du protectorat français en Tunisie (1861-1881), Tunis, MTE, 1968, pp. 187-241 ; Bice SLAMA, L’insurrection de 1864 en Tunisie, Tunis, MTE, 1967 ; Khlifa CHATER, Insurrection et répression dans la Tunisie du 19e siècle : La Mehalla de Zarrouk au Sahel 1864, Tunis, PUT, 1978 ; Abdeljelil TÉMIMI,

« L’insurrection de 1864 en Tunisie » in Recherches et documents d’histoire maghrébine, l’Algérie, la Tunisie et la Tripolitaine (1816-1871), Zaghouan, CERPAEO, pp. 65-80 [en arabe] ; Lazhar MEJRI, Les tribus des Mâjir et des Frâshîsh aux 18ème et 19ème siècles, Manouba, faculté des lettres, des arts et des humanités, 2005, pp. 409-456 [en arabe] ; Mahmoud ETTAIEB, Le comportement politique de la tribu en Tunisie à l’époque moderne, les Awlâd Sa‘îd entre l’allégeance et la résistance, l’exemple de la famille Bin al-wâ‘ir (1864-181), Université de Tunis, faculté des sciences humaines et sociales, 2009, pp.228-332 [en arabe], M. TAIEB, « Les élites et la guerre : Hiérarchies sociales et contestation politique au Sahel lors de la crise de 1864 », in Du Byzacium au Sahel : Itinéraire historique d’une région tunisienne, Tunis, éd. L’or du temps, pp. 83-113 [en arabe].

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  dissensions entre Bâshiyya et Husayniyya. Les foules déchaînées se sont livrées à une véritable razzia festive contre tous les représentants et les monuments du Makhzen et de leurs alliés réels ou fictifs. Même les gens des confréries n’ont pas échappé à leur vindicte.1 Des institutions spontanées et traditionnelles ont vu le jour comme les mashâyikh al-shartiyya, genre de milice populaire locale.2 Nous sommes, donc, face à un défoulement social assez brutal qui, sous couvert de lutter contre les abus du Makhzen, ne cesse de le mimer et de le reproduire fidèlement. Les villes et villages, ainsi que les communautés tribales qui ont conservé leur allégeance au Bey et à son régime, ont souffert des exactions des rebelles. Le soulèvement a été une fête violente pour les uns et un intermède douloureux pour les autres. Mais la réaction sévère du Makhzen, conjuguée à l’effritement et l’essoufflement de la rébellion, a laminé ce mouvement et imposé une reddition implacable.3 La fête et les réjouissances ont changé de camp et les mémoires collectives se sont opposées dans des batailles commémorées par diverses chansons, poèmes et correspondances.4 Une fois de plus, la mémoire commune se désintègre, dévoilant les fêlures et les césures qui entravent les processus de construction étatique.

Nous ne pouvons, dans le cadre restreint de cette présente étude, nous étaler davantage sur les tenants et les aboutissants de ces enjeux mémoriels. Un autre travail plus exhaustif, qui tentera de déblayer des périodes plus récentes et plus proches, est en cours d’élaboration.

Conclusion

La fête semble, en quelque sorte, désigner la mémoire qui se déploie, dans toutes ses couleurs, sur la scène publique pour exprimer tantôt, l’union, tantôt la désunion. Le voyage entrepris au sein de

       

1 IBN ABI DHYÂF, op. cit., t.5, p. 204.

2 Ibid, pp. 139-140.

3 Voir à ce propos notre étude « Les élites et la guerre, op. cit., pp.108-109.

4 Voir à titre d’exemple, Hafnaoui AMAYRYA, « Le sud ouest tunisien entre 1856 et 1919, une lecture dans l’histoire sociale à travers la littérature populaire », in Les oubliés dans l’histoire sociale de la Tunisie, Carthage, Beyt al-Hikma, 1999, pp. 621-661. [en arabe]

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cette mémoire festive et commémorative nous permet de déceler les lignes de fractures et les points de jonction mémoriels qui se sont poursuivis au cours du Protectorat et après l’Indépendance. La mémoire collective renvoie à une lente construction de l’identité nationale. Vue sous cet angle, l’identité nationale paraît comme le produit inachevé d’un processus mémoriel incessant. Les conflits politiques du passé et du présent semblent peser de tout leur poids sur cet enjeu sociétal. La mémoire nationale paraît être l’objet d’une âpre compétition entre des gardiens étouffants et des fossoyeurs effrénés. Par-delà ces deux visions réductrices, les acteurs et les chercheurs, impliqués dans le vaste champ des sciences sociales, sont tenus de revisiter ces palais mémoriels, en épousant une posture compréhensive et citoyenne, afin de réinventer les liens sociaux, qui soutiennent l’édifice étatique, et freiner les mécanismes de l’anomie.

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