Évolution des structures et dynamiques sociales
A van t-propos
Patrice Brun (UMR ArScAn - Protohistoire européenne) & Pierre de Miroschedji (UMR ArScAn - Proche- et Moyen-Orient)
L'objet du th èm e transversal « Évolution des structures et dynamiques sociales » est d e réunir d e s archéologues travaillant sur des zones g é o g ra p h iq u es e t des périodes différentes, afin d e les faire d é b a ttre d e leurs réflexions sur les implications m éthodologiques e t théoriques g én érales d e c e q u e l'on pourrait a p p e le r plus simplement « l'archéologie sociale ». Au cours des deux a n n é es écoulées, douze exposés ont é té présentés, dont les sujets concernent différents a s p e c ts du thèm e ét intéressent un laps d e temps très long (depuis le paléolithique jusqu'à l'é p o q u e co n te m p o ra in e) e t une aire g é o g ra p h iq u e immense (l'ensemble du continent eurasiatique e t l'Amérique centrale).
Exposés théoriques ou généraux
On mettra à part, d 'e m b lé e , les exposés théoriques ou généraux. Celui d'Anick Coudart, qui a p ro p o sé une réflexion sur l'égalité sociale, les conditions d e son maintien e t celles d e son effacem ent, en choisissant com m e p a ra d ig m e le néolithique e t le chalcolithique — deux term es qui servent à distinguer deux sta d e s successifs, le prem ier renvoyant à une notion d 'é g a lité sociale e t le second à une notion d e hiérarchie.
En filigrane d e plusieurs e x p o s é s e t dans les discussions qui les ont suivis s'est esquissée l'opposition entre c e n tre e t périphérie. Des é c h a n g e s a y a n t m ontré q u e les participants ne p e rc e v a ie n t pas tous c e c o n c e p t d e la m êm e manière, une mise au point théorique s'imposait. Elle a été faite lors d e la deuxièm e sé an c e par Patrice Brun, qui a souligné les ambiguïtés d e la notion d e centre/périphérie, é la b o ré e à l'origine par les économ istes du sous-développem ent, i a insisté sur la nécessité d e ne p a s confondre les m o d èles centre/périphérie — qui, stricto sensu, impliquent une contradiction spatiale et un rapport d'exploitation — e t les m odèles auréolaires, où c e tte contradiction est absente. À g ra n d e échelle, les représentations auréolaires peuvent correspondre à d e vastes systèm es appelés économ ies-m ondes ou systèm es- m ondes. D éveloppés in d ép e n d a m m e n t par Braudel e t Wallerstein, ces m odèles peuvent s'appliquer à l'analyse d 'éco n o m ies précapitalistes. Ils constituent d è s lors des outils théoriques précieux pour étudier les cycles pluriséculaires d e croissance et d e déclin d e s gran d s systèmes éco n o m iq u es d e la protohistoire e t d e l'antiquité e t pour m ettre en lumière les g randes te n d a n c e s d e leur d é v e lo p p e m e n t.
Les autres exposés, plus directem en t axés sur le th è m e d e ces deux séances, ont traduit la grande diversité des a p p ro c h e s chronologiques, g éo g ra p h iq u es e t thém atiques. On peut les regrouper sous quelques rubriques com m odes.
Degrés d e mobilité au paléolithique
Chronologiquem ent, le premier exposé fut celui d e Ramiro March. 6 fait remonter au point d e d é p a rt d e la problém atique sédentarité/ïmobilrté puisqu'il p o s e la question d e la durée d'occupation d e s c a m p e m e n ts d e chasseurs paléolithiques à travers l'observation d e la d u rée d'utilisation des foyers. ! s'agissait en som m e d e d é c e le r les premières variations d a n s la mobilité d 'u n groupe, les premiers indices qui suggèrent qu'il allonge son séjour au c a m p e m e n t.
C 'est une problém atique c o m p a rab le , mais élargie, q u 'a a b o rd é e Pierre Bodu dans son enquête sur les sociétés mobiles du paléolithique supérieur d a n s le Bassin parisien. Des différentes échelles d e mobilité qui se peuvent concevoir théoriquem ent, celle qui nous intéresse ici est le territoire. Les découvertes récentes d e gisem ents du M agdalénien final impliquent d e s séjours relativement courts, d e l'ordre d e deux à trois mois, alors q u 'o n a l'indication d 'o c c u p atio n s plus longues d a n s d'autres régions d e France e t d'Europe.
Évolution des structures e t dynam iques sociales
Le cas d es régions frontières
Deux autres exposés se sont attachés à analyser les modalités du co n tact entre un m onde s é d e n ta ire ou en voie d e l'être e t un m onde d e chasseurs-cueilleurs restés très mobiles.
