• Aucun résultat trouvé

France 7 - De 1918 à 1950

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "France 7 - De 1918 à 1950"

Copied!
18
0
0

Texte intégral

(1)

Version auteur Notice publiée dans le dans le dictionnaire La Bible dans les littératures du monde,

dir. Sylvie Parizet, Paris, Les Éditions du Cerf, 2016, p. 962-971.

FRANCE 7 – De 1918 à 1950

Paradoxalement, la désacralisation de la Bible est la voie d’une fécondité littéraire renouvelée au XXe siècle : elle libère les jeux avec les textes et l’audace des interprétations.

Des positions d’affrontement, de questionnement se déploient autour de cet ensemble de récits et de symboles qui invitent à déchiffrer le sens de l’aventure de l’homme sur terre ; l’invention littéraire confronte la métaphysique, l’anthropologie, la morale qui s’en dégagent à la philosophie contemporaine et à l’expansion des sciences humaines.

On serait enclin à classer le rapport que les écrivains ont alors à la Bible selon leurs professions de foi – ou d’incroyance. D’un côté, donc, ceux pour qui l’Écriture sainte reste l’aliment d’une foi vivante, nourrissant des méditations spirituelles, ou ranime le souvenir d’une foi perdue dont la nostalgie n’est pas éteinte ; de l’autre, ceux pour qui les deux Testaments ne seraient plus que des monuments culturels, doués d’une valeur essentiellement historique et esthétique. Mais la relativité d’une telle dichotomie apparaît vite, ne serait-ce que parce que la référence à la Bible peut connaître, chez un même auteur, bien des modulations ; l’efflorescence, amorcée dès les années 1880, de conversions plus ou moins durables, les itinéraires intérieurs tourmentés, l’exigence même des quêtes intellectuelles interdisent de penser le rapport aux textes saints sur un mode univoque. Même si la vitalité d’un acte de foi originaire ou la profondeur des échos trouvés, chez les écrivains de l’entre-deux-guerres, par la proclamation nietzschéenne de la mort de Dieu gouvernent bien évidemment leur relation au Livre, on sera surtout sensible à la complexe et mouvante diversité des formes et des fonctions que revêt la présence de la Bible dans la littérature de cette époque.

Mais on perçoit aussi quelques grandes lignes de convergence : la crise des valeurs et des représentations qui secoue l’Europe depuis la fin du XIXe siècle, le traumatisme du premier conflit mondial et la remontée des périls internationaux, le développement d’une civilisation technique et industrielle qui a produit des effets mortels activent des interrogations existentielles pressantes ; les appels à un retour du spirituel qui se

(2)

multiplient au tournant des années 1930 ne jaillissent pas des seuls cercles catholiques. Les revendications d’agnosticisme ou d’athéisme n’interdisent pas à cette quête de sens d’investir les récits et figures bibliques ; réciproquement, l’expression littéraire de la foi, profondément marquée à cette époque par le mystère du mal et de la souffrance, pose le rapport aux textes bibliques sur un mode puissamment interrogatif. Écrivains croyants et incroyants se rejoignent dans une commune inquiétude historique et dans l’intuition que quelque chose se révèle de l’homme et à l’homme à travers le langage symbolique, qu’ils reconnaissent ou non à cette révélation une source divine.

Le processus de désacralisation lui-même récuse les définitions simplistes ; il n’implique pas un nécessaire désenchantement du texte. Entre ceux qui trouvent dans l’Écriture le fondement de leur pratique d’écriture et ceux qui solennisent leur propre geste de création en puisant dans les formes poétiques et les images bibliques s’opère un déplacement du sacré d’amplitude variable.

Une relation protéiforme aux textes sacrés

Le grand retour des écrivains vers la Bible opéré au XIXe siècle, le renouveau de la littérature catholique impulsé par Barbey d’Aurevilly, par la génération qui s’éteint à la fin du premier conflit mondial, celle de Huysmans, Gourmont, Bloy, par Péguy aussi, se prolongent dans l’entre-deux-guerres. Parmi les auteurs de cette époque se distinguent naturellement ceux qui entretiennent avec les textes bibliques une relation intime et révérencielle, qui unit de façon quasi consubstantielle émotion poétique et adoration religieuse. La méditation de Paul Claudel s’alimente d’une lecture quotidienne du missel et du bréviaire. Même ancrage liturgique de la fréquentation de la Bible chez Georges Bernanos, qui la lit surtout dans le missel. Imprégné par la liturgie latine depuis son enfance, fréquentant le monastère des Dominicaines de Sens où sa sœur Phylis est entrée en 1926, Patrice de La Tour du Pin, qui participera activement après Vatican II aux traductions de la Bible pour la messe catholique francophone, compose lui-même des Psaumes publiés en 1938. Julien Green compare les traductions bibliques, savoure particulièrement la King James Version de 1611, celle de son enfance, étudie l’hébreu pour y entendre passer « le souffle vigoureux de l’Éternel » (Journal, 20 septembre 1936) et se

(3)

plaît à méditer sur le respect amoureux du texte qui unit le protestant à la Bible – relation que n’a pas édulcorée son propre passage, à l’adolescence, du protestantisme au catholicisme. « À la décharge des catholiques », chez qui il identifie un rapport beaucoup plus distant au texte sacré, il déplore dans une conversation avec Gide la platitude des traductions françaises, à commencer par celle du chanoine Crampon (Journal, 16 octobre 1945). On notera que c’est dans une bible protestante que Claudel a entendu, le soir même de sa conversion, « l’accent de cette voix si douce et si inflexible qui n’a cessé de retentir dans [son] cœur », selon la confidence faite en 1913 dans « Ma conversion ». Il utilise pour sa part abondamment la version de Crampon, sans apprécier son interprétation du sens littéral, mais retourne à la source de la Vulgate pour accomplir son propre travail de traduction, avec l’appui des notes offertes par la version de l’abbé Fillion.

Edmond Fleg (1874-1963) se fera lui-même après la Seconde Guerre mondiale traducteur d’une partie de la Bible, qui inspire notamment entre 1913 et 1948 sa vaste fresque poétique, Écoute Israël, L'Éternel est notre Dieu, L'Éternel est Un, Et tu aimeras l'Éternel. Jésus raconté par le Juif errant constitue, en 1937, une des premières lectures juives des Évangiles. On retrouve chez Oscar Milosz le goût du texte hébreu, sur la base de sa large connaissance des langues orientales ainsi que de l’épigraphie assyrienne et hébraïque.

La poésie est un lieu d’épanouissement privilégié pour une écriture inspirée par la foi.

Francis Jammes revenu à la foi catholique en 1905, entremêle dans Champêtreries et méditations (1930) références virgiliennes et symbolique chrétienne. La même année paraissent les Chants de la Merci, où Marie Noël traduit et apaise une expérience intérieure tourmentée : dans ces poèmes parcourus d’échos bibliques résonne « l’inconsolable cri de l’homme », que les plaintes de Job et les psaumes de David ont inscrit en elle lorsqu’elle n’était qu’une enfant – on le sait par ses Notes intimes (1959). Patrice de La Tour du Pin est encore un tout jeune poète lorsqu’il publie en 1933 son premier recueil, La Quête de joie. Le Don de la Passion (1937), La Vie recluse en poésie (1938), Les Anges (1939) seront repris en 1946 dans le premier volet de l’ample triptyque, Une somme de poésie.

Pierre Emmanuel entre en 1938 sur la scène littéraire : deux figures prédominent dans ses premiers recueils, celle du Christ au tombeau et celle d’Orphée, unies par le schème de la descente aux Enfers. Il a été profondément marqué par le rencontre de Pierre Jean Jouve, l’année où celui-ci publiait Matière Céleste (1937). Chez Milosz, qui connut une

(4)

expérience mystique en une nuit de 1914, le désir d’absolu se déploie hors de l’allégeance à toute Église, depuis la trilogie des mystères de 1912-1914 qui explorent les voies de la conversion (Miguel Mañara, Méphiboseth, Saul de Tarse) jusqu’aux Psaumes de 1937.

Un trait marquant de cette époque littéraire réside dans la liberté des jeux créatifs avec les sources scripturaires. Le genre des contes se prête bien à l’inventivité qui fait entrer dans L’Arche de Noé (1938) « un crocodile berç[ant] dans sa gueule affectueuse la tête d’un porcelet profondément endormi », aux côtés du lion d’Isaïe léchant un agneau sans

« intention apéritive ». Supervielle a entrepris de lire la Bible pour composer les textes en prose de ce recueil, après avoir écrit « Le Bœuf et l’âne de la crèche » à la demande de Jean Grenier, pour une collection sur les animaux célèbres. Sous la fraîcheur et la drôlerie de l’invention perce chez le conteur un certain sentiment d’absurdité face à la catastrophe diluvienne et au sauvetage sélectif de quelques rescapés. Mais c’est aussi sous l’impulsion de la foi personnelle du poète que peuvent jaillir de l’Écriture des images inattendues, tel ce portrait de Moïse en « éléphant blessé partout du Sang d’Esprit » (Fond de l’eau, 1927) : on le doit à Max Jacob, converti au catholicisme en 1909 et très proche à partir de 1921 de l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire. La fantaisie burlesque s’entrelace dans son œuvre au courant d’angoisse charriant l’obsession du péché et de la mort. Si Claudel ancre dans la tradition sa pratique du commentaire biblique, en fréquentant assidûment les Pères de l’Église et en ravivant la lecture allégorique issue de la doctrine des quatre sens de l’Écriture, il affirme lui aussi une splendide liberté de ton, par le mélange des genres et des styles, le passage du sublime au familier, par les irruptions de l’humour dans la gravité. La liberté d’interprétation s’exerce de concert, avec un recours constant au symbolisme qui engendre un ruissellement d’images scripturaires, au gré de va-et-vient vertigineux dans les concordances et d’associations d’idées personnelles ; la rêverie se déploie sur un passage détaché de son contexte, sur un mot extrait de son verset, et le commentaire est troué d’irruptions autobiographiques et lyriques du poète dans le drame du monde.

Le doute peut travailler l’approche de la révélation biblique sans étouffer l’émotion sacrée. Albert Cohen, à la fin de sa vie, professera un athéisme faisant du Dieu d’Israël la projection vers le ciel de l’âme des prophètes, sans renier le frisson de vénération qui l’étreint au passage des rouleaux de la Loi ; déjà, un recueil de jeunesse, Paroles juives (1921), laisse résonner les assauts de l’incroyance dans le déploiement d’un chant à la gloire du peuple juif, puissamment inspiré par les Psaumes, les livres prophétiques et le

(5)

Cantique des cantiques.

La fiction littéraire libère l’expression des débats intérieurs et soumet les textes bibliques aux expérimentations imaginatives les plus hardies. Le même Cohen, dans l’apothéose finale du héros éponyme de Solal (1930) conjugue aux références évidentes aux Évangiles de la Passion et de la Résurrection des échos nietzschéens plus secrets et inattendus, suggérant une superposition étrange des traits de Zarathoustra aux traits christiques du personnage. Varouna (1940) porte la trace d’une longue crise spirituelle au cours de laquelle Julien Green entremêlait à la lecture de la Bible des lectures ésotériques guidées par un intérêt particulier pour le bouddhisme ; l’écrivain scelle son retour à l’Église en tentant dans son roman de « lessiver la métempsycose dans les eaux du baptême » (Journal, 28 février 1941).

Les audaces auxquelles l’invention littéraire soumet le dépôt de la tradition religieuse doivent être resituées dans un contexte où elles suscitent des réactions parfois violentes, sous l’impulsion d’une presse conservatrice qui se veut gardienne du dogme et de la morale. Maurice Barrès, avec Un jardin sur l’Oronte (1922), suscite un débat au sein de la critique catholique sur la liberté qui doit être concédée à l’artiste. La Jeanne d’Arc de Joseph Delteil, avec son héroïne puissamment charnelle, déclenche en 1925 une longue polémique – la réécriture du Je vous salue Marie, qui célèbre sur un ton familier l’épanouissement de la grâce dans le corps de la Vierge, est un des aliments du scandale.