Patrice Brun a fart le point sur la question controversée des relations entre sociétés n o m ad es d e chasseurs- cueilleurs e t sociétés sédentaires agropastorales lors d e la néolithisation d e l'Europe, in p h é n o m è n e longtem ps perçu en term es simplement diffusionnistes ou migrationnistes. Com m e on sait aujourd'hui q u e l'expansion d e la néolithisation à partir du Proche-Orient s'est accom plie sur près d e trois millénaires, la longue co e x isten c e entre sédentaires et mobiles, que c e tte lenteur implique, suppose à la fois des interactions com plexes e t des modifications réciproques. Processualistes et postprocessualistes en rendent c o m p te chacun à leur m anière. Il a p p a ra ît clairement q ue les com m unautés autochtones ne se sont pas sim plem ent converties à l'éco n o m ie nouvelle : m en a c é es dans leur m ode d e vie traditionnel, elles se sont a d a p té e s aux n o u v eau tés écon o m iq u es e t idéologiques en éla b o ran t un système social nouveau, original, différent d e celui des colons e t d e leur propre passé.
Dans le d o m ain e m éso-am éricain, Brigitte Faugère-Kalfon a évoqué la frontière entre le royaum e ta ra s q u e e t les guerriers chichim èques du nord du Mexique aux Xllle- XVIe siècles d e notre ère. D ocum entée par d e s textes e t illustrée par l'archéologie, elle sépare d e h a u te s terres fertiles à climat tem p é ré d es plateaux semi- arides du nord. Elle s'est constituée tardivem ent a v e c le dém antèlem ent brutal, vers 1200 d e notre ère, d'un réseau d e n s e d e sites agricoles mis en place au cours d e s siècles précédents. La frontière a p p a ra ît à la fois co m m e u n e « zone ta m p o n » entre nom ades e t sédentaires, e t com m e un e s p a c e d 'é c h a n g e s d e biens e t d 'ex p érien ces. Fait intéressant, p a rc e qu'il vient en é c h o d e c e que l'on observe par ailleurs, e t notam m ent au Proche-Orient antique, la frontière contribue à l'affirmation des traits culturels des sociétés qu'elle sé p are .
Pasteurs n o m a d e s e t agriculteurs sédentaires dans le d om aine semi-aride
Plusieurs e x p o sés lors d e la première s é a n c e ont concerné la g ran d e diag o n ale semi-aride qui s'é te n d du d o m ain e saharo-sahélien à l'Asie centrale, e t qui recouvre en particulier le Proche-Orient. C e s territoires m ettent en c o n ta c t des agro-pasteurs do n t b e a u c o u p étaient sédentarisés depuis le IXe millénaire e t urbanisés depuis le IVe millénaire, a v e c des populations nom ades ou sem i-nom ades. Ces dernières ne sont plus d e s chasseurs-cueilleurs, mais des pasteurs adonnés à l'élev ag e des ovi-capridés depuis les Vle-Ve millénaires, e t utilisateurs du cham eau — unique moyen d e pénétration dans les zones arides — depuis la fin du Ile millénaire. Le c o n ta c t sédentaire n o m a d e se pose ici en termes dialectiques, d 'a u ta n t plus q u e les m o d es d e vie, m algré leurs différences, sont réversibles.
À travers le c a s particulier du Levant méridional, où la documentation archéologique e t historique e st exceptionnellem ent riche, l'exposé d e Pierre d e Miroschedji visait à présenter l'expérience, la « s a g e s s e » d 'u n e discipline sur c e tt e problém atique. Pour un nom bre croissant d e spécialistes, le nom adism e pastoral y est perçu c o m m e une a d a p ta tio n sociale et éco nom ique à des conditions d e vie instables dans une z o n e périphérique. C 'est dire qu'il y existe un continuum social (du nom ade absolu a u sédentaire com plet) e t spatial (d e l'environnem ent m éditerranéen à l'environnement aride), qui entraîne la juxtaposition d e to u te la g a m m e d e s m odes d e v ie; q u e les moyens d e subsistance dans les périphéries arides souffrent d 'u n e précarité périodique, tandis q u e le centre sédentaire est lui aussi a ffe c té cycliquem ent par des crises d'origines e n d o g è n e s ou exogènes. En c o n séq u e n c e , la d é p e n d a n c e éco n o m iq u e des s o c ié té s pastorales p ar rapport aux sociétés sédentaires est soumise à des fluctuations, ou m ê m e à d e s retournem ents.