L’affrontement opposant Jacques Maritain, qui reconnaît à Delteil talent et sincérité, à Jean Guiraud, rédacteur en chef de La Croix, remonte jusqu’au conseil de vigilance du diocèse de Paris, organe dont la création avait été prévue par l’encyclique Pascendi (1907) pour surveiller la production intellectuelle et dénoncer les expressions du modernisme.

Parmi les œuvres entourées d’un parfum de scandale, celle d’André Gide est représentative de la pluralité et de la complexité des fonctions assumées par l’intertextualité biblique, sur un triple plan spirituel, idéologique, poétique : matériau poétique et symbolique offert à la création, la Bible constitue la référence majeure de la réflexion morale et métaphysique de l’écrivain, non sans ranimer avec le souvenir d’une éducation protestante les élans religieux de l’enfance et de l’adolescence. La posture adoptée est contestataire, dans une démarche de libre réinterprétation. Les Nouvelles Nourritures (1935) prolongent la ferveur sensuelle des Nourritures terrestres (1897) ; elles condamnent la vision doloriste du Sermon sur la montagne et toute lecture coercitive de

(6)

l’Évangile, où Gide ne perçoit qu’un « effort surhumain vers la joie », saluant dans le Christ un modèle de renoncement à soi et de don. Mais l’élan vers l’ « ami divin de [son]

enfance » se résorbe en un humanisme qui fait de l’homme la mesure de Dieu lui-même et en un panthéisme qui tire de la nature ses enseignements. Le motif évangélique récurrent de la germination – qui fait écho au titre de Si le grain ne meurt (1924) – est propice à ce glissement. La transformation de la femme de Loth en statue de sel illustre la nécessaire rupture avec le passé, dans une mystique de l’ouverture totale à l’avenir et au champ des possibles.

C’est le problème du mal qui fait achopper chez Jacques Audiberti la lecture de l’Écriture. « La Bible neuve », poème publié dans le recueil Race des hommes (1937) tourne en dérision tout espoir de salut face à un monde sordide, où le mal fait rage sous un ciel indifférent. Éloigné de la religion en tant qu’institution et système doctrinal, il reste néanmoins sensible à la puissance du fonds mythique que la Bible offre à une approche poétique de l’irrationnel inscrit dans l’univers, et attaché à la figure du Christ, dont il voit la Passion se réitérer dans l’histoire humaine.

« Il n’y a Dieu, Bible ou Évangile, il n’y a pas de mots qui arrêtent l’esprit », proclame en 1925 Antonin Artaud dans l’ « Adresse au Pape » du n° 3 de La Révolution surréaliste.

Dans le programme que trace le Premier Manifeste du Théâtre de la Cruauté (1935), il retient cependant comme sujet de spectacle la prise de Jérusalem, « d’après la Bible et l’Histoire ; avec la couleur rouge sang qui en découle, et ce sentiment d’abandon et de panique des esprits visibles dans la lumière » : l’épisode se mettrait au service d’un théâtre destiné à ancrer chez le spectateur « l’idée d’un conflit perpétuel et d’un spasme où la vie est tranchée à chaque minute, où tout dans la création s’élève et s’exerce contre notre état d’êtres constitués ».

La recherche des expériences extrêmes anime aussi la pensée de Georges Bataille, qui voue la littérature à la part de négativité résistant à toute résorption dialectique. En s’accordant à la violence du monde, l’écriture prend une tonalité blasphématoire.

L’écrivain vise l’expérience du sacré dans un renversement de toutes les barrières destinées à endiguer le désordre généré par la sexualité et par la mort – barrières au premier rang desquelles figurent les commandements bibliques. L’érotisme, défini comme jouissance de la transgression des interdits, est alors inextricablement relié au sacrilège qui lui donne toute sa charge de fascination et d’horreur mêlées. Dans Madame Edwarda,

(7)

nouvelle publiée en 1941 sous le pseudonyme de Pierre Angélique, une écriture transgressive assimile à Dieu une prostituée en plein délire voluptueux. Les vers de L’Archangélique (1944) tentent d’approcher le point où toute connaissance se désagrège, dans le rire, l’extase érotique et la mort. L’écrivain théorise ce franchissement des limites dans L’Expérience intérieure (1943), matrice d’une Somme athéologique inachevée dont le premier tome paraîtra en 1954.

Le processus d’appropriation intime des textes saints, les jeux plus ou moins orthodoxes auxquels ils sont soumis, les contestations oscillant du débat idéologique au blasphème sont révélateurs, dans leur diversité, de la liberté avec laquelle la littérature de l’entre-deux-guerres puise aux sources bibliques. Mais la manifestation la plus caractéristique peut-être de l’autonomisation du jeu littéraire avec cet héritage biblique se produit en de vastes œuvres en lesquelles le matériau symbolique et poétique des Écritures est mis au service d’un projet d’écriture qui tend à redéfinir le divin, ou à réorienter l’élan vers le sacré, hors de la foi en un Dieu transcendant qui aurait noué alliance avec les hommes.

Saint-John Perse, ainsi, se montre dès sa jeunesse rétif à l’idée d’un Dieu personnel et aux dogmes d’une religion révélée ; à l’époque d’Anabase (1924), composé dans la solitude d’un temple taoïste désaffecté, il a approfondi en Chine sa connaissance des grands courants de pensée du sud-est asiatique, qui ont conforté son intuition de la présence cosmique d’un principe divin. L’écho de grands thèmes bibliques se laisse entendre dans le chant de l’errance au désert d’un peuple nomade, sous la forme parfois de citations discrètes qui font entrer le Livre démembré dans une construction neuve et autonome. Les Quatre poèmes écrits en Amérique entre 1941 et 1944, Exil, Pluies, Poèmes à l’étrangère, Neiges, congédient la civilisation chrétienne et la théologie sur laquelle elle repose comme une étape transitoire de la vie spirituelle de l’humanité ; dans Vents (1946), Saint-John Perse évoque la dérive des « grands Livres » qui ont orienté en leur temps la quête de l’homme, « textes morts » désormais après avoir été vecteurs du souffle primordial, et dont l’évacuation relance une aventure poétique aux tonalités sacrées.

Paul Valéry récuse l’existence objective d’un Dieu transcendant et dresse en 1919, dans « La Crise de l’Esprit », le constat de l’échec des religions à sauver la civilisation de la faillite ; ses Cahiers (1894-1914) présentaient des lectures critiques et parodiques des

(8)

Écritures, accusées de bafouer l’intelligence humaine. Mais le poète mène une ample entreprise pour réinventer le divin, vu comme une mystérieuse fonction de l’esprit humain qui guide le Moi vers son accomplissement. Formes et thèmes bibliques sont mis au service de ce Dieu immanent. L’« Ébauche d’un serpent » (Charmes, 1922) figure dans le jardin d’Éden la séduction de la conscience qui s’éveille et qui entre dans l’aventure de la connaissance, au péril de la complaisance et de la division intérieure.

Proust illustre de façon frappante l’action ambivalente de sacralisation et de désacralisation qui accompagne l’insertion massive du matériau biblique dans l’édification d’une cathédrale littéraire. Les multiples images bibliques que fait jaillir l’évocation de réalités profanes, dans Á la recherche du temps perdu (1913-1927), produisent souvent un effet humoristique de décalage. Le sourire naît lorsque le jeune héros, au moment où il sollicite le baiser vespéral de sa mère, voit surgir son père enturbanné d’un cachemire destiné à le protéger des névralgies, « avec le geste d’Abraham dans la gravure d’après Benozzo Gozzoli […], disant à Sarah qu’elle a à se départir du côté d’Isaac ». L’évocation du patriarche n’en accompagne pas moins la remontée d’émotions archaïques, et elle est suivie par un afflux de nostalgie à la pensée des jours révolus – ces jours que l’écriture éternise ici en soumettant la scène familiale à la double transfiguration de l’analogie biblique et de la référence picturale. Les échos scripturaires assument aussi une fonction démystificatrice, en faisant ressortir l’idolâtrie qui régit les rapports amoureux ou sociaux (que l’on pense au « noli me tangere du faubourg Saint-Germain » qui tient les gens du monde à l’écart des parvenus). Mais même en ce contexte, ils ont pour effet réciproque de poétiser la réalité, et contribuent à l’extraction de l’éphémère qu’opère l’écriture. La création artistique et littéraire elle-même se trouve sacralisée : l’atelier du peintre Elstir est

« comme le laboratoire d’une sorte de nouvelle création du monde ».

Profondeurs de la psyché

Ces modes très divers de présence et de traitement des références scripturaires convergent pour émailler la production littéraire de l‘entre-deux-guerres d’une abondance de titres renvoyant à de grandes figures bibliques. Bien souvent, elles prêtent leurs traits à une exploration des profondeurs intérieures. Henry Bernstein dramatise dans Judith (1922)

(9)

le conflit en l’héroïne de l’amour pour Holopherne et du patriotisme au nom duquel elle le tue. Les figures bibliques éponymes alternent chez Giraudoux avec celles issues de l’Antiquité grecque : dans Judith (1931), dans Cantique des cantiques (1938), dans Sodome et Gomorrhe (1943), le dramaturge met en scène la déréliction de l’amour, le désir d’héroïsme, la tentation de la mort. Effets de prosaïsme, travail de démythification, irrévérence face au sacré ne font pas barrage à l’interrogation métaphysique mais lui refusent la réponse religieuse. C’est un Dieu dérisoire qui apparaît sur un champ de course dans le roman Combat avec l’ange (1934), ou encore un Dieu manipulateur qui tente de soumettre Judith à une religion de culpabilité.

La culpabilité, le crime sont au cœur de Léviathan (1929) de Julien Green ; dans cet univers romanesque étouffant, les aspirations spirituelles ne font qu’une brève et fragile percée. Les puissances ténébreuses sont convoquées aussi par Marcel Jouhandeau dans le titre de son roman Astaroth (1929) et par François Mauriac dans ceux des Anges noirs (1936) et d’Asmodée (1937), drame de la clairvoyance psychologique pervertie en esprit dominateur. La glose immédiate du titre apocalyptique du Fleuve de feu (1924) par une citation de Bossuet sur la concupiscence est révélatrice de l’orientation morale des conflits mauriaciens ; la problématique morale, alliée à la critique sociale des contrefaçons de l’attitude religieuse (qui trouvent un emblème dans la Pharisienne du roman de 1941), n’épuise pas néanmoins la richesse de résonance des échos bibliques ; elle ouvre la voie à un vertige métaphysique devant les abîmes du cœur humain, la violence des passions et le travail mystérieux de la grâce.

Le dépassement de l’approche psychologique et même morale du mal par la contemplation métaphysique de son mystère donne sa puissance à l’œuvre romanesque de Bernanos. Ses personnages sont les lieux d’affrontement de forces surnaturelles ambiguës, entraînés pour certains dans un mouvement d’identification au Christ, de communion à son agonie et d’irradiation par la pitié divine. Les nombreuses citations bibliques ne sont que le point d’affleurement le plus visible du travail intime du texte romanesque par la référence à l’Écriture. Le récit fictif actualise de multiples épisodes évangéliques, telle la péricope des tentations au désert, dans Sous le soleil de Satan (1926), et trouve sens dans le triple mystère de l’Incarnation, de la Rédemption, de la Résurrection. Le modèle de la Passion, que laissait déjà transparaître l’agonie de l’abbé Chevance dans L’Imposture (1927), structure l’itinéraire romanesque de Chantal de Clergerie dans La Joie (1928), tandis

(10)

qu‘entre ces deux romans, l’abbé Cénabre est arraché au rôle de Judas pour parcourir un chemin de Damas. L’abbé Donissan, déchiffrant sa propre aventure spirituelle, se reconnaîtra « prisonnier de la Sainte Agonie » dans le Journal d’un curé de campagne (1936) avant de proclamer que « tout est grâce ».