L'exposé d e C atherine Baroin sur les rapports entre les pasteurs saharo-sahéliens et leurs voisins s é d e n ta ire s du Sahel, au Tchad e t au Niger, au cours des deux derniers siècles, donnait précisém ent un exem ple d'un tel retournem ent. Les sociétés sédentaires sont d 'a b o rd dom inées par les nom ades guerriers, puis dom inent c e s derniers q u a n d elles sont d e v e n u es les auxiliaires d e la puissance coloniale française, e t redeviennent dom inées a p rè s la décolonisation q u a n d les n om ades ont secoué leur joug. L'épisode colonial re p ré s e n te une intervention extérieure qui a rompu le fonctionnem ent normal du système. À plusieurs reprises au cours d e s âges, le Levant méridional a connu des situations com parables à la suite des interventions su c ce ssiv e s d e s Assyriens, des Babyloniens, des Perses, des Grecs, des Romains, des Byzantins, des Croisés, d e s Mamelukes, des O ttom ans, des Anglais, des Israéliens...
Bertille Lyonnet a décrit la situation en Haute Jezireh steppique, une m arge où les précipitations sont inférieures à trois cents millimètres. Ju sq u 'en 3000 environ, c e tte région a connu une occupation faible e t sporadique. À partir d e 3000, e t p e n d a n t to u te la première moitié du llle millénaire, dans le contexte d e la civilisation dite du « Ninivite V », on y observe l'apparition d e sites d'un g e n re particulier, dits kranzhügei en raison d e leur structure particulière, qui se distinguent des véritables sites urbains contemporains d e Haute M ésopotamie, tels q u e Tell Leilan ou Tell Brak. Les explications données à c e p h é n o m è n e sont contradictoires : co m m e rc e d e grains ;
Évolution des structures e t dynam iques sociales
groupes sem i-nom ades exploitant d e faç o n nouvelle une zone marginale à vocation agropastorale. Si a u c u n e d e c e s explications n'est actuellem ent concluante, toutes c e p e n d a n t impliquent une relation dialectique en tre le m onde des sédentaires e t celui des pasteurs d e la steppe.
Henri-Paul Francfort nous a conduit en Asie centrale où, après une réflexion sur le m o d e d e caractérisation d e s stad es évolutifs d e la civilisation d e l'Oxus, il a a b o rd é le problèm e d e l'État dans d e s sociétés rép u té es n o m a d e s d'Asie centrale : Scythes/Saka. Huns/Xiongun, Mongols, Perses, Parities ou Arabes. Il s'agit d e g rands em pires constitués par des n o m ad e s qui ont en g lo b é dans leurs vastes territoires plusieurs unités distinctes p e u p lé e s largem ent d e sédentaires et souvent fortement urbanisées. La mise en place, le fonctionnem ent e t la survie d e ces grands ensembles sont un problèm e com plexe, g é n é ra le m e n t a b o r d é sous l'angle historique.
Loin d e l'archéologie, le dernier exposé, celui d e Je a n -Ja c q u e s Glassner, évoquait plutôt le dom aine d e s représentations m entales, celui d e la m ém oire et d e l'histoire à travers l'im age transmise d e s rapports entre n o m ad e s e t sédentaires. La M ésopotam ie au Vie siècle av ant notre ère connaissait deux groupes d e population principaux : d'une part les Sumériens e t les Akkadiens, qui sont citadins ; d 'a u tre part, les Amorrites sédentarisés, dont les ancêtres royaux vivaient sous la tente et dont les listes dynastiques énum èrent à l'origine des a n c ê tre s mythiques qui sont d e s éponymes d e tribus. Il a p p a ra ît q u e les populations d e traditions n o m ad e s ont une autre perception du tem p s et d e l'histoire, d'autres points d 'a n c ra g e d e la mémoire.
Ajoutons que l'on retrouve le m êm e p h é n o m è n e dans la Bible : des listes généalogiques où les ancêtres sont d es ethnonym es ; la dualité d e l'héritage sédentaires / n o m ad e s ; la mémoire du d ésert co m m e support d 'u n e c o n c ep tio n théologique du m onde, à savoir l'opposition Terre promise / désert, dont le d é v e lo p p e m e n t eschatologique est exprim é par l'opposition paradis / enfer.