La psychanalyse qui se diffuse en France dans les années 1920 suscite la méfiance d’un certain nombre d’auteurs chrétiens qui lui reprochent, précisément, d’évacuer la dimension métaphysique des conflits intérieurs – tel Julien Green aux yeux de qui l’élucidation toujours plus poussée des comportements ne fait qu’accroître le « mystère », remontant la chaîne des causes sans pouvoir atteindre le pourquoi ultime et surnaturel de la violence irrationnelle qui travaille les profondeurs, ni des contre-forces qui empêchent l’homme d’être un monstre (Journal, 11 juin 1942, 2 août 1943). Mais tous les écrivains n’éprouvent pas la même réticence et la psychanalyse guide chez plusieurs la mise en œuvre littéraire des récits et symboles bibliques. Michel Leiris mobilise les interprétations freudiennes lorsqu’il se propose dans L’Âge d’homme (1939) de remonter à la source de l’émotion ressentie devant un diptyque de Cranach représentant les personnages de Lucrèce et de Judith et fait de l’héroïne biblique l’incarnation de la féminité castratrice. Le jeu est toutefois assez retors, l’écrivain confessant une propension à se mythifier lui-même en nouvel Œdipe ou, de façon plus dégradée, en nouvel Holopherne ; il congédie d’ailleurs dans une note rétroactive le diagnostic d’un complexe de castration qui, quoi qu’il en soit, n’épuise pas l’ampleur des coups de sonde lancés par l’écrivain ethnographe dans les rapports obscurs de la violence et du sacré.

C’est aux frontières de la mystique que Pierre Jean Jouve se laisse quant à lui porter par la psychanalyse, qui lui révèle les complexités enfouies de l’homme, les « milliers de couches dans la géologie de cet être terrible qui se dégage avec obstination et peut-être merveilleusement (mais sans jamais bien y parvenir) d’une argile noire et d’un placenta sanglant » (« Inconscient, spiritualité, catastrophe », préface à Sueur de sang, 1933). Dans Le Paradis perdu (1929), le poète réécrit la Genèse. Il entend sourdre ce qui fait la substance du texte biblique au plus profond de sa propre chair travaillée par le manque et la souffrance, le désir d’absolu, la conscience de la faute. L’expérience charnelle du péché est éclairée de la double lumière de la psychanalyse, qui dévoile dans le désir l’entremêlement à l’instinct de vie de pulsions mortifères, et de l’espérance placée dans le Christ. La réconciliation intérieure du poète s’accomplit en lui – Christ crucifié de « Vrai corps »,

(11)

poème de Noces (1925-1931) traversé par la symbolique johannique du sang et de l’eau, Christ en lequel se résout l’incomplétude du mythe d’Orphée et auquel aboutissent les références à l’Ancien Testament dans Matière céleste (1937). L’œuvre romanesque de Jouve, à partir de Paulina 1880 (1925), approfondit l’intuition que le conflit du ça et du surmoi trouve sa résolution chez les mystiques.

Dans les convulsions de l’histoire

Chez Bernanos, le mystère des âmes a pour toile de fond le mystère du mal à l’œuvre dans l’histoire. L’horreur éprouvée par le romancier devant la férocité de la guerre et sa répulsion face au climat de défoulement des années vingt ont pesé sur l’écriture de Sous le soleil de Satan (1926). Les premières lignes imposent l’image d’une foule urbaine en déshérence. Le combat pour la possession du troupeau, que le voleur surnaturel dispute à son pasteur, prend des dimensions cosmiques, dans tel « bel après-midi d’août qui siffle et bourdonne » – bruits d‘été évocateurs du serpent de la Genèse et des mouches dont Béelzéboul est le seigneur.

L’invasion de l’espace intérieur personnel par le souci du drame collectif qui entraîne l’humanité est illustrée par l’alternance chez Pierre Jean Jouve, dans le recueil Kyrie, de poèmes introspectifs et de poèmes visionnaires : on est en 1938, et une vision apocalyptique de l’histoire européenne se déploie. La civilisation cède à l’instinct de mort, cette attraction fascinée que Jouve nomme « catastrophe », et se laisse submerger par la barbarie, en ces heures où « l’anté-Christ a casquette noire à visière ».

La résonance chez Pierre Emmanuel de l’épisode de la mise au tombeau connaît un élargissement comparable : la descente aux Enfers offre d’abord au sujet lyrique, dans Le Poète et son Christ (1938), un langage symbolique pour la découverte de son propre sépulcre intérieur, pétrifié dans la haine et le désespoir, la peur de vivre ; l’évocation de la Résurrection accompagne le jaillissement de la conscience hors des entraves qui la séparaient du monde et sur lesquelles l’écriture autobiographique, dans Qui est cet homme (1947), mettra des noms. Mais l’expérience de la guerre mène aussi à la reconnaissance troublante en soi d’une connivence avec le mal qui se déchaîne au-dehors. Dans Combats avec tes défenseurs (1942), le conflit armé prend alors une dimension métaphysique et

(12)

spirituelle : le totalitarisme est un visage du démoniaque, auquel la parole poétique ne peut résister que par un effort opiniâtre de clairvoyance sur la nature humaine et par la contemplation de l’espérance portée par la Croix.