Un cas singulier : les éleveurs d e renne d e Sibérie
Les chem ins d e traverse em pruntés p ar Claudine Karlin se laissent mal définir par rap p o rt aux ex p o sés p réc é d e n ts. Les sociétés nom ades auxquelles elle s'intéresse sont contem poraines puisqu'il s'agit d'éleveurs d e renne d e Sibérie. Mais elles habitent d a n s un milieu si difficile, dont la « c a p a c ité d e p o rta g e » est quasi nulle en toundra, en sorte qu'elles ne peuvent y survivre qu'au prix d'une a d a p ta tio n co m p lète à l'environnem ent physique et d'une relation symbiotique a v e c le renne; il en résulte un m o d e d e vie très spécialisé e t une tradition culturelle très prégnante. F ace à c e tte mobilité obligée, le pouvoir soviétique a te n té une séd en tarité forcée. L 'échec est patent, mais selon des m odalités révélatrices. Dans un c a s (S opotchonoye, en toundra « rase »), le comptoir reste entièrem ent d é p e n d a n t d e l'environnem ent n o m a d e e t prend p lac e , en somme, dans le systèm e autochtone d 'o c c u p atio n du territoire. Dans l'autre c a s (Achaïvaïam , en toundra à couloirs forestiers), la majeure partie d e la population s'est réellem ent sédentarisée, mais elle s'efforce d e g a rd e r vivante une culture fo n d é e sur l'élev ag e du renne, e t d o n c le nom adism e. Le p a ra d o x e est que dans un milieu b e a u c o u p plus hospitalier, celui des m arg es semi-arides du Croissant fertile, on peut retrouver des relations com parables entre la fraction d e population qui reste séd en taire e t celle, plus ou moins importante selon les régions et les établissements, qui pratique d e s transhum ances saisonnières.
Complexité d e s relations entre so ciétés mobiles et sociétés sédentaires
L'apport d e ce s réflexions autour d 'u n e question spécifique — celle des relations entre les so ciétés mobiles e t les so c ié tés sédentaires — qui s'était révélée récurrente lors d e la revue des cen tres d'intérêt d e s chercheurs d e l'UMR, n'est pas mince. Outre les riches d écouvertes factuelles e t m éthodologiques q u e les contributions ont fait partager, quelques enseignem ents plus généraux sont venus cim enter ces si diverses é tu d e s d e cas.
Le prem ier en seig n em en t est le rappel d e l'incidence cruciale d e l'échelle d'observation a d o p té e . Locale pour les sociétés d e chasseurs d e rennes préhistoriques e t actuelles, elle perm et difficilement d e pratiquer le com paratism e e t p a r conséquent d e généraliser les observations. Régionale ou interrégionale et d e longue d u rée pour les autres, elle ouvre des perspectives très fructueuses. Une telle observation devrait renforcer la position des paléolithiciens qui plaident pour l'étude, non plus seulem ent du c a m p e m e n t mais d e l'aire glo b ale d'approvisionnem ent des com m unautés e t du réseau social plus large auquel a p p a rten a it nécessairem en t c h a q u e groupe n o m a d e . II ne s'agit pas, bien entendu, d 'a b a n d o n n e r l'étude fine d e s gisem ents bien conservés, car l'échelle locale perm et d e m ettre en é v id e n c e le poids des contraintes environnem entales sur le rythme d e d é p la c e m e n t des établissements humains.
On note d e plus q u e l'énorme investissement humain e n travail, en richesses et en gestion d e l'information, impliqué par la sédentarisation doit lutter non seulem ent contre d e telles contraintes, mais aussi contre
Évolution des structures e t dynam iques sociales
l'architecture sociale des com m unautés nom ades e t p ro b ab lem en t surtout contre leur systèm e idéologique au sens large.
On rem arque d 'au tre part qu'à l'im age des m em bres d e c e s sociétés e t souvent m êm e d e leurs descendants, les chercheurs tendent assez spontaném ent à raisonner dev an t les so ciétés mobiles e t les sociétés sédentaires en termes d'oppositions. Or, com m e le m ontrent toutes les é tu d e s p rése n tée s ici, c 'e st au contraire en term es d e complémentarités — jusque dans leurs conflits réciproques — q u e leurs rapports se déclinent. La question qui se pose est d ès lors d e caractériser e t mesurer ces com plém entarités dans leurs ch angem ents temporels, environnementaux d'ab o rd , mais aussi sociaux.
Dans c e t ordre d 'id ée , il est essentiel d e ne pas gauchir les outils théoriques élaborés dans d'au tres sciences humaines pour penser les relations entre des sociétés très différentes dans leur organisation tant économ ique, que politique e t idéologique. Lire le m odèle d e l'éco n o m ie-m o n d e co m m e une opposition entre un centre e t sa périphérie revient à comm ettre un radical contresens e t fait, d e surcroît, passer à c ô té d e la principale utilité du m o d èle braudélien : articuler d e faço n réellem ent systémique, dans la longue d u rée e t sur d e vastes espaces, d e s formations sociales différentes, en particulier dans leur niveau d e complexité.