Par-delà les angoisses de l’heure se dessinent donc des réflexions de grande ampleur sur l’aventure humaine. C’est toute l’histoire de l’univers que Claudel embrasse dans ses commentaires bibliques ; dans Au milieu des vitraux de l’Apocalypse (1932), il inscrit la catastrophe dans un mouvement de retour périodique : « Dans la longue histoire du monde, on retrouverait toujours la strophe, l’antistrophe et la catastrophe ». Claudel lit dans la Bible le récit des épisodes d’une lutte dont la Vierge et Satan sont les protagonistes et dont l’Apocalypse indique l’origine – la chute de l’Ange révolté – ainsi que le dénouement à la fin des temps. Sur scène, le drame claudélien se fait parabole, en développant à travers ses protagonistes « le conflit essentiel et central qui fait le fond de toute vie humaine » (« À propos de la première représentation du Soulier de satin au Théâtre français », 1943).

Ce siècle tourmenté qui réactive puissamment les thèmes apocalyptiques est aussi celui des espoirs révolutionnaires et de la quête d’une beauté convulsive ; l’Apocalypse, qui est révélation et annonce d’un salut par-delà la catastrophe, fournit un matériau symbolique privilégié aux expressions des attentes de renouveau, social ou esthétique. Le « Petit intermède prophétique » de Breton (Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non, 1942) convoque des équilibristes annonciateurs de la venue messianique d’une ère de liberté et compose avec des images issues de l’Apocalypse un message de révolte politique, poétique et métaphysique, retourné contre l’idée même de Dieu.

Au cœur des heures sombres de l’histoire, une mystique révolutionnaire attend d’un embrasement général la régénération sociale. Dans La Condition humaine (1933), l’ange de l’Apocalypse ouvre ses ailes dans la nuit de la misère chinoise, où couve l’insurrection communiste. Mais par la voix des personnages de L’Espoir (1937), au cœur de la guerre civile espagnole, Malraux développe une réflexion sur l’« illusion lyrique » qui fuit les lenteurs et les compromis du combat organisé, dans le rêve d’un accomplissement immédiat des idéaux ; il montre cet élan travaillé par une fascination obscure devant le flamboiement des catastrophes. Une temporalité mythique se dessine, celle qui structure les cycles cosmiques selon les étapes d’une Création, d’une Histoire marquée par la dégénérescence et d’un retour au Chaos recréateur – temporalité détachée ici du kérygme qui, dans l’Apocalypse néotestamentaire, donne un point d’arrêt à l’éternel retour de la

(13)

catastrophe. Si le message explicite du roman convie l’homme à conjurer par un engagement résolu dans l’action aussi bien le pessimisme historique, qui proclame l’inéluctable dégradation des idéaux, que l’espoir suicidaire placé dans le cataclysme, le thème apocalyptique exalte néanmoins les plus généreuses forces de révolte contre l’oppression et les plus hautes expressions du désir d’absolu. La prégnance de la poésie barbare en des scènes éclairées d’une lueur de fin du monde se nourrit de ces ambivalences.

Quête poétique

La source biblique irrigue donc chez les auteurs de l’entre-deux-guerres une réflexion existentielle sur le rapport de la conscience au monde, aux autres et à soi-même. Lorsque cette réflexion se retourne sur le processus même de l’écriture, la Genèse constitue évidemment le référent attendu de l’acte de création, selon la vision que l’écrivain a de la relation du Créateur à son œuvre ; les poétiques cherchent aussi leurs fondements dans des méditations sur le Verbe et sur son incarnation, sur les écrits prophétiques, sur l’exhalation du Souffle divin

Claudel a déjà formulé au cours de la première décennie du siècle, dans l’Art poétique et les Cinq grandes odes, les éléments fondamentaux du credo littéraire qui reconnaît dans le poète le témoin de la Création et soulève sa parole en action de grâce, dans le fiat d’un consentement à ce qui est : témoin de l’univers, l’homme a pour vocation de faire passer les objets à l’esprit ; le poète, en révélant à chaque chose sa place dans l’universelle solidarité des créatures, se fait collaborateur du Créateur. Rodrigue, dans Le Soulier de satin (1929), hérite de cette mission unificatrice, projetée ici dans l’activité du navigateur qui vise à rassembler « toutes les parties de l’humanité », et aussi dans ses « Feuilles de saints » qui transposent en peinture la poétique de la charité mise en œuvre par l’auteur dans le recueil du même nom (1925). Dans la « Lettre à l’abbé Bremond sur l’inspiration poétique » (1927), Claudel décrit l’inspiration comme la libération de l’habitude qui réduit les choses à leur valeur pratique et comme l’essor d’Anima parmi « leur essence pure qui est de créatures de Dieu et de témoignage à Dieu » ; c’est en ce sens que la poésie s’approche – mais s’approche seulement – de la prière.

(14)

La poésie est aussi une aventure spirituelle intense pour Patrice de La Tour du Pin. Le poète se reconnaît chantre de la Parole, profondément intériorisée, et sa poésie se coule volontiers dans les formes et genres bibliques, psaume, hymne, cantique. « Tout homme est une histoire sacrée », lit-on à l’ouverture devenue célèbre du traité La Vie recluse en poésie (1938), où s’élabore la poétique théologique que l’écrivain nommera « théopoésie ».

L’aventure de chaque homme, l’histoire humaine en général et l’entreprise d’écriture en particulier entrent donc en résonance intime avec le texte biblique, qu’elles revivent et actualisent, lui offrant un terrain nouveau d’incarnation. De la Genèse à l’Apocalypse, en passant par l’Exode, la Passion, la Résurrection, le moi créateur trouve de grands schémas qui structurent son propre périple intérieur, incluant une certaine renonciation oblative – La Tour du Pin la consomme lui-même après le succès de son premier recueil en répudiant toute posture de poète visionnaire ivre de ses propres images et de sa maîtrise formelle, pour rechercher non plus « d’abord l’état de poésie, mais l’état d’adoration et de prière » (La Vie recluse). Car c’est dans l’humilité du serviteur qu’il doit laisser le mystère de la vie s’élucider à travers lui. Alors seulement peut se développer le vaste projet de la Somme de poésie.

Chez les poètes chrétiens, le thème prophétique conjugue ainsi la grandeur de la vocation à l’humilité d’un homme qui désigne une source transcendante à sa propre parole.

La réserve est plus sensible encore chez certains romanciers inquiets des sources troubles de leur inspiration. Julien Green évoque dans Jeunesse (1974) le plaisir qu’il trouvait, âgé d’une vingtaine d’années, à projeter ses fantasmes dans l’écriture et à « surprendre la magie cachée du langage, son pouvoir d’envoûtement et ses maléfices », le cœur battant de l’impression d’attirer une noire présence ; pourtant, une présence tout autre au fond de lui

« parlait distinctement de l’œuvre à faire, la plume à la main », et c’est en lisant le premier verset du psaume 119 qu’il bascule un soir d’une prétendue vocation de peintre au projet de devenir écrivain ; toujours, il restera sensible à l’ambiguïté du désir d’écrire.

La réflexion sur cette ambiguïté peut difficilement être esquivée par les écrivains identifiés comme croyants, voire promoteurs de la visibilité d’un courant catholique dans le paysage littéraire des années 1920, mais désireux de concilier l’expression de leur foi avec une certaine autonomie de la pratique littéraire. Mauriac, tout en reconnaissant l’inévitable connivence qui accompagne l’évocation romanesque du mal, repousse l’interdit moralisateur de peindre les passions ; puisant ses arguments aux sources

(15)

scripturaires, il invoque l’empreinte divine qui marque l’homme : en la créature la plus abîmée par le péché, l’artiste aurait pour mission de révéler la ressemblance au « voile de Véronique », en faisant affleurer sur son visage celui du Christ souffrant (Le Roman, 1928). Dans son essai Le Romancier et ses personnages (1933), l’écrivain raille la prétention des inventeurs de fictions à se prendre pour des créateurs, alors qu’ils ne sont que les « singes de Dieu », qui empruntent au réel les éléments dont ils forment leurs personnages. Plutôt que dans la Genèse, Mauriac trouve la référence de son propre travail dans le psaume 51, psaume de pénitence en lequel monte l’offrande à Dieu d’un « esprit brisé » : c’est vers cet éclatement du cœur humilié que le romancier dit aimer guider ses personnages, par la voie d’un affrontement à leurs propres ténèbres intérieures.

Mais chez bien d’autres écrivains, l’humilité d’une parole seconde s’efface au profit des accents d’une rivalité prométhéenne. Gide, dans Les Nouvelles Nourritures (1935), se veut « peintre recréateur » et définit le processus poétique comme une Incarnation dont son propre esprit est la source : « de même que le Dieu se fait homme, ainsi vient se soumettre aux lois du rythme mon idée ». C’est à la louange du pouvoir créateur de la poésie que s’élève le « Cantique des colonnes » de Valéry, dédié à un temple d’Athéna ; le lyrisme du cantique n’est ici qu’une variante du pouvoir d’enchantement du carmen orphique évoqué par le titre du recueil, Charmes (1922). Audiberti définit le poète comme un « théope », qui s’égale au Créateur par sa démiurgie et sa maîtrise du langage : il « ne calquera pas le monde à même le papier, ni ne le démarquera, ni ne le photographiera. Il le fera, positivement, comme s’il était – lui, ce poète, ce follain volatil, ce fargue pétrificateur, ce queneau glossigène – le créateur » (La Nouvelle Origine, 1942).

L’identification du poète au Dieu de la Genèse se fait plus hésitante et interrogative lorsque Supervielle réécrit le récit des origines dans La Fable du monde (1938). L’œuvre se laisse lire comme une allégorie de la création poétique, mais c’est la vision d’un Dieu fragile qui y surgit, un Dieu « très atténué » qui détache de lui ses créatures et se rétracte pour les laisser être, un Dieu en proie aussi à l’incertitude de sa propre identité. Les variations de la posture énonciative font du Créateur tantôt le sujet de la parole, dans des monologues à la première personne, tantôt son objet, parfois aussi son destinataire : ainsi en est-il dans la « Prière à l’inconnu », vers qui le poète agnostique laisse monter le cri de l’angoisse humaine, dans le climat d’une Europe au bord du chaos. L’inquiétude existentielle ouvre le mouvement spéculaire de la réflexion sur la création poétique au

(16)

dialogue avec un Dieu dont l’existence reste toujours objet de doute.

L’acte de création est dramatisé par sa projection sur la scène biblique du combat de Jacob avec l’ange. Le mystère du visiteur nocturne se prête à de multiples rêveries.

L’œuvre de Jean Cocteau, depuis Le Cap de Bonne-Espérance (1919), est traversée par la figure de l’Ange, personnage en clair-obscur qui catalyse la présence de l’inconnu, porte l’annonce de la vocation poétique et accompagne la genèse du poème, mais dont l’action peut se faire troublante et brutale. C’est dans la souffrance que se produit sa visite dans L’Ange Heurtebise (1925), poème issu de la dépression consécutive à la mort de Radiguet.

Dans l’Orphée de 1926, l’ange-vitrier à la fois ouvre les yeux du poète à l’existence du surnaturel et l’invite à répudier la fascination de ses mirages intérieurs pour embrasser le réel. C’est à l’époque de l’écriture de la pièce que s’amorce le mouvement de ferveur que manifeste la conversion de l’été 1925 et dont témoigne la Lettre à Jacques Maritain de 1926, où l’écrivain reconnaît un accord entre la création du beau et la volonté divine, tout en maintenant l’autonomie de la quête poétique par rapport à la quête religieuse.

L’ange invisible contre lequel lutte la grand-mère du narrateur lors d’une attaque provoquée par l’urémie, avenue Gabriel, est un ange de mort dans Le Côté de Guermantes (1920-1921) ; mais dans La Prisonnière (1922), les livres de Bergotte semblent au décès de l’écrivain « symbole de sa résurrection », lorsqu’ils veillent dans les vitrines, tels des

« anges aux ailes éployées ». Cette vision de l’œuvre devenue créature céleste et triomphant de la mort est l’aboutissement, interrogatif, d’une méditation sur la nostalgie d’un autre monde qui paraît soulever le geste artistique. Moins chargé de mystère est le clin d’œil à la Genèse dans les premières pages de Du côté de chez Swann (1913), où sont évoqués les assoupissements du narrateur, sommeil adamique pendant lequel une femme naît parfois d’une fausse position de sa cuisse. Mais l’allusion biblique exhausse dans les régions du prodigieux l’engendrement du monde de l’œuvre, car de ce sommeil inaugural surgit aussi, avec le souvenir des diverses chambres occupées par le narrateur, tout l’univers de la Recherche.

Par-delà la richesse des figurations symboliques offertes à l’acte de création, la Bible tend le modèle d’un livre-somme à une entreprise littéraire qui vise à embrasser la totalité d’une expérience du monde. Les échos scripturaires participent alors à la tentative d’accomplissement du rêve qui se transmet, au XXe siècle, de la poésie au roman : celui d’une œuvre totale, délivrant le secret de l’unité poétique du monde tel qu’il se dévoile à

(17)

l’intériorité créatrice. Souvent médiatisées par des représentations artistiques, les évocations bibliques proustiennes tissent des correspondances entre l’écriture et les autres arts, tandis que se déploie une épaisseur spatio-temporelle reliant la modernité à l’aube des siècles. Sous la verrière de la gare Saint-Lazare, le Paris des grands travaux et des peintres impressionnistes rejoint le Golgotha via la Renaissance italienne : sous un ciel pareil à ceux de Mantegna ou de Véronèse s’annonce à une sensibilité exacerbée par l’angoisse des voyages « quelque acte terrible et solennel comme un départ en chemin de fer ou l’érection de la Croix » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, 1918).

Extrêmement vivante est donc la présence de la Bible dans la littérature française de l’entre-deux-guerres. Certes, une fascination par le non-sens se fait jour ; chez certains auteurs se rend visible le processus que décrira Blanchot dans L’Entretien infini (1969) et qui conduit l’écriture à contester, après « l’idée de Dieu, du Moi, du Sujet, puis de la Vérité et de l’Un », l’idée même du Livre. Mais en cette période qui soumet l’homme occidental à des interrogations violentes sur sa propre existence, sur les abîmes de son intériorité et sur les fondements de sa civilisation, la permanence multiforme des références et réminiscences scripturaires atteste que perdure la confiance dans les ressources offertes par le langage symbolique à une écriture en quête de sens.

Dans l’esprit du public français de cette époque, les survivances d’une « science catholique », qui entendait tirer des Écritures un corps de connaissances englobant jusqu’aux origines de la vie, se heurtent aux discours qui s’appuient sur le comparatisme religieux pour présenter la Bible comme une collection de mythes, nés au carrefour des civilisations antiques, et les Évangiles comme la construction mythologique de la figure du Christ. Jusqu’à la promulgation en 1943 de l’encyclique Divino Afflante Spiritu, la crispation antimoderniste du magistère ecclésial rend inconfortable la pratique de l’exégèse chez les clercs, pris entre l’exigence apologétique et les résultats des sciences historiques dans l’approche des textes bibliques ; lente est la pénétration des réflexions menées par les érudits progressistes, tel le dominicain Marie-Joseph Lagrange, pour montrer que le passage des Écritures au feu de la critique historique n’altère pas la foi. Albert Camus découvre néanmoins par un ouvrage de Jean Guitton la pensée du lazariste Guillaume Pouget ; il rédige pour Les Cahiers du Sud en 1943 le compte rendu du Portrait de M.

Pouget, sous le titre « Portrait d’un élu », et exprime sa sympathie pour une exégèse qui dépasse le débat entre science et religion sans chercher à forcer la foi du lecteur : la

(18)

souplesse de la démarche « rend toute liberté aux chrétiens et aux incroyants ». La pratique littéraire des écrivains, quant à elle, ne se laisse pas plus arrêter en cette première moitié du siècle par l’intangibilité des livres sacrés que par la critique moderniste de leur dimension mythologique. En elle se manifeste la sollicitation que la puissance poétique des textes bibliques lance, en-deçà de toute contrainte dogmatique, aux interrogations existentielles qui se creusent dans l’écriture.

Bibl. : Chantal Labre, « Un siècle de lectures bibliques », Le Magazine littéraire, n° 448, « La Bible, le Livre des écrivains », déc. 2005, p. 57-59. – François Laplanche, La Crise de l’origine. La science catholique des Évangiles et l’histoire au XXe siècle, Paris, Albin, Michel, 2006. – Olivier Millet et Philippe de Robert, Culture biblique, Paris, PUF, 2001. – Hervé Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, Paris, La Découverte, 2004.

Carole AUROY

Références

Documents relatifs

Rodde (clinique du Kirchberg. Luxembourg), ancien CCA et PH du service, rappelle gentiment à l’Oncle Paul que le principe d’économie ou de parcimonie, encore appelé rasoir

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

Nous allons successivement envisager les premières demandes sanitaires américaines, l'évolution des idées en faveur de la construction d'hôpitaux neufs, la demande faite

L’approche proposée par les chercheurs en linguistique textuelle et en analyse du discours nous permet de situer les textes des chroniques journalistiques dans

„arabophones‟ comme Aswat, ou la radio nationale, les experts comme les médecins, les psychologues, les ingénieurs etc. qui ont été formé en français utiliseront donc plus

La masse molaire de tels composés est donc la masse d’une mole de formule brute. Exemple: Le chlorure de sodium a pour formule brute NaCl. Il est impossible d’isoler une

C’est alors dans le domaine de la cyber-psychothérapie (ou cyberthé- rapie) qu’elles ont été les plus nombreuses, et essentiellement avec le jeu vidéo comme objet – tandis que

À partir des deux poèmes érotiques qui suivent, les Odes 1.16 et 1.17 aussi liées à la figure d’Hélène, le thème du mariage n’apparaît plus explicitement au livre I, mais